IV Modesty

Whitley Physicker aida Peggy à descendre de voiture devant une jolie maison, dans un des beaux quartiers de Dekane. « J’aimerais t’accompagner jusqu’à la porte, Peggy Guester, et m’assurer qu’il y a quelqu’un pour t’accueillir », dit-il, mais elle n’ignorait pas qu’il s’attendait à son refus. Si quelqu’un savait à quel point elle n’aimait guère qu’on s’occupe d’elle, c’était bien le docteur Whitley Physicker. Elle le remercia donc gentiment et lui fit ses adieux.

Elle entendit s’éloigner le roulement de la voiture et le clip-clop du cheval tandis qu’elle laissait retomber le heurtoir de la porte. Une servante vint ouvrir, une jeune Allemande si fraîchement débarquée du bateau qu’elle ne parlait même pas assez d’anglais pour s’enquérir du nom de Peggy. Elle l’invita à entrer du geste, la fit asseoir sur une banquette dans le vestibule puis présenta un plateau d’argent.

Pour quoi faire, ce plateau ? Peggy avait du mal à saisir ce qu’elle voyait dans l’esprit de cette étrangère. Elle attendait quelque chose, mais quoi ? Un petit bout de papier, mais Peggy ne comprenait pas dans quel but. La fille insista et lui tendit le plateau sous le nez. Peggy ne put que hausser les épaules.

L’Allemande finit par abandonner et repartir. Peggy patienta sur sa banquette. Elle se mit en quête de flammes de vie dans la maison et trouva celle qu’elle cherchait. Ce n’est qu’à cet instant qu’elle comprit à quoi servait le plateau : sa carte de visite. Les gens de la ville, les riches en tout cas, ils avaient de petites cartes sur lesquelles ils inscrivaient leur nom pour s’annoncer quand ils rendaient une visite. Peggy se souvint même avoir lu quelque chose là-dessus dans un livre, mais il s’agissait d’un livre des Colonies de la Couronne et elle n’avait jamais pensé qu’on s’encombrait de telles formalités dans les pays libres.

Bientôt la maîtresse de maison apparut, suivie comme une ombre par la jeune Allemande qui risquait des coups d’œil par-derrière sa belle robe de jour. Peggy savait, d’après sa flamme de vie, que la dame ne s’estimait pas particulièrement en grande toilette aujourd’hui, mais Peggy eut l’impression de voir la reine en personne.

Peggy observa sa flamme de vie et découvrit ce qu’elle espérait. La dame n’était pas du tout ennuyée par sa présence chez elle, simplement curieuse. Oh, la dame la jugeait, évidemment – Peggy n’avait jamais connu personne, elle-même moins que quiconque, qui ne portait pas de jugement sur les étrangers –, mais le jugement était bienveillant. Quand la dame regarda les vêtements simples de Peggy, elle vit une fille de la campagne, pas une pauvresse ; quand elle regarda son visage impassible, sévère, elle vit une enfant qui avait souffert, pas un laideron. Et lorsqu’elle imagina ses souffrances, sa première pensée fut d’essayer de les guérir. Oui, la dame était bonne. Peggy ne s’était pas trompée en venant chez elle.

« Je ne crois pas avoir le plaisir de te connaître », dit la dame. Elle avait une belle voix, douce et chaude.

« M’est avis qu’non, madame Modesty. Je m’appelle Peggy. J’pense que vous avez connu mon papa, il y a longtemps.

— Peut-être que si tu me disais son nom… ?

— Horace, fit Peggy. Horace Guester, d’Hatrack, dans l’Hio. »

Peggy vit le tumulte que souleva dans sa flamme de vie le seul énoncé du nom de son père : souvenirs heureux et aussi vague crainte quant aux intentions de cette fille peu ordinaire. Mais la crainte s’estompa bientôt ; son mari était mort depuis plusieurs années et ne risquait donc plus d’en pâtir. Aucune de ces émotions ne transparut sur son visage qui garda la même expression douce, amicale et gracieuse. Modesty se tourna vers la servante et lui adressa quelques mots dans un allemand parfait. La servante fit une révérence et disparut.

« Est-ce ton père qui t’envoie ? » demanda la dame. La question cachée était : Est-ce que ton père t’a dit ce que j’étais pour lui et lui pour moi ?

« Non, fit Peggy, j’suis venue d’moi-même. Il en mourrait s’il apprenait que j’connais votre nom. Vous comprenez, j’suis une torche, madame Modesty. Il a pas d’secrets, pas pour moi. Personne en a. »

Peggy ne fut aucunement surprise de l’effet que cette nouvelle produisit sur Modesty. La plupart des gens auraient aussitôt pensé à tous les secrets qu’ils souhaitaient qu’elle ne découvre pas. Au lieu de ça, la dame songea aussitôt combien il devait être pénible pour Peggy de connaître des choses qu’il valait mieux ignorer. « Tu l’es depuis longtemps ? fit-elle doucement. Pas depuis toute petite, tout de même ? Le Seigneur est trop miséricordieux pour accabler un esprit d’enfant d’une telle connaissance.

— M’est avis que l’Seigneur s’est guère intéressé à moi », dit Peggy.

La dame tendit la main et lui toucha la joue. Peggy savait qu’elle avait remarqué la poussière de la route qui la salissait un peu. Mais vêtements et propreté n’étaient pas la préoccupation majeure de Modesty. Une torche, pensait-elle. Voilà qui explique le visage froid et rébarbatif chez une fille aussi jeune. Trop de connaissance l’a durcie.

« Pourquoi viens-tu me voir ? demanda-t-elle. Tu n’as quand même pas l’intention de nous faire du mal, à ton père et à moi, pour une faute aussi ancienne.

— Oh non, m’dame », fit Peggy. De toute sa vie, jamais sa voix ne lui avait parue aussi éraillée ; auprès de la dame, elle croassait comme une corneille. « Si j’suis assez torche pour connaître votre secret, je l’suis aussi pour connaître qu’y avait du bien dedans, autant qu’du péché, et pour ce qui est du péché, papa continue de l’payer, et plutôt deux ou trois fois qu’une à chaque jour qui passe. »

Les larmes montèrent aux yeux de Modesty. « J’espérais, murmura-t-elle, j’espérais que le temps atténuerait sa honte et qu’aujourd’hui il s’en souviendrait avec plaisir. Comme une des anciennes tapisseries défraîchies d’Angleterre, dont les couleurs ont perdu leur éclat mais qui conservent le reflet de la beauté. »

Peggy aurait pu lui dire qu’il éprouvait davantage que du plaisir, qu’il revivait tous ses sentiments comme s’ils dataient de la veille. Mais c’était le secret de papa et ce n’était pas à elle de le divulguer.

Modesty porta un mouchoir à ses paupières pour sécher les larmes qui y tremblotaient. « Durant toutes ces années je ne me suis jamais confiée à aucun mortel. Je n’ai ouvert mon cœur qu’au Seigneur, et il m’a pardonnée ; mais je trouve plutôt vivifiant d’en parler à quelqu’un dont je vois le visage de mes yeux et non dans mon imagination. Dis-moi, mon enfant, si tu ne viens pas en ange de la vengeance, peut-être viens-tu en ange de miséricorde ? »

Madame Modesty s’exprimait avec une telle élégance que Peggy se sentit poussée à employer le même langage qu’elle lisait dans les livres, au lieu de parler à sa manière naturelle. « Je viens en… en suppliante, dit-elle. Je viens chercher de l’aide. Je viens pour changer de vie et j’ai pensé, comme vous aimiez mon père, que vous n’refuseriez pas une faveur à sa fille. »

La dame lui sourit. « Même si tu n’es que la moitié de la torche que tu prétends être, tu connais déjà ma réponse. De quelle aide as-tu besoin ? Mon mari m’a laissé beaucoup d’argent à sa mort, mais je ne crois pas que c’est l’argent que tu cherches.

— Non, m’dame », dit Peggy. Mais c’était quoi, ce qu’elle cherchait, maintenant qu’elle était ici ? Comment expliquer pourquoi elle était venue ? « Je n’aimais pas la vie que je me voyais mener à Hatrack. Je voulais…

— T’échapper ?

— Quelque chose comme ça, m’est avis, mais pas exactement.

— Tu veux devenir autre chose que ce que tu es, fit la dame.

— Oui, madame Modesty.

— Et tu souhaites devenir quoi ? »

Peggy n’avait jamais trouvé de mots pour décrire ce dont elle avait rêvé, mais à présent, devant madame Modesty, elle s’apercevait comme il pouvait être simple de les exprimer, ces rêves. « Vous, m’dame. »

La dame sourit et se toucha le visage, les cheveux. « Oh, mon enfant, il faut avoir de plus hautes visées. Ce qu’il y a de meilleur en moi, c’est en grande partie ton père qui me l’a donné. Son amour m’a appris que je méritais peut-être – non, pas peut-être –, que je méritais réellement d’être aimée. J’en ai appris bien davantage depuis, sur ce qu’est, sur ce que doit être une femme. Quelle charmante symétrie, si je puis redonner à sa fille un peu de la sagesse qu’il m’a apportée. » Elle se mit doucement à rire. « Je n’aurais jamais imaginé prendre une élève.

— Plutôt une disciple, je crois, madame Modesty.

— Ni élève, ni disciple. Veux-tu rester chez moi en invitée ? Me permets-tu d’être ton amie ? »

Peggy distinguait mal les chemins de sa propre vie, mais elle les sentit s’ouvrir en elle, tous les avenirs qu’elle pouvait souhaiter et qui l’attendaient ici, dans cette maison. « Oh, m’dame, fit-elle, si vous voulez. »

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