XVIII Les menottes

Au début du printemps, deux mois avant qu’Alvin prenne ses dix-neuf ans, Conciliant Smith vint le trouver et lui dit : « Va être temps d’commencer un ouvrage de réception pour passer compagnon, Al, tu crois pas ? »

Ces mots chantèrent comme le chant de l’oiseau rouge aux oreilles d’Alvin, qui ne put guère répondre que par un hochement de tête.

« Alors, qu’esse t’as idée d’faire ? demanda le patron.

— J’pensais à p’t-être un soc de charrue, dit Alvin.

— Ça prend beaucoup d’fer. Faut un moule parfait, et c’est pas facile d’en fabriquer un. Tu m’demandes de risquer une masse de métal, mon gars.

— Si j’y arrive pas, vous pourrez toujours le r’fondre. »

Comme ils savaient l’un et l’autre qu’Alvin avait autant de chances d’échouer que de s’envoler dans les airs, la discussion n’avait guère d’objet, c’était seulement un reste de cette attitude affectée de Conciliant qui voulait faire croire qu’Alvin ne valait pas grand-chose comme forgeron.

« M’est avis, dit Conciliant. Fais ton soc au mieux, mon gars. Dur mais pas trop cassant. Assez lourd pour s’enfoncer profond mais assez léger pour être tiré. Assez effilé pour trancher la terre et assez solide pour écarter tous les cailloux.

— Oui, m’sieur. » Alvin avait assimilé les règles de fabrication des outils depuis l’âge de douze ans.

Il y avait d’autres règles qu’Alvin avait l’intention de respecter. Il devait se prouver à lui-même qu’il était bon ouvrier, pas seulement un Faiseur inexpérimenté, ce qui voulait dire qu’il ne se servirait pas de son talent, uniquement des qualités propres à tout forgeron : sûreté de l’œil, vigueur du bras, coup de main et connaissance du métal noir.

Travailler sur un ouvrage de réception impliquait de délaisser toute autre besogne jusqu’au résultat final. Pour cette tâche-là, Alvin partit de zéro, comme tout bon compagnon. Pas d’argile ordinaire pour le moule ; il remonta la Hatrack afin de trouver la meilleure argile blanche ; l’intérieur du moule serait net, sans aspérités, et ne gauchirait pas. Le façonner nécessitait de se représenter les objets à l’envers, mais Alvin n’avait aucun mal avec les formes. Il tassa et lissa l’argile en place sur le cadre de bois sans cesser d’imaginer comment les différentes parties du moule donneraient le profil de soc au fer qui se refroidirait. Il étuva ensuite le moule afin de le rendre bien sec et dur, prêt à recevoir le métal.

Le métal en question, il le récupéra dans le tas de ferraille ; puis il le décapa soigneusement à la lime pour le débarrasser entièrement des saletés et de la rouille. Il récura aussi le creuset. Alors seulement, il fut prêt à fondre et à couler. Il ralluma le feu de charbon, actionna lui-même le soufflet, leva et abaissa la branloire comme aux premiers temps de son apprentissage. Le fer finit par virer au blanc pur dans le creuset, et le feu brûlait si ardent qu’il devenait difficile de s’en approcher. Mais il s’en approcha quand même, les pinces à la main, et retira le creuset de la forge avant de le transporter jusqu’au moule et de l’y déverser. Le fer jeta des étincelles, dans une lumière aveuglante, mais le moule tint bon, il ne se brisa pas ni ne se déforma sous l’effet de la chaleur.

Remettre le creuset au feu. Enfoncer les autres parties du moule en place. Doucement, régulièrement, sans éclaboussures. Il avait parfaitement estimé la quantité de métal en fusion nécessaire : quand la dernière partie de la forme glissa en position, il n’y en eut qu’un petit peu à s’échapper uniformément sur les bords tout autour, prouvant qu’il avait vu juste, pour ainsi dire sans perte.

Voilà, c’était fait. Ne restait plus qu’à attendre que ça refroidisse et durcisse. Demain il saurait ce qu’il avait réalisé.

Demain, Conciliant Smith verrait le soc, il traiterait Alvin en homme, en compagnon, libre de travailler dans n’importe quelle forge quand bien même il ne serait pas encore prêt à embaucher ses propres apprentis. Ça faisait pourtant des années qu’il se sentait prêt, Alvin. Il ne priverait Conciliant que de quelques semaines sur ses sept ans de service ; c’était ce moment qu’il avait attendu, pas ce soc de charrue.

Non, le vrai travail de réception d’Alvin au statut de compagnon était encore à venir. Lorsque Conciliant aurait déclaré le soc satisfaisant, il resterait alors à Alvin une autre tâche à accomplir.


* * *

« Je m’en vais l’changer en or », dit Alvin.

Mademoiselle Lamer leva un sourcil. « Et ensuite ? Comment expliqueras-tu aux gens ton soc d’or ? Tu leur raconteras que tu l’as trouvé ? Que tu avais comme par hasard un peu d’or qui traînait et que tu t’es dit : juste ce qu’il me faut pour faire un soc de charrue ?

— C’est vous qui m’avez dit qu’un Faiseur, c’était çui qui pouvait virer l’fer en or.

— Oui, mais il n’est pas pour autant sage de passer à l’acte. » Mademoiselle Lamer sortit de la forge surchauffée dans l’air immobile de la fin d’après-midi. Il y faisait un peu plus frais mais à peine : la première chaude soirée du printemps.

« Ça sera plusse que de l’or, dit Alvin. En tout cas, ça sera pas de l’or normal.

— L’or ordinaire ne te suffit pas ?

— L’or, c’est mort. Comme le fer.

— Ce n’est pas mort. C’est simplement… de la terre sans feu. N’ayant jamais été vivant, ce ne peut être mort.

— C’est vous qui m’avez dit que si j’pouvais imaginer quèque chose, alors p’t-être que j’arriverais à l’faire exister.

— Et tu peux imaginer de l’or vivant ?

— Un soc qui fend la terre sans qu’y ait d’bœuf pour le tirer. »

Elle ne répondit rien mais ses yeux étincelèrent.

« Si j’arrivais à faire ça, m’zelle Lamer, est-ce qu’à votre avis ça serait pas comme un diplôme de votre école de Faiseurs ?

— Je dirais que tu n’es plus un apprenti Faiseur.

— C’est bien c’que j’pensais, m’zelle Lamer. Compagnon forgeron et compagnon Faiseur, les deux d’un coup, si j’peux.

— Et le peux-tu ? »

Alvin fit oui de la tête puis haussa les épaules. « J’crois. C’est rapport à c’que vous m’avez dit sus les atomes, en janvier.

— Je pensais que tu ne t’y intéressais plus.

— Dame si. J’me suis sans arrêt demandé : à quoi ça ressemble, ce qu’on peut pas diviser en morceaux plus petits ? Et alors je m’suis dit : ben, tant qu’y a des dimensions, on peut diviser. Donc, un atome, c’est juste un point, un point précis, sans dimensions.

— Le point géométrique d’Euclide.

— Oui, parfaitement, sauf, vous l’avez dit, que sa géométrie, c’était de l’imaginaire, alors que ça, c’est réel.

— Mais s’il n’y a pas de dimensions, Alvin…

— C’est c’que j’ai pensé : si y a pas de dimensions, alors c’est rien. Mais c’est pas rien. C’est une position. Et alors je m’suis dit : non, c’est pas une position – il occupe une position. Si vous voyez la différence. Un atome peut être quèque part, un pur point géométrique comme vous avez dit, mais du coup il peut bouger. Alors, vous comprenez, il occupe pas seulement une position, il a un passé et un futur. Hier il était là-bas, aujourd’hui il est icitte, demain il sera plus loin.

— Mais ce n’est pas quelque chose, Alvin.

— Oui, j’connais, c’est pas quèque chose. Mais c’est pas rien, d’même.

— Ce n’est pas. Non plus.

— J’connais ces affaires de grammaire, m’zelle Lamer, mais j’ai aut’ chose à penser pour le moment.

— Ta grammaire ne sera jamais bonne si tu n’appliques pas les règles même quand tu penses à autre chose. Mais passons.

— Écoutez, j’ai réfléchi, si cet atome a pas de dimensions, comment dire où y s’trouve ? Il donne pas d’lumière, par rapport qu’y a pas de feu à l’intérieur. Alors voilà où j’suis arrivé : supposez qu’cet atome a pas de dimensions mais qu’il a quand même un genre de pensée. Une espèce de toute petite intelligence, juste assez pour connaître où il s’trouve. Et le seul pouvoir qu’il a, c’est d’se déplacer ailleurs et d’connaître où il s’trouve à ce moment-là.

— Comment est-ce possible, une mémoire dans quelque chose qui n’existe pas ?

— Essayez de l’supposer ! Mettons qu’y en a des milliers à s’promener, qui vont dans tous les sens. Comment un seul d’entre eux peut dire où il s’trouve ? Vu que tous les autres bougent n’importe comment, rien de c’qui l’entoure reste pareil. Mais supposez asteure que quèq’un s’amène – et là, c’est à Dieu que j’pense –, quèqu’un capable de leur indiquer comment s’placer. Comment s’tenir tranquilles. Comme s’il leur disait : toi, là, t’es l’centre, et vous autres, vous restez tout l’temps à la même distance de lui. Du coup, on obtient quoi ? »

Mademoiselle Lamer réfléchit un instant. « Une sphère creuse. Une boule. Mais toujours composée de rien, Alvin.

— Mais vous voyez donc pas ? C’est ça qui m’a fait comprendre que c’était la vérité. J’veux dire, si y a une chose que j’ai retenue en regardant à l’intérieur des objets, c’est que tout est surtout composé de vide. Cette enclume, elle a l’air pleine, non ? Eh ben moi, j’vous dis qu’elle contient quasiment qu’du vide. Juste quèques p’tits morceaux d’fer qui pendouillent à distance les uns des autres, qui forment une figure. Mais l’gros de l’enclume, c’est l’espace vide entre eux. Vous comprenez pas ? Ces p’tits morceaux agissent comme les atomes en question. Alors disons que l’enclume, c’est comme une montagne ; seulement quand vous vous approchez tout près, vous voyez qu’elle est faite de graviers. Et quand vous ramassez un gravier, il s’effrite dans vot’ main et vous voyez que c’est d’la poussière. Et si vous pouviez prendre un seul grain de poussière, vous verriez qu’il est pareil qu’la montagne, fait de graviers encore plus petits, et ainsi d’suite.

— Tu me dis que les objets solides que nous voyons ne sont en réalité rien d’autre que des illusions. De petits riens qui forment de minuscules sphères, qui s’assemblent pour former tes petits morceaux, qui en forment des plus gros, qui forment l’enclume…

— Seulement, y a bien plusse d’étapes intermédiaires, m’est avis. Vous voyez pas ? Ça explique tout. Pourquoi y m’suffit d’imaginer une nouvelle forme, un nouveau motif ou un nouvel ordre et d’me l’re-présenter en esprit pour que, si j’y pense fort et clair, quand je commande aux p’tits morceaux d’changer, eh ben… ils m’obéissent ? Parce qu’ils sont vivants. Ils sont p’t-être tout p’tits et pas très malins, mais si j’leur montre comme il faut, ils arrivent à l’faire.

— C’est trop bizarre pour moi, Alvin. Penser qu’en réalité tout n’est rien.

— Non, m’zelle Lamer, vous passez à côté de l’idée. L’idée, c’est que tout est vivant. Que tout est fait d’atomes vivants qui obéissent aux ordres que Dieu leur a donnés. Et en suivant ses ordres, eh ben, certains deviennent de la lumière et d’la chaleur, d’autres du fer, de l’eau, de l’air, ou même not’ peau et nos os. Toutes ces choses sont réelles… alors tous les atomes sont réels eux aussi.

— Alvin, je t’ai parlé des atomes parce qu’il s’agissait d’une théorie intéressante. Les plus grands penseurs de notre temps ne croient pas que de telles particules existent.

— Faites excuse, m’zelle Lamer, mais les plus grands penseurs ont jamais vu c’que moi j’ai vu, alors ils y connaissent pas tripette. J’vous l’dis, c’est la seule idée que j’ai trouvée et qui explique tout : c’que j’vois et c’que j’fais.

— Mais d’où viennent-ils, ces atomes ?

— Ils viennent pas d’quèque part. Ou plutôt, p’t-être qu’ils viennent de partout. P’t-être que ces atomes, ils sont là, comme ça. Qu’ils ont toujours été là, qu’ils seront toujours là. On peut pas les diviser. Ils peuvent pas mourir. On peut pas les fabriquer ni les casser. Ils sont éternels.

— Alors Dieu n’a pas créé le monde.

— Bien sûr que si. Les atomes, c’était rien, jusse des p’tits espaces qui comprenaient même pas où ils s’trouvaient. C’est Dieu qui leur a donné leur place à tous, comme ça, Dieu connaissait où ils étaient, et eux aussi ; et ils composent tout c’que contient l’univers. »

Mademoiselle Lamer y réfléchit très longtemps. Alvin ne bougeait pas, il l’observait et attendait. Il savait que son explication était bonne, en tout cas meilleure que toutes celles qu’il avait jamais entendues ou imaginées jusque-là. À moins qu’elle n’y découvre une faille. Elle lui avait si souvent fait le coup au cours de l’année : elle mettait le doigt sur un détail qu’il avait oublié, une quelconque raison qui démolissait son idée. Il attendait donc qu’elle trouve quelque chose. Quelque chose qui clochait.

Peut-être aurait-elle trouvé. Seulement, alors qu’elle réfléchissait, comme ça, devant la forge, ils entendirent le galop de chevaux qui montaient la route venant du village. Évidemment, ils regardèrent dans cette direction pour savoir qui s’en venait avec une telle hâte.

Il s’agissait du shérif Pauley Wiseman et de deux hommes qu’Alvin voyait pour la première fois. La voiture du docteur Physicker les suivait, conduite par le vieux Po Doggly. Et ils n’allèrent pas plus loin. Ils s’arrêtèrent là, dans le tournant de la forge.

« Mademoiselle Lamer, dit Pauley Wiseman. Arthur Stuart est dans l’coin ?

— Pourquoi cette question ? fit mademoiselle Lamer. Qui sont ces hommes ?

— Il est là », dit l’un des deux, celui aux cheveux blancs. Il tenait une toute petite boîte entre le pouce et l’index. Les deux étrangers regardèrent la boîte puis levèrent la tête vers la resserre sur la colline. « Là-haut », ajouta l’homme aux cheveux blancs.

— Y vous faut d’aut’ preuves ? » demanda Pauley Wiseman. Il s’adressait au docteur Physicker qui était descendu de sa voiture et restait immobile, l’air furibond, impuissant et tout retourné.

« Des pisteurs, souffla mademoiselle Lamer.

— C’est ça, fit celui aux cheveux blancs. Vous avez un marronneur là-haut, m’dame.

— Ce n’en est pas un, dit-elle. C’est un de mes élèves, légalement adopté par Horace et Margaret Guester…

— On a une lettre de son propriétaire, avec sa date de naissance, et on a sa capsule, là ; c’est bien lui. On est assermentés et habilités, m’dame. Ce qu’on trouve, on l’prend. C’est la loi, et si vous vous en mêlez, vous faites obstruction. » L’homme parlait d’une voix tout à fait aimable, tranquille et polie.

« Ne vous inquiétez pas, mademoiselle Lamer, dit le docteur Physicker. J’ai déjà un mandat du maire, et ça le met à l’abri jusqu’au retour du juge demain.

— À l’abri en prison, bien entendu, dit Pauley Wiseman. On tient pas à ce qu’y en ait qu’essayent de s’enfuir avec lui, hein, pas vrai ?

— Ça s’rait pas très malin d’leur part, dit le pisteur aux cheveux blancs. On les suivrait. Et après, probab’ qu’on les abattrait comme des voleurs en fuite avec le bien d’autrui.

— Vous n’avez même pas prévenu les Guester, je parie ! fit mademoiselle Lamer.

— Comment est-ce que j’aurais pu ? dit le docteur Physicker. Il a fallu que je reste avec eux, pour m’assurer qu’ils ne le prendraient pas comme ça.

— On applique la loi, dit le pisteur aux cheveux blancs.

— Le v’là », fit l’autre aux cheveux bruns.

Arthur Stuart se tenait dans l’encadrement de la porte de la resserre. « Reste où t’es, mon gars ! brailla Pauley Wiseman. Si tu bouges le p’tit doigt, mon fouet t’met en marmelade !

— Ce n’est pas la peine de le menacer », dit mademoiselle Lamer. Mais il n’y avait plus personne pour l’écouter, ils remontaient tous la colline en courant.

« Ne lui faites pas de mal ! cria le docteur Physicker.

— S’y s’sauve pas, on lui f’ra pas d’mal, dit le pisteur aux cheveux blancs.

— Alvin, dit mademoiselle Lamer. Ne fais pas cela.

— Ils prendront pas Arthur Stuart.

— Ne te sers pas de ton talent de cette façon-là. Pas pour faire du tort à quelqu’un.

— J’vous dis…

— Réfléchis, Alvin. Nous avons jusqu’à demain. Peut-être que le juge…

— L’mettra en prison !

— S’il arrive quoi que ce soit à ces pisteurs, les nationaux interviendront pour faire respecter le Traité des Esclaves en fuite. Tu me comprends ? Il ne s’agit pas d’un crime local, comme un meurtre. On t’emmènerait en Appalachie pour y être jugé.

— J’peux pas rien faire.

— Cours avertir les Guester. »

Alvin n’hésita qu’un instant. S’il n’avait tenu qu’à lui, il leur aurait brûlé les mains avant qu’ils ne s’emparent d’Arthur. Mais ils entouraient déjà le gamin, et leurs doigts lui enserraient les bras. Mademoiselle Lamer avait raison. Ce qu’il fallait, c’était trouver un moyen d’obtenir définitivement la liberté d’Arthur et non commettre une bêtise qui ne ferait qu’aggraver les choses.

Alvin courut chez les Guester. Il fut étonné de la façon dont ils prirent la nouvelle : comme s’ils n’avaient cessé de s’y attendre depuis sept ans. Les aubergistes se regardèrent et, sans un mot, la Peg se mit à préparer un baluchon de vêtements : les siens et ceux d’Arthur Stuart.

« Pourquoi elle met son linge à elle ? » demanda Alvin.

Horace sourit, d’un sourire contraint. « Elle va pas laisser Arthur passer une nuit en prison tout seul. Elle va donc s’faire enfermer avec lui. »

Alvin comprenait, mais c’était bizarre d’imaginer des gens comme Arthur Stuart et la Peg Guester en prison.

« Et vous, qu’esse vous allez faire ? demanda-t-il.

— Charger mes fusils, dit Horace. Et quand ils s’en iront, j’les suivrai. »

Alvin lui répéta ce que mademoiselle Lamer avait dit à propos des nationaux qui viendraient si quelqu’un portait la main sur un pisteur.

« C’est quoi, l’pire qu’y peuvent me faire ? Me pendre. J’vais te dire, j’aimerais mieux être pendu plutôt qu’vivre dans c’te maison un jour de plusse s’ils emmènent Arthur Stuart et que j’fais rien pour les en empêcher. Et j’peux y arriver, Alvin. Bon sang, mon gars, j’ai bien dû sauver cinquante marronneux dans ma vie. Po Doggly et moi, on les ramassait de ce côté-ci d’la rivière et on les envoyait à l’abri au Canada. On l’faisait tout l’temps. »

Alvin n’était nullement surpris d’apprendre qu’Horace Guester était abolitionniste – et pas un causeux.

« J’te dis ça, Alvin, par rapport que j’ai b’soin que tu m’donnes un coup d’main. J’suis tout seul et ils sont deux. Y a personne à qui j’peux faire confiance ; Po Doggly, il est pas venu avec moi dans une affaire pareille depuis une éternité, et j’connais plus d’quel bord il est. Mais toi… j’connais qu’tu peux garder un secret et j’connais que t’aimes Arthur Stuart presqu’autant que l’aime ma femme. »

La façon dont il le dit fit hésiter Alvin. « Et vous, vous l’aimez pas, m’sieur ? »

Horace regarda Alvin comme s’il était fou. « Ils vont pas m’enlever un p’tit sang-mêlé de sous mon toit, Al. »

Dame Guester descendit alors l’escalier, un paquet sous chaque bras dans des sacs de sa confection. « Conduis-moi au village, Horace Guester. »

Ils entendirent passer les chevaux sur la route, dehors.

« C’est sûrement eux, dit Alvin.

— Te fais pas d’tracas, Peg, dit Horace.

— Pas m’faire de tracas ? » La Peg se tourna vers lui, furieuse. « Cette histoire peut guère finir que de deux manières, Horace. Ou bien j’perds mon fils qui d’vient esclave dans l’Sud, ou bien mon imbécile de mari s’fait tuer en essayant de l’sauver. Dame sûr, j’vais pas m’faire de tracas. » Puis elle éclata en sanglots et étreignit Horace si fort que de voir ça, Alvin en eut le cœur brisé.

Ce fut lui qui conduisit dame Guester au village dans le chariot de l’auberge. Il resta près d’elle jusqu’à ce qu’elle finisse, à force d’insistance, par convaincre Pauley Wiseman de la laisser passer la nuit dans la cellule ; il lui demanda néanmoins de jurer – serment douloureux – de ne pas essayer de sortir en douce Arthur Stuart de la prison avant l’heure.

Tandis qu’il ouvrait le chemin vers la cellule, Pauley Wiseman dit : « Vous avez pas d’peur à avoir, dame Guester. Son maître est sûr’ment un vaillant homme. Les genses de par icitte, y s’font une mauvaise idée de l’esclavage, m’est avis. »

La réponse fusa : « C’est-y qu’vous voulez y aller à sa place, Pauley ? Pour voir comme c’est agréable ?

— Moi ? » Pareille pensée lui semblait incongrue. « Moi, j’suis blanc, dame Guester. L’esclavage, c’est pas ma condition naturelle. »

Alvin fit glisser les clés des doigts de Pauley.

« J’deviens maladroit, pour sûr », dit Pauley Wiseman.

Le pied de dame Guester se posa spontanément sur l’anneau du trousseau.

« Soulevez donc vot’ pied, dame Guester, dit le shérif, sinon j’vous inculpe de complicité, sans parler d’rébellion. »

Elle déplaça le pied. Le shérif ouvrit la porte. La Peg la franchit et enveloppa Arthur Stuart dans ses bras. Alvin regarda Pauley Wiseman refermer et verrouiller la porte derrière eux. Puis il s’en retourna.


* * *

Alvin brisa le moule pour l’ouvrir et gratta l’argile qui restait accrochée à la surface du soc. Le fer était égal et dur ; un bon soc, digne des meilleurs qu’il avait vu mouler jusque-là. Il chercha à l’intérieur et n’y découvrit aucune paille, en tout cas aucune assez grosse pour gâter le métal. Il lima et ponça, ponça et lima jusqu’à ce qu’il soit tout lisse, la lame aiguisée comme s’il comptait s’en servir dans une boucherie et non dans un champ quelque part. Il le posa sur l’établi. Puis il s’assit et attendit, pendant que le soleil se levait et que le reste du monde s’éveillait.

Conciliant descendit à l’heure de chez lui et examina le soc. Mais Alvin ne le vit pas car il dormait. Conciliant le réveilla juste assez pour le faire remonter à la maison.

« Pauvre garçon, dit Gertie. J’gage qu’il est même pas allé s’coucher de toute la nuit. J’gage qu’il est allé à la forge et qu’il a travaillé sus c’te bêtise de soc depuis hier au soir.

— L’soc a l’air bon.

— Il est parfait, j’gage, connaissant Alvin. »

Conciliant grimaça. « Qu’esse t’y connais en ferronnerie ?

— J’connais Alvin et j’te connais.

— Curieux gars. C’est pourtant vrai, non ? Il fait son meilleur ouvrage quand il reste debout toute la nuit. » Conciliant avait même de l’affection dans la voix en disant cela. Mais Alvin dormait alors dans son lit et ne l’entendit pas.

« Il y tient tant, à ce p’tit sang-mêlé, dit Gertie. Pas étonnant qu’il ait pas pu dormir.

— Il dort asteure, fit Conciliant.

— Imagine un peu, envoyer Arthur Stuart en esclavage, à son âge.

— La loi, c’est la loi, dit Conciliant. J’peux pas dire que ça m’enchante, mais faut vivre selon la loi, sinon où on va ?

— Toi et ta loi, fit Gertie. J’suis bien contente de pas habiter de l’aut’ côté de l’Hio, Conciliant ; j’suis sûre que t’aimerais mieux avoir des esclaves plutôt qu’des apprentis… si tu connais la différence entre les deux. »

C’était une déclaration de guerre pure et simple, comme ils s’en lançaient continuellement, et ils étaient mûrs pour un nouvel échange de cris, de coups et de vaisselle cassée ; seulement Alvin ronflait au-dessus, dans la soupente, alors Gertie et Conciliant se contentèrent d’échanger des regards haineux et de laisser filer pour cette fois. Comme toutes leurs prises de bec finissaient de la même manière, sur les mêmes horreurs qu’ils se jetaient à la figure et sur le même mal qu’elles leur causaient, c’était comme s’ils en avaient assez et se disaient : « Mettons qu’on s’est agonis de tout ce qu’on déteste le plus entendre au monde et restons-en là. »

Alvin ne dormit pas très longtemps, ni très bien, d’ailleurs. La peur, la colère, l’impatience lui travaillaient le corps au point qu’il avait peine à rester tranquille, sans parler de son cerveau qui dérivait au gré de ses songes. Il se réveilla en rêvant d’un soc de charrue noir changé en or. Il se réveilla en rêvant d’Arthur Stuart qu’on fouettait. Il se réveilla encore en pensant qu’il pointait un fusil sur un des pisteurs et qu’il pressait la détente. Il se réveilla encore en pensant qu’il pointait le fusil sur un pisteur, mais sans tirer, et qu’il les regardait s’en aller en traînant Arthur Stuart derrière eux, Arthur qui n’arrêtait pas de crier : « Alvin, où t’es ? Alvin, les laisse pas m’emmener ! »

« Tu t’réveilles ou alors tais-toi ! cria Gertie. Tu fais peur aux enfants. »

Alvin ouvrit les yeux et se pencha par-dessus le rebord de la soupente. « Vos enfants sont même pas icitte.

— Alors tu m’fais peur à moi. J’connais pas c’que t’étais après rêver, mon gars, mais j’souhaiterais pas ce rêve-là même à mon pire ennemi… qui as’matin s’trouve être mon mari, si tu veux que j’te dise. »

L’évocation de Conciliant redonna sa vigueur à Alvin, oh oui. Il enfila son pantalon en se demandant quand et comment il était monté dans la soupente, et qui lui avait retiré sa culotte et ses bottes. Dans ce court laps de temps, Gertie trouva moyen de mettre à manger sur la table : pain de maïs, fromage et une bonne cuillerée de mélasse. « J’ai pas l’temps d’manger, m’dame, dit Alvin. Je m’excuse, mais faut qu’je…

— Mais si, t’as l’temps.

— Non, m’dame, je m’excuse…

— Prends l’pain, alors, grand imbécile. T’as l’intention de travailler toute la journée l’ventre vide ? Après avoir dormi qu’une matinée ? Même qu’il est pas ’core midi. »

C’est donc en mastiquant du pain qu’il descendit à la forge. La voiture du docteur Physicker se trouvait à nouveau devant, ainsi que les chevaux des pisteurs. L’espace d’une seconde, Alvin se dit : ils sont là parce qu’Arthur Stuart a trouvé moyen de s’échapper, que les pisteurs l’ont perdu et que…

Non. Ils avaient Arthur Stuart avec eux.

« Bonjour, Alvin », fit Conciliant. Il se tourna vers les autres hommes. « Faut-y qu’je soye le patron l’plus couillon d’la terre pour laisser mon p’tit apprenti dormir jusque près d’midi. »

Alvin ne s’aperçut même pas que Conciliant lui faisait une remarque et le traitait de petit apprenti quand son travail de compagnon, achevé, trônait sur l’établi. Il s’accroupit devant Arthur Stuart et le regarda dans les yeux.

« Allez, r’cule-toi », lança le pisteur aux cheveux blancs.

Alvin fit à peine attention à lui. Il ne voyait pas réellement Arthur Stuart, pas avec les yeux, en tout cas. Il cherchait sur son corps une marque de coup. Aucune. Du moins pour l’instant. Seule la peur habitait le gamin.

« Vous avez pas ’core répondu, dit Pauley Wiseman. Vous allez les faire ou pas ? »

Conciliant toussa. « Messieurs, une fois j’ai forgé une paire de menottes, en Nouvelle-Angleterre. Pour un homme coupable de trahison qu’on renvoyait en Angleterre dans les chaînes. J’compte pas r’commencer pour un drôle de sept ans qu’a jamais fait d’mal à une mouche, un drôle qu’a joué autour d’ma forge et…

— Conciliant, dit Pauley Wiseman. J’leur ai dit qu’si vous faites les menottes, ils seront pas obligés d’y mettre ça. »

Wiseman leva le lourd collier de bois et de fer qu’il tenait appuyé contre sa jambe.

« C’est la loi, dit le pisteur aux cheveux blancs. On ramène les marronneux dans c’te collier, pour montrer aux autres c’qui arrive. Mais comme c’est jusse un gamin et vu que c’est sa mère qui s’est ensauvée et pas lui, on est d’accord pour les menottes. Moi, ça m’est bien égal. On est payés d’même.

— Vous et vot’ maudit Traité des Esclaves en fuite ! s’écria Conciliant. Vous vous servez de c’te loi pour nous mettre nous aut’ aussi en esclavage.

— Moi, j’vais les faire », dit Alvin.

Conciliant le regarda avec horreur. « Toi ?

— Ça vaut mieux que l’collier », dit Alvin. Ce qu’il ne dit pas, c’était : j’compte pas laisser Arthur Stuart porter ces chaînes plus longtemps que jusqu’à ce soir. Il regarda le gamin. « J’vais t’arranger des menottes qui t’feront pas beaucoup mal, Arthur Stuart.

— Voilà qu’est sage, dit Pauley Wiseman.

— Enfin quèqu’un qu’a d’la jugeote », dit le pisteur aux cheveux blancs.

Alvin posa les yeux sur lui et s’efforça de contenir sa haine. Il n’y parvint pas tout à fait. Son crachat alla donc s’écraser dans la poussière aux pieds du pisteur.

Le pisteur aux cheveux bruns semblait prêt à lui flanquer un coup de poing, et Alvin n’aurait vu aucun inconvénient à se colleter avec lui et peut-être à lui racler la figure par terre une ou deux minutes. Mais Pauley Wiseman bondit entre eux et eut assez de bon sens pour s’adresser au pisteur brun et non à Alvin. « Faut être un sacré maudit couillon pour vouloir s’pignocher avec un forgeron. R’gardez ses bras.

— J’pourrais l’battre, dit le pisteur.

— Faut comprendre, vous autres, dit celui à cheveux blancs. C’est not’ talent. On peut pas plusse s’empêcher d’être des pisteux que…

— Y a des talents, le coupa Conciliant, où vaudrait mieux mourir à la naissance que d’grandir et s’en servir. » Il se tourna vers Alvin. « J’veux pas t’voir faire ça dans ma forge.

— Commencez pas d’embêter l’monde. Conciliant, dit Pauley Wiseman.

— Je vous en prie, dit le docteur Physicker. Vous causez plus de mal que de bien à l’enfant. »

Conciliant se tut de mauvaise grâce.

« Donne-moi tes mains, Arthur Stuart », dit Alvin.

Alvin fit semblant de mesurer les poignets d’Arthur à l’aide d’une ficelle. À la vérité, il voyait ses mesures dans sa tête, chaque pouce de son corps ; il allait façonner le métal de manière à ce qu’il s’ajuste parfaitement, sans aspérités, il en arrondirait les angles et limiterait le poids au strict nécessaire. Arthur ne souffrirait pas de ces menottes. Pas physiquement, en tout cas.

Tous immobiles, ils regardaient Alvin à l’œuvre. Jamais ils n’avaient vu travailler avec une telle souplesse, une telle pureté de mouvements.

Cette fois, Alvin utilisa son talent, mais en s’arrangeant pour qu’on ne le remarque pas. Il martela et courba le feuillard en le coupant à l’exacte dimension. Les deux moitiés de chaque menotte s’ajustaient impeccablement, elles ne bougeraient pas et ne pinceraient pas la peau. Et durant tout ce temps, il pensait à Arthur qui lui manœuvrait si souvent son soufflet ou qui restait tout bonnement là, à lui parler tandis qu’il travaillait. Ça n’arriverait plus jamais. Même lorsqu’ils l’auraient sauvé ce soir, ils seraient forcés de l’emmener au Canada ou de trouver où le cacher… comme si on pouvait se cacher d’un pisteur.

« D’la belle ouvrage, dit le pisteur aux cheveux blancs. J’ai jamais vu d’forgeron aussi bon. »

Conciliant se fit entendre depuis le coin sombre de la forge. « Tu peux être fier de toi, Alvin. Alors, disons qu’ces menottes, c’est ton ouvrage de compagnon, d’accord ? »

Alvin se retourna pour lui faire face. « Mon ouvrage de compagnon, c’est l’soc qu’est sus l’établi, Conciliant. »

C’était la première fois qu’Alvin appelait son patron par son prénom. Il ne pouvait plus clairement lui faire savoir que le temps où il lui parlait sur ce ton était désormais révolu.

Conciliant ne l’entendit pas de cette oreille. « Surveille comment tu m’causes, mon gars ! C’est moi qui décide de ce qu’est ton ouvrage de compagnon, et…

— Approche, petit, on va t’les mettre. » Le pisteur aux cheveux blancs ne s’intéressait pas à ce que racontait Conciliant, semblait-il.

« Pas ’core, dit Alvin.

— Elles sont prêtes, fit le pisteur.

— Trop chaudes, dit Alvin.

— Ben, plonge-les dans c’baquet, là, et r’froidis-les.

— Si j’fais ça, elles vont s’déformer, jusse un p’tit peu, et couper les bras du gamin qui vont saigner. »

Le pisteur brun roula des yeux. Qu’en avait-il à faire de quelques gouttes de sang d’un petit mulâtre ? Mais l’autre savait que personne n’admettrait qu’il n’attende pas.

« Rien qui presse, dit-il. Ça s’ra pas long. »

Ils attendirent, assis, sans dire un mot. Puis Pauley se mit à parler de tout et de rien, imité par les pisteurs et même le docteur Physicker ; ils papotaient comme si les pisteurs étaient des visiteurs comme les autres. Peut-être pensaient-ils les amener à de meilleurs sentiments pour qu’ils ne s’en prennent pas au gamin une fois qu’ils lui auraient fait traverser la rivière. Alvin devait s’en convaincre pour ne pas les haïr.

D’un autre côté, une idée germait dans sa tête. Enlever Arthur Stuart aux pisteurs ce soir, ça n’était pas suffisant, mais s’il s’arrangeait pour que même eux ne puissent pas le retrouver ?

« Qu’esse y a dans c’te capsule que vous utilisez, vous autres les pisteux ? demanda-t-il.

— Tu voudrais bien l’connaître, hein ? fit le pisteur brun.

— C’est pas un secret, dit celui à cheveux blancs. Tous les propriétaires font une p’tite boîte comme ça pour chaque esclave, dès l’achat ou dès la naissance. Des bouts d’sa peau, des cheveux d’son crâne, une goutte de sang, des affaires comme ça. Des parties d’lui.

— Vous trouvez son odeur à partir de ça ?

— Oh, c’est pas une odeur. On est pas des limiers, m’sieur Smith. »

Alvin savait que l’autre ne l’appelait monsieur Smith – le forgeron – que par pure flatterie. Il sourit légèrement, comme si ça lui faisait plaisir.

« Mais comment ça vous aide, alors ?

— Eh ben, c’est not’ talent, dit le pisteur à cheveux blancs. Qui connaît comment ça marche ? Suffit qu’on l’regarde, et pis on… c’est comme si on voyait la forme d’la personne qu’on cherche.

— C’est pas comme ça, fit l’autre.

— Eh ben, pour moi, si.

— Moi, j’connais juste où il est. Comme si j’voyais c’qui lui tient lieu d’âme. À condition que j’soye assez près, en tout cas. Ça brille pareil qu’un feu, l’âme de l’esclave que j’recherche. » Le pisteur brun sourit. « J’arrive à voir de loin.

— Vous pouvez me montrer ? demanda Alvin.

— Y a rien à voir, dit le pisteur aux cheveux blancs.

— Je m’en vais t’montrer, mon gars, fit l’autre. J’vais tourner l’dos, et toi, tu vas déplacer l’gamin dans la forge. J’te l’désignerai du doigt par-dessus mon épaule sans jamais m’tromper.

— Allez, ça va, fit le pisteur aux cheveux blancs.

— On a rien à faire, de toutes manières, jusqu’à c’que l’fer soye refroidi. Passe-moi la capsule. »

Le pisteur brun fit ce dont il s’était vanté : il désigna Arthur à chaque fois. Mais Alvin n’y prêta guère attention. Il était occupé à observer ce qui se passait chez le pisteur, essayait de comprendre ce qu’il faisait, ce qu’il voyait et ce que la capsule lui apportait. Il imaginait mal comment des petits bouts du corps nouveau-né d’Arthur Stuart, desséchés depuis sept ans, permettaient d’indiquer où il se trouvait maintenant.

Puis il se souvint que l’espace d’un instant, tout au début, le pisteur n’avait rien montré. Son doigt s’était un peu promené avant de finir par se pointer droit sur l’enfant. Comme si l’homme avait cherché à déterminer laquelle des personnes derrière lui dans la forge était Arthur. La capsule ne servait pas à trouver mais à reconnaître. Les pisteurs voyaient tout le monde mais ne pouvaient dire qui était qui sans capsule.

Ce qu’ils voyaient donc, ce n’était pas l’esprit d’Arthur ni son âme. Ils voyaient seulement un corps, qui ressemblait à tous les autres corps jusqu’à ce qu’ils le différencient. Et ce qui le différenciait était évident pour Alvin ; n’avait-il pas guéri suffisamment de gens dans sa vie pour savoir qu’ils étaient tous grosso modo identiques, à l’exception de quelques petits éléments au centre de chaque partie vivante de leur chair ? Ces éléments variaient pour chacun mais restaient semblables dans le corps entier d’une même personne. Comme si c’était la façon de Dieu de les individualiser dans leur chair. À moins que ce ne soit la marque de la bête, comme dans l’Apocalypse. Aucune importance. Alvin savait que dans la capsule il n’y avait qu’une seule chose identique au corps d’Arthur Stuart : cette marque distinctive qui vivait dans chacune des parties de sa chair, même dans les fragments morts qu’on lui avait prélevés à la naissance.

Je peux changer ces éléments, songeait Alvin. Je peux sûrement les changer, les modifier dans toutes les parties de son corps. Comme virer le fer en or. Ou l’eau en vin. Leurs capsules ne vaudraient alors plus rien. Elles ne les avanceraient à rien. Ils pourraient chercher Arthur Stuart tout leur soûl, mais tant qu’ils ne lui verraient pas réellement la figure et qu’ils ne le reconnaîtraient pas comme tout un chacun, ils ne le retrouveraient jamais.

Le plus fort, c’est qu’ils ne s’apercevraient même pas de ce qui se serait passé. Ils auraient encore leur capsule, pareille qu’avant, et ils sauraient qu’on n’y avait rien changé parce qu’Alvin n’y toucherait pas. Mais ils auraient beau fouiller le monde entier, ils ne dénicheraient jamais personne correspondant aux fragments de la capsule et ils ne devineraient jamais pourquoi.

Voilà ce que je vais faire, se disait Alvin. Je vais trouver un moyen de le changer, lui. Même s’il doit exister des millions de ces marques distinctives dans tout son corps, je vais trouver un moyen de les changer jusqu’à la dernière. Je le ferai ce soir, et demain il sera libre pour toujours.

Le fer était refroidi. Alvin s’agenouilla devant Arthur Stuart et lui passa délicatement les menottes. Elles s’adaptaient si parfaitement à ses poignets qu’on les aurait crues fondues dans un moule à ses mesures. Une fois les bracelets refermés, reliés l’un à l’autre par une chaînette, Alvin regarda le gamin dans les yeux.

« Aie pas peur », dit-il.

Arthur Stuart ne répondit rien.

« Je t’oublierai pas, dit Alvin.

— Pour sûr, fit le pisteur brun. Mais juste au cas où t’aurais l’idée de t’souvenir de lui durant qu’il s’en retourne chez son maître légitime, j’te préviens franchement : nous autres, on dort jamais tous les deux en même temps. Et quand on est pisteux, on connaît si quelqu’un s’en vient. C’est pas possible de nous approcher en douce. Surtout toi, jeune forgeron. Toi, j’te verrais à dix milles de distance. »

Alvin se contenta de le regarder. Finalement, l’homme eut un ricanement et se détourna. Ils installèrent Arthur Stuart sur le cheval du pisteur aux cheveux blancs, à califourchon devant lui. Mais Alvin se dit qu’aussitôt l’Hio franchi, ils le feraient marcher à pied. Pas par méchanceté, peut-être, mais les pisteurs n’avaient rien à gagner à se montrer aimables envers un marronneur. Et puis il fallait faire un exemple pour les autres esclaves, non ? Lorsqu’ils verraient un drôle de sept ans marcher les pieds en sang, tête baissée, ils y regarderaient à deux fois avant de chercher à s’enfuir avec leurs enfants. Ils sauraient que les pisteurs n’ont pas de pitié.

Pauley et le docteur Physicker s’éloignèrent avec eux. Ils voulaient les accompagner jusqu’à l’Hio et les regarder traverser la rivière, pour s’assurer qu’ils ne maltraiteraient pas Arthur Stuart tant qu’il serait en territoire libre. C’était le mieux qu’ils pouvaient faire.

Conciliant n’avait pas grand-chose à dire, mais pour le peu que c’était, il le dit sans ambages : « Un homme véritab’ passerait jamais les menottes à un ami. J’vais monter à la maison et t’signer tes papiers d’compagnon. J’veux pas de toi dans ma forge ni sous mon toit une nuit d’plusse. » Il laissa Alvin tout seul devant la forgerie.

Il n’était pas parti depuis cinq minutes qu’Horace Guester arrivait.

« Allons-y, fit-il.

— Non, dit Alvin. Pas ’core. Ils peuvent nous voir venir. Ils le diront au shérif, s’ils sont suivis.

— Y a pas l’choix. Faut pas perdre leur piste.

— Vous connaissez un peu c’que j’suis et c’que j’peux faire, dit Alvin. En ce moment même, j’vois où ils sont. Ils feront pas plus d’un mille de l’aut’ côté de l’Hio avant de s’endormir.

— Tu peux faire ça ?

— J’connais c’qui s’passe dans les genses quand ils ont envie de dormir. J’peux leur en donner envie à la minute où ils s’ront en Appalachie.

— Pendant qu’tu y es, pourquoi tu les tues pas ?

— J’peux pas.

— C’est pas des hommes ! Ça s’rait pas un meurtre d’les tuer !

— Si, c’est des hommes, dit Alvin. Et puis, si j’les tue, c’est une violation du Traité des Esclaves en fuite.

— Te v’là homme de loi, asteure ?

— M’zelle Lamer m’a expliqué ça. Enfin, elle l’a expliqué à Arthur Stuart durant que j’étais là. Il voulait connaître ça. L’automne dernier. Il a dit : « Pourquoi mon poupa les tuerait pas, si des pisteux s’en viennent me prendre ? » Et m’zelle Lamer, elle a répondu qu’y aurait davantage de pisteux à s’en revenir, seulement c’te fois ils vous pendraient et emmèneraient quand même Arthur Stuart. »

La figure d’Horace vira au rouge. Alvin ne comprit pas pourquoi, l’espace d’un instant, jusqu’à ce que l’aubergiste lui explique : « Il devrait pas m’appeler son poupa. J’ai jamais voulu d’lui dans ma maison. » Il déglutit. « Mais il a raison. J’tuerais ces pisteux, si j’pensais qu’ça pouvait aider.

— Faut pas les tuer, dit Alvin. J’crois que j’peux m’arranger pour qu’ils retrouvent jamais Arthur Stuart.

— J’connais. J’vais l’conduire au Canada. Rejoindre le lac et traverser en bateau.

— Dame non, fit Alvin. J’crois que j’peux m’arranger pour qu’ils le retrouvent jamais nulle part. On aura jusse à l’cacher jusqu’à tant qu’ils s’en r’partent.

— Où donc ?

— Dans la r’serre, si m’zelle Lamer veut bien.

— Pourquoi là ?

— La r’serre, je l’ai protégée par des charmes en veux-tu, en voilà. Je m’disais que j’faisais ça pour l’institutrice. Mais asteure, m’est avis que c’était pour Arthur Stuart, par le fait. »

Horace sourit. « Toi, t’en es un sacré, Alvin, tu connais ça ?

— P’t-être. Pour sûr que j’aimerais connaître un sacré quoi.

— Je m’en vais d’mander à mam’zelle Lamer si on peut se servir de sa maison.

— Telle que j’connais m’zelle Lamer, elle aura dit oui qu’vous aurez pas fini d’poser la question.

— On s’y met quand, alors ? »

Alvin fut pris au dépourvu : un adulte lui demandait, à lui, de prendre la décision. « Dès qu’il fera nuit, m’est avis. Dès qu’les deux pisteux s’ront endormis.

— Tu peux vraiment faire ça ?

— Oui, j’peux, si j’les perds pas d’vue. Enfin, quèque chose qui ressemble. Si j’perds pas leur trace. Comme ça, j’risque pas d’endormir l’monde qu’y faut pas.

— Et en ce moment, tu les perds pas d’vue ?

— J’connais où ils sont.

— Garde l’œil sus eux, alors. » Horace avait l’air un peu effrayé, presqu’autant que sept ans plus tôt lorsque Alvin lui avait dit qu’il était au courant de la jeune fille enterrée au cimetière. Effrayé parce qu’il savait Alvin capable d’accomplir des choses étranges, des choses qui dépassaient toutes ses compétences en charmes et talents.

Ne me connaissez-vous pas, Horace ? Ne savez-vous pas que je suis toujours Alvin, le jeune garçon auquel vous avez si souvent fait confiance, que vous avez tant de fois aimé et aidé ? Ce n’est pas parce vous me découvrez plus puissant que vous ne le supposiez, dans des domaines que vous ne soupçonniez pas, que je représente un plus grand danger pour vous. Aucune raison d’avoir peur.

Comme si Horace avait entendu ses pensées, la crainte s’évanouit de son visage. « J’veux seulement dire… la Peg et moi, on compte sus toi. Dieu merci, c’est chez nous autres que tu t’es r’trouvé, juste quand on avait l’plusse besoin de toi. Le Seigneur nous a en sa sainte garde. » Il sourit puis fit demi-tour et sortit de la forge.

Après ce que venait de dire Horace, Alvin se sentait bien, sûr de lui. Mais c’était précisément ça, le talent de l’aubergiste, non ? Donner aux gens l’image d’eux-mêmes qu’ils souhaitaient rencontrer.

Alvin dirigea tout de suite ses pensées vers les pisteurs et envoya sa bestiole pour qu’elle ne les quitte pas, qu’elle accompagne leurs corps qui se déplaçaient comme de petits tourbillons noirs au milieu du chant vert environnant et encadraient le chant plus petit, clair et lumineux, d’Arthur Stuart. Les Blancs et les Noirs n’ont pas forcément le cœur respectivement clair et sombre, m’est avis, songea Alvin. Ses mains s’affairaient, accomplissaient leur travail à la forge, mais il n’y faisait absolument pas attention. Il n’avait encore jamais observé quelqu’un d’aussi loin, sauf la fois où des forces qu’il ne comprenait pas l’avaient aidé à l’intérieur de la Butte-aux-huit-faces.

Et le pire, ce serait de les perdre, qu’ils disparaissent avec Arthur Stuart parce qu’Alvin n’aurait pas été assez vigilant ; le gamin se noierait au milieu de toutes les âmes opprimées des esclaves d’Appalachie et d’au-delà, dans le Sud profond où les hommes blancs étaient serviteurs de l’autre Arthur Stuart, le roi d’Angleterre, et les Noirs par conséquent esclaves d’esclaves. Je ne vais pas perdre Arthur dans un pays aussi horrible. Je vais m’accrocher à lui, comme si un fil nous reliait l’un à l’autre.

À peine y avait-il pensé, à peine avait-il envisagé un lien invisible entre lui et le petit sang-mêlé, que ce lien existait. Un fil traversait l’espace, un fil aussi ténu que ce qu’il avait un jour imaginé quand il cherchait à comprendre à quoi ressemblait un atome. Un fil qui n’avait de dimension que dans une seule direction, celle qui menait à Arthur Stuart et qui reliait leurs deux cœurs. Reste avec lui, dit Alvin au fil comme s’il vivait véritablement. Et en réponse, le fil parut s’illuminer, s’épaissir, jusqu’à ce qu’Alvin finisse par se convaincre que le premier venu ne manquerait pas de le voir.

Mais lorsqu’il regarda de ses yeux, il ne remarqua rien du tout ; le fil ne lui réapparut que quand il regarda en esprit. Il fût profondément surpris qu’une telle chose puisse exister, créée, non pas à partir de rien mais sans autre idée de départ que celle qu’il avait formée dans sa tête. C’est une œuvre de Faiseur. Ma première, toute petite, œuvre de Faiseur… Mais elle est réelle ; et ce soir elle va me conduire à Arthur Stuart pour que je le libère.


* * *

Dans sa maisonnette, Peggy surveillait à la fois Alvin et Arthur ; elle passait de l’un à l’autre, essayait de découvrir un chemin conduisant à la libération d’Arthur sans qu’il en coûte la mort ou la capture d’Alvin. Elle avait beau scruter soigneusement, minutieusement, elle n’en voyait pas. Leur terrible talent donnait un trop grand avantage aux pisteurs ; sur certains chemins, le forgeron et l’aubergiste réussissaient à emmener Arthur, mais les pisteurs le retrouvaient et le reprenaient… au prix du sang d’Alvin ou de sa liberté.

Elle regardait donc avec désespoir Alvin filer son lien quasi inexistant. Ce n’est qu’à cet instant, pour la première fois, qu’elle entrevit la lueur d’une liberté possible dans la flamme de vie d’Arthur Stuart. Elle ne devait rien au lien qui permettait à Alvin de rejoindre le gamin – sur de nombreux chemins avant qu’il ne le file, elle avait vu Alvin retrouver les pisteurs et les endormir. Non, la différence maintenant, c’était qu’Alvin était capable de le créer, ce lien. Une si faible probabilité qu’aucun futur n’en avait fait état. À moins – elle n’y avait encore jamais songé – que l’acte même de Faire ne représente une telle violation de l’ordre naturel que son talent de torche ne voyait pas les chemins qui en découlaient, jusqu’à ce que l’acte soit réellement accompli.

Pourtant, même au moment de la naissance d’Alvin, n’avait-elle pas vu son avenir glorieux ? Ne l’avait-elle pas vu édifier une cité bâtie de verre ou de glace très purs ? N’avait-elle pas vu cette cité peuplée de gens qui parlaient avec des langues d’anges et regardaient avec les yeux de Dieu ? Qu’Alvin soit Faiseur, c’était toujours probable, à la condition qu’il reste en vie. Mais l’acte de Faire proprement dit, ce n’était jamais vraisemblable, jamais assez naturel pour qu’une torche, même aussi puissante que Peggy, le distingue.

Elle vit Alvin endormir les pisteurs presque aussitôt que la nuit fût tombée et qu’ils eurent trouvé où faire halte de l’autre côté de l’Hio. Elle vit Alvin et Horace se retrouver à la forge, se préparer à gagner la rivière à travers bois, en évitant la route afin de ne pas croiser le shérif et le docteur Physicker qui reviendraient de La Bouche. Mais elle ne leur prêta guère attention. Maintenant qu’il y avait un nouvel espoir, elle s’attacha entièrement à l’avenir d’Arthur, étudia où et comment ses nouveaux et menus sentiers de liberté s’embranchaient dans l’entreprise en cours. Elle ne put définir le moment précis du choix et du changement. À ses yeux, c’était la preuve que tout reposait sur Alvin qui allait devoir devenir un Faiseur, un vrai, cette nuit même.

« Ô Dieu, chuchota-t-elle, si c’est Toi qui as gratifié ce garçon d’un tel don à la naissance, je T’implore de lui apprendre à devenir un Faiseur ce soir. »


* * *

Côte à côte, dissimulés dans l’ombre sur la berge de la rivière, Alvin et Horace attendaient que soit passé un bateau brillamment éclairé. À bord, des musiciens jouaient et des passagers dansaient un quadrille aux figures savantes sur les ponts. Alvin en conçut de la colère, de les voir s’amuser comme des gamins alors qu’au même moment on emmenait un véritable enfant en esclavage. Il savait pourtant qu’ils ne pensaient pas à mal et qu’il n’était pas juste de reprocher aux gens d’être heureux pendant que d’autres souffraient qu’ils ne connaissaient même pas. Dans ces conditions, il n’existerait aucun bonheur dans le monde, se dit Alvin. La vie étant ce qu’elle est, à chaque instant de la journée il se trouve au moins plusieurs centaines de personnes à souffrir pour une raison ou une autre.

Le bateau n’avait pas plus tôt disparu au détour d’un méandre qu’ils entendirent un fracas dans les bois derrière eux. Ou, plus précisément, Alvin entendit un bruit qui lui parut un fracas, à lui seulement, à cause de son sens de l’ordre naturel du chant vert. Il fallut plusieurs minutes à Horace pour le percevoir à son tour. L’inconnu qui s’approchait d’eux à pas de loup était bien furtif pour un Blanc.

« J’voudrais ben un fusil, asteure », murmura Horace.

Alvin secoua la tête. « Attendons voir », souffla-t-il, si bas que ses lèvres bougèrent à peine.

Ils attendirent. Au bout d’un moment, ils virent un homme sortir du bois et dégringoler la rive jusqu’à la vase au bord de l’eau, où une barque se balançait au gré du courant. N’apercevant personne, il jeta un coup d’œil circulaire, soupira puis monta à bord avant de se retourner et de s’asseoir à la poupe, la mine renfrognée, le menton appuyé sur les mains.

Horace se mit soudain à glousser. « Que l’djab me patafiole, j’crois ben que c’est l’vieux Po Doggly. »

L’homme se pencha aussitôt en arrière, et Alvin put enfin le voir distinctement dans le clair de lune. Oui, c’était le cocher du docteur Physicker, pour sûr. Mais Horace ne parut pas autrement s’en inquiéter. Déjà il se laissait glisser au bas de la berge, gagnait la barque au milieu d’éclaboussures, grimpait à bord et étreignait si violemment Po Doggly que le bateau embarqua de l’eau. Il ne leur fallut pas une seconde pour s’apercevoir qu’ils tanguaient à tout va et, sans un mot, ils se déplacèrent exactement comme il fallait pour équilibrer la charge ; ensuite, toujours sans un mot, Po passa les rames dans les tolets tandis qu’Horace sortait une écope en fer blanc de sous son banc pour se mettre à la remplir et la vider par-dessus bord, la remplir et la vider, inlassablement.

Alvin s’émerveilla un instant de l’harmonie qui régnait entre eux. Pas la peine de leur demander : suffisait de les regarder opérer pour comprendre qu’ils avaient déjà accompli ces gestes un grand nombre de fois auparavant. Chacun savait ce que l’autre allait faire, ils n’avaient même plus besoin d’y penser. Chacun s’acquittait de sa tâche, et aucun n’avait besoin de vérifier où en était l’autre.

Comme les éléments et les petits morceaux qui composaient tout ce qui existait dans le monde ; comme la danse des atomes qu’Alvin avait conçue dans sa tête. Il ne s’en était encore jamais rendu compte, mais les gens pouvaient être comme ces atomes, eux aussi. La plupart du temps ils étaient désorganisés, personne ne savait où se trouvait son voisin, personne ne se tenait tranquille assez longtemps pour se fier aux autres ou qu’on se fie à lui, tout comme Alvin avait imaginé les atomes avant que Dieu ne leur apprenne qui ils étaient et ne leur assigne un travail. Mais on avait là deux hommes, des hommes dont personne n’aurait jamais soupçonné qu’ils se connaissaient autrement que se connaissent entre eux les habitants d’un même village comme Hatrack River. Po Doggly, un ancien fermier réduit à conduire la voiture du docteur Physicker, et Horace Guester, le premier colon du pays, à la prospérité croissante. Qui aurait cru qu’ils pouvaient si parfaitement s’accorder ensemble ? Mais c’était parce que chacun savait qui était l’autre, qu’il le savait vraiment, aussi sûrement qu’un atome connaissait le nom que lui avait donné Dieu ; chacun à sa place, accomplissant sa tâche.

Toutes ces pensées traversèrent l’esprit d’Alvin si vite qu’il en fut à peine conscient ; pourtant il se souviendrait des années plus tard de ce moment comme de celui où il avait compris pour la première fois : ces deux hommes, ensemble, créaient entre eux quelque chose d’aussi réel et solide que le sol sous ses pieds, que l’arbre sur lequel il s’appuyait. La plupart des gens ne remarquaient rien ; ils les auraient regardés tous les deux et n’auraient vu que deux hommes assis dans un bateau. Mais alors, peut-être que les atomes ne voyaient dans ceux qui composaient un élément du fer rien de plus que deux autres atomes voisins par hasard. Peut-être fallait-il regarder de haut, comme Dieu, en tout cas dominer la perspective, pour découvrir ce que forment deux atomes lorsqu’ils s’agencent d’une certaine façon. Mais ce n’est pas parce qu’un autre atome ne voit pas la relation qu’elle n’existe pas ou que le fer est moins solide.

Et si je peux apprendre à ces atomes comment former un fil à partir de rien, voire comment créer de l’or à partir de fer, ou même, je l’espère, changer la marque secrète et invisible d’Arthur dans tout son corps pour que les pisteurs ne le reconnaissent plus, alors pourquoi un Faiseur ne pourrait-il pas obtenir la même chose des gens, leur apprendre un ordre différent et, dès qu’il en aurait trouvé un certain nombre dignes de confiance, les assembler en quelque chose de nouveau, de fort, aussi réel que le fer ?

« Tu t’en viens, Al, ou quoi ? »

Comme je disais, Alvin ne mesura guère l’importance de ses réflexions. Mais il n’allait pas les oublier, non ; tout en glissant le long de la berge pour atterrir dans la boue, il savait qu’il se rappellerait toujours ce qu’il venait de méditer, quand bien même il lui en coûterait des années, des milles et des milles de chemin, des larmes et du sang avant d’en saisir réellement toute la portée.

« Ça fait plaisir d’vous voir, Po, dit-il. Seulement, moi, j’croyais qu’on était dans une affaire un brin secrète. »

D’un coup de rames, Po rapprocha la barque de la rive pour détendre la corde et permettre à Alvin de grimper à bord en araignée sans se mouiller les pieds. Alvin ne s’en inquiétait pas. Il avait horreur de l’eau, un sentiment bien naturel vu le nombre de tentatives pour le tuer où le Défaiseur s’en était servi. Mais ce soir, l’eau ne lui paraissait que de l’eau ; le Défaiseur était invisible ou très loin. Peut-être grâce au fil ténu qui reliait toujours Alvin à Arthur… Sa création de Faiseur était peut-être si puissante que son ennemi n’avait tout bonnement pas la force de retourner une goutte d’eau contre lui.

« Oh, elle est toujours secrète, Alvin, dit Horace. T’es pas au courant, v’là tout. Avant que t’arrives à Hatrack River – enfin, j’veux dire avant que tu t’en r’viennes –, Po et moi, on allait ramasser les marronneux et on les aidait à filer au Canada toutes les fois qu’on pouvait.

— Les pisteux vous ont jamais pris ? demanda Alvin.

— Les esclaves qu’avaient fait tout ce ch’min, ça voulait dire qu’les pisteux étaient pas trop près derrière, dit Po. Beaucoup d’ceux qui montaient jusqu’icitte avaient volé leur capsule.

— Et puis c’était avant l’Traité des Esclaves en fuite, dit Horace. Tant qu’les pisteux nous tuaient pas tout d’suite, ils pouvaient pas nous toucher.

— Et en c’temps-là, on avait une torche », fit Po.

Horace ne dit rien, il se contenta de détacher la corde du bateau et de la renvoyer sur la berge. Po se mit à ramer à la seconde où la corde fut libérée ; et Horace s’était déjà arc-bouté en prévision de la première embardée de la barque. Ça tenait du miracle, cette façon qu’ils avaient de connaître le prochain geste de l’autre avant même qu’il ne l’ait esquissé. Alvin faillit éclater de rire, tout à la joie d’assister à un tel prodige, comprenant qu’il était réalisable, rêvant de ses conséquences possibles : des milliers de gens qui se connaîtraient aussi bien les uns les autres, qui s’adapteraient parfaitement entre eux, qui travailleraient ensemble. Qui pourrait barrer la route à ces gens ?

« Après qu’la fille à Horace est partie, eh ben, y avait plus moyen d’connaître qu’un marronneux passait par icitte. » Po secoua la tête. « C’était fini. Mais je m’doutais ben qu’avec Arthur Stuart qu’on enchaînait et qu’on emportait dans l’Sud, même les flammes d’enfer pourraient pas empêcher l’Horace de traverser la rivière pour l’ramener. Alors, dès que j’ai eu quitté les pisteux, j’ai fait un p’tit bout d’chemin du r’tour pour m’écarter de l’Hio, j’ai arrêté la voiture et j’ai sauté.

— J’gage que l’docteur Physicker s’en est aperçu, dit Alvin.

— Ben sûr, maudit couillon ! fit Po. Oh, j’vois que tu m’blagues. Bon, il s’en est aperçu. Il m’a jusse dit : « Fais attention, ces gars-là sont dangereux. » Alors moi, j’y ai dit que j’ferais bien attention, et lui, y m’a dit : « C’est ce maudit shérif Pauley Wiseman. Il aurait pas dû les laisser l’emmener si vite. P’t-être qu’on aurait pu empêcher l’estradition si on avait r’tenu Arthur Stuart jusqu’au passage du juge itinérant. Pauley, il a tout fait légalement, mais si vite que j’ai compris qu’il voulait s’débarrasser du gamin, qu’il voulait l’voir partir d’Hatrack River pour de bon. » Je l’crois, Horace. Pauley Wiseman, il a jamais aimé ce p’tit sang-mêlé, depuis l’jour où la Peg est montée sus ses grands chevaux pour l’envoyer à l’école. »

Horace grogna ; il donna un tout petit coup de barre au moment précis où Po relâchait l’une des rames pour tourner légèrement la barque à contre-courant et aborder correctement la rive d’en face. « Tu connais c’que j’ai pensé ? fit Horace. J’ai pensé qu’ton ouvrage, ça suffisait pas pour t’occuper, Po.

— Moi, je l’aime bien, mon ouvrage, dit Po Doggl.

— J’ai pensé qu’y a une élection dans l’comté à l’automne, et l’poste de shérif sera disponible. J’crois qu’on devrait flanquer Pauley Wiseman dehors.

— Et que j’soye shérif ? Tu crois ça possible ? Tout l’monde connaît que j’suis un soûlard.

— T’as pas bu une seule goutte depuis que t’es avec le docteur. Et si on s’en sort et qu’on ramène Arthur sain et sauf, eh ben, tu vas être un héros.

— Un héros, mon tchu ! T’es pas fou, Horace ? On peut causer à personne de c’t’affaire-là si on veut pas qu’y ait une récompense pour nous beurrer la cervelle sus du pain d’seigle depuis l’Hio jusqu’à Camelot.

— On va pas imprimer cette histoire sus des feuilles et pis les vendre, si c’est ça qu’tu veux dire. Mais tu connais comment les nouvelles, ça s’répand. L’vaillant monde apprendra ce qu’on a fait, toi et moi.

— Alors c’est toi qui s’ras shérif, Horace.

— Moi ? » Horace sourit. « Tu m’vois mettre quelqu’un en prison ? »

Po rit doucement. « M’est avis qu’non. »

Lorsqu’ils abordèrent la berge, leurs gestes étaient à nouveau vifs et en parfaite harmonie. On avait peine à croire qu’ils n’avaient pas travaillé ensemble depuis tant d’années. C’était comme si leurs corps savaient d’avance quoi faire, si bien qu’ils n’avaient pas besoin d’y penser. Po sauta dans l’eau, jusqu’aux chevilles, pas plus, et s’appuya sur le bateau pour éviter un surcroît d’éclaboussures. L’embarcation s’agita un peu, forcément ; Horace se pencha alors dans le sens contraire du tangage et l’annula, sans mouvements inutiles, sans même s’en apercevoir. Une minute plus tard, on tirait la proue sur le rivage – sableux, celui-ci, pas vaseux comme de l’autre côté – et on l’attachait à un arbre. La corde parut à Alvin vieille et pourrie, mais lorsqu’il envoya sa bestiole à l’intérieur pour vérifier, il acquit l’assurance qu’elle restait encore assez solide pour retenir la barque contre les secousses de la rivière sur la poupe.

Ce ne fut qu’une fois terminées toutes les tâches familières qu’Horace se présenta devant Alvin à la façon de la milice sur la place du village, les épaules au carré et les yeux fixés sur lui. « Eh ben, asteure, Al, m’est avis que c’est à toi d’nous montrer l’chemin.

— On a donc pas à suivre leurs traces ? demanda Po.

— Alvin connaît où ils sont, fit Horace.

— Ben, c’est-y pas beau, ça, dit Po. Est-ce qu’il connaît aussi s’ils ont leurs fusils pointés sus nos têtes ?

— Oui », fit Alvin. À son ton, il était clair qu’il ne souhaitait plus d’autres questions.

Ça n’était pas assez clair pour Po. « Tu veux dire que ce gars-là est une torche, ou quoi ? C’que j’ai surtout entendu raconter, c’est qu’il avait un talent pour ferrer les ch’vaux. »

C’était l’inconvénient d’avoir amené un troisième larron. Alvin n’avait aucune envie de révéler à Po Doggly ce dont il était capable mais il ne pouvait guère lui annoncer qu’il ne lui faisait pas confiance.

Ce fut Horace qui vint à sa rescousse. « Po, faut que j’te dise, Alvin a aucun rôle dans l’affaire d’as’soir.

— À moi, y m’semble qu’il a l’rôle principal.

— J’te l’dis, Po, quand on racontera cette histoire, y avait qu’toi et moi et on est tombés par adon sus les pisteux qu’étaient endormis, tu m’suis ? »

Po plissa le front, puis hocha la tête. « Dis-moi, mon gars. J’connais pas l’talent que t’as, mais t’es chrétien ? J’demande même pas qu’tu soyes méthodisse.

— Oui, m’sieur, fit Alvin. J’suis chrétien, m’est avis. J’crois à la Bible.

— Bon, dit Po. C’est jusse que j’tiens pas à m’trouver engagé dans une affaire du djab.

— Pas avec moi, fit Alvin.

— Alors ça va. C’est mieux si j’connais pas c’que tu fais, Al. Mais fais ben attention que j’soye pas tué à cause de ça. »

Alvin tendit la main. Po la serra et sourit. « Vous autres, forgerons, z’avez la force d’un ours.

— Moi ? fit Alvin. Qu’un ours me barre le ch’min et j’te l’aplatis comme un carcajou à coups de poing sus la caboche.

— Ça m’plaît quand tu fais l’fanfaron, mon gars. »

Après une pause, Alvin les conduisit en remontant le fil qui le reliait à Arthur Stuart.

Ça n’était pas très loin, mais il leur fallut une heure en coupant à travers bois dans le noir – les arbres avaient toutes leurs feuilles et le clair de lune parvenait difficilement jusqu’au sol. Sans Alvin et son sens de la forêt alentour, ils auraient mis trois fois plus de temps et fait dix fois plus de bruit.

Ils trouvèrent les pisteurs endormis dans une clairière ; un feu se mourait entre eux. Le pisteur aux cheveux blancs était pelotonné sur son couchage. Le brun avait dû prendre le tour de garde, il ronflait à tout va, adossé contre un arbre. Leurs chevaux dormaient à quelque distance. Alvin arrêta ses compagnons pour les empêcher de trop s’approcher et de déranger les bêtes.

Arthur Stuart était parfaitement éveillé ; assis, il contemplait le feu.

Alvin attendit une minute, cherchant comment il allait s’y prendre. Il se demandait de quoi étaient capables les pisteurs. Pouvaient-ils retrouver des lambeaux de peau desséchée, des cheveux tombés, quelque chose comme ça, et s’en servir pour faire une nouvelle capsule ? On ne savait jamais, ça ne serait pas prudent de transformer Arthur sur place ; pas plus qu’il serait très malin de se précipiter dans la clairière où ils risquaient de laisser des petits bouts d’eux-mêmes, preuves qu’ils avaient enlevé Arthur.

Aussi, à distance, Alvin pénétra-t-il dans le fer des menottes et fendit-il chacune des quatre parties qui se séparèrent pour tomber aussitôt par terre en cliquetant. Le bruit troubla les chevaux ; ils hennirent légèrement, mais les pisteurs continuèrent de dormir comme des bienheureux. Quant à Arthur, il ne lui fallut pas une seconde pour comprendre ce qui se passait. Il bondit tout de suite sur ses pieds et chercha Alvin des yeux autour de la clairière, à la lisière du bois.

Alvin siffla, essayant de reproduire le chant du cardinal, l’oiseau rouge. Question chant d’oiseau, c’était plutôt mal imité, mais Arthur l’entendit et sut qu’il s’agissait d’Alvin qui l’appelait. Sans perdre un instant, sans se poser de questions, il plongea directement dans la forêt ; moins de cinq minutes plus tard, guidé par plusieurs autres sifflements approximatifs, il se retrouvait devant Alvin.

Bien sûr, Arthur Stuart voulut se jeter dans ses bras, mais Alvin leva la main. « Touche personne, ni rien, chuchota-t-il. Faut que j’change quèque chose en toi, Arthur Stuart, pour qu’les pisteux te rattrapent plus.

— J’veux bien, fit Arthur.

— J’ai peur d’laisser la moindre trace de c’que t’étais avant. T’as des cheveux, des bouts de peau, tout ça, partout dans ton linge. Alors déshabille-toi. »

Arthur Stuart n’hésita pas. Un instant plus tard, ses vêtements gisaient en tas à ses pieds.

« Je m’excuse, j’y connais rien là-d’dans, fit Po, mais si tu laisses ce linge comme ça icitte, les pisteux vont voir qu’Arthur est v’nu d’ce côté, et ça indique le nord aussi sûrement que si on avait peint une grande flèche blanche par terre.

— M’est avis qu’vous avez raison, reconnut Alvin.

— Alors, Arthur a qu’à les amener jusqu’à la rivière et les j’ter dans l’courant, dit Horace.

— Seulement, faites bien attention à pas l’toucher ni rien, recommanda Alvin. Arthur, toi, tu ramasses ton linge et tu nous suis lentement et bien comme il faut. Si tu t’perds, pousse le cri de l’oiseau rouge et j’te répondrai pareil jusqu’à c’que tu nous r’trouves.

— J’connaissais que t’allais venir, Alvin, dit Arthur Stuart. Toi aussi, poupa.

— Et les pisteux d’même, fit Horace. J’aurais pourtant bien aimé qu’on arrange ça, mais ils vont pas dormir éternellement.

— Hé, attendez une minute », dit Alvin. Il renvoya sa bestiole dans les menottes et rapprocha les morceaux, les recolla, ressouda le fer comme s’il avait été moulé tel quel. Elles reposaient maintenant par terre, intactes, bien refermées, sans rien révéler de la façon dont le gamin s’était libéré.

« Ça m’étonnerait qu’tu soyes après leur casser les pattes ou une affaire dans l’genre, Alvin, fit Horace.

— Il peut faire ça ? D’icitte ? demanda Po.

— J’fais pas des choses pareilles, dit Alvin. Ce qu’on veut, c’est qu’les pisteux arrêtent de chercher un drôle qu’existe plus pour eux autres.

— Ben sûr, ç’a du sens, mais j’aime bien l’idée des pisteux avec les jambes cassées », dit Horace.

Alvin sourit et s’enfonça dans la forêt, avançant à dessein lentement et en faisant assez de bruit pour que les autres puissent le suivre dans la pénombre ; s’il avait voulu, il aurait pu se déplacer comme un homme rouge entre les arbres, en silence, sans laisser aucune effluve de son passage susceptible d’être remontée.

Ils parvinrent à la rivière et s’arrêtèrent. Alvin ne voulait pas qu’Arthur embarque dans son enveloppe charnelle présente, en semant des traces partout. S’il devait le transformer, c’était ici.

« Jette ton linge, mon gars, dit Horace. Aussi loin qu’tu peux. »

Arthur avança d’un ou deux pas dans l’eau. Alors Alvin eut peur car, en regardant avec son œil intérieur, il eut l’impression que l’enfant, fait de lumière, d’air et de terre, devenu soudain une partie de lui-même, disparaissait dans les ténèbres de la rivière. L’eau ne leur avait cependant fait aucun mal à l’aller, et Alvin se dit qu’elle pourrait même s’avérer utile.

Arthur Stuart lança son paquet de linge dans l’Hio. Le courant n’était pas très fort ; ils regardèrent les vêtements tourner paresseusement et descendre vers l’aval en se dispersant peu à peu. Arthur ne bougeait pas, dans l’eau jusqu’aux fesses, il regardait lui aussi les vêtements. Non, il ne les regardait pas… il ne tourna pas la tête d’un pouce lorsqu’ils dérivèrent loin sur la gauche. Il fixait la rive nord, celle de la liberté.

« J’ai déjà v’nu icitte, dit-il. J’connais ce bateau.

— Ça s’pourrait, dit Horace. T’étais pourtant un brin jeune pour t’en rappeler. Po et moi, on a aidé ta m’man à monter dans ce bateau-là. C’est ma fille Peggy qui te t’nait quand on a abordé de l’aut’ côté.

— Ma sœur Peggy », fit Arthur. Il se retourna et regarda Horace, comme s’il s’agissait d’une question qu’il posait.

« M’est avis qu’oui », dit Horace pour toute réponse.

« Reste où t’es, Arthur Stuart, dit Alvin. Quand j’vais te transformer, j’vais être forcé de l’faire entièrement, en dedans et au-dehors. Vaut mieux qu’ça s’passe dans l’eau, elle emportera ton ancienne peau où sera inscrit c’que t’étais avant.

— Tu vas m’virer en Blanc ? demanda Arthur Stuart.

— Tu peux faire ça ? lança Po Doggly.

— J’connais pas tout c’qui va changer, dit Alvin. Mais j’espère que tu t’retrouveras pas blanc. Ça serait comme te voler la part que ta maman t’a donnée.

— Les garçons blancs, ils en font pas des esclaves, dit Arthur Stuart.

— En tout cas, ils vont pas faire un esclave du p’tit sang-mêlé que j’vois là, dit Alvin. Pas si j’peux l’empêcher. Alors tu bouges pas, tu te tiens bien tranquille et tu m’laisses réfléchir. »

Tout le monde s’immobilisa, les hommes et le gamin, tandis qu’Alvin étudiait Arthur de l’intérieur et trouvait l’infime marque distinctive dans chacun de ses éléments vivants.

Il savait qu’il ne pouvait pas la modifier comme ça, de gré ou de force, vu qu’il comprenait mal ce qu’elle représentait. Il savait seulement que ça faisait d’une certaine façon partie de la personnalité d’Arthur, et on ne change pas ces choses-là. Peut-être qu’en changeant ce qu’il ne fallait pas, il allait le rendre aveugle, tourner son sang en eau de pluie, n’importe quoi. Comment deviner ?

C’est en voyant le fil qui les reliait toujours, de cœur à cœur, qu’Alvin trouva son idée ; en le voyant et en se rappelant ce que l’oiseau rouge avait dit par la bouche d’Arthur Stuart : « Le Faiseur, c’est celui qui fait partie de ce qu’il crée. » Alvin se dépouilla de sa chemise, entra dans la rivière et s’agenouilla dans l’eau froide qui lui tournoyait doucement autour de la taille, pour mettre ses yeux au niveau de ceux de l’enfant. Puis il tendit les bras, l’attira contre lui et l’y maintint, poitrine contre poitrine, mains sur les épaules.

« J’croyais qu’on devait pas toucher l’gamin, dit Po.

— Tais-toi donc, maudit couillon, lui lança Horace Guester. Alvin connaît ce qu’il fait. »

Si seulement c’était vrai, songea Alvin. Mais au moins, il avait une idée et c’était mieux que rien. Maintenant que leurs deux peaux vivantes se pressaient l’une contre l’autre, il pouvait comparer la marque intime d’Arthur avec la sienne. Dans l’ensemble, elles étaient pareilles, exactement pareilles, et Alvin en vint à se dire : c’est cette part commune qui fait de nous des humains plutôt que des vaches, des grenouilles, des cochons ou des poulets. Cette part-là, je ne vais pas me risquer à la changer d’un poil.

Le reste, d’accord. Mais pas n’importe comment. À quoi bon le sauver si je le colore en jaune vif, si je le rends idiot, ou je ne sais quoi encore ?

Alvin fit donc la seule chose qui lui paraissait sensée. Il modifia des éléments de la marque d’Arthur à l’image de la sienne. Il ne modifia pas tout ce qui était différent – il n’y en avait pas tant que ça, en fait. Seulement un peu. Mais ce peu-là suffisait pour qu’Arthur Stuart cesse d’être complètement lui-même et devienne en partie Alvin. Ce qu’il accomplissait lui paraissait terrible et merveilleux à la fois.

Combien ? Combien devait-il modifier avant que les pisteurs ne reconnaissent plus le jeune garçon ? Sûrement pas tout. Ça devait certainement suffire comme ça, il avait assez changé d’éléments. Il n’existait aucun moyen de savoir. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était une estimation à vue de nez ; il jugea donc que ça suffisait et il en resta là.

Ce n’était qu’un début, bien entendu. Il se mit ensuite à changer toutes les autres marques sur le modèle de la première, chaque petite partie vivante d’Arthur, une à une, aussi vite qu’il pouvait. Des dizaines, des centaines ; chaque nouvelle marque qu’il trouvait, il la modifiait à l’image des précédentes.

Des centaines, et encore des centaines, et pourtant il n’avait rectifié qu’une infime surface de peau sur la poitrine d’Arthur. Comment espérer transformer tout le corps du gamin en allant aussi lentement ?

« Ça fait mal », murmura Arthur.

Alvin s’écarta de lui. « Je cherche pas à t’faire mal, Arthur Stuart. »

Arthur baissa les yeux sur sa poitrine. « Icitte, là », dit-il, touchant l’endroit dont Alvin s’était occupé.

Alvin regarda à la lumière de la lune et constata effectivement que la chair y semblait enflée, différente, plus sombre. Il regarda encore, mais pas avec ses yeux, pour s’apercevoir que le reste du corps attaquait cette partie qu’il avait modifiée et se dépêchait de la tuer petit à petit.

Évidemment. Il espérait quoi ? La marque, c’était le moyen qu’avait le corps de se reconnaître ; voilà pourquoi toutes ses parties vivantes la renfermaient en elles. Quand elle manquait, le corps savait qu’il devait y avoir un mal, une erreur, et il le tuait. N’était-ce pas assez embêtant comme ça que la transformation d’Arthur prenne autant de temps ? Alvin comprit alors que ça ne servirait à rien de vouloir le transformer ; plus il le changerait, plus il le rendrait malade et plus le corps chercherait à se tuer jusqu’à ce que le gamin meure ou rejette les parties modifiées.

C’est ce que disait la vieille histoire de Mot-pour-mot : on essaye d’édifier un mur si grand que le temps d’arriver à la moitié de l’ouvrage, les premières briques tombent déjà en poussière. Comment bâtir le mur s’il s’écroule plus vite qu’on ne le monte ?

« J’arrive pas, dit Alvin. J’essaye de faire ce qu’est impossible.

— Eh ben, dans ce cas-là, dit Po Doggly, j’espère que tu connais comment voler, par rapport que c’est l’seul moyen qui t’reste d’emmener l’drôle au Canada avant qu’les pisteux t’rattrapent.

— J’arrive pas, répéta Alvin.

— T’es seulement fatigué, dit Horace. On va s’taire, comme ça tu pourras réfléchir.

— Ça s’ra pas mieux, fit Alvin.

— Ma mouman, elle volait », dit Arthur Stuart.

Alvin soupira d’impatience. Toujours la même histoire qui revenait.

« C’est vrai, je t’assure, dit Horace, ’tite Peggy me l’a dit. La jeune esclave noire, elle a tripatouillé avec d’la cendre, des plumes de merle et tout, et puis elle a volé directement jusqu’icitte. C’est ça qui l’a tuée. J’ai pas pu l’croire la première fois quand j’ai compris qu’le drôle s’en rappelait, et on a jamais causé d’ça dans l’espoir qu’il oublierait. Mais je m’en vais te dire, Alvin, ça serait une grande honte que c’te fille soye morte pour qu’tu nous laisses tomber sus c’te même écore d’la rivière sept ans après. »

Alvin ferma les yeux. « Taisez-vous, j’réfléchis, lâcha-t-il.

— C’est justement c’que j’ai dit qu’on allait faire, répliqua Horace.

— Ben fais-le, alors », dit Po Doggly.

Alvin les entendait à peine. Il regardait à nouveau à l’intérieur du corps d’Arthur, dans la portion de peau qu’il avait changée. La nouvelle marque n’était pas mauvaise en elle-même, et la peau transformée ne tombait malade et ne mourait que là où elle touchait celle qui contenait l’ancienne. Tout irait bien pour Arthur si Alvin parvenait à le changer en une seule fois plutôt que petit bout par petit bout.

Comme le fil, qui était venu d’un coup lorsqu’il y avait pensé, qu’il avait visualisé d’où il partait, où il se terminait et de quoi il était fait. Tous ses atomes avaient trouvé leur place en même temps. À la manière de Po Doggly et Horace Guester qui s’accordaient tout de suite ensemble, chacun accomplissant sa tâche tout en tenant compte de ce que faisait l’autre.

Mais le fil, c’était simple, facile. Là, c’était dur, comme changer de l’eau en vin plutôt que du fer en or, ainsi qu’il l’avait dit à mademoiselle Lamer.

Non, je dois m’y prendre autrement. Pour créer le fil, j’ai indiqué à chaque atome son apparence et sa place, parce que tous étaient vivants et prêts à m’obéir. Mais à l’intérieur du corps d’Arthur, je n’ai pas affaire à des atomes, j’ai affaire à ces petits éléments qui ont chacun leur vie propre. Peut-être même est-ce la marque qui leur donne vie, et peut-être pourrais-je leur indiquer à tous leur apparence ; au lieu de déplacer chacune de ses parties dans un seul élément à la fois, je leur dirais seulement à tous : je vous veux comme ça, et ce serait fait.

À peine la pensée lui était-elle venue qu’il la mit à exécution. Il s’imagina parler à toutes les marques de la peau d’Arthur Stuart, sur l’ensemble de sa poitrine, toutes en même temps ; il leur montra la configuration qu’il avait en tête, une configuration si compliquée qu’il ne la comprenait pas lui-même ; il savait seulement qu’elle répétait celle des marques contenues dans la surface de peau qu’il avait transformée par étapes successives. Et dès qu’il la leur montra, dès qu’il leur ordonna : « Je vous veux comme ça ! Voici le modèle ! » elles se modifièrent. Toute la peau du torse d’Arthur Stuart changea d’un coup.

Arthur sursauta, puis hurla de douleur. Ce qui n’avait été qu’un élancement dans un morceau de peau lui envahissait à présent le reste de la poitrine.

« Fais-moi confiance, dit Alvin. Asteure j’vais t’changer, pour sûr, et t’auras plus mal. Mais je m’en vais l’faire sous l’eau, comme ça la vieille peau sera tout d’suite emportée. Bouche-toi l’nez ! Retiens ton souffle ! »

Arthur Stuart haletait de souffrance, mais il fit comme disait Alvin. Il se pinça le nez de la main droite, puis il prit sa respiration et ferma la bouche. Alvin, de la main gauche, lui saisit aussitôt le poignet, passa la droite derrière le gamin et l’enfonça sous l’eau. À cet instant, Alvin gardait en tête le corps entier d’Arthur, il voyait toutes les marques, non pas une par une mais dans leur ensemble ; il leur montra le modèle à suivre, la nouvelle marque, et pensa cette fois les mots si fort que ses lèvres les formèrent. « Voici le modèle ! Je vous veux comme ça ! »

Il ne sentit pas le changement avec ses mains – le corps d’Arthur ne subit pas de transformation telle que ses sens normaux puissent la percevoir. Mais il le vit néanmoins, d’un seul coup, en une fraction de seconde, dans chaque marque du corps du gamin, de ses organes, de ses muscles, de son sang, de son cerveau ; même ses cheveux changèrent, chacune des parties qui se rattachaient à lui. Quant à ce qui ne s’y rattachait pas et qui ne changea pas, l’eau l’enleva et l’emporta.

Alvin s’immergea à son tour pour se débarrasser du moindre bout de peau, du moindre cheveu d’Arthur qui auraient pu s’accrocher à lui. Puis il se releva et sortit l’enfant de l’eau, dans un même mouvement. Il émergea dégoulinant de gouttes d’eau comme des embruns de perles froides au clair de lune. Et resta là, à chercher sa respiration, tremblant de froid.

« Dis-moi qu’le mal a parti, dit Alvin.

— Est parti, le corrigea Arthur comme le faisait toujours mademoiselle Lamer. Je m’sens bien. Sauf que j’ai froid. »

Alvin le sortit entièrement de la rivière et le ramena au bord. « Enveloppez-le dans ma chemise et allons-nous en d’icitte. »

Ce qu’ils firent. Aucun n’avait remarqué qu’en imitant mademoiselle Lamer, Arthur ne s’était pas servi de la voix de l’institutrice.


* * *

Peggy ne le remarqua pas non plus, pas tout de suite. Elle était trop occupée à regarder dans la flamme de vie d’Arthur Stuart. Quel changement lorsque Alvin avait opéré sa transformation sur l’enfant ! Un changement si subtil qu’elle n’aurait su dire sur quoi Alvin agissait ; pourtant, au moment où Arthur Stuart avait émergé de l’eau, il ne restait plus un seul de ses anciens chemins, plus un seul de ceux qui le menaient dans le Sud en esclavage. Quant aux nouveaux chemins, tous les nouveaux avenirs que la transformation lui avait ouverts… ils offraient des possibilités tellement ahurissantes !

Tout le temps qu’il fallut à Horace, Po et Alvin pour refaire traverser l’Hio à Arthur, puis les bois jusqu’à la forge, Peggy le passa exclusivement à explorer la flamme de vie du jeune sang-mêlé, à étudier des potentialités que le monde n’avait encore jamais connues. Il y avait un nouveau Faiseur à circuler dans le pays ; Arthur était le premier être qu’il avait touché, et tout était différent. Du reste, la plupart des avenirs d’Arthur étaient inextricablement liés à Alvin. Peggy vit des voyages extraordinaires ; sur l’un des chemins, une traversée vers l’Europe où Arthur Stuart se tenait auprès d’Alvin devant qui s’inclinait le nouveau saint Empereur Napoléon ; sur un autre, un périple jusqu’à une étrange nation insulaire, loin vers le sud, où les hommes rouges passaient toute leur existence sur des nattes d’algues ; sur un autre, une incursion triomphale dans les terres à l’ouest où les Rouges acclamaient en Alvin le grand unificateur de toutes les races et lui ouvraient leur dernier refuge, si grande était leur foi en lui. Et toujours à ses côtés se trouvait Arthur Stuart, le petit sang-mêlé, en qui on avait désormais toute confiance, désormais doté d’un peu du pouvoir du Faiseur.

La plupart des chemins s’ouvraient sur l’arrivée des trois hommes qui amenaient Arthur Stuart à la resserre, aussi ne fut-elle pas surprise quand ils frappèrent à la porte.

« M’zelle Lamer », appela doucement Alvin.

Elle avait la tête ailleurs ; la réalité offrait beaucoup moins d’intérêt que les avenirs révélés dans la flamme de vie d’Arthur Stuart. Elle ouvrit la porte. Ils étaient là, Arthur toujours enveloppé dans la chemise d’Alvin.

« On l’a ram’né, dit Horace.

— Je vois. » Elle en était évidemment heureuse, mais son ton de voix n’en montra rien. Au contraire, il donnait à entendre qu’elle était occupée, qu’on la dérangeait, qu’on l’ennuyait. Ce qui était vrai. Allez-y, voulait-elle dire. Je sais déjà ce que vous allez me raconter, par l’intermédiaire d’Arthur qui l’a entendu, alors allez-y, qu’on en finisse, et laissez-moi retourner explorer l’avenir de cet enfant. Mais bien entendu, il lui fallait garder ses réflexions pour elle si elle tenait à rester dans la peau de mademoiselle Lamer.

« Ils le r’trouveront pas, dit Alvin, tant qu’ils le verront pas de leurs yeux, pour de vrai. Quèque chose… leur capsule, l’est pus bonne à rien.

— Elle n’est plus bonne à rien, dit Peggy.

— C’est ça, fit Alvin. On est v’nus pour… nous sommes venus pour… c’est possible de le laisser chez vous ? Cette maison-là, m’dame, je l’ai protégée avec tellement de charmes qu’ils penseront… qu’ils ne penseront même pas à y entrer tant que vous garderez la porte fermée.

— Vous n’avez donc pas d’autres vêtements à lui mettre que cette chemise ? Il s’est mouillé… Vous voulez qu’il attrape froid ?

— Il fait bon, as’soir, dit Horace, et on veut pas aller quérir des vêtements à l’auberge. On va attendre qu’les pisteux s’en reviennent, abandonnent leurs recherches et s’en repartent.

— Très bien, dit Peggy.

— Vaudrait mieux s’remettre à nos ouvrages, dit Po Doggly. Faut que je m’en retourne chez le docteur Physicker.

— Et moi, j’ai dit à la Peg que j’étais au village, alors j’ferais bien de m’y rendre », dit Horace.

Alvin parla tout net à Peggy. « J’serai à la forge, m’zelle Lamer. S’il arrive quelque chose, criez, dans les dix secondes j’aurai monté la colline.

— Merci. Maintenant… s’il te plaît, retourne t’occuper de tes affaires. »

Elle referma la porte. Elle n’avait pas eu l’intention de se montrer aussi abrupte. Mais toute une nouvelle série d’avenirs s’offrait à ses investigations. En dehors d’elle, personne n’avait jamais eu autant d’importance pour la tâche d’Alvin qu’allait en avoir Arthur. Peut-être que le même phénomène se produirait avec tous ceux qu’Alvin toucherait et changerait ; peut-être transformerait-il, en tant que Faiseur, tous ceux qu’il aimait, jusqu’à ce qu’ils partagent avec lui ses heures de gloire, jusqu’à ce qu’ils contemplent le monde à travers les murs grossissants de la Cité de Cristal et observent toutes choses telles que Dieu devait sûrement les voir.

Un coup frappé à la porte. Elle ouvrit.

« D’abord, dit Alvin, évitez d’ouvrir la porte sans connaître qui c’est.

— Je savais que c’était toi », fit-elle. À la vérité, elle n’en savait rien. Elle n’avait même pas réfléchi.

« Ensuite, j’suis resté pour vous écouter verrouiller, mais j’aurais pu attendre longtemps.

— Navrée, dit-elle. J’ai oublié.

— On s’est donné beaucoup d’mal pour sauver ce drôle ce soir, m’zelle Lamer. Asteure, tout dépend d’vous. Seulement jusqu’à tant qu’les pisteux s’en repartent.

— Oui, je sais. » Elle était vraiment désolée et laissa percer son regret dans sa voix.

« Alors, bonne nuit. »

Il restait là, à attendre. Attendre quoi ?

Ah, oui. Qu’elle ferme la porte.

Elle la ferma, la verrouilla puis revint à Arthur Stuart et l’étreignit jusqu’à ce qu’il se débatte pour se dégager. « Tu es sauvé, dit-elle.

— Ben tiens, répondit-il. On s’est donné beaucoup d’mal pour sauver ce drôle ce soir, m’zelle Lamer. »

Elle l’écouta et comprit que quelque chose n’allait pas. De quoi s’agissait-il ? Ah, oui, bien sûr. Alvin venait juste de dire cette phrase. Mais qu’y avait-il de bizarre là-dedans ? Arthur Stuart imitait tout le temps les gens.

Il les imitait tout le temps. Mais cette fois-ci, Arthur Stuart s’était servi de sa propre voix, non de celle d’Alvin. Elle ne l’avait jamais vu agir ainsi. Elle croyait que c’était là son talent, qu’il était un imitateur naturel au point de ne même pas s’apercevoir de ce qu’il faisait.

« Épelle cigale, lui demanda-t-elle.

— C.I.G.A.L.E », répondit-il. Pas avec la voix de l’institutrice mais avec la sienne à lui.

« Arthur Stuart, chuchota-t-elle. Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Y a rien qui va pas, m’zelle Lamer, dit-il. J’suis chez moi. »

Il ne savait pas. Il n’avait rien remarqué. N’ayant jamais compris quel parfait imitateur il avait été, il ne se rendait maintenant pas compte que son talent était parti. Il avait toujours la mémoire quasi parfaite de ce que les autres disaient, les mots étaient toujours là. Mais les voix avaient disparu ; ne subsistait que la sienne, celle d’un enfant de sept ans.

Elle l’étreignit encore, plus brièvement. Elle comprenait, à présent. Aussi longtemps qu’Arthur Stuart serait resté lui-même, les pisteurs auraient pu le retrouver et l’emmener en esclavage dans le Sud. La seule façon de le sauver, c’était de le faire cesser d’être totalement lui-même. Alvin ne savait pas, bien sûr, qu’en sauvant Arthur il le privait de son talent, du moins en partie. Pour prix de sa liberté, Arthur n’était plus tout à fait Arthur. Alvin l’avait-il compris, lui ?

« J’suis fatigué, m’zelle Lamer, dit-il.

— Oui, évidemment. Tu peux dormir ici, dans mon lit. Retire-moi cette chemise sale et grimpe sous les couvertures ; tu seras au chaud et en sécurité pour la nuit. »

Il hésitait. Elle regarda dans sa flamme de vie et vit pourquoi ; en souriant, elle lui tourna le dos. Elle entendit un froissement de tissu, un grincement de ressorts et le bruissement d’un petit corps se glissant entre les draps du lit. Puis elle lui refit face, se pencha au-dessus de sa tête posée sur l’oreiller et l’embrassa légèrement sur la joue.

« Bonne nuit, Arthur, dit-elle.

— Bonne nuit », murmura-t-il.

Un instant plus tard, il dormait. Elle s’assit à son bureau et remonta la mèche de sa lampe. Elle allait lire un peu en attendant le retour des pisteurs. Quelque chose pour la calmer le temps qu’ils arrivent.

Mais non, rien à faire. Les mots étaient là, sur la page, mais leur sens lui échappait. Lisait-elle Descartes ou le Deutéronome ? Peu importait. Elle ne pouvait se détacher de la nouvelle flamme de vie d’Arthur. Bien entendu, tous les chemins de son existence avaient changé. Il n’était plus la même personne. Non, ce n’était pas tout à fait exact. Il restait toujours Arthur. Principalement Arthur.

Presque Arthur. Presque celui d’autrefois. Mais pas vraiment.

Cela en valait-il la peine ? Perdre une partie de ce qu’il avait été afin de vivre libre ? Sa nouvelle personnalité était peut-être supérieure à l’ancienne ; mais l’ancien Arthur Stuart avait disparu désormais, définitivement, encore plus sûrement que s’il était parti dans le Sud pour passer le reste de sa vie dans les tourments de l’esclavage, son séjour à Hatrack réduit à l’état de souvenir, puis de rêve, puis d’histoire mythique qu’il aurait racontée aux petits gamins noirs dans les années précédant sa mort.

Idiote ! s’injuria-t-elle intérieurement. Personne ne reste le même aujourd’hui qu’hier. Personne ne garde un corps toujours jeune, un cœur toujours ingénu ou une tête toujours vide. La vie en esclavage l’aurait bien davantage transformé – déformé – que les légères modifications d’Alvin. Arthur Stuart était sûrement davantage lui-même maintenant qu’il ne l’aurait été en Appalachie. D’ailleurs, elle avait vu tous les avenirs sombres contenus jadis dans sa flamme de vie, le goût du fouet, le soleil abrutissant qui lui cognait dessus durant les travaux des champs ou la corde qui l’attendait sur les nombreux chemins où il participait à une révolte d’esclaves, quand il n’en prenait pas la tête et massacrait au lit des dizaines de Blancs. Arthur Stuart était trop jeune pour comprendre ce qui lui arrivait ; mais s’il avait été plus âgé, s’il avait pu choisir, Peggy ne doutait pas qu’il aurait opté pour le genre d’avenir qu’Alvin venait de lui rendre possible.

D’une certaine manière, il avait perdu un peu de lui-même, un peu de son talent et donc un peu des choix qui auraient pu se présenter dans sa vie. Mais en les perdant, il y gagnait tellement plus de liberté.

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