Les pisteurs se réveillèrent peu de temps après que les sauveteurs d’Arthur Stuart lui eurent fait repasser la rivière.
« R’garde-moi ça. Les menottes sont toujours fermées. Du bon fer, bien solide.
— Pas grave. Ils ont d’bons charmes pour endormir et pour s’libérer des chaînes, mais ils connaissent donc pas qu’nous autres, les pisteux, on r’trouve toujours un marronneux quand on a éventé not’ gibier ? »
À les voir, on les aurait dits contents de l’évasion d’Arthur Stuart. À la vérité, ces gars-là appréciaient une bonne traque, adoraient montrer aux gens qu’on ne pouvait pas se débarrasser d’un pisteur. Et si jamais il leur arrivait de lâcher une poignée de grenaille de plomb dans un ventre avant la fin de la chasse, ma foi, c’était dans l’ordre des choses, non ? Comme des chiens sur la voie d’un cerf perdant son sang.
Ils suivirent la piste d’Arthur Stuart à travers bois jusqu’à la berge de la rivière. Leurs mines joyeuses s’assombrirent alors brusquement d’un front soucieux. Ils levèrent les yeux et regardèrent de l’autre côté de l’eau, cherchèrent les flammes de vie d’humains encore dehors à cette heure de la nuit, quand tous les honnêtes gens étaient censés dormir. Le pisteur aux cheveux blancs, lui, ne voyait pas assez loin ; mais le brun dit : « J’en aperçois quèques-uns qui s’promènent et quèques autres qui bougent pas. On va r’prendre la piste à Hatrack River. »
Alvin tint le soc de charrue entre ses mains. Il se savait capable de le changer complètement en or ; il avait vu assez d’or dans sa vie pour en connaître la configuration, il pouvait donc montrer aux éléments du fer à quoi se conformer. Mais il savait aussi que ce n’était pas de l’or ordinaire qu’il voulait. Il serait trop mou, et aussi froid que du vulgaire caillou. Non, il voulait quelque chose de nouveau, non pas de l’or obtenu à partir de fer comme un alchimiste pourrait en rêver, mais un or vivant, un or en mesure de garder sa forme et sa force mieux que le fer, mieux que l’acier le plus résistant. De l’or éveillé, conscient du monde alentour… Un soc qui connaîtrait la terre qu’il fendrait pour l’exposer aux feux du soleil.
Un soc d’or qui connaîtrait un homme, en qui cet homme aurait confiance, de la même façon que Po Doggly connaissait Horace Guester et qu’ils se faisaient confiance l’un l’autre. Un soc qui n’aurait pas besoin d’un bœuf pour le tirer, ni de renfort de poids pour l’enfoncer plus profond dans le sol. Un soc qui saurait quel terrain est riche et lequel est pauvre. Une sorte d’or qu’on n’avait encore jamais vue au monde, tout comme le monde n’avait encore jamais vu de lien aussi ténu et invisible que celui qu’Alvin avait filé aujourd’hui entre Arthur Stuart et lui.
Il se mit donc à genoux, gardant en tête la configuration de l’or. « J’te veux comme ça », chuchota-t-il au fer.
Il sentit les particules affluer de partout autour du soc pour se joindre à celles déjà présentes dans le métal et constituer des éléments beaucoup plus lourds, se positionner de différentes manières jusqu’à correspondre au modèle qu’il leur montrait en pensée.
Entre les mains il tenait un soc d’or. Il passa les doigts dessus. De l’or, oui, d’un jaune éclatant à la lumière du feu de la forge, mais toujours mort, toujours froid. Comment lui apprendre la vie ? Pas en lui montrant le modèle de sa propre chair ; ce genre de vie, le soc n’en avait pas besoin. C’étaient les atomes mêmes qu’Alvin voulait éveiller, pour leur montrer la différence entre ce qu’ils étaient et ce qu’ils pouvaient être. Pour allumer en eux le feu de la vie.
Le feu de la vie. Alvin souleva le soc d’or – bien plus lourd à présent – et, malgré la chaleur du feu mourant, il le déposa dans la forge, au milieu des braises de charbon de bois.
Ils étaient à nouveau en selle, les pisteurs, ils remontaient calmement au pas la route de Hatrack River, regardaient dans toutes les maisons, huttes et cabanes en brandissant la capsule pour la comparer avec les flammes de vie qu’ils y découvraient. Mais aucune ne correspondait, ils ne reconnurent personne. Ils passèrent devant la forge et aperçurent une flamme de vie qui brûlait dedans, mais il ne s’agissait pas du petit marronneur sang-mêlé. Ce devait être le forgeron qui avait fabriqué les menottes, sûrement.
« Ça m’plairait d’lui trouer la peau, souffla le pisteur brun. J’connais qu’il a mis ce charme dans les menottes, il s’est arrangé pour que l’drôle arrive à s’en échapper.
— On aura l’temps pour ça après qu’on aura trouvé le p’tit moricaud », dit celui aux cheveux blancs.
Ils virent deux flammes de vie brûler dans l’ancienne resserre, mais aucune ne coïncidait avec le contenu de la capsule, aussi s’en furent-ils plus loin chercher un enfant qu’ils reconnaîtraient.
Le feu avait maintenant gagné l’intérieur de l’or, mais il n’avait pas d’autre effet que de le fondre. Ça n’allait pas du tout ; c’était de la vie que le soc avait besoin, pas de la mort du métal dans le feu. Il garda la forme du soc dans sa tête et la montra aussi clairement que possible à chacun des éléments de métal ; cria silencieusement à chaque atome : « Ça suffit pas d’vous mettre en ordre pour prendre la forme de l’or, faut aussi garder la forme de tout l’soc, même dans l’feu, même si une autre force veut vous écraser, vous déchirer, vous fondre ou vous mutiler. »
Il sentit qu’il était entendu : il y eut une réaction dans l’or, réaction contre l’écoulement du métal qui se liquéfiait. Mais elle manquait de force, elle manquait d’assurance. Sans réfléchir, Alvin plongea les mains dans le feu et empoigna l’or, lui montrant la forme du soc, lui criant du fond du cœur : « Comme ça ! J’te veux comme ça ! Voilà ce que t’es ! » Oh, la brûlure lui faisait horriblement mal, mais il savait qu’il devait laisser ses mains où elles étaient, car le Faiseur fait partie de ce qu’il crée. Les atomes l’entendirent et se disposèrent selon des configurations auxquelles Alvin n’avait même jamais songé, mais le résultat en fut que l’or absorbait maintenant la chaleur du feu sans fondre, sans se déformer. C’était fait ; le soc ne vivait pas vraiment, pas comme Alvin l’aurait voulu, mais il pouvait séjourner dans la forge sans se liquéfier. L’or était davantage que de l’or à présent. C’était de l’or qui se savait soc de charrue et tenait à le rester.
Alvin retira ses mains du soc et vit des flammes qui lui dansaient toujours sur la peau, une peau carbonisée par endroits, qui se détachait de l’os. Dans un silence de mort, il les immergea dans la barrique d’eau et entendit le grésillement sur sa chair du feu qui s’éteignait. Puis, avant que la douleur ne revienne en force, il entreprit de se guérir et se dépouilla de la peau morte pour en faire pousser une neuve.
Immobile, affaibli par les efforts que son corps devait fournir pour lui reconstituer les mains, Alvin regardait dans le feu. Le soc d’or y reposait, conscient de sa forme, à laquelle il se tenait, mais ça ne suffisait pas à le rendre vivant. Il lui fallait savoir à quoi servait un soc. Savoir pourquoi il vivait afin de répondre à ce qu’on attendait de lui. Être Faiseur, c’était ça, Alvin en avait la certitude maintenant ; voilà ce que l’oiseau rouge était venu lui dire trois ans plus tôt. Ça n’avait rien à voir avec le travail du menuisier ou du forgeron qui coupent, tordent ou fondent pour imposer de nouvelles formes aux choses. C’était plus subtil et plus fort : pousser les choses à vouloir changer, leur donner l’idée d’une nouvelle forme pour qu’elles la prennent naturellement. Alvin faisait ça depuis des années sans le savoir. Quand il pensait seulement trouver les fissures naturelles dans la roche, en fait il les créait ; en imaginant leur position qu’il montrait aux atomes contenus dans les éléments des morceaux de roche, il leur apprenait à vouloir se conformer au modèle qu’il leur proposait.
C’est ce qu’il avait fait aujourd’hui avec ce soc de charrue, mais délibérément, non par accident ; et il avait appris à l’or à gagner en force, à mieux conserver sa forme que tout ce qu’il avait créé à ce jour. Mais comment lui apprendre davantage, lui apprendre à agir, à se mouvoir ? On n’avait jamais appris ça à l’or.
Au fond de lui, il savait que ce soc d’or n’était pas le vrai problème. Le vrai problème, c’était la Cité de Cristal ; là, les matériaux ne seraient pas de simples atomes dans une structure de métal. Les atomes d’une ville, ce sont des hommes et des femmes, et eux ne croient pas à la forme qu’on leur indique avec la foi naïve des atomes, ils ne comprennent pas aussi clairement, et quand ils agissent, ils n’ont jamais leur perfection. Mais si je peux instruire cet or pour en faire un soc de charrue vivant, alors j’arriverai peut-être à créer une cité de cristal à partir d’hommes et de femmes ; je trouverai peut-être des gens aussi parfaits que ces atomes d’or, qui parviendront à comprendre la forme de la Cité de Cristal et à l’aimer comme je l’ai aimée dès l’instant où je l’ai vue en montant avec Tenskwa-Tawa à l’intérieur de la tornade. Alors, ils ne garderont pas seulement cette forme, mais ils la feront aussi agir, ils feront de la Cité de Cristal quelque chose de vivant, bien plus grand, bien plus important que chacun d’entre nous qui serons ses atomes.
Le Faiseur, c’est celui qui fait partie de ce qu’il crée.
Alvin courut au soufflet et pompa jusqu’à ce que le charbon de bois de la forge rougeoie dans une fournaise qui aurait forcé n’importe quel forgeron à sortir respirer l’air nocturne en attendant que le feu se calme. Mais pas Alvin. Au contraire, il s’avança sans hésiter vers la forge et grimpa carrément dans le brasier, au milieu des flammes. Il sentit ses vêtements brûler sur sa peau mais n’y prêta aucune attention. Il se lova autour du soc et entreprit de se guérir lui-même, non pas petit à petit, une partie après l’autre, mais en ordonnant à tout son corps d’un coup : « Reste en vie ! Transmets au soc ce feu qui te brûle ! »
En même temps, il disait au soc : « Fais comme moi ! Vis ! Apprends auprès de tous mes éléments vivants à quoi sert chaque partie du corps et comment elle remplit sa fonction. J’peux pas t’montrer quelle forme prendre ni comment y arriver, je l’ignore. Mais j’peux t’montrer à quoi ça ressemble d’être en vie, par la douleur qu’endure mon corps, par sa guérison, par son combat contre la mort. J’te veux comme ça ! Même si ça te coûte, même si c’est dur d’apprendre, ça, c’est toi, deviens comme moi ! »
L’opération lui parut durer une éternité ; tremblant au milieu des flammes, son corps luttait contre la chaleur, cherchait à la canaliser comme une rivière canalise l’eau, afin de la déverser dans l’océan de feu doré du soc. Et à l’intérieur du soc, les atomes se démenaient pour exécuter ce que leur avait demandé Alvin, soucieux de lui obéir quoique ignorants de la marche à suivre. Mais l’appel qu’il leur avait lancé était puissant, trop puissant pour qu’ils ne l’entendent pas ; et il y avait davantage que le simple fait de l’entendre. Comme s’ils reconnaissaient qu’il voulait leur bien. Ils lui faisaient confiance, ils tenaient à devenir le soc de charrue vivant dont il rêvait ; alors, dans un million de poussières de temps si infimes qu’une seconde leur paraissait une éternité, ils essayèrent d’une façon, essayèrent de l’autre, jusqu’à ce que, quelque part dans la lame d’or, une nouvelle configuration apparaisse, qui se savait vivante exactement comme le voulait Alvin. En un instant, la configuration envahit le soc. Il vivait.
Il vivait. Alvin sentit contre son corps replié bouger le soc qui s’ancra dans les braises avant de les trancher, les labourer comme s’il s’agissait d’un champ. Et parce que ce champ était stérile, incapable de porter la vie, le soc remonta aussitôt et se dégagea du feu pour gagner le pourtour de la forge. Il s’était déplacé parce qu’il avait décidé de se trouver ailleurs puis de s’y rendre ; arrivé au bord, il bascula et tomba par terre.
Au supplice, Alvin roula hors du feu et tomba lui aussi, pour s’écraser à son tour sur le sol froid de l’atelier. Maintenant qu’il n’était plus dans la fournaise, son corps gagnait la bataille contre la mort de sa chair, il guérissait comme il avait appris à le faire, sans qu’on ait besoin de le lui dire, de le diriger. Deviens toi-même, tel avait été l’ordre d’Alvin, et la marque de chaque élément vivant de son organisme s’était donc conformée au modèle qu’elle contenait, jusqu’à ce que le corps retrouve son intégrité et sa perfection, fasse peau neuve, sans cals ni brûlures.
Ce qu’il ne pouvait éliminer, c’était le souvenir de la douleur et la faiblesse due aux efforts physiques fournis. Mais il s’en moquait. Tout faible qu’il était, il avait le cœur joyeux car le soc qui reposait par terre à côté de lui était de l’or vivant, non parce qu’il l’avait fait ainsi mais parce qu’il lui avait appris à se faire tout seul.
Les pisteurs ne trouvèrent rien, nulle part dans le village ; pourtant, le pisteur brun ne voyait personne s’enfuir, non, même très loin, à une distance qu’aucun homme ni cheval n’aurait pu atteindre depuis qu’on avait fait évader le gamin. Le petit sang-mêlé avait trouvé un moyen de se cacher d’eux, chose qu’ils savaient parfaitement impossible, mais il n’y avait pas d’autre explication.
Il fallait chercher là où il avait vécu durant toutes ces années. L’auberge, la resserre, la forgerie. Du monde y était encore debout si tard dans la nuit ; pas normal. Ils s’approchèrent de l’auberge puis attachèrent les chevaux en bordure de la route. Ils chargèrent leurs fusils de chasse et leurs pistolets avant de repartir à pied. En passant près de l’auberge ils cherchèrent encore, vérifièrent chaque flamme de vie ; aucune ne correspondait à la capsule.
« La maisonnette avec l’institutrice, fit le pisteur aux cheveux blancs. C’est là qu’était l’drôle quand on l’a trouvé l’aut’ coup. »
Le pisteur brun regarda dans cette direction. Il ne distinguait pas la resserre à travers les arbres, évidemment, mais ce qu’il cherchait, il le vit quand même, arbres ou pas. « Y en a deux là-d’dans, dit-il.
— Alors c’est p’t-être le gamin sang-mêlé, fit l’autre.
— La capsule dit qu’non. » Puis le pisteur brun eut un sourire salace. « Une institutrice célibataire, qui vit toute seule, et elle a d’la visite à c’t’heure de la nuit ? J’connais l’genre de compagnie qu’elle reçoit, et c’est pas un p’tit sang-mêlé.
— Allons-y voir quand même, dit le pisteur aux cheveux blancs. Si jamais t’as raison, elle ira pas s’plaindre qu’on y a cassé sa porte, sinon on racontera c’qui s’passait là-d’dans quand on est entrés. »
Ce qui les fit bien rire. Puis ils se mirent en route au clair de lune vers le logis de mademoiselle Lamer. Ils comptaient donner un coup de pied dans la porte, comme il se doit, et rigoler un bon coup quand l’institutrice se fâcherait et les menacerait.
Le plus drôle, c’est que lorsqu’ils arrivèrent tout près de la maisonnette, ce plan leur sortit proprement de la tête. Ils l’oublièrent tout à fait. Ils se contentèrent de regarder une fois de plus les flammes de vie à l’intérieur pour les comparer avec la capsule.
« Qu’esse qu’on vient faire icitte, sacordjé ? demanda le pisteur aux cheveux blancs. L’gamin est forcément à l’auberge. On connaît qu’il est pas icitte !
— J’pense à quèque chose, fit le brun. P’t-être qu’ils l’ont tué.
— C’est complètement idiot. Pourquoi l’sauver, dans ce cas-là ?
— Comment tu crois qu’ils se sont débrouillés pour qu’on l’voye pas, alors ?
— L’est à l’auberge. Ils ont un charme qui nous empêche de l’voir, j’gage. Une fois qu’on aura ouvert la bonne porte là-bas, on l’verra, et puis voilà. »
Un bref instant, le pisteur brun songea : « Ben alors, pourquoi on regarderait pas dans la maisonnette de l’institutrice, tant qu’on y est, s’ils ont un charme pareil ? Pourquoi on l’ouvrirait pas, c’te porte-là ? »
Mais sitôt formulée, la pensée s’évanouit ; il ne s’en souvenait plus, il ne se souvenait même pas y avoir pensé. Il repartit au petit trot pour rattraper son compagnon. Le gamin sang-mêlé devait être à l’auberge, pour sûr.
Elle aperçut leurs flammes de vie, évidemment, lorsqu’ils s’approchèrent de sa maisonnette, mais Peggy n’eut pas peur. Elle avait exploré la flamme d’Arthur pendant tout ce temps et n’y avait découvert aucun chemin où ils le capturaient. L’avenir d’Arthur recelait bien des dangers – elle avait vu cela – mais aucun mal ne lui arriverait cette nuit. Aussi ne prêta-t-elle que peu d’attention aux deux hommes. Elle sut qu’ils décidaient de repartir ; que le pisteur brun songeait à entrer ; que les charmes l’arrêtaient et le repoussaient. Mais c’était Arthur Stuart qu’elle regardait, fouillant les années à venir.
Puis, soudain, elle fut incapable de se retenir plus longtemps. Elle devait le dire à Alvin, lui dire la joie et le chagrin que causait son intervention. Mais comment faire ? Comment lui annoncer que mademoiselle Lamer était en réalité une torche qui voyait les millions d’avenirs nouveaux dans la flamme de vie d’Arthur Stuart ? Elle ne supportait pas de garder tout cela pour elle. Elle avait pu en parler à madame Modesty, des années plus tôt, lorsqu’elle vivait là-bas et n’avait aucun secret pour elle.
C’était folie de descendre à la forge, sachant qu’elle mourait d’envie de dire à Alvin des choses qui supposaient de lui dévoiler sa véritable identité. Mais elle allait sûrement devenir folle si elle restait entre ces murs, seule avec tout ce savoir qu’elle ne pouvait partager.
Alors seulement, elle regarda dans la flamme de vie d’Alvin ; alors seulement, elle vit la terrible souffrance qu’il avait endurée à peine quelques instants plus tôt. Pourquoi n’avait-elle rien remarqué ? Pourquoi n’avait-elle rien vu ? Alvin venait de franchir un seuil, le plus important de son existence ; il avait réellement accompli un grand acte de Faiseur, apporté quelque chose de nouveau au monde, et elle n’avait rien vu. Quand il avait affronté le Défaiseur, alors qu’elle vivait au loin, à Dekane, elle avait assisté à son combat, et aujourd’hui qu’elle se trouvait à deux pas, pourquoi ne s’était-elle pas tournée vers lui ? Pourquoi n’avait-elle rien su de sa souffrance quand il se tordait dans les flammes ?
C’était peut-être la resserre. Une fois déjà, près de dix-neuf ans plus tôt, le jour où Alvin était né, la resserre avait émoussé son talent et l’avait endormie jusqu’à ce qu’il fût presque trop tard. Mais non, ce n’était pas possible, l’eau ne passait plus dans la maisonnette et le feu de la forge était bien plus puissant.
C’était peut-être le Défaiseur lui-même, venu la gêner. Mais elle eut beau fouiller de sa vision de torche, elle ne découvrit aucune ombre louche parmi les couleurs du monde alentour, pas à proximité en tout cas. Rien qui aurait pu la rendre aveugle.
Non, ce devait être la nature de ce que faisait Alvin qui l’avait aveuglée. De même qu’elle n’avait pas vu comment il allait se dépêtrer de son affrontement avec le Défaiseur des années auparavant, de même qu’elle n’avait pas vu comment il allait transformer le jeune Arthur Stuart sur le bord de l’Hio cette nuit, elle n’avait pas vu à quoi il se livrait dans la forge. L’acte particulier de Faiseur qu’il avait accompli là n’appartenait pas aux avenirs perceptibles par son talent.
En irait-il toujours ainsi ? Resterait-elle aveugle quand il accomplirait sa tâche la plus importante ? Elle en conçut de la colère, et aussi de la peur ; à quoi bon mon talent, s’il m’abandonne au moment où il m’est le plus nécessaire ?
Non. Il ne m’a pas été vraiment nécessaire aujourd’hui. Alvin pouvait se passer de moi et de ma vision lorsqu’il est monté dans le feu. Mon talent ne m’a jamais abandonnée quand il m’était vraiment nécessaire. J’éprouve seulement de la frustration.
Bon, maintenant Alvin a besoin de moi, songea-t-elle. Elle descendit la pente avec précaution, en prenant garde où elle mettait les pieds ; la lune était faible, l’obscurité profonde, aussi le sentier était-il traître. Lorsqu’elle passa l’angle de la forgerie, la lumière du brasier qui en sortait et inondait les abords l’éblouit presque ; une lumière si rouge que l’herbe paraissait d’un noir luisant et non verte.
À l’intérieur, Alvin gisait recroquevillé par terre, tourné vers la forge, loin de Peggy. Il respirait péniblement, par saccades. Endormi ? Non. Il était nu ; il lui fallut un moment pour comprendre que ses vêtements avaient dû brûler sur lui dans la fournaise. Lui n’avait rien remarqué au milieu de ses souffrances et n’en gardait donc pas la mémoire ; voilà pourquoi elle n’avait rien aperçu lorsqu’elle avait cherché des souvenirs dans sa flamme de vie.
Il avait la peau excessivement pâle et lisse. Plus tôt dans la journée, elle l’avait vue brune, hâlée par l’ardeur du soleil et de la forge. Plus tôt dans la journée, elle l’avait vue calleuse, parsemée de cicatrices d’étincelles ou de fer rouge, accidents courants lorsqu’on passe son temps devant le feu. Pourtant, son épiderme était à présent aussi net que celui d’un bébé, et elle ne put se retenir ; elle pénétra dans l’atelier, s’agenouilla près d’Alvin et lui effleura doucement le dos, de l’épaule jusqu’à la bande de chair étroite au-dessus de la hanche. Il avait la peau si douce qu’elle se sentait les mains rudes, comme si elle l’abîmait en la touchant.
Il laissa échapper une longue expiration, un soupir. Elle retira la main.
« Alvin, dit-elle, tu vas bien ? »
Il bougea le bras ; il caressait quelque chose blotti contre lui qu’elle n’avait pas remarqué jusque-là : une tache jaune pâle dans l’ombre double de son corps et de la forge. Un soc de charrue en or.
« L’est vivant », murmura-t-il.
Comme pour lui répondre, elle vit le soc remuer doucement sous sa main.
Bien entendu, ils ne frappèrent pas. À cette heure de la nuit ? Les autres comprendraient tout de suite qu’il ne s’agissait pas d’un voyageur de raccroc mais forcément des pisteurs. Cogner à la porte leur donnerait l’éveil, ils tenteraient d’emmener le gamin ailleurs.
Mais le pisteur brun ne s’embarrassa pas d’essayer le loquet. Il lança le pied et la porte s’abattit à l’intérieur, arrachant du même coup le gond supérieur. Puis, le fusil pointé, il entra prestement et jeta un regard circulaire dans la salle commune. Le feu se mourait dans l’âtre, aussi la lumière était-elle chiche, mais ils se rendirent néanmoins compte qu’il n’y avait personne.
« J’surveille l’escalier, dit le pisteur aux cheveux blancs. Va voir derrière si on cherche pas à s’enfuir par là. »
Le pisteur brun dépassa aussitôt la cuisine et l’escalier pour gagner la porte de derrière qu’il ouvrit à la volée. L’autre était déjà à mi-escalier lorsqu’elle se referma.
Dans la cuisine, la Peg sortit à quatre pattes de dessous la table. Aucun des intrus n’avait pris la peine de s’arrêter à l’entrée de l’office. Elle ignorait qui c’était, bien sûr, mais elle espérait, oui, elle espérait que les pisteurs s’en revenaient en douce parce qu’Arthur Stuart avait trouvé moyen – par quel miracle ? – de s’échapper et qu’ils ne savaient pas où le trouver. Elle ôta ses chaussures et marcha aussi silencieusement que possible de la cuisine à la salle commune, où Horace gardait un fusil chargé au-dessus de la cheminée. Elle leva la main et le décrocha, mais ce faisant elle renversa une bouilloire en fer blanc qu’on avait laissée chauffer près du feu plus tôt dans la soirée. La bouilloire produisit un bruit retentissant ; de l’eau chaude se répandit sur ses pieds nus ; elle ne put s’empêcher de sursauter.
Aussitôt, elle entendit des pas dans l’escalier. Ignorant sa douleur, elle courut au bas des marches, juste à temps pour voir descendre le pisteur aux cheveux blancs. Il avait un fusil de chasse braqué droit sur elle. De toute sa vie, elle n’avait jamais tiré sur un être humain, mais elle n’hésita pas une seconde. Elle pressa la détente ; le fusil lui recula dans le ventre, lui coupa le souffle et la rejeta contre le mur à côté de la porte de la cuisine. Elle y prit à peine garde. Tout ce qu’elle voyait, c’était le pisteur, toujours debout, dont la figure se détendait jusqu’à paraître aussi stupide qu’une vache. Puis des fleurs rouges s’épanouirent sur le devant de sa chemise, et il s’écroula à la renverse.
Tu ne voleras plus jamais d’enfant à sa maman, se dit la Peg. Tu n’emmèneras plus jamais de force un autre Noir pour qu’il passe sa vie à baisser la tête sous les coups de fouet. Je t’ai tué, pisteur, et je crois que le Seigneur s’en réjouit. Mais même si je vais en enfer pour ça, je suis bien contente.
Toute à le regarder, elle ne remarqua pas que la porte de derrière restait entrouverte, retenue par le canon de fusil du pisteur brun, pointé dans sa direction.
Alvin tenait tellement à dire à Peggy ce qu’il avait accompli qu’il ne prêta guère attention à sa nudité. Elle lui tendit le tablier de cuir qui pendait à un crochet du mur, et il le passa par habitude, sans réfléchir. Elle l’écoutait à peine parler ; ce qu’il racontait, elle le savait déjà par sa flamme de vie. Mais elle le regardait, songeuse. Le voici Faiseur désormais, en partie grâce à ce que je lui ai appris. J’en ai peut-être terminé à présent, je vais peut-être vivre ma propre vie ; mais peut-être que non, peut-être n’en suis-je qu’au début et vais-je maintenant pouvoir le traiter en homme, non plus en élève ni en pupille. Alvin semblait irradier d’un feu intérieur et, à chaque pas qu’il faisait, le soc réagissait, non pas en le suivant ni en se mettant dans ses jambes mais en glissant sur une trajectoire qui évoquait une orbite autour de son créateur, assez loin pour ne pas le gêner, assez près cependant pour lui servir en cas de besoin ; comme s’il faisait partie d’Alvin sans lui être attaché.
« Je sais, dit Peggy. Je comprends. Tu es un Faiseur à présent.
— C’est plusse que ça ! s’écria-t-il. C’est la Cité de Cristal. J’connais comment la construire, asteure, m’zelle Lamer. Comprenez, la ville, c’est pas les tours de cristal que j’ai vues ; la ville, c’est l’monde qu’y a d’dans, et si j’veux la construire, faut que j’trouve les genses qui doivent y habiter, des genses aussi vaillants et loyaux qu’ce soc, des genses qui en ont assez rêvé eux aussi pour vouloir la bâtir et qui continueront d’la bâtir même si j’suis pas là. Vous comprenez, m’zelle Lamer ? La Cité de Cristal, c’est pas un ouvrage pour un seul Faiseur. C’est une cité de Faiseurs ; faut que j’trouve toutes sortes de genses et que j’arrive à en faire des Faiseurs. »
Elle sut en l’entendant que c’était effectivement la tâche pour laquelle il était né – et l’œuvre qui lui briserait le cœur. « Oui, dit-elle. C’est vrai. Je le sais. » Et rien n’y fit, elle ne put prendre la voix de mademoiselle Lamer, calme, froide et distante. Elle resta elle-même, exprima sincèrement ses sentiments. Elle se consumait à l’intérieur du feu qu’Alvin y avait allumé.
« V’nez avec moi, m’zelle Lamer, dit Alvin. Vous connaissez tant d’choses et vous m’apprenez si bien… J’ai b’soin d’votre aide. »
Non, Alvin, pas ces mots-là. Pour ces mots-là je te suivrai, oui, mais prononce les autres, ceux que je désire tellement entendre. « Comment puis-je t’apprendre ce que tu es seul à savoir faire ? lui demanda-t-elle, s’efforçant de parler d’une voix calme et mesurée.
— Mais c’est pas seulement pour m’apprendre, ça j’peux l’faire tout seul. C’que j’ai fait c’te nuit, c’est si dur… J’ai b’soin d’vous avoir avec moi. » Il avança d’un pas vers l’institutrice. À son tour, le soc d’or glissa sur le sol vers elle, puis derrière elle ; s’il marquait la limite extérieure de l’influence d’Alvin, alors elle se trouvait à présent bel et bien incluse dans le vaste cercle.
« Tu as besoin de moi pour quoi faire ? » demanda Peggy. Elle refusait de regarder dans sa flamme de vie, refusait de voir s’il existait une chance ou non qu’il puisse un jour… Non, elle refusait même de s’avouer ce qu’elle désirait en ce moment, de peur de découvrir la chose impossible, découvrir qu’elle ne se produirait jamais, que cette nuit tous ces chemins-là s’étaient pour quelque raison irrémédiablement fermés. En vérité, s’aperçut-elle, c’était l’un des motifs qui l’avaient poussée à explorer si longuement les nouveaux avenirs d’Arthur ; il allait être si proche d’Alvin qu’à travers ses yeux elle voyait une bonne partie de son grand et terrible avenir, sans jamais savoir ce qu’elle aurait appris en explorant directement la flamme de vie du jeune homme ; la flamme d’Alvin lui aurait montré si, dans ses nombreux avenirs, il s’en trouvait un où il l’aimait, l’épousait et lui plaçait entre les bras son corps tendre et parfait pour lui donner et recevoir d’elle ce présent que les amants sont seuls à partager.
« V’nez avec moi, répéta-t-il. J’imagine même pas continuer sans vous, m’zelle Lamer. Je…» Il rit de lui-même. « J’connais même pas vot’ petit nom.
— Margaret, dit-elle.
— J’peux vous appeler comme ça ? Margaret… vous viendrez avec moi ? J’connais qu’vous êtes pas c’que vous paraissez, mais j’me fiche de l’air que vous avez par en dessous tous vos charmes. J’sens qu’vous êtes la seule personne qui m’connaît tel que j’suis vraiment et je…»
Il cherchait ses mots. Elle attendait qu’il les prononce.
« J’vous aime, lâcha-t-il. Quand bien même vous m’prenez pour un gamin. »
Elle lui aurait peut-être répondu. Elle lui aurait peut-être dit qu’elle savait qu’il était un homme et qu’elle était la seule femme capable de l’aimer sans l’idolâtrer, la seule véritable compagne possible pour lui. Mais dans le silence qui suivit ses paroles et avant qu’elle puisse lui répondre, retentit un coup de fusil.
Elle pensa aussitôt à Arthur Stuart, mais il ne lui fallut qu’un instant pour constater que sa flamme brillait paisiblement ; il dormait, plus haut dans sa maisonnette. Non, la détonation venait de plus loin. Elle projeta sa vision de torche jusqu’à l’auberge et, là, découvrit la flamme d’un homme sur le point de mourir ; il regardait une femme debout au pied de l’escalier. C’était sa mère, elle tenait un fusil de chasse.
La flamme de l’homme faiblit, mourut. Peggy regarda aussitôt dans celle de sa mère et vit, derrière ses pensées, ses émotions et ses souvenirs, un million de chemins d’avenir qui se mélangeaient les uns les autres, qui changeaient sous ses yeux pour n’en plus former qu’un seul menant à une seule issue. Un éclair de douleur atroce, puis plus rien.
« Mère ! cria-t-elle. Mère ! »
Le futur devint alors le présent ; la flamme de vie de la Peg s’était éteinte avant que la détonation du second coup de fusil ne parvienne à la forge.
Alvin avait du mal à croire ce qu’il disait pourtant à mademoiselle Lamer. Jusqu’à cet instant, avant qu’il ne parle, il ignorait ses sentiments envers elle. Il avait si peur qu’elle se moque de lui, si peur qu’elle lui objecte qu’il était bien trop jeune, qu’avec le temps il s’en remettrait.
Mais au lieu de lui répondre, elle marqua une brève pause, pendant laquelle éclata un coup de feu. Alvin sut tout de suite qu’il provenait de l’auberge ; il remonta le bruit par l’intermédiaire de sa bestiole et en trouva l’origine, un homme mort qu’on ne pouvait déjà plus sauver. Puis, quelques secondes plus tard, un autre coup de feu, et il découvrit alors une autre personne en train de mourir, une femme. Il reconnut ce corps de l’intérieur ; ce n’était pas une étrangère. Ce ne pouvait être que la Peg.
« Mère ! cria mademoiselle Lamer. Mère !
— C’est la Peg Guester ! » cria Alvin.
Il vit mademoiselle Lamer déchirer le col de sa robe, plonger la main dedans et en sortir les amulettes qui y pendaient. Elle les arracha de son cou en se coupant vilainement sur les ficelles qui se cassaient. Alvin n’en croyait pas ses yeux : une jeune femme, guère plus âgée que lui, et jolie malgré la terreur et le chagrin qui la défiguraient.
« C’est ma mère ! s’écria-t-elle. Alvin, sauve-la ! »
Il ne perdit pas une seconde. Il se rua hors de la forge, courut sans bottes sur l’herbe puis sur la route, indifférent au sol raboteux et aux cailloux qui lui entaillaient la peau toute nouvelle et tendre des pieds. Le tablier de cuir se prenait et s’emmêlait dans ses genoux ; il le releva et le tordit de côté pour ne plus être gêné. Sa bestiole lui avait appris qu’il était déjà trop tard pour sauver la Peg, mais il courait malgré tout, parce qu’il devait essayer, même s’il savait qu’il n’y avait aucune raison pour ça. Puis elle mourut, et il courait toujours parce qu’il rejetait l’idée de ne pas se précipiter où cette brave femme, son amie, gisait morte.
Son amie et la mère de mademoiselle Lamer. Ça n’était possible que si elle était la torche enfuie sept ans plus tôt. Mais alors, si elle était la torche exceptionnelle qu’on prétendait dans le pays, pourquoi n’avait-elle pas vu ce qui allait arriver ? Pourquoi n’avait-elle pas regardé dans la flamme de vie de sa mère et prévu sa mort ? Ça n’avait pas de sens.
Il y avait un homme sur la route devant lui. Un homme qui filait de l’auberge vers des chevaux attachés à des arbres un peu plus loin. L’homme qui avait tué la Peg, Alvin le savait et ça lui suffisait. Il accéléra l’allure, courut plus vite qu’il n’avait jamais couru sans puiser ses forces dans la forêt environnante. L’homme l’entendit arriver, peut-être à trente yards de distance, et se retourna.
« Toi, l’forgeron ! lança le pisteur brun. J’suis bien content d’te tirer toi aussi ! »
Il tenait un pistolet à la main ; il fit feu.
Alvin prit la balle dans le ventre. Il ne s’en soucia pas. Son corps se mit aussitôt à réparer les dégâts, mais il n’y aurait pas attaché autrement d’importance s’il s’était vidé de son sang. Il ne ralentit même pas l’allure ; il rentra dans l’homme, le culbuta, lui atterrit dessus et glissa avec lui sur dix pieds en travers de la route. L’homme cria de peur et de douleur. Cet unique cri fut le dernier son qu’il produisit ; dans sa rage, Alvin lui saisit la tête d’une telle poigne qu’un petit coup sec de l’autre main contre la mâchoire suffit à lui briser net le cou en deux. L’homme était déjà mort, mais Alvin s’acharnait à lui cogner la tête à coups de poing jusqu’à ce que ses bras, sa poitrine et son tablier de cuir se couvrent de sang, et que le crâne du pisteur, défoncé, ressemble aux tessons d’une poterie qu’on aurait laissée tomber par terre.
Ensuite, Alvin resta agenouillé sur place, la tête abrutie de fatigue et de colère assouvie. Au bout d’une minute ou à peu près, il se souvint que la Peg gisait toujours sur le sol de l’auberge. Il savait qu’elle était morte, mais où aller ailleurs ? Lentement, il se remit debout.
Il entendit des chevaux s’approcher sur la route du village. À cette heure de la nuit, des coups de feu ne pouvaient annoncer que des ennuis. Des gens venaient voir. Ils allaient trouver le corps du pisteur, ils passeraient à l’auberge. Pas la peine qu’Alvin s’attarde pour les accueillir.
Dans la salle commune, Peggy était déjà agenouillée sur le cadavre de sa mère, secouée de sanglots et essoufflée de sa course jusqu’à l’auberge. Alvin ne fut certain qu’il s’agissait d’elle que par sa robe ; il n’avait aperçu son visage qu’une seule fois, l’espace d’une seconde à la forge. Elle se retourna lorsqu’elle le vit entrer. « Où étais-tu ? Pourquoi ne l’as-tu pas sauvée ? Tu aurais pu la sauver !
— J’aurais jamais pu », répondit Alvin. Elle avait tort de dire des choses pareilles. « Y avait pas l’temps.
— Tu aurais dû regarder ! Tu aurais dû voir ce qui allait arriver ! »
Alvin ne la comprenait pas. « J’peux pas voir c’qui va arriver, dit-il. Ça, c’est vot’ talent à vous. »
Elle se mit alors à pleurer ; il ne s’agissait plus de sanglots secs comme au moment où il était entré, mais de hurlements de douleur, profonds et déchirants. Alvin ne savait pas quoi faire.
La porte s’ouvrit derrière lui.
« Peggy, souffla Horace Guester. ’tite Peggy. »
Peggy leva les yeux vers son père, la figure tellement baignée de larmes, déformée et rougie que la reconnaître tenait du prodige. « Je l’ai tuée ! s’écria-t-elle. Je n’aurais jamais dû partir, papa ! Je l’ai tuée ! »
Alors seulement, Horace comprit que c’était le corps de sa femme qui gisait là. Alvin le vit se mettre à trembler, à geindre puis à se lamenter bruyamment, d’une voix aiguë, comme un chien blessé. Il n’avait jamais assisté à un tel chagrin. Mon père a-t-il crié comme ça quand mon frère Vigor est mort ? A-t-il autant gémi quand il nous a crus, Mesure et moi, torturés par les hommes rouges ?
Il avança les bras vers Horace pour le tenir serré par les épaules, puis il le mena jusqu’à Peggy et l’aida à s’agenouiller près d’elle. Tous deux continuaient de pleurer et rien n’indiquait qu’ils avaient chacun conscience de la présence de l’autre. Tout ce qu’ils voyaient, c’était le corps de la Peg étalé par terre ; Alvin était même incapable de dire le martyre qu’ils s’infligeaient en se rendant personnellement responsables de sa mort.
Au bout d’un moment, le shérif entra. Il avait déjà découvert le cadavre du pisteur brun dehors et il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre exactement ce qui s’était passé. Il prit Alvin à l’écart. « C’est d’la légitime défense ou je m’y connais pas, lui dit-il, et j’te ferai pas passer une seule minute en prison pour ça. Mais j’te garantis qu’la loi d’Appalachie rigole moins avec la mort d’un pisteux, et l’traité les autorise à monter icitte, à t’attraper et t’ramener là-bas pour te juger. C’que j’te dis, mon gars, c’est qu’tu ferais bien de foutre ton camp dans les deux, trois jours si tu tiens à sauver ta peau.
— J’partais, de toute manière, dit Alvin.
— J’connais pas comment t’as fait ça, dit Pauley Wiseman, mais j’ai dans l’idée que c’te nuit t’as r’pris le p’tit moricaud aux pisteux et qu’tu l’as caché quèque part dans l’coin. J’te préviens, Alvin, quand tu partiras, vaudrait mieux que t’emmènes le drôle avec toi. Emmène-le au Canada. Mais si j’revois sa figure, j’te l’expédie moi-même dans l’Sud. C’est c’gamin qu’est la cause de tout ça ; j’en suis malade, une brave Blanche qu’est morte par la faute d’un p’tit sang-mêlé à moitié noir.
— J’vous conseille d’jamais répéter une chose pareille devant moi, Pauley Wiseman. »
Le shérif se contenta de secouer la tête et s’éloigna. « C’est pas normal, fit-il. Pour vous autres, les macaques, c’est comme des genses. » Il se retourna pour faire face à Alvin. « J’me fiche pas mal de c’que tu penses de moi, Alvin Smith, mais j’vous donne, au p’tit moricaud et à toi, une chance de rester en vie. J’espère que t’as assez d’jugeote pour la saisir. Et en attendant, tu pourrais aller m’laver tout ce sang et quérir quèques vêtements à t’mettre sus l’dos…»
Alvin retourna sur la route. D’autres gens s’en venaient à présent ; il ne leur accorda aucune attention. Seul Mock Berry parut comprendre ce qui se passait. Il l’emmena chez lui. Anga le lava et Mock lui donna des vêtements. L’aube était proche lorsqu’Alvin regagna la forge.
Conciliant se tenait assis sur un tabouret dans l’encadrement de la porte, il regardait le soc d’or. Le soc reposait par terre, tranquille comme tout, devant la forge.
« Ça, c’est de l’ouvrage pour passer compagnon, dit Conciliant.
— M’est avis », fit Alvin. Il s’approcha du soc et baissa les bras. Le soc lui bondit carrément dans les mains – il n’était pas lourd du tout à présent –, mais si Conciliant remarqua qu’il avait sauté de lui-même avant qu’Alvin ne le touche, il n’en dit rien.
« J’ai tout un tas d’ferraille, dit le forgeron. J’te demande même pas de partager d’moitié avec moi. Laisse-moi seulement quèques bricoles quand tu les vireras en or.
— J’vire plus l’fer en or », dit Alvin.
Conciliant se mit en colère. « C’est de l’or, maudit couillon ! C’te soc que t’as fait là, ça veut dire plus jamais avoir faim, plus jamais avoir besoin de travailler, vivre dans l’confort et plus dans c’te maison délabrée là-haut ! Ça veut dire des nouvelles robes pour Gertie et p’t-être un costume pour moi ! Ça veut dire l’monde au village qui m’dira bonjour et touchera son chapeau comme pour un gentleman. Ça veut dire rouler en voiture comme le docteur Physicker et aller à Dekane, à Carthage, partout où ça m’chante sans m’inquiéter de combien ça coûte. Et tu m’racontes que tu vas plus faire d’or ? »
Alvin savait que lui expliquer ne servirait à rien, mais il essaya quand même. « C’est pas de l’or ordinaire, m’sieur. C’est un soc qu’est vivant ; j’laisserai personne le fondre pour en faire des pièces de monnaie. À c’que j’crois, même çui qui l’voudrait arriverait pas à l’fondre. Alors r’culez-vous et laissez-moi passer.
— Qu’esse tu vas faire, labourer avec ? Maudit couillon, on pourrait d’venir les rois du monde ensemble ! » Mais lorsqu’Alvin passa son chemin et sortit de la forge, Conciliant abandonna les prières pour les menaces. « C’est mon fer que t’a pris pour faire c’te soc en or ! Cet or m’appartient, à moi ! L’ouvrage de réception revient toujours au maître, sauf s’il le donne au compagnon, et ça, tu peux toujours courir ! Filou ! Tu m’as volé !
— C’est vous qui m’avez volé cinq ans d’ma vie, bien après que j’soye capable d’être compagnon, dit Alvin. Et c’te soc, je l’ai pas fait avec c’que vous m’avez appris. Il est vivant, Conciliant Smith. Il vous appartient pas et il m’appartient pas non plus. Il appartient qu’à lui. Alors j’vais l’poser icitte, par terre, et on verra qui l’aura. »
Alvin le posa sur l’herbe entre eux deux. Puis il se recula de quelques pas. Conciliant en fit un vers le soc. Le soc s’enfonça dans le sol herbeux, puis s’ouvrit un chemin dans la terre et rejoignit Alvin. Lorsqu’Alvin le ramassa, l’or était chaud. Il savait ce que ça voulait dire. « Bonne terre », fit-il. Le soc frémit dans ses mains.
Conciliant restait figé sur place, la peur lui sortait les yeux de la tête. « Seigneur Dieu, mon gars, c’te soc, l’a bougé tout seul.
— J’connais, fit Alvin.
— T’es quoi, mon gars ? L’djab ?
— J’crois pas. Mais je l’ai p’t-être rencontré une fois ou deux.
— File d’icitte ! Prends c’te chose et va-t-en ! J’veux plus jamais r’voir ta goule dans les parages !
— Vous avez mon certificat d’compagnon, dit Alvin. Je l’veux. »
Conciliant mit la main à sa poche, sortit un papier plié et le jeta dans l’herbe devant la forge. Puis il tendit le bras et ferma d’une traction les portes de l’atelier, ce qu’il faisait rarement, même en hiver. Il les ferma complètement et les barricada de l’intérieur. Pauvre imbécile, comme si Alvin ne pouvait pas abattre les murs en une seconde s’il avait vraiment envie d’entrer. Il s’avança et ramassa le papier. Il le déplia et le lut – signé bien comme il faut. Parfaitement légal. Alvin était compagnon.
Le soleil allait poindre quand il se présenta devant la porte de la resserre. Bien sûr, elle était verrouillée, mais verrous et sortilèges ne pouvaient empêcher Alvin de passer, surtout quand c’était lui qui les avait tous installés. Il ouvrit et entra. Arthur Stuart s’étira dans son sommeil. Alvin lui toucha l’épaule, réveilla le gamin. Il s’agenouilla près de son lit et lui raconta presque tous les événements de la nuit. Il lui montra le soc d’or, comment il se déplaçait tout seul. Arthur rit de plaisir. Puis il lui apprit que la femme qu’il avait appelée maman toute sa vie était morte, tuée par les pisteurs, et Arthur pleura.
Mais pas longtemps. Il était trop jeune pour ça. « T’as dit qu’elle en a tuyé un avant d’mouri’ ?
— Avec le fusil de ton p’pa.
— Ça, c’est bien ! » fit le gamin d’un ton si fier qu’Alvin faillit éclater de rire en l’entendant parler ainsi.
« J’ai tué l’autre. Çui qu’avait tiré sus elle. »
Arthur tendit le bras pour prendre la main droite d’Alvin et l’ouvrir. « Tu l’as tuyé avec c’te main-là ? »
Alvin approuva de la tête.
Arthur embrassa la paume ouverte.
« J’aurais guéri la Peg si j’avais pu, dit Alvin. Mais elle est morte trop vite. Même si je m’étais trouvé là une seconde après l’coup, j’aurais pas pu la sauver. »
Arthur Stuart s’approcha, s’accrocha au cou d’Alvin et pleura encore un peu.
Les obsèques de la Peg prirent la journée ; on l’enterra sur la colline, auprès de ses filles, de Vigor – le frère d’Alvin – et de la maman d’Arthur trop tôt morte. « Un lieu de repos pour des gens de grand courage », dit Whitley Physicker, et Alvin savait qu’il avait raison, même si le docteur ignorait tout de la jeune esclave marronne.
Alvin nettoya les taches de sang sur le plancher et dans l’escalier de l’auberge, se servant de son talent pour enlever ce que lessive et sable n’arrivaient pas à effacer. C’était le dernier cadeau qu’il pouvait faire à Horace et Peggy. Margaret. Mademoiselle Lamer.
« Faut que j’parte, asteure », leur dit-il. Ils étaient assis sur des chaises dans la salle commune de l’auberge, où ils recevaient toute la journée les amis venant offrir leurs condoléances. « J’emmène Arthur dans ma famille à Vigor Church. Il sera à l’abri là-bas. Et après, je m’en irai ailleurs.
— Merci pour tout, dit Horace. T’as été un bon ami pour nous autres. La Peg t’aimait beaucoup. » Puis il fondit à nouveau en larmes.
Alvin lui tapota l’épaule une couple de fois avant d’aller se placer devant Peggy. « Tout c’que j’suis, m’zelle Lamer, je vous l’dois. »
Elle fit non de la tête.
« Tout c’que j’vous ai dit, je l’pensais. Je l’pense toujours. »
Elle fit encore non de la tête. Rien d’étonnant. Sa maman était morte avant même de savoir sa fille revenue ; alors Alvin ne s’attendait pas à ce qu’elle le suive comme ça. Quelqu’un devait aider Horace Guester à faire marcher l’auberge. C’était compréhensible. Mais ça lui portait un coup au cœur pourtant, parce qu’il savait plus que jamais à quel point c’était vrai : il l’aimait. Mais elle n’était pas pour lui. Une évidence. Elle n’avait jamais été pour lui. Une femme pareille, éduquée, raffinée, belle… elle pouvait être son institutrice mais elle ne l’aimerait jamais comme lui l’aimait.
« Bon, ben, j’crois que j’vais vous dire au revoir », fit-il. Il tendit la main ; c’était un peu ridicule de donner une poignée de main à quelqu’un en proie à un tel chagrin, il en avait conscience. Mais il désirait tant la prendre dans ses bras et l’étreindre, comme il avait étreint Arthur Stuart lorsqu’il avait eu de la peine ; une poignée de main, c’était encore ce qu’il avait trouvé de plus approchant.
Elle vit sa main, avança la sienne et la saisit. Non pour échanger une poignée de main, mais pour la tenir, la serrer fort. Il fut pris au dépourvu. Il y repenserait tant de fois dans les mois et les années à venir, à cette main qui lui serrait la sienne avec insistance. Ça voulait peut-être dire qu’elle l’aimait. Ou qu’elle l’appréciait seulement en tant qu’élève, ou qu’elle le remerciait d’avoir vengé la mort de sa maman… Comment savoir l’intention qu’elle mettait dans ce geste ?
Mais il s’accrocherait à ce souvenir, au cas où il signifierait qu’elle l’aimait.
Et il lui fit une promesse tandis qu’elle lui étreignait ainsi la main ; il lui fit une promesse quand bien même il ignorait si elle désirait qu’il la tienne. « Je r’viendrai, dit-il. Et c’que j’ai dit c’te nuit, ça sera toujours vrai. » Il lui fallut tout son courage alors pour l’appeler par le nom qu’elle lui avait permis d’utiliser la veille.
« Dieu soit avec vous, Margaret.
— Que Dieu soit avec toi, Alvin », murmura-t-elle.
Il récupéra ensuite Arthur Stuart qui disait au revoir de son côté et l’entraîna dehors. Ils passèrent derrière l’auberge pour se diriger vers la grange, où Alvin avait caché le soc d’or au fond d’un tonneau de haricots. Il retira le couvercle, tendit la main et le soc remonta, brilla dans la lumière. Alvin le ramassa, l’enveloppa dans une double épaisseur de toile et le rangea dans un sac qu’il se jeta sur l’épaule.
Puis il se mit à genoux et avança le bras comme il le faisait toujours quand il voulait qu’Arthur Stuart lui grimpe sur le dos. Arthur s’exécuta, croyant à un jeu – un gamin de cet âge-là, ça n’a pas de chagrin plus d’une heure ou deux d’affilée. Il se hissa sur le dos d’Alvin, riant et gesticulant.
« C’te fois, ça va être long, Arthur Stuart, dit Alvin. On va jusque chez ma parenté, à Vigor Church.
— On va marcher tout l’chemin ?
— Moi, j’vais marcher. Toi, tu vas t’faire porter.
— Hue donc ! » s’écria Arthur Stuart.
Alvin s’élança au petit trot, mais bientôt il courait à toute allure. Il ne posa jamais le pied sur la route, pourtant. Il préféra couper à travers champs, à travers prés, par-dessus les barrières, et s’enfoncer dans les bois dont il subsistait encore de vastes étendues ici et là dans les états de l’Hio et de la Wobbish, entre lui et sa famille. Le chant vert était beaucoup plus faible qu’au temps où les Rouges l’écoutaient seuls. Mais il demeurait encore assez puissant pour qu’Alvin Smith le forgeron l’entende. Il s’abandonna à son rythme et courut à la façon des hommes rouges. Quant à Arthur Stuart… peut-être entendait-il lui aussi un peu du chant vert, suffisamment pour le bercer et l’endormir là, sur son dos. Le monde n’existait plus. Il n’y avait qu’Alvin, Arthur Stuart, le soc d’or… et la terre entière qui chantait autour de lui. Je suis compagnon à la journée maintenant Et c’est ma première journée.