Peggy s’éveilla ce matin-là en rêvant d’Alvin Miller, un rêve qui lui mettait au cœur toutes sortes d’envies atroces. Elle voulait à la fois fuir à toutes jambes le jeune garçon et rester l’attendre, oublier qu’elle le connaissait et veiller encore sur lui.
Allongée sur son lit, les yeux mi-clos, elle suivait la lumière grise de l’aube qui s’insinuait peu à peu dans la mansarde où elle dormait. Je tiens quelque chose dans mes mains, remarqua-t-elle. Elle serrait si fort les coins de l’objet qu’en relâchant son étreinte elle eut mal aux paumes comme après une piqûre. Mais elle n’avait pas été piquée. Il s’agissait seulement de la boîte où elle conservait la coiffe de naissance d’Alvin. À moins, songea Peggy, à moins que je ne me sois réellement fait piquer, bien profond, et que je ne sente que maintenant la douleur.
Peggy voulait jeter la boîte le plus loin possible d’elle, l’enterrer et oublier où, la couler au fond de l’eau et empiler des cailloux par-dessus pour l’empêcher de remonter à la surface.
Oh, je n’y pense pas sérieusement, se dit-elle, je m’en veux d’avoir des idées pareilles, je m’en veux vraiment, mais maintenant le voilà qui arrive, après toutes ces années il s’en vient à Hatrack et il ne sera pas le petit garçon que j’ai vu sur tous ses chemins d’avenir, il ne sera pas l’homme que je le vois devenir. Non, ce n’est encore qu’un enfant, il n’a que onze ans. Possible qu’il ait assez vécu pour avoir en lui quelque chose d’un homme – des gens cinq fois plus âgés n’ont pas connu tant de chagrins ni de souffrances que lui –, mais ce sera tout de même un gamin de onze ans qui entrera au village.
Et je ne tiens pas à voir un Alvin de onze ans débarquer ici. Il va me chercher, c’est sûr. Il sait qui je suis, même s’il n’avait que deux semaines quand il est parti de chez nous autres. Il sait que j’ai vu son avenir le jour où il est né, un jour sombre où il pleuvait, alors il va s’amener et me dire : « Peggy, je connais que tu es une torche et je connais que tu as écrit dans le livre de Mot-pour-mot que je dois devenir un Faiseur. Alors dis-moi en quoi ça consiste. » Peggy était déjà au courant de sa requête et de toutes les manières possibles qu’il déciderait de la présenter ; n’avait-elle pas assisté à la scène des centaines, des milliers de fois ? Alors elle lui apprendrait, il deviendrait un grand homme, un vrai Faiseur, et puis…
Et puis un jour, quand il sera un beau garçon de vingt et un ans et moi une vieille fille mauvaise langue de vingt-six, il se sentira si reconnaissant envers moi, si obligé, que son devoir lui commandera de me proposer le mariage. Et moi, éperdue d’amour, la tête pleine des rêves de ce qu’il accomplira et de ce que deviendra notre couple, je dirai oui, je l’encombrerai d’une femme qu’il aurait préféré ne pas devoir épouser, et ses yeux s’attarderont avec envie sur d’autres filles tout au long des jours que nous vivrons ensemble…
Peggy aurait aimé, oh, tellement aimé ! ignorer que les choses se passeraient ainsi. Mais voilà, Peggy était une torche, la torche la plus puissante dont elle avait jamais entendu parler, plus forte même que les gens des environs de Hatrack ne le soupçonnaient.
Elle s’assit dans son lit ; elle ne jeta pas la boîte, elle ne la cacha pas, ne la brisa pas, ne l’enterra pas. Elle l’ouvrit. À l’intérieur reposait le dernier morceau de la coiffe de naissance d’Alvin, sec et blanc comme de la cendre de papier dans un âtre froid. Onze ans plus tôt, lorsque la maman de Peggy avait fait office de sage-femme pour tirer le bébé Alvin hors du puits de la vie et qu’il cherchait à inhaler des goulées d’air humide dans l’auberge de papa, à Hatrack River, Peggy lui avait décollé la coiffe fine et sanguinolente de la figure pour lui permettre de respirer. Alvin, le septième fils d’un septième fils, et le treizième enfant… Peggy avait tout de suite vu ce que seraient les chemins de son existence. La mort, voilà vers quoi il se dirigeait, la mort par une centaine d’accidents différents dans un monde qu’on aurait dit acharné à le perdre, depuis avant sa naissance.
Elle était ’tite Peggy à l’époque, une fillette de cinq ans, mais on faisait appel à son talent de torche depuis deux ans déjà, et jusqu’alors elle n’avait encore jamais vu chez un nouveau-né autant de routes menant à la mort. Peggy avait exploré tous les chemins de l’avenir d’Alvin et sur le nombre n’en avait trouvé qu’un seul où il vivait jusqu’à l’âge d’homme.
Mais à la condition qu’elle conserve cette coiffe et qu’elle veille sur lui de loin ; aussi, à chaque fois qu’elle avait vu la mort s’approcher d’Alvin pour l’emporter, elle avait eu recours à la membrane. Elle en prenait juste un petit bout qu’elle émiettait entre ses doigts et murmurait ce qui devait arriver ; elle le voyait en esprit. Et les choses se passaient tout comme elle l’avait dit. Ne l’avait-elle pas empêché de se noyer ? Sauvé d’un bison qui se vautrait dans la boue ? Retenu de glisser d’un toit ? Elle avait même un jour fendu une poutre faîtière qui tombait d’au moins cinquante pieds de haut et allait l’écraser sur le plancher d’une église en construction ; elle avait fendu le madrier en deux propre et net, si bien qu’il s’était abattu de part et d’autre du gamin en lui laissant juste la place de se tenir au milieu. Et des centaines d’autres fois où elle était intervenue si tôt que personne n’avait jamais deviné qu’il avait échappé à la mort, même ces fois-là, elle s’était servie de la coiffe.
Comment est-ce que ça marchait ? Elle n’en savait trop rien. Sauf qu’elle utilisait le propre pouvoir d’Alvin, son don inné. Au fil des ans il s’était suffisamment familiarisé avec son talent pour fabriquer des objets, les modeler, les consolider et les fragmenter. Cette dernière année, pris dans les guerres entre les hommes rouges et les Blancs, il avait fini par se charger lui-même de sauver sa vie, aussi n’avait-elle plus guère eu besoin d’intervenir. Une bonne chose, en fait. Il ne restait pas lourd de la coiffe.
Peggy referma la boîte. Je ne veux pas le voir, songea-t-elle. Je ne veux plus rien savoir de lui.
Mais ses doigts relevèrent aussitôt le couvercle parce que, bien sûr, il fallait qu’elle sache. Il lui semblait avoir vécu la moitié de sa vie à palper cette coiffe pour chercher la flamme de vie d’Alvin très loin là-bas, au nord-ouest, du côté de la Wobbish, dans la ville de Vigor Church, pour voir comment il se portait, pour suivre les chemins de son avenir et savoir quels dangers l’attendaient en embuscade. Et quand elle était certaine de sa sécurité, elle regardait plus avant dans le futur et elle le voyait revenir un jour à Hatrack River, où il était né ; il revenait, il la regardait dans les yeux et disait : « C’est toi qui m’as tout le temps sauvé, qui as reconnu en moi un Faiseur avant que personne n’imagine pareille chose possible. » Puis elle le suivrait tandis qu’il explorerait toute l’étendue de son pouvoir, apprendrait la tâche qu’il devait accomplir, la cité de cristal qu’il devait bâtir ; elle le voyait lui faire des enfants, toucher les nourrissons qu’elle tiendrait dans ses bras ; elle voyait ceux qu’ils mettraient en terre et ceux qui vivraient ; et enfin elle le voyait…
Des larmes roulèrent sur ses joues. Je ne veux pas savoir, dit-elle. Je ne veux pas connaître les routes de l’avenir. Les autres filles peuvent rêver d’amour, des joies du mariage, d’être mères de bébés forts et en bonne santé ; mais tous mes rêves renferment la peur, la douleur et la mort aussi, parce qu’ils reflètent la réalité ; personne ne pourrait en savoir autant et garder encore de l’espoir au cœur.
Pourtant Peggy espérait quand même. Eh oui, c’est comme ça. Elle s’accrochait encore à une espèce d’espoir éperdu, car même informée des événements appelés à se produire dans une vie, elle avait malgré tout des aperçus, des visions claires de certains jours, de certaines heures, de certains brefs moments de si grand bonheur qu’ils valaient la peine qu’on souffre pour les connaître.
Malheureusement, ces aperçus étaient si rares et si courts dans l’ensemble des avenirs d’Alvin qu’elle ne trouvait pas de chemin qui y menait. Tous ceux qu’elle trouvait facilement, les bien tracés, les plus à même de se réaliser, tous conduisaient à son mariage avec Alvin, un mariage sans amour, par gratitude et par devoir… un mariage pitoyable. Comme l’histoire de Lia dans la Bible, que son beau mari Jacob détestait, et pourtant elle l’aimait tendrement, elle lui avait donné plus d’enfants que ses autres épouses et serait morte pour lui s’il l’avait seulement demandé.
C’est un méchant tour que Dieu a joué aux femmes, songea Peggy : elles soupirent après un mari et des enfants et finissent par mener une existence de sacrifice, de chagrin et de souffrance. Le péché d’Ève était-il si terrible pour que Dieu nous frappe toutes de cette monstrueuse malédiction ? « Dans la peine tu enfanteras des fils, avait dit le Dieu Tout-Puissant et Miséricordieux. Ta convoitise te poussera vers ton mari, et lui dominera sur toi. »
Voilà ce qui la brûlait intérieurement : la convoitise de son mari. Même s’il ne s’agissait que d’un jeune garçon de onze ans à la recherche, non pas d’une femme, mais d’un professeur. Ce n’est peut-être qu’un petit garçon, se dit Peggy, mais moi je suis une femme, j’ai vu l’homme qu’il sera, et c’est après lui que mon cœur soupire. Elle se pressa la main sur la poitrine ; elle en sentit toute la rondeur et la douceur, malgré son incongruité sur un corps qui avait été tout en angles et en échalas mais qui maintenant prenait des courbes, comme un veau qu’on engraisserait pour le retour du fils prodigue.
Elle frissonna à la pensée de ce qui était arrivé au veau gras ; une fois de plus elle toucha la coiffe et regarda.
Dans la lointaine ville de Vigor Church, le jeune Alvin prenait ce matin-là son dernier petit déjeuner avec sa mère. Le bagage qu’il devait emmener pour son voyage jusqu’à Hatrack River était posé par terre près de la table. Des larmes coulaient sans retenue sur les joues maternelles. Le jeune garçon aimait sa mère, mais pas une seconde il ne regrettait de partir. Son foyer était un lieu sinistre désormais, souillé par trop de sang innocent pour qu’il ait envie de rester. Il était pressé de s’en aller, de commencer son apprentissage chez le forgeron de Hatrack River et de trouver la fille, la torche qui lui avait sauvé la vie à la naissance. Il était incapable d’avaler une bouchée de plus. Il s’écarta de la table, se leva, embrassa sa maman…
Peggy lâcha la coiffe et rabattit le couvercle de la boîte aussi vite et aussi hermétiquement que si elle avait voulu attraper une mouche à l’intérieur.
Il vient pour me trouver. Pour qu’on mène une existence malheureuse ensemble. Vas-y, pleure, Fidelity Miller, mais pas parce que ton fils s’en va dans l’Est. Pleure pour moi, la femme dont il va gâcher la vie. Verse tes larmes pour une femme de plus qui va souffrir dans son coin.
Peggy frissonna encore, chassa l’humeur sombre où la plongeait la grisaille de l’aube et s’habilla à la hâte, en baissant la tête pour éviter de se cogner aux basses traverses inclinées du toit du grenier. Au fil des ans elle avait appris comment écarter toute pensée d’Alvin Miller junior de son esprit, assez longtemps pour tenir son rôle de fille dans l’auberge de ses parents et de torche au service des habitants de la contrée. Elle pouvait passer des heures en oubliant le jeune garçon quand elle faisait attention. C’était plus difficile à présent, sachant qu’il allait ce matin même poser le pied sur la route qui le conduirait vers elle, mais elle s’imposa de ne pas songer à lui.
Peggy ouvrit le rideau de la fenêtre orientée au sud et s’assit devant, accoudée sur le rebord. Elle contempla la forêt qui s’étendait toujours de l’auberge jusqu’à l’Hio, le long de la rivière Hatrack, seulement entrecoupée ici et là de quelques fermes d’élevage de cochons. Bien entendu, elle ne voyait pas l’Hio, pas à tant de milles de distance, même par ce temps clair et frais de printemps. Mais ce que ses yeux naturels ne distinguaient pas, la torche qui brûlait en elle le découvrait sans mal. Pour voir l’Hio, il lui suffisait de chercher une flamme de vie éloignée, puis de se glisser à l’intérieur et de regarder par les yeux de son propriétaire aussi facilement qu’elle regardait par les siens. Une fois là, au cœur d’une flamme de vie, elle voyait également d’autres choses, pas uniquement ce que la personne voyait, mais ce qu’elle pensait, sentait et désirait. Et davantage encore : elle apercevait, tremblotants dans les parties les plus ardentes de la flamme, souvent couverts par le bruit des pensées et désirs immédiats, les chemins qui s’ouvraient devant son hôte, les choix qui s’offraient et l’existence qu’il connaîtrait s’il optait pour une route plutôt qu’une autre dans les heures et les jours à venir.
Peggy découvrait tant de choses dans les flammes des autres qu’elle ne savait presque rien de la sienne.
Elle se considérait parfois comme la vigie solitaire tout en haut du mât d’un navire. Elle n’avait pourtant jamais vu de bateau de sa vie, en dehors des radeaux de l’Hio et une fois d’un chaland sur le canal d’Irrakwa. Mais elle lisait des livres, tout ceux que le docteur Whitley Physicker lui ramenait de ses visites à Dekane. Elle était donc au courant pour la vigie sur le mât. Accrochée au gréement, les bras à demi entortillés dans les cordages pour éviter de tomber en cas d’un brusque roulis ou tangage du navire, ou d’un coup de vent imprévu ; bleue de froid en hiver, rouge brique en été ; et rien d’autre à faire tout au long de la journée, tout au long des heures interminables de sa veille, que de contempler le vide azuré de l’océan. S’il s’agissait d’un bateau pirate, la vigie guettait les voiles des proies. S’il s’agissait d’un baleinier, elle guettait les souffles et les bonds de l’animal. En général, elle guettait simplement la terre, les hauts-fonds, les barres invisibles ; elle guettait les pirates ou quelque ennemi juré de son pays.
La plupart du temps elle n’apercevait jamais rien, rien de rien, que des vagues, des oiseaux de mer plongeant dans les flots et des nuages duveteux.
Je suis une vigie sur un perchoir, se dit Peggy. Envoyée dans la mâture à peu près seize ans plus tôt, le jour où je suis née, je n’en ai pas bougé depuis, on ne m’a pas une seule fois laissée redescendre, pas une seule fois permis de me reposer dans l’étroit réduit des couchettes du pont inférieur, pas une seule fois donné la possibilité de seulement fermer une écoutille au-dessus de ma tête ou une porte dans mon dos.
Toujours, toujours aux aguets, à regarder au loin, à regarder auprès. Et comme ce ne sont pas mes yeux naturels qui voient, je ne peux pas les fermer, même quand je dors.
Aucun moyen d’y échapper. Depuis le grenier où elle était assise, elle voyait sans y penser :
Maman, qu’on appelle la vieille Peg Guester, ou la Peg, de son vrai nom Margaret, qui prépare à manger dans la cuisine pour la tralée de clients attendus au dîner. Elle ne possède d’ailleurs pas de talent particulier dans ce domaine, alors elle trouve ça dur, contrairement à Gertie Smith, capable sur cent jours de donner cent goûts différents à du porc salé. Son talent, à Peg Guester, concerne les affaires de femmes, elle sait mettre les enfants au monde et jeter des charmes, mais une bonne auberge, c’est d’abord de la bonne cuisine, et depuis que grandpapa n’est plus là c’est elle qui s’en charge, de la cuisine, alors elle ne pense à rien d’autre et supporte difficilement qu’on l’interrompe, surtout sa fille qui erre dans la maison comme une âme en peine, qui ne desserre quasiment pas les dents, une gamine vraiment désagréable, un laideron, elle si gentille et si prometteuse étant petite, dans la vie tout finit par tourner au vinaigre…
Oh, vous parlez d’un bonheur, d’apprendre qu’on ne plaît guère à sa propre mère ! Pourtant Peggy connaissait aussi son profond dévouement. Mais savoir qu’un peu d’amour habite le cœur d’une maman n’atténue qu’à peine la douleur de savoir qu’elle vous a aussi en grippe.
Et papa, de son nom Horace Guester, tenancier de l’Auberge de la Rivière Hatrack. Un joyeux luron, papa ; en ce moment même, dans la cour, il raconte des histoires à un client, lequel a du mal à quitter l’auberge. Comme s’ils avaient toujours autre chose encore à se dire, et tenez, ce client, un avocat en tournée, de Cleveland, au nord, il se figure qu’Horace Guester est le meilleur, le plus honnête citoyen de sa connaissance, que si les gens avaient tous autant de cœur que cet homme-là, il n’y aurait plus de crimes et plus de causes à défendre dans la région amont de l’Hio. Tout le monde pensait de même. Tout le monde aimait le vieil Horace Guester.
Mais sa fille, la torche Peggy, elle voyait dans sa flamme de vie et savait ce que lui en pensait. Devant ces gens qui lui souriaient, il se disait : « S’ils apprenaient ce que je suis réellement, ils cracheraient sur la route, à mes pieds, puis ils s’en iraient oublier qu’ils ont connu mon visage et mon nom. »
Depuis sa chambre mansardée, Peggy voyait luire toutes les flammes de vie, toutes celles du village. Surtout les flammes de ses parents, parce qu’elle les connaissait mieux que les autres ; puis celles des clients qui logeaient à l’auberge ; enfin celles des habitants de Hatrack.
Conciliant Smith, son épouse Gertie et leur trois morveux de gamins qui n’avaient que des bêtises en tête quand ils ne vomissaient pas ou ne faisaient pas pipi… Peggy sentait le plaisir de Conciliant à travailler le métal, son dégoût pour ses propres enfants, sa désillusion devant le spectacle de sa femme, autrefois d’une beauté éblouissante et inaccessible, transformée en une sorcière aux cheveux filandreux qui braillait d’abord sur les drôles puis venait brailler de même sur lui.
Pauley Wiseman, le shérif, qui adorait inspirer la crainte chez les autres ; Whitley Physicker, en colère contre lui-même parce que la moitié du temps sa médecine n’avait aucun effet, que toutes les semaines la mort frappait et qu’il n’y pouvait rien. Anciens et nouveaux habitants, fermiers et gens de métier, Peggy voyait par leurs yeux et dans leurs âmes. Elle voyait les lits conjugaux toujours froids la nuit et les adultères secrètement enfouis dans des cœurs coupables. Elle voyait le vol chez des employés, des amis, des serviteurs de confiance, et le fond d’honorabilité chez beaucoup de ceux qu’on méprisait et qu’on rejetait.
Elle voyait tout et ne disait rien. Elle gardait bouche cousue. Ne parlait à personne. Parce qu’elle ne voulait pas mentir. Elle avait promis des années plus tôt qu’elle ne mentirait jamais et elle tenait parole en observant le silence.
Les autres n’avaient pas ce problème. Eux pouvaient parler et dire la vérité. Mais pas Peggy. Elle connaissait trop bien tous ces gens. Elle connaissait leurs peurs, leurs désirs, leurs fautes – ils la tueraient, ou se tueraient, s’ils se doutaient un jour qu’elle était au courant de ce qu’ils avaient fait. Même ceux qui n’avaient jamais commis de mauvaises actions auraient honte à l’idée qu’elle connaissait leurs rêves secrets ou leur folie cachée. Elle ne pouvait donc pas parler franchement à ces gens, elle se trahirait, peut-être pas forcément par un mot mais par une façon de détourner la tête, d’éviter un sujet de discussion ; ils devineraient alors qu’elle savait, ou ils auraient peur qu’elle sache, ou peur tout court. Seulement peur, sans même pouvoir affirmer de quoi, et ça les détruirait, certains d’entre eux, les plus fragiles.
Elle était une perpétuelle vigie, seule en haut du mât, accrochée aux cordages, qui voyait plus de choses qu’elle ne l’aurait souhaité et n’avait jamais même une minute à elle.
Quand il ne s’agissait pas d’une naissance pour laquelle il lui fallait aller vérifier comment le bébé se présentait, alors c’étaient des gens qui avaient des ennuis quelque part et qu’on devait secourir. Dormir ne lui servait pas à grand-chose non plus. Elle ne dormait jamais tout à fait. Une partie d’elle-même restait toujours à l’état de veille et voyait brûler, étinceler les flammes de vie.
Comme maintenant. En ce moment même, alors qu’elle regardait vers la forêt, elle en distinguait une. Une flamme qui brûlait tout au loin.
Elle s’en rapprocha aussitôt, pas physiquement, bien entendu, son corps ne quitta pas le grenier, mais en tant que torche elle savait comment observer de tout près des flammes de vie éloignées.
C’était une jeune femme. Non, une jeune fille, encore plus jeune qu’elle. Son esprit avait quelque chose de particulier, et Peggy sut tout de suite que sa langue maternelle était étrangère, même si elle parlait et pensait maintenant en anglais. Ses pensées s’en trouvaient toutes bizarres et tarabiscotées. Mais certains sentiments s’impriment dans le cerveau plus profondément que les mots ; la petite Peggy n’avait pas besoin d’aide pour découvrir la présence d’un bébé dans les bras de la fille, son attitude face à la rivière parce qu’elle sait qu’elle va mourir, l’horreur qui l’attend si elle retourne à la plantation et ce qu’elle a fait la veille au soir pour s’échapper.
Voyez le soleil là-bas, à trois doigts au-dessus de la forêt. Cette esclave marronne et son bébé, son petit bâtard à demi blanc, voyez-les sur la berge de l’Hio, en partie dissimulés par les arbres et les buissons, qui regardent les hommes blancs sur leurs radeaux descendre la rivière à la perche. Elle a peur, les chiens ne peuvent pas les retrouver, elle sait ça, mais très bientôt ils vont amener le pisteur de marronneurs, très mauvais pour elle, et comment traverser cette rivière avec le bébé ?
Elle a une pensée horrible : je laisse le bébé, je le cache dans cette souche pourrie, je nage, je vole un bateau et je reviens. Ça marchera, dame oui.
Mais elle sent aussitôt, cette fille noire à qui personne n’a jamais appris le rôle de mère, qu’une bonne maman n’abandonne pas son bébé quand il tète encore autant de fois que les deux mains par jour. Elle murmure : « Une bonne maman laisse pas un ’tit bébé pour qu’le renard, la fouine ou l’blaireau, ils s’en viennent grignoter et tuer li. Dame non, pas moi. »
Elle s’assied donc, son bébé serré contre elle, et regarde couler la rivière ; ça pourrait tout aussi bien être le bord de la mer, puisqu’elle ne traversera jamais.
Des Blancs l’aideront, peut-être ? Ici, à la frontière de l’Appalachie, ils pendent ceux qui aident une esclave à s’échapper. Mais cette fille marronne a entendu ce qu’on raconte à la plantation ; il existe des Blancs qui disent que personne ne doit appartenir à quelqu’un d’autre. Que la fille noire doit avoir les mêmes droits que la dame blanche et repousser un homme qui n’est pas son vrai mari. Que la fille noire doit garder son bébé, empêcher le patron blanc de promettre de le vendre le jour de son sevrage, de l’envoyer grandir dans une maison d’esclaves du comté de Dryden où il embrassera les pieds des hommes blancs pour un oui, pour un non.
« Oh, il en a d’la chance, ton bébé, a-t-on dit à la jeune esclave. Il va grandir dans une belle demeure de seigneur, dans les Colonies d’la Couronne où ils ont encore un roi… peut-être même qu’un jour il le verra, le roi. »
Elle ne répondait pas mais elle riait à l’intérieur. La belle affaire, de voir un roi ! Son papa en était un, de roi, là-bas en Afrique, et ils l’avaient abattu. Les négriers portugais lui avaient montré, à la fille noire, l’avantage d’être roi : on meurt aussi vite que les autres, on perd du sang rouge tout pareil, on crie de peur et de douleur. Oh, pour ça, c’est bien d’être roi, et c’est bien d’en voir un. Est-ce que les Blancs croient leurs propres mensonges ?
Moi, je ne les crois pas. Je dis que je les crois, mais c’est faux. Je ne les laisserai jamais l’emmener, mon bébé. Il est petit-fils de roi, et je lui répéterai ça tous les jours tant qu’il grandira. Quand il sera le roi, personne ne le battra avec le bâton, ou alors il répondra, et personne ne prendra sa femme pour l’écarteler comme un cochon d’abattoir et planter un bébé à moitié blanc dans son ventre, pendant que lui reste dans sa cabane sans pouvoir rien y faire que pleurer. Dame non, alors.
Alors elle a fait la chose défendue, la chose mauvaise, affreuse, malfaisante. Elle vole deux bougies qu’elle chauffe au feu et qui deviennent toutes molles. Elle les pétrit comme de la pâte à pain, elle ajoute du lait de son téton après la tétée du bébé, elle mélange aussi un peu de sa salive à la cire, ensuite elle la roule, la tourne et la retourne dans la cendre jusqu’à obtenir une figurine à la ressemblance d’une esclave noire. À sa ressemblance.
Puis elle cache sa poupée esclave et s’en va trouver Gros Goupi pour lui demander des plumes du beau merle qu’il vient d’attraper.
« Une esclave noire, elle a pas besoin d’plumes, dit Gros Goupi.
— J’y fais un croque-mitaine pour mon bébé », elle répond.
Gros Goupi rit, il sait qu’elle ment. « Y a pas de croque-mitaines avec des plumes. Première nouvelle. »
La jeune esclave, elle dit : « Mon poupa est roi d’Umbawana. J’connais tous les secrets. »
Gros Goupi, il secoue la tête, il rit, il rit. « Qu’esse t’y connais, hein ? Tu connais même pas parler l’anglais. J’vais te donner toutes les plumes de merle que tu veux, mais quand ton p’tit, il arrêtera de téter, tu viendras m’voir et je t’en ferai un autre, tout noir çui-là. »
Elle déteste Gros Goupi autant que le patron blanc, mais il a des plumes de merle, alors elle dit : « Oui, missié. »
Elle se remplit les deux mains de plumes. Elle rit en elle-même. Elle sera loin et morte avant que Gros Goupi, il mette un bébé dans son ventre.
Elle recouvre la figurine de plumes noires, et ça devient un petit oiseau en forme de jeune fille. Très puissante, cette figurine qui contient son lait et sa salive, qui porte des plumes de merle. Très puissante. Elle suce toute la vie de son corps, mais le bébé, il n’embrassera jamais les pieds d’un patron blanc, le patron blanc ne lui donnera jamais le fouet.
La nuit noire, la lune n’est pas encore levée. La fille se glisse hors de sa cabane. Le bébé tète, il ne fait pas de bruit. Elle l’attache contre sa poitrine, il ne tombera pas. Elle jette la figurine dans le feu. Tout le pouvoir des plumes s’échappe, il brûle, brûle, brûle. Elle sent sa chaleur entrer en elle. Elle déploie ses ailes, larges, si larges, les étend et les agite comme elle l’a vu faire au beau merle. Elle s’élève en l’air, tout là-haut dans la nuit sombre, monte et vole, s’en va très loin vers le nord ; la lune paraît, elle la garde à sa droite pour emporter son bébé dans un pays où les Blancs disent que les filles noires, jamais des esclaves, et le bébé à moitié blanc, jamais esclave non plus.
Arrive le matin, avec le soleil, et elle ne vole plus. Oh, c’est comme mourir, pense-t-elle, comme mourir, de marcher sur le sol. Un oiseau à l’aile brisée… Elle prie que Gros Goupi la retrouve, elle sait ça maintenant. Après avoir volé, marcher rend triste, ça fait mal… comme une esclave avec des chaînes, la terre sous les pieds.
Mais elle marche toute la matinée en portant son bébé, et la voilà au bord de cette grande rivière. Tout près, se dit l’esclave marronne. J’ai volé jusqu’ici, me restait plus qu’à voler par-dessus l’eau. Mais le soleil s’est levé et je suis descendue avant la rivière. Maintenant je ne traverserai jamais, le pisteur me trouvera, il me fouettera au sang, prendra mon bébé, le vendra dans le Sud.
Pas moi. Je vais bien les attraper. Je mourrai d’abord.
Non, je mourrai en deux.
Les autres pouvaient discuter et se demander si l’esclavage était un péché mortel ou une coutume bizarre. Les autres pouvaient se chamailler au sujet de ces fous d’abolitionnistes insupportables, même si l’esclavage était vraiment une mauvaise chose. Les autres pouvaient se pencher sur le sort des Noirs et les plaindre, tout en étant bien contents de les savoir pour la plupart en Afrique, dans les Colonies de la Couronne, au Canada ou n’importe où très loin. Peggy, elle, ne pouvait s’offrir le luxe d’avoir une opinion sur la question. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’aucune flamme de vie n’avait connu de si grande douleur qu’une âme de Noir vivant dans l’ombre fine et sinistre du fouet.
Peggy se pencha à la fenêtre du grenier et appela : « Papa ! »
Il quitta à grands pas le devant de la maison et s’avança jusque sur la route, d’où il pouvait voir la fenêtre en levant la tête. « Tu m’appelles, Peggy ? »
Elle se contenta de le regarder sans rien dire ; il n’avait nul besoin d’autre signal. Il salua et souhaita bon vent au client si vite que le pauvre bougre se retrouva à mi-chemin du village avant de comprendre ce qui lui arrivait. P’pa était déjà rentré et montait l’escalier.
« Une jeune fille avec un bébé, lui dit-elle. Sus l’aut’ rive de l’Hio, elle a peur et veut s’tuer si elle s’fait prendre.
— Loin, sus c’te rive ?
— Un peu plus bas qu’La Bouche, à ce que j’crois. Papa, j’vais avec toi.
— Ah ça, non.
— Si, papa. Tu la trouveras jamais, ni tout seul, ni avec dix hommes de plus comme toi. Elle a trop peur des hommes blancs, elle a d’bonnes raisons pour ça. »
Papa la regarda, ne sachant que faire. Il ne lui avait jamais permis de venir jusqu’à présent, mais en général c’étaient des hommes noirs qui s’échappaient. Seulement, elle les trouvait d’ordinaire de ce côté-ci de l’Hio, perdus et apeurés, et ça présentait moins de risques. Passer en Appalachie, c’était la prison assurée s’ils se faisaient prendre à aider un Noir à s’enfuir. La prison, voire la corde illico à un arbre. Les abolitionnistes n’étaient pas bien vus au sud de l’Hio, et encore moins ceux qui aidaient les marronneurs mâles, femelles et petits à monter dans le Nord, chez les Français du Canada.
« Trop dangereux de traverser, dit-il.
— Raison de plus, t’as b’soin d’moi. Pour la trouver et pour détecter si quelqu’un d’autre arrive.
— Ta mère, elle m’tuerait si elle apprenait que je t’ai emmenée.
— Alors j’vais partir tout d’suite, par derrière.
— Dis-lui que tu vas voir madame Smith…
— J’y dirai rien, ou alors la vérité, papa.
— Eh ben, j’vais rester icitte et prier l’Seigneur de m’protéger en s’arrangeant pour qu’elle s’aperçoive pas que tu t’en vas. On s’retrouvera à La Bouche au coucher du soleil.
— On peut pas…
— Non, on peut pas y aller plus tôt, dit-il. Impossible de passer avant la nuit. S’ils l’attrapent ou si elle meurt avant ça, alors tant pis, mais on peut pas traverser l’Hio d’jour, jamais d’la vie. »
Des bruits dans la forêt, ça fait peur, très peur à la petite esclave. Les arbres l’agrippent, les chouettes crient fort pour indiquer où elle se cache, la rivière se moque d’elle tout le temps. Elle ne peut pas bouger, elle tomberait dans le noir, ferait mal au bébé. Elle ne peut pas rester, ils la trouveraient tout de suite. Même si elle volait, ça ne les tromperait pas, les pisteurs ; leurs yeux vont loin et ils peuvent la voir à une main de mains de distance.
Un pas, c’est sûr. Oh, Seigneur Dieu Jésus, sauve-moi du démon, là, dans le noir.
Un pas, une respiration, des branches qu’on écarte. Mais pas de lanterne ! Ce qui vient me voit dans le noir ! Oh, Seigneur Dieu Moïse Sauveur Abraham.
« Petite. »
La voix, j’entends la voix, je ne peux pas respirer. Tu l’entends, toi, bébé ? Ou bien je la rêve, la voix ? Une voix de dame, très douce voix de dame. Le diable n’a pas une voix de dame, tout le monde connaît ça, non ?
« Petite, je viens t’faire traverser la rivière et vous aider, toi et ton bébé, à monter dans l’Nord, là où vous serez libres. »
Je ne trouve plus de mots, ni dans la langue des esclaves, ni dans celle d’Umbawana. Quand je me mets des plumes, est-ce que je perds mes mots ?
« On a une bonne grosse barque et deux hommes forts pour ramer. J’connais que tu me comprends, j’connais que tu m’fais confiance et aussi que tu veux venir. Alors approche, petite, prends ma main, tiens, la v’là, t’as pas b’soin de parler, tu lâches pas ma main. Y a quèques hommes blancs, mais c’est mes amis et ils te toucheront pas. Personne te touchera sauf moi, tu peux m’croire, petite, ça tu peux m’croire. »
Elle touche ma peau, sa main toute fraîche et douce comme la voix de la dame. Un ange, la Sainte Vierge Mère de Dieu.
Beaucoup de pas, des pas lourds, et maintenant des lanternes, des lumières et des hommes blancs, grands et vieux, mais la dame, elle tient toujours ma main.
« Elle crève de peur.
— R’gardez-moi ça. La peau lui tient aux os.
— Ça fait combien d’jours qu’elle a pas mangé ? »
Des grosses voix d’hommes comme le patron blanc qui a fait son bébé.
« Elle s’est enfuie seulement hier soir d’sa plantation », dit la dame.
Comment elle sait, la dame ? Elle sait tout. Ève, la maman de tous les bébés. Pas le temps de parler, pas le temps de prier, avancer vite, s’appuyer sur la dame blanche, marcher, marcher, marcher jusqu’au bateau qui attend sur l’eau comme dans un rêve, oh ! là ! le bateau, petit bébé, le bateau nous emporte, traverser le Jourdain, la Terre Promise.
Ils étaient au milieu de la rivière lorsque la jeune Noire se mit à trembler, à pousser des cris, à débiter des mots.
« Fais-la taire, dit Horace Guester.
— Y a personne dans les environs, répondit Peggy. Personne nous entend.
— Qu’esse qu’elle raconte ? » demanda Po Doggly. Il élevait des cochons près de l’embouchure de la Hatrack, et l’espace d’un instant Peggy crut qu’il faisait allusion à elle. Mais non, il s’agissait de la fille noire.
« Elle cause dans sa langue d’Afrique, m’est avis, dit Peggy. Sa façon de s’enfuir, à c’te fille, c’est pas rien.
— Avec un bébé, en plusse, approuva Po.
— Oh, l’bébé, fit Peggy. Faut que je l’prenne.
— Pourquoi donc ? demanda papa.
— Par rapport que vous deux, vous allez porter la mère. D’la rive au chariot, toujours bien. Cette enfant-là, elle est plus capable d’mettre un pied d’vant l’autre. »
Ils abordèrent et firent comme elle avait dit. Le vieux chariot de Po ne valait pas grand-chose question confort – une malheureuse couverture de cheval fatiguée, c’était tout le bien-être qu’il offrait –, mais ils y étendirent la fugitive, et si elle s’en formalisa elle n’en montra rien. Horace leva la lanterne bien haut pour la regarder. « T’as ma foi raison, Peggy.
— De quoi ?
— D’la traiter d’enfant. J’suis prêt à jurer qu’elle a pas treize ans. Prêt à l’jurer. Et avec un bébé. T’es sûre que ce bébé, c’est l’sien ?
— J’en suis sûre », fit Peggy.
Po Doggly gloussa. « Oh, vous connaissez comment ils sont, ces moricauds, de vrais lapins, dès qu’ils le peuvent ils y vont. » Il se rappela alors la présence de Peggy. « ’mande pardon, m’dame. On n’a jamais de dame avec nous d’accoutumé, c’est l’premier soir.
— C’est à elle qu’il faut demander pardon, dit Peggy avec froideur. L’bébé est un croisé. L’propriétaire de c’te jeune fille a conçu l’petit sans sa permission. M’est avis que vous m’comprenez.
— T’as pas à causer d’ces choses-là », fit Horace Guester. Il était en colère, pour sûr. « Déjà dommage que tu participes à not’ affaire, en plusse tu connais toutes sortes de choses sus c’te pauvre drôlesse, c’est pas bien d’raconter ses secrets comme ça. »
Peggy se tut et n’ouvrit plus la bouche durant tout le trajet de retour. C’était pareil à chaque fois qu’elle parlait franchement, voilà pourquoi elle ne le faisait presque jamais. Devant la souffrance de la jeune esclave, elle s’était oubliée et en avait trop dit. Maintenant papa songeait à tout ce que sa fille savait de la fugitive noire au bout de quelques minutes et il s’inquiétait de tout ce qu’elle devait savoir sur lui.
Tu veux connaître ce que je sais, papa ? Je sais pourquoi tu fais ça. Tu n’es pas comme Po Doggly, papa, qui n’aime pas spécialement les Noirs mais a horreur de voir enfermer tout ce qui est sauvage. S’il aide les esclaves à monter au Canada, c’est parce qu’il possède en lui ce besoin de leur rendre la liberté. Mais toi, papa, tu le fais pour racheter ton péché secret. Ton joli petit secret qui t’a souri, le cœur en berne, tu aurais pu dire non, mais tu t’en es bien gardé, tu as dit oui, oh oui ! Ça, c’était pendant que maman m’attendait, tu étais parti à Dekane acheter du ravitaillement, tu y es resté une semaine et tu as dû avoir cette femme dix fois en six jours. Je me souviens de chacune de ces fois-là aussi clairement que toi, je te sens rêver d’elle la nuit. Rouge de honte mais brûlant de désir. Je sais parfaitement ce qu’un homme éprouve quand il a tellement envie d’une femme que la peau le démange et qu’il ne tient pas en place. Toutes ces années tu t’en es voulu de ce que tu as fait, d’autant plus que tu chéris ce souvenir, alors tu payes pour ça. Tu risques la prison ou de finir pendu à un arbre en pâture aux corbeaux, non par amour des Noirs mais dans l’espoir peut-être de faire le bien pour que les enfants de Dieu te libèrent du penchant coupable que tu gardes en secret.
Et voilà la meilleure, papa. Si tu savais que je connais ton secret, probable que t’en mourrais, ça te tuerait sur le coup. Et pourtant, si je pouvais te dire, seulement te dire que je sais, alors je pourrais aussi ajouter autre chose, du genre : « Papa, tu ne vois donc pas que c’est là ton talent ? Toi qui t’en es toujours cru dépourvu, eh bien, tu en as un. Celui de donner aux autres le sentiment qu’on les aime. Ils viennent dans ton auberge et ils se sentent comme chez eux. Alors tu l’as vue, cette femme de Dekane, et elle manquait d’affection, elle avait envie de connaître l’effet que tu fais aux gens, grande envie. Et c’est dur, papa, dur de ne pas aimer quelqu’un qui t’aime aussi fort, qui s’accroche à toi comme des nuages à la lune, qui sait que tu vas poursuivre ta route, que tu ne resteras jamais, mais qui a soif d’amour, papa. J’ai cherché cette femme, cherché sa flamme de vie, partout, et je l’ai trouvée. Je sais où elle vit. Elle n’est plus jeune maintenant, comme tu te la rappelles. Mais elle reste toujours belle, belle comme dans ton souvenir, papa. C’est une brave femme, et tu ne l’as pas fait souffrir. Elle se souvient de toi avec tendresse, papa. Elle sait que Dieu vous a pardonné à tous deux. C’est toi qui ne veux pas pardonner, papa.
Quelle tristesse, songea Peggy, de rentrer chez soi dans ce chariot. Papa accomplit une action qui lui vaudrait de passer pour un héros aux yeux de n’importe quelle autre fille. Pour un grand homme. Mais parce que je suis une torche, je connais la vérité. Il n’opère pas une sortie comme Hector devant les portes de Troie, prêt à risquer la mort pour sauver d’autres gens. Il fait ça en catimini comme un chien battu, parce qu’en lui-même il est un chien battu. Il sort en courant pour échapper à un péché que le Seigneur lui aurait pardonné depuis longtemps s’il lui avait rendu la chose possible.
Bientôt, Peggy cessa de se dire que c’était triste pour son père. C’était triste pour à peu près tout le monde, non ? Mais la plupart des gens tristes persistaient dans leur tristesse, ils se cramponnaient à leur malheur comme au dernier baril d’eau en période de sécheresse. Peggy ne faisait pas exception, qui attendait Alvin tout en sachant qu’il ne lui apporterait aucune joie.
Cette fille, là, à l’arrière du chariot, elle était différente. Promise au terrible malheur de perdre son bébé, elle n’avait pas attendu les bras croisés qu’on le lui enlève pour se lamenter ensuite. Elle avait dit non. Tout simplement non, voilà, je ne vous laisserai pas me vendre ce bébé dans le Sud, même à une riche famille. Un esclave de riche reste toujours un esclave, pas vrai ? Et s’il descend dans le Sud, ça veut dire qu’il sera encore plus loin pour s’échapper et gagner le Nord. Peggy suivait les pensées de la fille qui s’agitait et gémissait à l’arrière du chariot.
Encore une chose, pourtant. Cette fille était plus héroïque que papa ou même Po Doggly. Parce qu’elle n’avait pas trouvé d’autre solution pour s’enfuir que de recourir à une sorcellerie puissante dont Peggy n’avait jamais entendu parler. Elle n’avait jamais pensé que les Noirs s’adonnaient à de telles pratiques. Mais c’était la vérité, elle ne l’avait pas rêvé. La fille noire avait volé. Elle avait façonné une poupée de cire, l’avait emplumée et brûlée. Carrément brûlée. Ça lui avait permis de voler loin, un vol long et pénible jusqu’à ce que le soleil se lève, assez loin pour que Peggy l’aperçoive et qu’on lui fasse traverser l’Hio. Mais la fugitive le payait cher.
Lorsqu’ils rentrèrent à l’auberge, maman se mit en colère, Peggy ne l’avait jamais vue aussi furieuse. « Tu mériterais l’fouet pour un crime pareil, emmener ta fille de seize ans en pleine nuit pour mal faire. »
Mais papa ne répondit pas. Il n’en eut pas besoin une fois qu’il eut porté la jeune esclave à l’intérieur pour l’allonger par terre devant le feu.
« C’est pas possible, elle a rien mangé depuis des jours ! Des semaines ! s’écria maman. Et elle a l’front qui m’brûle la main rien que d’y toucher. Va m’quérir une casserole d’eau, Horace, pour y tamponner l’front, pendant que j’réchauffe du bouillon, elle va en boire un peu…
— Non, maman, fit Peggy. Vaut mieux trouver du lait pour l’bébé.
— Il va pas mourir, le bébé, alors que c’te drôlesse si, c’est pas toi qui vas m’apprendre c’que j’dois faire, j’connais comment guérir ces choses-là, tout d’même…
— Non, maman, dit Peggy. Elle a fait d’la sorcellerie avec une poupée de cire. C’est d’la sorcellerie de Noirs, mais elle savait comment s’y prendre et elle avait l’pouvoir, c’est la fille d’un roi d’Afrique. Elle savait aussi ce que ça allait lui coûter, et asteure faut qu’elle paye.
— Tu veux m’dire que c’te gamine, elle va mourir ? demanda maman.
— Elle a fabriqué une poupée comme elle, maman, et elle l’a mise dans l’feu. Ça lui a donné des ailes pour voler toute une nuit. Mais au prix du reste de sa vie. »
Papa avait l’air effondré. « Peggy, tu bêtises. Quel avantage pour elle de fuir l’esclavage, si c’est pour mourir ? Pourquoi pas s’tuer là-bas et s’épargner tout ce tracas ? »
Peggy n’eut pas besoin de répondre. Le bébé qu’elle tenait dans ses bras se mit alors à pleurer, il n’y avait rien d’autre à ajouter.
« Je m’en vais quérir du lait, dit papa. Christian Larsson aura bien un canon à m’céder, même à c’t’heure de la nuit. »
Mais maman le retint. « Regardes-y à deux fois, Horace, dit-elle. Il est pas loin de minuit asteure. Tu vas y dire que t’as b’soin d’lait pour quoi faire ? »
Horace soupira et rit de sa propre sottise. « Pour donner au p’tit moricaud d’une marronneuse. » Mais il devint alors tout rouge et s’emporta. « Elle en a d’bonnes, c’te fille ! dit-il. Elle est venue jusqu’icitte en connaissant qu’elle allait mourir, et asteure qu’esse qu’elle se figure qu’on va en faire, nous autres, de ce p’tit moricaud ? On peut quand même pas l’emmener au nord, l’déposer de l’aut’ côté d’la frontière et le laisser brailler jusqu’à tant qu’un Français s’en vienne le prendre !
— Elle s’est dit qu’il vaut mieux mourir libre que vivre en esclave, m’est avis, fit Peggy. Elle devait connaître que la vie qu’son bébé trouverait chez nous autres serait toujours meilleure que celle de là-bas, m’est avis. »
La jeune fille étendue devant le feu respirait doucement, les yeux clos.
« Elle dort, c’est ça ? demanda maman.
— Elle est pas encore morte, dit Peggy, mais elle nous entend pas.
— Alors j’te l’dis tout net, c’est une vilaine affaire qu’on a sus les bras. Faut pas que l’monde connaisse que tu fais passer des marronneurs par chez nous autres. La nouvelle se répandrait si vite qu’on aurait betôt deux douzaines de pisteux à camper icitte à longueur d’année, et y en a sûrement un qui finirait par te tirer d’sus de derrière un fourré.
— Personne connaîtra ça, dit papa.
— Qu’esse tu vas faire, dire que t’es tombé par adon sus son cadavre dans les bois ? »
Peggy avait envie de leur crier : « Elle n’est pas encore morte, alors faites attention à ce que vous dites ! » Mais la vérité, c’est qu’il fallait trouver une solution, et rapidement. Et si l’un des clients se réveillait pendant la nuit, qu’il descendait ? C’est du coup qu’il n’y aurait plus de secret à garder.
« Elle va mourir quand ? demanda papa. Au matin ?
— Elle sera morte avant le lever du soleil, papa. »
Papa hocha la tête. « Alors vaut mieux que j’me mette à l’ouvrage. La fille, j’peux m’en occuper. Vous autres, les femmes, vous allez trouver ce qu’on va faire de ce p’tit moricaud, j’espère.
— Ah oui, tu crois ça, hein ? fit maman.
— Moi, j’connais que j’trouverais pas ; vous autres, ça sera mieux.
— Bon, eh ben, j’dirai p’t-être aux genses que ce bébé, c’est l’mien. »
Papa ne se mit pas en colère. Il sourit, c’est tout, et dit : « L’monde croira pas ça, même si tu baignes ce drôle dans la crème trois fois par jour. »
Il sortit et entraîna Po Doggly pour qu’il lui donne la main à creuser une tombe.
« L’faire passer pour un bébé né par icitte, c’est pas une si mauvaise idée, dit maman. La famille noire qui vit plus bas dans les marais… tu t’rappelles, deux ans passés, quand un propriétaire d’esclaves a essayé d’prouver qu’elle lui appartenait ? C’est quoi leur nom, Peggy ? »
Peggy les connaissait beaucoup mieux que n’importe quel autre Blanc de Hatrack River ; elle les surveillait comme elle le faisait pour tout le monde, connaissait tous leurs enfants et leurs noms respectifs.
« Ils ont pris l’nom de Berry, dit-elle. Comme chez les nobles, ils gardent ce nom de famille quel que soit l’métier qu’ils font les uns et les autres.
— Pourquoi on le f’rait pas passer pour un bébé à eux ?
— Ils sont pauvres, maman, dit Peggy. Ils peuvent pas nourrir une bouche en supplément.
— Pour ça, on pourrait les aider, dit maman. On a plusse qu’il nous faut.
— Réfléchis une seconde, maman. De quoi ça aurait l’air ? Tout d’un coup, v’là que les Berry se r’trouvent avec un bébé plus clair – suffit de l’regarder pour voir qu’il est à moitié blanc. Et Horace Guester qui s’met à leur apporter des présents. »
La figure de maman rougit. « Qu’esse tu connais d’ces affaires-là ? demanda-t-elle.
— Oh, pour l’amour du ciel, maman, j’suis une torche. Et tu sais bien qu’les gens s’mettraient à parler, tu l’sais bien, ça. »
Maman regarda la jeune Noire allongée. « Tu nous a mis dans un drôle de pétrin, fillette. »
Le bébé commença de s’agiter.
Maman se leva et gagna la fenêtre, comme si elle pouvait voir dans la nuit et trouver une réponse écrite dans le ciel. Puis, brusquement, elle se dirigea vers la porte et l’ouvrit.
« Maman, dit Peggy.
— Y a plus d’une façon d’plumer une oie », fit maman.
Peggy comprit à quoi elle songeait. Si on ne pouvait pas emmener le bébé chez les Berry, on pouvait peut-être le garder ici, à l’auberge, et dire qu’on s’en occupait à leur place parce qu’ils étaient pauvres. Tant que la famille Berry marcherait dans l’histoire, personne ne s’étonnerait de l’apparition soudaine chez les Guester d’un bébé à moitié noir. Et personne ne le prendrait pour le bâtard d’Horace, surtout si c’était sa femme qui l’amenait chez eux.
« Dis donc, tu t’rends compte de ce que tu leur demandes ? fit Peggy. Tout l’monde va s’dire que quelqu’un d’autre a labouré avec la génisse de m’sieur Berry. »
Maman parut tellement surprise que Peggy faillit éclater de rire. « J’croyais pas qu’les Noirs se souciaient d’ce genre d’affaires », dit-elle.
Peggy secoua la tête. « Maman, y a pas meilleurs chrétiens dans tout Hatrack River. Faut ça, pour continuer à pardonner la façon dont les Blancs les traitent, eux et leurs enfants. »
Maman referma la porte sans sortir et s’y adossa. « On les traite comment, leurs enfants ? »
La question était pertinente, Peggy le reconnut, et maman y avait pensé juste à temps. C’était bien joli, en voyant gigoter ce petit bébé noir décharné, de déclarer : « Je vais m’occuper de cet enfant et lui sauver la vie. » Encore fallait-il réfléchir à ce qu’il deviendrait lorsqu’il aurait cinq, sept, dix et dix-sept ans, qu’il serait un jeune mâle vivant dans la maison.
« J’crois pas qu’tu doives te faire du tracas pour ça, dit ’tite Peggy, beaucoup moins qu’pour la façon dont toi, tu comptes traiter ce drôle. Est-ce que tu comptes l’élever pour en faire ton domestique, un enfant de basse naissance dans ta grande et belle maison ? Si c’est ça, alors cette fille est morte pour rien, elle aurait aussi bien pu le laisser vendre dans l’Sud.
— J’ai jamais eu envie d’esclaves, fit maman. Va pas dire le contraire.
— Bon, et alors ? Est-ce que tu vas l’traiter comme ton propre fils, le défendre contre tout l’monde, comme tu l’ferais si t’avais porté un fils à toi ? »
Peggy observait maman qui réfléchissait ; elle vit soudain toutes sortes de nouvelles routes s’ouvrir dans sa flamme de vie. Un fils… voilà ce que serait ce gamin à moitié blanc. Et si les gens du pays le regardaient d’un mauvais œil parce qu’il n’était pas tout à fait de la bonne couleur, ils auraient affaire à Margaret Guester, oh oui, ils passeraient un sale quart d’heure, l’enfer cesserait de les épouvanter après ce qu’elle leur ferait subir.
Jamais maman n’avait montré pareille détermination, aussi forte et inébranlable, depuis toutes ces années où Peggy regardait dans son cœur. Il arrivait parfois que l’avenir entier d’une personne change sous ses yeux, et c’était le cas aujourd’hui. Tous ses chemins d’avenir s’étaient jusqu’ici plus ou moins ressemblés ; maman n’avait pas eu de choix à faire susceptibles de modifier sa vie.
Mais voilà que cette jeune mourante opérait chez elle une transformation. Des centaines de nouveaux chemins s’ouvraient désormais et sur chacun d’eux se tenait un petit garçon qui avait besoin d’elle, ce que n’avait jamais éprouvé sa fille. Agressé par les étrangers, cruellement malmené par les garçons du village, il viendrait sans cesse vers elle pour qu’elle le protège, l’éduque, l’endurcisse ; Peggy n’avait jamais agi ainsi.
C’est pour ça que je t’ai déçue, hein, maman ? Parce que j’en savais trop, trop jeune. Tu voulais que je vienne te trouver, confuse, des questions plein la bouche. Mais je n’avais jamais de questions à te poser, maman, parce que je savais déjà depuis l’enfance. Je savais ce qu’il en était d’être une femme par les souvenirs que tu conservais dans ta mémoire. Je connaissais l’amour dans le mariage sans que tu m’en parles. Je n’ai jamais passé de nuit à pleurer, pressée sur ton épaule, parce qu’un garçon qui me plaisait refusait de me regarder ; aucun garçon du pays ne m’a jamais plu. Je n’ai jamais fait ce que tu aurais aimé voir faire ta petite fille, parce que j’avais un talent de torche, que je savais tout et n’avais pas besoin de ce que tu voulais me donner.
Mais ce gamin à demi noir, il aura besoin de toi quel que soit son talent. Je vois sur tous ces chemins que si tu le gardes, si tu l’élèves, il sera davantage ton fils que je n’aurai été ta fille, bien que ton sang entre pour moitié dans le mien.
« Ma fille, dit maman, si j’passe c’te porte, ce sera-t-y bon pour le p’tit ? Et pis pour nous autres, de même ?
— Tu m’demandes de Voir pour toi, maman ?
— Oui, ’tite Peggy, et j’te l’avais encore jamais demandé, jamais pour moi-même.
— Alors je m’en vais te l’dire. » Peggy n’avait guère besoin de regarder loin sur les chemins de la vie de maman pour voir toute la joie que lui apporterait le gamin. « Si tu l’gardes et si tu l’traites comme ton propre fils, tu l’regretteras jamais.
— Et papa ? Il le traitera bien ?
— Tu connais donc pas ton mari ? » demanda Peggy.
Maman fit un pas vers elle, la main crispée ; elle ne l’avait pourtant encore jamais levée sur sa fille. « Pas d’insolences avec moi, dit-elle.
— Je parle comme lorsque je Vois, dit Peggy. C’est à la torche que tu t’adresses, c’est la torche qui t’répond.
— Alors dis c’que t’as à dire.
— Facile. Si tu connais pas comment ton mari traitera le gamin, c’est que tu l’connais pas du tout.
— Alors p’t-être que je l’connais pas, fit maman. P’t-être que je l’connais pas du tout. Ou p’t-être que si, et je veux que tu m’dises si j’ai raison.
— T’as raison, dit Peggy. Il le traitera bien, l’drôle se sentira aimé tous les jours de sa vie.
— Mais il l’aimera vraiment ? »
Peggy n’allait sûrement pas répondre à cette question. L’amour n’entrait même pas en ligne de compte pour papa. Il s’occuperait du gamin parce qu’il le fallait, qu’il s’en sentait le devoir ; le gamin n’y verrait pas de différence, à ses yeux ça passerait pour de l’amour, et ce serait bien plus sûr que l’amour. Mais l’expliquer à maman imposait de lui dire que papa accomplissait tant de choses parce que ses anciens péchés le travaillaient ; cette histoire-là, maman ne serait jamais prête à l’entendre.
Aussi Peggy se contenta-t-elle de la regarder et de lui répondre comme aux autres gens qui fourraient trop leur nez dans des affaires qu’ils ne souhaitaient pas véritablement connaître. « C’est à lui d’le dire, fit-elle. Tout ce que t’as besoin de savoir, c’est que l’choix que tu as déjà fait dans ton cœur est bon. D’avoir seulement pris cette décision, ç’a déjà changé ta vie.
— Mais je n’ai même pas encore décidé », dit maman.
Dans le cœur de maman il ne restait pas de chemin, pas un seul, où les Berry refusaient de reconnaître l’enfant comme le leur et de le lui confier pour l’élever.
« Si, t’as décidé, dit Peggy. Et t’es contente de l’avoir fait. »
Maman fit demi-tour et sortit en fermant la porte doucement derrière elle afin de ne pas réveiller le pasteur itinérant qui dormait dans la chambre juste au-dessus.
Peggy ressentit un malaise passager qu’elle s’expliquait mal. Si elle avait réfléchi une seconde, elle aurait compris : elle avait trompé sa maman sans même s’en apercevoir. Quand Peggy se chargeait d’une vision pour les autres, elle prenait toujours grand soin de regarder loin sur les chemins de leur vie, de rechercher les zones d’ombre aux causes imprévues. Mais Peggy était si sûre de connaître son père et sa mère qu’elle ne se donnait même pas la peine de regarder plus loin que ce qui était sur le point de se produire. C’est comme ça dans une famille. On s’imagine tous si bien se connaître qu’on ne cherche pas à savoir qui on est vraiment les uns et les autres. Avant longtemps, Peggy repenserait à cette journée et elle essayerait de comprendre pourquoi elle n’avait pas vu ce qui se préparait. Elle irait jusqu’à se dire que son talent lui avait fait défaut. Mais non. C’était elle qui avait fait défaut à son talent. Elle n’était pas la première à qui ça arrivait, ni la dernière, ni même la pire, mais peu de gens le déploreraient autant.
Le moment de malaise passa, et Peggy l’oublia lorsqu’elle tourna ses pensées vers la jeune Noire allongée sur le sol de la salle commune. Elle était réveillée, les yeux ouverts. Le bébé vagissait toujours. Sans que la fille dise un mot, Peggy sut qu’elle souhaitait donner le sein au bébé, un sein dans lequel il n’y avait peut-être rien à téter. La fugitive n’avait même pas la force d’ouvrir sa chemise de coton décolorée. Peggy dut s’asseoir près d’elle et maintenir l’enfant contre ses cuisses pendant que de sa main libre elle défaisait les boutons à tâtons. La poitrine de la fille était si maigre, ses côtes si saillantes que les seins avaient l’air de sacoches de selle ballottant sur une barrière. Mais les mamelons s’érigeaient pour la tétée, et une mousse blanche apparut bientôt autour des lèvres du bébé ; il lui restait donc quelque chose à boire, même maintenant, aux derniers instants de sa mère.
La jeune Noire était bien trop faible pour parler, mais elle n’en eut pas besoin ; Peggy sut ce qu’elle voulait dire et lui répondit : « Ma maman va garder ton p’tit. Et elle laissera jamais personne en faire un esclave. »
C’était là ce qu’elle désirait le plus entendre, ça et les gargouillis, gazouillis et piailleries du bébé affamé pendu à son sein.
Mais Peggy tenait à ce qu’elle en sache plus avant de mourir. « Ton bébé apprendra qui t’es, lui dit-elle. On lui racontera comment t’as donné ta vie pour pouvoir t’envoler et l’amener chez nous autres, en pays libre. Il t’oubliera jamais, tu peux m’croire. »
Puis Peggy regarda dans la flamme de vie de l’enfant, chercha ce qu’il adviendrait de lui. Oh, ça ne serait pas de tout repos car l’existence d’un jeune garçon à moitié noir dans une ville de Blancs était dure, quel que soit le chemin qu’il choisirait de suivre. Elle en vit cependant assez pour connaître le caractère du bébé dont les doigts agrippaient et griffaient la poitrine dénudée de sa maman. « Et il sera aussi un homme qui méritera que tu soyes morte pour lui, j’te l’promets. »
Ces paroles mirent du baume au cœur de la marronneuse. Elles lui apportèrent suffisamment de paix pour qu’elle se rendorme. Au bout d’un moment, le bébé, satisfait, s’endormit à son tour. Peggy le prit, l’enveloppa dans une couverture et le déposa dans le creux du bras de sa maman. Tu resteras près d’elle jusqu’aux derniers instants de sa vie, dit-elle silencieusement à l’enfançon. Ça aussi, nous te le dirons, qu’elle te tenait dans ses bras quand elle est morte.
Quand elle est morte… Papa était dehors avec Po Doggly, à lui creuser une tombe ; maman s’en était allée chez les Berry pour les persuader de l’aider à sauver la liberté et la vie du bébé ; et Peggy qui raisonnait comme si la fille était déjà morte.
Mais elle ne l’était pas encore, morte. Dans une bouffée de colère, parce que, trop bête, elle n’y avait pas songé plus tôt, elle se rappela soudain quelqu’un de sa connaissance qui possédait le talent de guérir les malades. À la bataille de Détroit, ne s’était-il pas agenouillé auprès du corps criblé de balles du grand homme rouge Ta-Kumsaw ? Ne s’était-il pas agenouillé, lui, Alvin, et ne l’avait-il pas guéri ? Alvin sauverait cette fille s’il était ici.
Elle se projeta dans la nuit, à la recherche de la flamme de vie si lumineuse, la flamme de vie qu’elle connaissait le mieux au monde, mieux encore que la sienne. Et elle le trouva, Alvin, il courait dans la nuit, il se déplaçait à la façon des hommes rouges, comme s’il dormait, il ne faisait qu’un avec la nature qui l’entourait. Il approchait plus vite qu’aucun autre Blanc n’aurait pu le faire, même monté sur le cheval le plus rapide et en empruntant la meilleure route entre la Wobbish et la Hatrack, mais il n’arriverait pas avant demain midi, et l’esclave marronne serait déjà morte et enterrée dans le cimetière familial. À douze heures près, tout au plus, elle manquerait le seul homme du pays capable de lui sauver la vie.
Un comble, non ? Alvin pouvait la sauver, mais il ne saurait jamais qu’elle avait besoin de lui. Tandis que Peggy, qui ne pouvait rien y faire, elle savait tout ce qui arrivait, tout ce qui allait arriver, ce qui devrait arriver si le monde était bon. Il n’était pas bon. Ça n’arriverait pas.
Quel don terrible que celui d’une torche, que de connaître tous les événements à venir et d’avoir si peu de pouvoir pour les modifier ! Le seul pouvoir à sa disposition, c’était celui des mots, celui de prévenir les gens, et même alors elle n’était pas sûre de ce qu’ils allaient décider. Ils avaient toujours la possibilité de faire un choix qui les entraînait sur un chemin pire encore que celui auquel elle voulait les soustraire… Très souvent, par méchanceté, sous le coup de la mauvaise humeur ou simplement par manque de chance, ils faisaient ce mauvais choix, et les choses devenaient alors pires pour eux que si Peggy s’était contentée de se tenir tranquille et de se taire. J’aimerais ne pas savoir. J’aimerais avoir l’espoir qu’Alvin va arriver à temps. J’aimerais avoir l’espoir que cette fille va vivre. J’aimerais pouvoir lui sauver la vie moi-même.
Elle se rappela alors les nombreuses occasions où elle avait sauvé une vie. La vie d’Alvin, grâce à la coiffe de naissance. À cet instant l’espoir jaillit dans son cœur, car sûrement, rien que pour cette fois, elle pourrait utiliser un bout du dernier morceau de la coiffe pour sauver la fille, la remettre sur pied.
Peggy se leva d’un bond et courut maladroitement vers l’escalier, les jambes si engourdies d’être restée assise par terre qu’elle se sentait à peine marcher sur le bois nu. Elle trébucha sur les marches et fit un peu de bruit, mais aucun des clients ne se réveilla, autant qu’elle put en juger. Parvenue à l’étage, elle monta au grenier par le trou d’échelle que grandpapa avait transformé en vraie cage d’escalier moins de trois mois avant sa mort. Elle se faufila entre les malles et les vieux meubles pour gagner sa chambre à l’extrémité ouest de la maison. Le clair de lune entrait par la fenêtre exposée au sud, dessinant un motif quadrillé sur le sol. Elle fureta sur le plancher et retira la boîte de la cachette où elle la remisait à chaque fois qu’elle sortait.
Elle avait le pas trop lourd ou bien ce client particulier le sommeil trop léger, en tout cas lorsqu’elle redescendit par le trou d’échelle, il était là, debout, ses jambes blanches et maigrelettes dépassant de sous sa chemise de nuit ; il scrutait le bas de l’escalier, puis il reprit la direction de sa chambre, comme s’il n’arrivait pas à se décider : j’entre ou je sors ? je monte ou je descends ? Peggy regarda dans sa flamme de vie, rien que pour s’assurer qu’il n’était pas descendu et n’avait pas vu la fugitive et son bébé… S’il l’avait fait, leur projet et leur prudence, à sa mère et à elle, n’auraient servi à rien.
Mais il n’était pas descendu… Tout n’était pas perdu.
« Pourquoi es-tu encore habillée pour sortir ? demanda-t-il. Et à cette heure de la nuit, en plus ? »
Elle lui posa doucement un doigt sur les lèvres. Pour le faire taire, du moins c’était l’intention qu’elle mettait dans son geste. Mais elle sut tout de suite que depuis la mère de cet homme, il y avait bien des années, elle était la première femme à lui toucher le visage. Elle vit dans cet instant son cœur rempli, non pas de concupiscence, mais des vagues regrets d’un homme seul. C’était le pasteur arrivé avant-hier matin, un prêcheur itinérant… d’Écosse, avait-il dit. Elle ne lui avait guère prêté attention, toutes ses pensées tournées vers Alvin qu’elle savait sur le chemin du retour. Mais pour l’heure, ce qui importait, c’était de renvoyer le client dans sa chambre au plus vite, et elle connaissait un bon moyen. Elle lui mit les mains sur les épaules, l’agrippa fermement derrière le cou et l’attira vers elle pour l’embrasser en plein sur les lèvres. Un bon gros bécot, comme il n’en avait jamais reçu d’aucune femme dans toute son existence.
Comme elle s’y attendait, il était rentré dans sa chambre presque avant qu’elle ne le libère. Elle aurait pu en rire, sauf que la flamme de vie du pasteur lui apprit que ce n’était pas son baiser qui l’avait fait fuir, comme elle l’avait prévu. C’était la boîte qu’elle tenait toujours à la main et qu’elle lui avait appuyée derrière le cou pendant qu’elle l’étreignait. La boîte qui contenait la coiffe d’Alvin.
Dès qu’elle le toucha, il sentit ce qu’il y avait à l’intérieur. Ce n’était pas un talent qu’il possédait, c’était autre chose… le fait de se trouver tout près d’une partie d’Alvin. Elle eut la vision du visage du jeune garçon qui se formait dans l’esprit de l’homme, dans une bouffée de peur et de haine inimaginables. Alors seulement, elle se rendit compte qu’il ne s’agissait pas de n’importe quel prêcheur. C’était le révérend Philadelphia Thrower, qui avait été pasteur à Vigor Church. Le révérend Thrower, qui avait tenté de tuer le gamin mais dont le papa d’Alvin avait déjoué le projet.
La crainte d’un baiser de femme n’était rien auprès de celle que lui inspirait Alvin junior. L’ennui, c’était qu’il avait maintenant si peur qu’il songeait à partir sur-le-champ, à fuir cette auberge. S’il se décidait, il allait descendre au rez-de-chaussée et tout découvrir, exactement ce qu’elle voulait éviter. C’était souvent comme ça : elle essayait d’écarter un mal et elle en créait un pire, tellement improbable qu’elle n’avait rien remarqué. Comment avait-elle pu ne pas reconnaître le pasteur ? Ne l’avait-elle pas vu par les yeux d’Alvin des tas de fois au cours des années passées ? Mais il avait changé en l’espace d’un an, il avait l’air amaigri, hagard, plus vieux. Et puis elle ne s’attendait pas à le trouver ici, et de toute manière il était trop tard pour revenir en arrière. Tout ce qui comptait à présent, c’était de le retenir dans sa chambre.
Elle ouvrit donc sa porte pour entrer à son tour, elle le regarda bien en face et lança : « Il est né icitte.
— Qui ça ? » fit-il. Il avait la figure blanche comme s’il venait de voir le diable en personne. Il savait de qui elle parlait.
« Et il revient. En ce moment, il est en route. Vous n’serez à l’abri que si vous restez dans vot’ chambre c’te nuit et partez demain matin à l’aube.
— Je ne comprends pas… comprends rien à ce que tu me racontes. »
S’imaginait-il vraiment pouvoir tromper une torche ? Peut-être ignorait-il qu’elle en était une. Non, il le savait, il le savait, seulement il ne croyait pas aux torches, sortilèges, talents et autres balivernes. Il était homme de science et de grande piété. Un maudit couillon. Il faudrait donc lui prouver qu’il avait raison d’avoir peur. Elle le connaissait et elle connaissait ses secrets. « Vous avez essayé de tuer Alvin junior avec un couteau d’boucherie », dit-elle.
L’effet fut immédiat. Il tomba à genoux. « Je ne crains pas de mourir », dit-il. Puis il se mit à murmurer la prière du Seigneur.
« Priez donc toute la nuit si ça vous chante, reprit-elle, mais à condition d’rester dans vot’ chambre. »
Elle passa ensuite la porte et la referma. Elle était à mi-escalier quand elle entendit la barre tomber en place en travers du battant. Peggy n’avait pas le loisir de se soucier du tourment peut-être injuste qu’elle lui infligeait – au fond de lui, le révérend n’était pas véritablement un meurtrier. Sa seule préoccupation présente, c’était de descendre la coiffe et de s’en servir pour aider la fugitive, si par chance il lui appartenait de recourir au pouvoir d’Alvin. Ce pasteur lui avait fait perdre beaucoup de temps. Beaucoup de précieuses respirations à la jeune esclave.
Elle respirait toujours, hein ? Oui. Non. Le bébé dormait à côté d’elle, mais la poitrine de la mère ne se soulevait pas autant que celle de l’enfant, ses lèvres ne laissaient guère passer davantage qu’un souffle de nourrisson sur la main de Peggy. Mais sa flamme de vie brillait toujours ! Peggy la distinguait nettement, elle continuait de luire avec éclat parce que cette esclave, elle avait la vie chevillée au corps. Peggy ouvrit donc la boîte et sortit le morceau de coiffe dont elle réduisit en poudre un coin desséché entre ses doigts, tout en murmurant à la mourante : « Vis, sois forte. » Elle essaya d’imiter Alvin quand il guérissait, de sentir comme lui les petites cassures dans un corps et de les réparer. Ne l’avait-elle pas déjà tant de fois regardé opérer ? Mais c’était différent de le faire soi-même. Ça lui semblait étrange, elle n’avait pas la même vision que le jeune garçon, et elle sentit la vie refluer du corps de la marronneuse, prit conscience du cœur silencieux, des poumons flasques, des yeux ouverts mais éteints ; enfin la flamme de vie fulgura comme une étoile filante, étincelante et subite, avant de disparaître.
Trop tard. Si je ne m’étais pas arrêtée dans le couloir du premier, si je n’avais pas eu affaire au pasteur…
Mais non, non, elle n’avait pas de reproches à s’adresser, elle n’avait pas le pouvoir de guérir, de toute façon, c’était perdu d’avance. La fille mourait dans toutes les parties de son corps. Même Alvin, s’il avait été là, même lui n’y serait pas parvenu. Il n’y avait jamais eu beaucoup d’espoir. Si peu d’espoir qu’elle n’avait pas vu un seul chemin où sa tentative était couronnée de succès. Elle ne ferait donc pas comme tant d’autres, elle ne s’accuserait pas indéfiniment puisque, après tout, elle s’était attelée de son mieux à une tâche qui avait peu de chances d’aboutir dès le départ.
Maintenant que la fille était morte, elle ne pouvait pas laisser le bébé au creux d’un bras qui allait peu à peu se refroidir. Elle le prit. Il bougea mais continua de dormir comme tous les bébés. Ta maman est morte, mon petit bonhomme à moitié blanc, mais tu vas avoir ma maman à moi, et aussi mon papa. Ils ont assez d’amour pour un bout de chou ; tu n’en manqueras pas comme certains enfants que j’ai vus. Alors profites-en, mon garçon. Ta maman est morte pour t’amener chez nous autres… profites-en et on fera quelque chose de toi, moi je te le dis.
Quelque chose de toi, s’entendit-elle murmurer. Quelque chose de toi, et de moi aussi.
Elle prit sa décision avant même de s’apercevoir qu’il y en avait une à prendre. Elle sentait son avenir se modifier sans pourtant distinguer clairement en quoi il consistait.
La fugitive avait deviné ce que lui réservait probablement l’avenir – pas besoin d’être une torche pour voir nettement certaines choses. Une vie affreuse l’attendait, elle perdait son bébé, elle restait esclave jusqu’à son dernier souffle. Pourtant elle avait distingué une faible, très faible lueur d’espoir pour son enfant, et dès cet instant elle n’avait pas hésité, dame non, cette lueur valait la peine de mourir pour elle.
Et maintenant prenons mon cas, songea Peggy. Je suis là, à regarder les chemins de la vie d’Alvin, et j’y vois des misères pour moi – nulle part aussi terribles que celles de cette esclave, mais quand même. Par moments j’aperçois l’éclat d’une bonne chance de bonheur, un moyen bizarre et détourné pour qu’Alvin vienne à moi, et aussi pour qu’il m’aime. Quand je vois ça, est-ce que je vais me croiser les bras et regarder mourir ce bel espoir uniquement parce que j’hésite sur la marche à suivre ?
Si cette fillette maltraitée a pu se créer un espoir à partir de cire, de cendres, de plumes et d’un peu d’elle-même, alors moi aussi je peux me créer ma propre existence. Quelque part il existe un fil qui, si je mets la main dessus, me conduira au bonheur. En admettant que je ne le trouve jamais, ce fil-là, ce sera mieux que le désespoir qui m’attend si je reste ici sans rien tenter. Même si je ne fais jamais partie de la vie d’Alvin lorsqu’il atteindra l’âge adulte, eh bien, ça ne m’aura malgré tout pas coûté un prix aussi exorbitant que celui payé par cette esclave pour acheter sa liberté.
Demain, quand Alvin arrivera, je ne serai plus là.
Sa décision était faite, voilà. Ça, elle comprenait mal pourquoi elle n’y avait jamais songé avant. S’il y avait quelqu’un, dans tout Hatrack River, pour savoir qu’il existe toujours une autre option, c’était bien elle. Les gens racontaient comment ils avaient été poussés à la misère et au malheur, qu’ils n’avaient pas eu le moindre choix… mais cette esclave marronne avait montré qu’il reste toujours une issue, tant qu’on garde en tête que même la mort peut proposer parfois une belle route toute droite.
Et je n’ai pas besoin de trouver des plumes de merle pour voler, moi.
Assise, le bébé dans les bras, Peggy échafaudait des plans aussi hardis qu’effrayants pour s’en aller le lendemain avant l’arrivée d’Alvin. À chaque fois que la peur la prenait à l’idée de ce qu’elle comptait faire, elle baissait les yeux sur la jeune Noire et sa vue lui redonnait courage, vraiment. Je finirai peut-être un jour comme toi, petite évadée, morte dans une maison étrangère. Mais mieux vaut cet avenir inconnu qu’un autre auquel je n’aurais pas cherché à échapper tout en sachant d’avance que je l’aurais détesté.
Vais-je partir, vais-je vraiment partir demain matin, quand l’heure sera venue et qu’il n’y aura plus moyen de faire demi-tour ? Elle toucha la coiffe d’Alvin de sa main libre en glissant les doigts dans la boîte, et ce qu’elle vit de l’avenir du jeune garçon lui donna envie de chanter. Avant, la plupart des chemins les montraient qui se rencontraient, et alors commençait pour elle une existence misérable. De ces chemins, il n’en restait plus désormais que quelques-uns ; dans presque tous les futurs d’Alvin, Peggy le voyait venir à Hatrack, chercher la torche et découvrir qu’elle était partie. Le seul fait d’avoir pris une nouvelle décision ce soir avait condamné un grand nombre de routes du malheur.
Maman revint avec les Berry avant que papa ait terminé de creuser la tombe. Anga Berry était une femme fortement charpentée ; les rires lui avaient laissé davantage de rides que les soucis, mais toutes marquaient profondément son visage. Peggy la connaissait bien et l’appréciait mieux que la plupart des gens de Hatrack River. Elle avait du caractère mais aussi du cœur, et Peggy ne s’étonna pas de la voir se précipiter vers le corps de la jeune esclave pour lui soulever une main flasque et froide et la presser contre sa poitrine. Elle chuchota des mots ; on aurait dit une berceuse, tant sa voix était basse, douce et tendre.
« L’est morte, dit Mock Berry. Mais le p’tit est fort, j’vois ça. »
Peggy se mit debout et laissa Mock regarder le bébé dans ses bras. Elle l’aimait beaucoup moins que sa femme. Il était du genre à gifler un enfant si brutalement que le sang coulait, tout ça pour une parole ou un geste qui lui avait déplu. Le pire, c’était qu’il ne mettait aucune colère dans sa gifle. Comme s’il n’éprouvait rien ; faire mal ou pas, c’était pour lui du pareil au même. Mais il travaillait dur et, quoique pauvre, la famille s’en sortait ; et personne, parmi ceux qui connaissaient Mock, ne prêtait l’oreille à ces grossiers personnages qui racontaient qu’il n’existait pas de bélier qui ne chaparde ni de brebis qu’on ne puisse flécher.
« En bonne santé », dit Mock. Puis il se tourna vers maman. « Quand il sera un grand et solide gaillard, m’dame, vous aurez-t-y toujours envie de l’traiter comme vot’ gars ? Ou esse que vous le f’rez dormir par en arrière, dans la r’mise avec les bêtes ? »
Pour ça, il n’y allait pas par quatre chemins, Peggy s’en rendait compte.
« Ferme-la, Mock, lui ordonna sa femme. Et vous, donnez-moi ce bébé, mam’zelle. J’aurais seulement connu qu’il arrivait, j’aurais gardé mon plus jeune au téton pour avoir ’core du lait. Je l’ai sevré deux mois passés, çui-là, et depuis il m’a donné qu’du tracas, mais pas toi, mon p’tit, tu seras pas un tracas pour moi. » Elle roucoula des mots au bébé comme elle l’avait fait à sa mère défunte, et il ne se réveilla pas davantage.
« J’vous l’ai dit. Je l’élèverai comme mon fils, dit maman.
— Faites excuse, m’dame, mais j’ai jamais entendu causer d’femme blanche qu’aurait fait une chose de même, dit Mock.
— Ce que j’dis, répliqua maman, je l’fais. »
Mock rumina la réponse un instant. Puis il hocha la tête. « M’est avis qu’oui, dit-il. J’ai jamais entendu dire qu’vous teniez pas vot’ parole, ça je r’connais, même à des Noirs. » Il sourit. « La plupart des Blancs, ils prétendent que mentir à un moricaud, c’est pas mentir.
— On f’ra comme vous avez d’mandé, intervint Anga Berry. J’dirai à tout l’monde qui m’posera des questions que c’est mon p’tit gars mais qu’on vous l’a confié par rapport qu’on est trop pauvres.
— Mais allez surtout pas oublier que c’est une menterie, dit Mock. Allez surtout pas croire que si c’était vraiment not’ bébé à nous autres, on l’aurait donné d’même. Et allez pas vous figurer qu’ma femme, là, elle laisserait un homme blanc lui mettre un enfant dans l’ventre alors qu’elle est mariée avec moi. »
Maman étudia Mock un instant, prenant sa mesure comme elle savait le faire. « Mock Berry, j’compte bien qu’vous viendrez voir ce garçon dans ma maison autant de fois qu’il vous plaira, et j’vous montrerai, moi, comment une femme blanche, elle tient parole. »
Mock se mit à rire. « M’est avis qu’vous en êtes une vraie, ’bolitionniste. »
Papa rentra à ce moment, en sueur et tout crotté. Il serra la main aux Berry, et en une minute ils le mirent au courant de l’histoire qu’ils allaient tous raconter. Il promit à son tour d’élever l’enfant comme son propre fils. Il pensa même à une chose qui n’était pas venue à l’esprit de maman : il adressa quelques mots à Peggy pour lui promettre qu’ils n’auraient pas non plus de préférence pour le petit. Peggy hocha la tête. Elle ne voulait pas trop en dire, car du coup elle mentirait ou dévoilerait ses projets ; elle savait qu’elle n’avait aucune intention de rester, ne serait-ce qu’un seul jour, sous ce toit où allait vivre le bébé.
« On va s’en r’tourner, asteure, madame Guester », dit Anga. Elle tendit le bébé à maman. « Au cas où un d’mes drôles s’réveillerait d’un mauvais rêve, vaut mieux que j’soye là-bas si vous voulez pas entendre leurs braillements monter jusqu’icitte, sus la grandroute.
— Vous allez pas faire v’nir un pasteur pour dire quèques mots sus sa tombe ? » demanda Mock.
Papa n’y avait pas pensé. « On a justement un révérend là-haut », dit-il.
Mais Peggy lui ôta aussitôt cette idée de la tête. « Non », lança-t-elle aussi sèchement qu’elle le put.
Papa la regarda et comprit que c’était la torche qui parlait. Il n’y avait pas à discuter. Il se contenta d’opiner. « Pas c’te fois-ci, Mock, dit-il. Ça s’rait pas prudent. »
Maman tarabusta Anga Berry jusqu’à la porte. « Esse qu’y a quèque chose que j’dois connaître ? demanda-t-elle. C’est pareil, pour les bébés noirs ?
— Ah, dame non, pas du tout pareil, fit Anga. Mais c’bébé, l’est à moitié blanc, y m’semble, alors occupez-vous de c’te moitié-là, et m’est avis que l’autre, la noire, elle s’dépatouillera ben toute seule.
— Du lait d’vache dans une vessie d’cochon ? insista maman.
— Vous connaissez tout ça, fit Anga. Tout c’que moi, j’connais, c’est d’vous que j’le tiens, madame Guester. Comme toutes les femmes du pays. Pourquoi qu’vous m’demandez ça, asteure ? Vous comprenez donc pas que j’ai b’soin de dormir ? »
Une fois les Berry partis, papa saisit le corps de la jeune fille pour l’emporter dehors. Même pas de cercueil, mais ils recouvriraient le cadavre de pierres pour éloigner les chiens. « Légère comme une plume, dit-il en la soulevant. Pareil qu’une carcasse de bûche calcinée. »
La comparaison était juste, Peggy dut l’avouer. Elle n’était plus que ça, désormais. Plus que des cendres. Elle s’était complètement consumée.
Maman garda le bébé sang-mêlé dans ses bras pendant que Peggy montait au grenier chercher le berceau. Personne ne se réveilla cette fois-ci, sauf le pasteur. Il était bien éveillé, lui, derrière sa porte, mais il ne sortirait à aucun prix. Maman et Peggy firent le petit lit dans la chambre des parents et y couchèrent l’enfant. « Dis-moi, on y a donné un nom, à ce pauvre orphelin ? demanda maman.
— Elle y en a pas donné, dit Peggy. Dans sa tribu, une femme avait pas d’nom tant qu’elle était pas mariée, et un homme non plus tant qu’il avait pas tué son premier animal.
— Mais c’est affreux, ça, dit maman. C’est même pas chrétien. Alors elle est morte sans avoir reçu l’baptême.
— Non, fit Peggy. Elle a bien été baptisée. La femme de son propriétaire y a veillé – tous les Noirs d’leur plantation ont été baptisés. »
Le visage de maman se durcit. « Elle a dû s’figurer que ça faisait d’elle une chrétienne. Bon, j’vais te trouver un nom, moi, mon p’tit bonhomme. » Elle eut un sourire malicieux. « D’après toi, ça y ferait quel effet, à ton père, si j’appelais ce bébé Horace Guester junior ?
— Il en mourrait, dit Peggy.
— M’est avis qu’oui. J’suis pas ’core prête à faire une veuve. Pour l’instant, on va donc l’appeler… oh, j’arrive pas à réfléchir, Peggy. C’est quoi, les noms des hommes noirs ? Et si j’y donnais un nom d’enfant blanc ?
— Le seul nom d’Noir que j’connais, c’est Othello, dit Peggy.
— Pour un drôle de nom, c’est un drôle de nom, fit maman. T’as dû pêcher ça dans un des livres de Whitley Physicker. »
Peggy resta silencieuse.
« J’ai trouvé, dit maman. J’ai son nom. Cromwell. Le nom du Lord Protecteur.
— Autant l’appeler Arthur, comme le roi », dit Peggy.
Maman gloussa puis rit franchement. « Le v’là, ton nom, p’tit bonhomme. Arthur Stuart ! Et si ça lui déplaît, au roi, qu’tu t’appelles comme lui, il pourra toujours nous envoyer une armée que je l’changerai pas. C’est Sa Majesté qui devra changer l’sien d’abord. »
Malgré l’heure tardive où elle monta se coucher, Peggy se réveilla tôt le lendemain matin. Ce furent les sabots d’un cheval qui la tirèrent du sommeil. Elle n’eut pas besoin d’aller à la fenêtre pour reconnaître la flamme de vie du pasteur qui s’éloignait au galop. Galope donc, Thrower, dit-elle en silence. Tu ne seras pas le seul à prendre le large ce matin, à fuir le garçon de onze ans qui s’en vient.
Ce fut par la fenêtre orientée au nord qu’elle alla regarder. Elle voyait entre les arbres jusqu’au cimetière sur la colline. Elle essaya de repérer la tombe creusée durant la nuit, mais il n’y avait aucun indice perceptible à ses yeux naturels, et dans une tombe il n’y avait pas de flamme de vie non plus, rien pour l’aider. Alvin, lui, il la verrait, ça, elle en était sûre. La première chose qu’il ferait, ce serait d’aller au cimetière, parce que c’était là que reposait le corps de son frère aîné, Vigor, emporté par la rivière Hatrack quand il sauvait la vie de sa mère, moins d’une heure avant qu’elle ne donne naissance à son septième fils. Mais Vigor avait résisté à la mort juste assez longtemps, malgré tous les efforts de la rivière pour le tuer, il avait résisté assez longtemps et Alvin était né septième de sept fils vivants. Peggy avait regardé sa flamme de vie vaciller puis s’éteindre aussitôt après la naissance du bébé. On avait dû lui raconter cette histoire plus de mille fois. Il irait donc au cimetière ; lui, il se projetterait dans la terre et découvrirait ce qu’on y avait caché. Il trouverait la tombe dépourvue d’inscription et le corps amaigri tout frais enseveli.
Peggy prit la boîte contenant la coiffe et la mit au fond d’un sac de toile avec sa deuxième robe, un cotillon et les derniers livres que lui avait ramenés Whitley Physicker. Elle ne voulait pas rencontrer le jeune garçon face à face, mais elle ne l’oublierait pas pour autant. Elle toucherait à nouveau la coiffe ce soir, ou peut-être seulement demain matin ; elle serait avec lui en esprit et se servirait de ses sens pour trouver la tombe de cette Noire sans nom.
Son bagage fait, elle descendit.
Maman chantait pour le bébé pendant qu’elle pétrissait le pain ; elle avait tiré le berceau dans la cuisine et le remuait du pied, bien qu’Arthur Stuart dormît à poings fermés. Peggy déposa son sac à l’extérieur de l’office, près de la porte, entra et toucha l’épaule de sa mère. Elle espérait un peu que maman aurait beaucoup de chagrin en découvrant son départ. Mais il n’en serait rien. Oh, elle ferait des scènes et piquerait des colères au début, mais avec le temps Peggy lui manquerait moins que prévu. C’est le bébé qui lui occuperait l’esprit tout entier, elle ne s’inquiéterait pas pour sa fille. D’ailleurs, maman savait Peggy capable de se débrouiller toute seule. Maman savait que Peggy n’avait pas besoin qu’on la tienne par la main. Alors qu’Arthur, si.
Ce n’était pas la première fois que Peggy remarquait le peu d’intérêt de sa mère pour elle, sinon le choc eût été rude. Mais s’agissant au moins de la centième, elle en avait pris l’habitude et cherchait une raison derrière tout ça ; elle aimait quand même sa maman, meilleure âme que la plupart des gens, et lui pardonnait de ne pas aimer, elle, davantage sa fille.
« Je t’aime, maman, dit Peggy.
— Je t’aime aussi, petite », fit maman. Elle ne leva même pas les yeux et ne soupçonna pas ce que Peggy avait en tête.
Papa dormait toujours. Après tout, il avait creusé une tombe durant la nuit et il l’avait remplie.
Peggy écrivit quelques lignes. Il lui arrivait parfois de s’appliquer et d’écrire les mots avec des lettres en plus, comme dans les livres, mais cette fois-ci elle tenait à ce que papa puisse la lire tout seul. Ce qui voulait dire ne pas mettre plus de lettres que celles qu’on entendait en lisant à voix haute.
Je vous aim papa et maman mai je doi partir. Je connai que cé mal de laicé Hatrack san torche mai j’ai été torche pendan sèze an. J’ai vu mon avnir é il marivera rien vous inquiété pa pour moi.
Elle sortit par la porte de devant, porta son sac jusqu’à la route et n’attendit pas plus de dix minutes le passage de la voiture du docteur Whitley Physicker ; il effectuait la première étape d’un déplacement à Philadelphie.
« Tu ne m’attendais quand même pas sur la route comme ça uniquement pour me rendre le Milton que je t’ai prêté », dit Whitley Physicker.
Elle sourit et secoua la tête. « Non, m’sieur, j’aimerais qu’vous m’emmeniez à Dekane. J’compte rendre visite à une personne amie d’mon père, mais si ma présence vous dérange pas je préférerais économiser l’prix d’une diligence. »
Peggy le regarda réfléchir un instant, mais elle savait qu’il la laisserait monter, et sans demander à ses parents encore. C’était le genre d’homme à estimer qu’une fille valait autant que n’importe quel garçon ; en outre il appréciait beaucoup Peggy, il la considérait un peu comme une nièce. Il savait aussi qu’elle ne mentait jamais, il n’avait donc pas besoin de vérifier auprès de sa famille.
Et elle ne lui avait pas menti, pas plus qu’elle ne mentait quand elle s’arrêtait de parler sans dire tout ce qu’elle savait. L’ancienne maîtresse de papa, la femme dont il rêvait et souffrait, elle habitait là-bas, à Dekane ; veuve depuis quelques années, son deuil était cependant terminé, aussi ne repousserait-elle pas de la compagnie. Peggy la connaissait bien, cette dame, elle l’avait étudiée de loin durant des années. Si je frappe à sa porte, songea-t-elle, rien ne m’oblige à lui dire que je suis la fille d’Horace Guester ; j’aurai beau être une étrangère, elle me fera entrer, oui, parfaitement, et elle s’occupera de moi, elle me guidera. Mais peut-être que je lui dirai malgré tout de qui je suis la fille, que j’ai su que je devais venir la trouver, et que papa vit toujours avec le douloureux souvenir de son amour pour elle.
La voiture franchit avec fracas le pont couvert que le père et les grands frères d’Alvin avaient construit onze ans plus tôt, après que la rivière eut noyé l’aîné. Des oiseaux nichaient dans les chevrons. S’en donnant à cœur joie, ils chantaient une musique joyeuse, du moins aux oreilles de Peggy ; ils pépiaient si fort à l’intérieur du pont, se disait-elle, que le grand opéra devait ressembler à ça. On donnait des opéras à Camelot, dans le Sud. Peut-être qu’un jour elle irait en écouter et qu’elle verrait le roi en personne dans sa loge.
Ou peut-être pas. Parce qu’un jour elle pourrait bien trouver le chemin conduisant au rêve fugitif mais doux qu’elle caressait, et alors elle aurait des choses plus importantes à faire que contempler des rois ou écouter la musique de la cour d’Autriche jouée dans la salle de concert somptueuse de Camelot par des musiciens en dentelles venus de Virginie. Alvin comptait davantage, si seulement il comprenait l’étendue de son pouvoir et l’usage qu’il devait en faire. Et elle, Peggy, elle était née pour jouer un rôle dans sa vie. Voilà qu’elle se laissait encore emporter dans ses rêves d’Alvin. Mais pourquoi pas ? Ces rêves-là, même éphémères et difficiles à saisir, étaient de véritables visions de l’avenir, et la plus grande joie comme le plus grand chagrin qu’elle s’y découvrait avaient l’un et l’autre un rapport avec ce garçon qui n’était pas encore un homme, qui ne l’avait jamais vue face à face.
Mais assise dans la voiture auprès du docteur Whitley Physicker, elle s’arracha ces idées, ces visions de la tête. Ce qui doit arriver arrivera, se dit-elle. Si je dois trouver ce chemin, je le trouverai, sinon, eh bien, je ne le trouverai pas. Pour l’instant, au moins, je suis libre. Libre de ne plus faire la vigie pour la ville de Hatrack, libre de ne plus bâtir mes projets autour de ce petit garçon. Et si je finis par me libérer une fois pour toutes de lui ? Et si je me découvre un nouvel avenir dont il ne fait pas partie ? Il y a de fortes chances que ça se termine ainsi. Qu’on me donne assez de temps, j’oublierai même ce morceau de rêve que j’ai fait et je trouverai ma propre route au tracé paisible, au lieu de forcer le pas pour suivre son chemin accidenté.
Le fringant attelage tirait la voiture avec un tel entrain que le vent s’engouffrait dans les cheveux de Peggy et les soulevait. Elle ferma les yeux et s’imagina voler, marronneuse s’initiant à la liberté.
Qu’il trouve désormais son chemin vers la grandeur sans moi. Qu’on me laisse vivre heureuse loin de lui. Qu’une autre femme l’assiste dans sa gloire. Qu’une autre femme s’agenouille en pleurs sur sa tombe.