XVII Le concours d’orthographe

Un jour du début de janvier qu’il était tombé une bonne épaisseur de neige et que soufflait un vent assez cinglant pour vous découper le nez de la figure, Conciliant Smith décréta comme de juste qu’il avait de l’ouvrage à la forge jusqu’au soir et que c’était à Alvin d’aller au village acheter le ravitaillement et livrer le travail terminé. En été, les tâches avaient tendance à se répartir dans l’autre sens.

Tant pis, songea Alvin. C’est lui le patron, ici. Mais si moi, je suis un jour patron de ma forge et que j’ai un apprenti, sûr que je le traiterai plus justement qu’on m’a traité. Maître et apprenti devraient se partager l’ouvrage de la même façon, sauf quand l’apprenti ne sait pas du tout comment s’y prendre ; c’est alors au patron de lui montrer. C’est convenu comme ça, l’apprenti n’est pas un esclave, ce n’est pas à lui de toujours conduire le chariot au village dans la neige.

Mais à vrai dire, Alvin savait qu’il ne serait pas forcé d’y aller en chariot. Le traîneau à deux chevaux d’Horace Guester ferait l’affaire, et il savait qu’Horace ne verrait pas d’inconvénient à ce qu’il le lui emprunte, à condition de lui faire au village les courses dont l’auberge avait besoin.

Alvin s’emmitoufla chaudement et affronta le vent, un vent d’ouest qu’il recevrait en pleine figure jusqu’à l’auberge plus haut. Il prit le sentier qui montait par la maison de mademoiselle Lamer, le chemin le plus court et le mieux abrité grâce aux nombreux arbres. Bien entendu, elle n’était pas chez elle. C’était heure de classe, elle se trouvait avec les enfants dans l’école du village. Mais l’ancienne resserre, c’était l’école d’Alvin, et de passer devant la porte lui fit penser à ses études.

Elle lui avait enseigné des choses qu’il n’avait jamais imaginé apprendre. Il s’était attendu à davantage de calcul, de lecture et d’écriture, et en un sens c’est ce qu’elle lui faisait travailler, pour sûr. Mais elle ne le faisait pas lire dans les abécédaires d’enfants, comme Arthur Stuart qui bûchait ferme tous les soirs dans la resserre à la lumière de la lampe. Non, elle parlait à Alvin d’idées auxquelles il n’aurait jamais songé et qui fournissaient matière à tous ses exercices de calcul et d’écriture.

Hier :

« La plus petite particule est un atome, avait-elle dit. Selon la théorie de Démocrite, toute chose est formée de choses plus petites, jusqu’à ce qu’on arrive à l’atome, qui est la plus petite de toutes et ne peut être divisée.

— À quoi ça r’semble ? lui avait demandé Alvin.

— Je ne sais pas. C’est trop petit pour qu’on le voie. Et toi, tu sais ?

— M’est avis qu’non. Tout c’que j’ai vu de petit, on pouvait toujours le couper en deux.

— Mais peux-tu imaginer quelque chose de plus petit ?

— Ouais, mais j’peux l’diviser aussi. »

Elle avait soupiré. « Bon, alors, Alvin, réfléchis mieux. S’il existait une chose si petite qu’on ne pourrait pas la diviser, comment serait-elle ?

— Vraiment p’tite, m’est avis. »

Mais il plaisantait. C’était un problème, et il voulait le résoudre comme il résolvait tous ses problèmes pratiques. Il avait envoyé sa bestiole dans le plancher. Comme c’était du bois, il avait découvert un vrai fouillis de cœurs brisés d’arbres autrefois vivants, aussi avait-il expédié en vitesse sa bestiole dans le fer du fourneau, pour l’essentiel constitué d’une seule matière à l’intérieur. Les petits éléments, les plus infimes parties qu’il voyait toujours distinctement, s’agitaient en une masse confuse sous l’effet de fournaise ; quant au feu, il projetait sa lumière et sa chaleur, et les éléments qui le composaient étaient si réduits, si minuscules qu’il avait du mal à les concevoir dans sa tête. Il n’avait pas vraiment vu les éléments du feu. Il les avait seulement sentis passer.

« La lumière, avait-il dit. Et la chaleur. C’est impossible de les diviser.

— Exact. Le feu n’est pas comme la terre, on ne peut pas le diviser. Mais on peut le transformer, non ? On peut l’éteindre. Il peut mourir tout seul. Et les parties qui le composent doivent par conséquent se convertir en autre chose ; ce n’étaient donc pas des atomes immuables et insécables.

— Eh ben, y a rien d’plus p’tit que ces p’tits bouts de feu, alors m’est avis qu’un atome, ça n’existe pas.

— Alvin, tu dois cesser d’être aussi empirique.

— Si j’connaissais c’que ça veut dire, je cesserais.

— Si je savais.

— Pareil.

— Tu ne pourras pas toujours répondre aux questions en te bornant à chercher la solution dans les cailloux d’à côté ou je ne sais quoi. »

Alvin avait soupiré. « Des fois, j’regrette de vous avoir dit c’que j’fais.

— Tu veux que je t’apprenne ce qu’est un Faiseur, oui ou non ?

— Oui, c’est ça que j’veux ! Et à la place vous m’parlez d’atomes, de gravité, de… Je m’fiche de ce qu’ont pu raconter ce charlatan de Newton et tous les autres ! J’veux connaître… savoir comment bâtir la… l’endroit. » Il s’était rappelé juste à temps Arthur Stuart dans son coin, qu’il mémorisait chacune de leurs paroles, voix et intonations comprises. Pas la peine de lui farcir la tête avec la Cité de Cristal.

« Ne comprends-tu pas, Alvin ? Cela fait si longtemps – des milliers d’années – que personne ne sait ce qu’est réellement un Faiseur ni ce qu’il fait. On sait seulement que de tels hommes ont existé et on connaît quelques-unes des tâches dont ils étaient capables. Changer le plomb ou le fer en or, par exemple. L’eau en vin. Ce genre d’opération.

— J’pense que l’fer en or, c’est plus facile, avait dit Alvin. Les métaux, à l’intérieur, ils contiennent en gros un seul élément. Mais l’vin… c’est une telle pagaille d’affaires différentes qu’y faudrait être un-un…» Il n’avait pas réussi à trouver de mot pour le plus grand pouvoir qu’un homme puisse détenir.

« Un Faiseur. »

C’était ça, le mot, pour sûr.

« M’est avis.

— Je te le dis, Alvin, si tu veux retrouver ce qu’accomplissaient autrefois les Faiseurs, il te faut comprendre la nature des choses. Tu ne peux pas transformer ce que tu ne comprends pas.

— Et j’comprends pas c’que j’vois pas.

— Erreur ! Complètement faux, Alvin Smith ! C’est en fait ce que tu vois qui demeure impossible à comprendre. Le monde que tu vois réellement n’est rien de plus qu’un exemple, un cas particulier. Mais les principes sous-jacents, l’ordre qui le maintient, cela reste à jamais invisible. On ne peut le découvrir que par l’imagination, précisément la partie de ton esprit la plus négligée. »

Bref, hier soir Alvin s’était mis en colère, ce qui d’après elle était le plus sûr moyen de rester idiot, à quoi il avait répondu que ça lui convenait parfaitement vu qu’il était resté en vie contre forte partie malgré son idiotie et sans son aide à elle. Puis il s’était rué dehors et avait erré en regardant les premiers flocons de la tempête qui commençaient à tomber.

Il ne marchait pas depuis longtemps lorsqu’il s’était rendu compte qu’elle avait raison et qu’il le connaissait – le savait – depuis le début. Il envoyait toujours sa bestiole pour voir ce qu’il y avait à l’intérieur de n’importe quoi, mais ensuite, au moment d’y apporter un changement, il devait penser à ce qu’il voulait que ça devienne. Il devait penser à quelque chose qui n’était pas là et en garder l’image à l’esprit ; après ça, appliquant la méthode qui était la sienne depuis sa naissance et qu’il ne comprenait toujours pas, il disait : « Tu vois ça ? Voilà comme il faut que tu sois ! » Et alors, parfois vite, parfois lentement, les éléments se déplaçaient jusqu’à se réagencer convenablement. Il s’y prenait tout le temps de cette façon-là : pour détacher un morceau d’une pierre vive, pour assembler deux bouts de bois, pour rendre le fer bien solide et droit, pour répartir la chaleur uniformément au fond du creuset. Je vois donc ce qui n’est pas là, je le vois dans mon esprit, et c’est ce qui le fait en fin de compte exister.

L’espace d’un instant, terrible et vertigineux, il s’était demandé si le monde n’existait que parce qu’il l’imaginait ainsi et s’il était vrai qu’en cessant de l’imaginer, il l’amènerait à disparaître. Évidemment, une fois ressaisi, il avait compris que s’il l’avait inventé, il n’existerait pas autant de choses bizarres ici-bas auxquelles il n’aurait jamais songé tout seul.

Peut-être alors que le monde était entièrement rêvé dans l’esprit de Dieu. Mais non, ce n’était pas ça non plus, parce que pour rêver des hommes comme l’assassin-blanc Harrison, fallait pas que Dieu soit très malin. Non, telles qu’Alvin voyait les choses, Dieu s’y prenait plus ou moins comme lui : il disait aux rochers de la terre, au feu du soleil, à tout ça, comment ils devaient être, et il les laissait faire. Mais quand Dieu disait aux gens comment il fallait qu’ils soient, eh bien, la plupart du temps ils lui répondaient par un pied de nez, ils se moquaient de lui ou ils faisaient semblant d’obéir et continuaient d’agir à leur idée. Les planètes, les étoiles et les éléments sortaient peut-être tous de l’esprit de Dieu, mais les gens avaient vraiment trop mauvais caractère… Ils ne devaient s’en prendre qu’à eux-mêmes.

Voilà où l’avaient mené ses réflexions de la veille au soir, sous la neige qui tombait : à se poser des questions sur ce qu’il ne pourrait jamais savoir. Comme se demander à quoi rêve Dieu dans le cas où il lui arrive de dormir, et si tous ses rêves se réalisent, s’il recrée toutes les nuits un nouveau monde plein de gens. Questions qui ne l’avançaient pas d’un pouce pour devenir un Faiseur.

Alors, cet après-midi-là, tout en progressant péniblement dans la neige, luttant contre le vent pour rejoindre l’auberge, il se remit à réfléchir sur la question première : à quoi ça ressemblait, un atome. Il essaya d’imaginer quelque chose de si minuscule qu’il ne pourrait pas le diviser. Mais à chaque fois qu’il se représentait une forme dans sa tête – une petite boîte, une petite boule ou n’importe quoi – eh bien, aussitôt il se voyait aussi la couper en deux.

La seule condition qui interdise de couper quelque chose en deux, c’était que ce soit si fin qu’il n’y aurait rien de plus fin. Il se représenta une pellicule si étirée qu’elle était plus mince que du papier, si mince qu’à plat elle n’existait même pas, qu’en regardant son fil du dessus on ne voyait rien. Mais même s’il ne pouvait pas la couper dans ce sens-là, il pouvait toujours imaginer qu’il la tournait d’un quart de tour et la coupait en travers, comme du papier.

Alors… et si on l’aplatissait aussi dans ce sens-là, pour n’en laisser qu’un fil d’où qu’on regarde, le fil le plus ténu dont on ait jamais rêvé ? Personne ne serait capable de le voir, pourtant il existerait quand même parce qu’il s’étendrait d’ici à là. Pour sûr, ce serait impossible de le diviser dans son épaisseur, et il n’y avait pas de surface plane comme pour une feuille de papier. Mais du moment que ce fil invisible s’étirait d’un point à un autre, quelle que soit la longueur, Alvin pouvait encore imaginer le couper en deux, et à nouveau couper en deux chacune des moitiés.

Non, quelque chose ne pourrait être assez petit pour constituer un atome que d’une seule manière : s’il n’avait aucune dimension dans aucun sens ; pas de longueur, pas de largeur, pas d’épaisseur. Ce serait ça, un atome ; seulement, ça n’existerait même pas, ça serait rien du tout. Un point sans rien dedans.

Il s’arrêta sur la galerie de l’auberge et tapa du pied pour faire tomber la neige de ses bottes, ce qui fut plus efficace que de frapper à la porte pour prévenir qu’il arrivait. Il entendit courir les pieds d’Arthur Stuart qui venait lui ouvrir, mais il ne songeait à rien d’autre qu’aux atomes. Parce que, même s’il venait de conclure à l’impossibilité de leur existence, il commençait à se dire qu’il serait encore plus insensé de refuser leur existence et d’imaginer qu’on puisse sans cesse diviser les choses en morceaux plus petits, ces morceaux en morceaux encore plus petits et ainsi de suite, indéfiniment. À la réflexion, c’était forcément l’une ou l’autre solution. Soit on arrive à l’élément qui ne peut être divisé, et c’est un atome, soit on n’y arrive jamais, et ça continue éternellement, ce qui dépassait l’entendement d’Alvin.

Il se retrouva dans la cuisine de l’auberge, Arthur Stuart sur son dos, qui jouait avec son chapeau et son écharpe. Horace Guester était parti dans la grange bourrer les nouvelles toiles à matelas des lits, alors Alvin demanda à la Peg l’autorisation d’utiliser le traîneau. Il faisait chaud dans la cuisine, et dame Guester n’avait pas l’air de bon poil. Elle lui permit de prendre le traîneau, mais il y avait un prix à payer.

« Tu sauveras la vie d’un drôle d’ma connaissance, Alvin, si t’emmènes Arthur Stuart avec toi, dit-elle, sinon j’suis sûre qu’y fera encore quèque chose qui m’portera sus les nerfs et qu’y finira dans l’pudding d’as’soir. »

Il était vrai qu’Arthur Stuart semblait d’humeur à faire des bêtises : il étranglait Alvin en lui tirant sur son écharpe et riait comme un boscot.

« On va réviser tes leçons, Arthur, dit Alvin. Épelle-moi « mourir étranglé ».

— M.O.U.R.I.R, commença Arthur Stuart, Ê.T.R.E, A.N.G.L.A.I.S. »

Malgré sa colère, dame Guester ne put se retenir d’éclater de rire, non parce qu’il avait mal épelé « étranglé » mais parce qu’il avait dit ses lettres en imitant à la perfection la voix de mademoiselle Lamer. « J’te l’garantis, Arthur Stuart, fit-elle, vaudrait mieux pas qu’mademoiselle Lamer t’entende causer d’même, sinon finie l’école.

— Tant mieux ! J’aime pas l’école ! dit Arthur.

— T’aimeras certainement plusse ça que travailler avec moi tous les jours dans la cuisine, dit dame Guester. Soleil levant soleil couché, été comme hiver, même les jours où tu vas nager.

— J’pourrais tout pareil être esclave en Appalachie ! » s’écria Arthur Stuart.

Dame Guester abandonna son ton à la fois taquin et courroucé pour se retourner, l’air grave. « Rigole pas avec ça, Arthur. Y a quèqu’un qu’est mort dans l’temps pour t’empêcher d’en être un.

— J’connais, dit Arthur.

— Non, tu connais pas, mais tu f’rais mieux d’réfléchir avant de…

— C’était ma mouman », fit Arthur.

La Peg eut soudain l’air effrayée. Elle jeta un coup d’œil à Alvin, puis elle dit : « T’occupe pas d’ça, tu veux ?

— Ma mouman, l’était un oiseau noir, fit Arthur. Elle s’a envolé très haut, pis elle a tombé par terre, elle a pas pu r’partir et elle est morte. »

Alvin vit comment dame Guester le regardait ; elle avait l’air encore plus nerveuse. Peut-être y avait-il du vrai dans cette histoire que racontait Arthur, après tout, comme quoi il avait volé. Peut-être que cette fille enterrée à côté de Vigor, peut-être qu’elle avait trouvé moyen de faire emporter son bébé par un oiseau noir. Ou peut-être qu’il ne s’agissait que d’une vision. En tout cas, dame Guester avait décidé de faire comme si de rien n’était – trop tard pour abuser Alvin, bien sûr, mais ça, elle ne le savait pas. « Ben ça, c’est une belle histoire, Arthur, dit-elle.

— C’est vrai, fit Arthur. Je m’rappelle. »

Dame Guester eut l’air encore plus catastrophée. Mais Alvin se garda bien de discuter avec Arthur de son histoire d’oiseau noir et de voyage dans les airs. La seule façon de l’arrêter, c’était de lui détourner l’esprit sur autre chose. « Tu frais mieux de t’en venir avec moi, Arthur Stuart, dit-il. T’as p’t-être eu une maman oiseau dans l’temps, mais j’ai dans l’idée qu’celle qu’est icitte dans c’te cuisine, elle va t’pétrir le dos comme d’la pâte à pain.

— Oublie pas c’que je t’ai d’mandé de m’acheter, dit la Peg.

— Oh, pas de danger. J’ai une liste, dit Alvin.

— Je t’ai rien vu écrire !

— C’est Arthur Stuart, ma liste. Montres-y, Arthur. »

Arthur se pencha tout contre l’oreille d’Alvin et brailla à lui fendre les tympans jusqu’aux chevilles : « Un bari’ d’farine blanche, deux cônes de sucre, une liv’ de poivre, une douzaine de feuilles de papier et une couple de yards de tissu pour faire une chemise à Arthur Stuart. »

Même en criant, il reproduisait la voix de sa maman.

Elle détestait de tout son cœur quand il l’imitait, et la voilà qui s’amène, une fourchette à touiller dans une main et un méchant gros couperet dans l’autre. « Bouge pas, Alvin, que j’y pique la fourchette dans la gourgonne et que j’y taille une couple d’oreilles !

— Sauve-moi ! » s’écria Arthur Stuart.

Alvin le sauva en prenant la fuite, du moins jusqu’à la porte d’en arrière. La Peg posa alors ses instruments de bouchère d’enfants et l’aida à emmitoufler Arthur Stuart dans des manteaux, des leggins, des bottes et des cache-nez, au point qu’il était presque aussi large que haut. Puis Alvin le lança par la porte dans la neige et le roula dedans du pied jusqu’à ce qu’il en soit couvert.

La Peg aboya depuis la porte de la cuisine : « C’est ça, Alvin junior, fais-le mouri’ d’froid sous les yeux d’sa mère, sacré maudit irresponsab’ d’apprenti ! »

Alvin et Arthur lui répondirent par des rires. La Peg leur recommanda d’être prudents et de rentrer avant la nuit, puis elle referma la porte à la volée.

Ils attelèrent le traîneau, le nettoyèrent de la neige fraîche tombée dedans durant la manœuvre, grimpèrent à bord et remontèrent le plaid. Ils redescendirent en premier lieu à la forgerie pour enlever le travail qu’Alvin devait livrer, principalement paumelles, ferrures et outils pour des charpentiers et bourreliers du village qui étaient en pleine saison d’activité. Puis ils prirent la direction du bourg. Ils rattrapèrent bientôt un homme qui cheminait lui aussi dans la même direction – pas très couvert, d’ailleurs, par un temps pareil. Lorsqu’ils furent à sa hauteur et virent sa figure, ils reconnurent Mock Berry, ce qui ne surprit pas Alvin.

« Montez donc dans l’traîneau, Mock Berry, j’aurai pas vot’ mort sus la conscience », dit Alvin.

À ces mots, Mock regarda Alvin comme s’il se rendait seulement compte qu’il y avait quelqu’un sur la route, malgré les chevaux qui venaient de le dépasser en renâclant et en piétinant la neige de leurs sabots. « Merci, Alvin », dit l’homme. Alvin se glissa sur le siège pour faire de la place. Mock grimpa près de lui, maladroitement parce qu’il avait les mains froides. Ce n’est qu’au moment de s’asseoir qu’il parut remarquer Arthur Stuart installé sur la banquette. Ce fut alors comme s’il recevait une gifle ; il voulut tout de suite redescendre du traîneau.

« Hé là, attendez ! fit Alvin. Me dites pas qu’vous êtes aussi bête que les Blancs du village et qu’vous refusez d’vous assire à côté d’un p’tit sang-mêlé ! Vous devriez avoir honte ! »

Mock regarda Alvin fixement pendant deux ou trois longues secondes avant de décider quoi répondre. « Doucement, Alvin Smith, tu m’connais mieux qu’ça. J’suis au courant comment ils viennent, ces drôles d’abâtardis, et j’leur en veux pas pour ce qu’un homme blanc a fait à leur maman. Mais y a un bruit qui court dans l’village sus celle qui serait la vraie mère de cet enfant-là, et c’est pas bon qu’on m’voye arriver avec lui à côté d’moi. »

Alvin la connaissait, cette rumeur : on racontait qu’Arthur était l’enfant d’Anga, la femme de Mock, et que Mock aurait refusé de garder sous son toit un gamin visiblement fils de Blanc, ce qui expliquait pourquoi dame Guester l’avait pris chez elle. Alvin savait la rumeur fausse. Mais dans un village comme Hatrack River, il valait mieux qu’on la croie plutôt qu’on soupçonne la vérité. Alvin n’aurait pas été étonné que des gens soient prêts à dénoncer Arthur comme esclave et à l’expédier dans le Sud afin de s’en débarrasser, qu’on ne revienne plus sur ces histoires d’école et autres.

« Vous tracassez pas d’ça, dit Alvin. Un jour comme aujourd’hui, personne va vous voir, et n’importe comment, Arthur a plusse l’air d’un tas d’linge que d’un p’tit bougre. Vous sauterez du traîneau dès qu’on arrivera dans l’village. » Alvin se pencha, attrapa le bras de Mock et le hissa sur le siège. « Asteure tirez l’plaid sus vous et blottissez-vous bien, j’voudrais pas vous emmener chez l’croque-mort par rapport que vous serez mort de froid.

— T’es un apprenti joliment arrogant et vétilleux, mais j’te remercie bien. » Mock remonta le plaid si haut qu’il recouvrit entièrement Arthur Stuart. Arthur brailla et le rabaissa pour garder les yeux par-dessus. Puis il lança à Mock un regard furibard qui l’aurait réduit en cendres s’il n’avait pas été aussi mouillé et gelé.

Lorsqu’ils pénétrèrent dans le bourg, ils virent beaucoup de traîneaux mais aucun de ces divertissements qui accompagnent la première grosse chute de neige. Les gens vaquaient à leurs affaires et les chevaux à l’arrêt attendaient, tapant du sabot et s’ébrouant, tout fumants dans le vent glacé. Les plus paresseux – hommes de loi, employés de bureaux et compagnie –, ils restaient tous chez eux par un temps pareil. Mais les vrais travailleurs pour qui l’ouvrage n’attendait pas, ils avaient allumé leurs feux, mis en route leurs ateliers, ouvert leurs magasins pour la vente. Alvin fit sa tournée de distribution de ferrures chez les clients qui les avait commandées. Ils apposèrent tous leur signature dans le cahier de livraisons de Conciliant ; encore un manque d’égards : le forgeron ne faisait pas confiance à Alvin pour encaisser de l’argent, comme s’il le prenait pour un apprenti de neuf ans et non de dix-huit.

Durant ces brèves commissions, Arthur Stuart resta emmitouflé dans le traîneau – Alvin ne passait jamais assez de temps à l’intérieur pour qu’il puisse se réchauffer du trajet traîneau-porte d’entrée. Mais une fois arrivés au grand magasin de Pieter Vanderwoort, ça valait la peine d’entrer et de se mettre un moment au chaud. Pieter avait pour habitude de bien pousser son poêle ; d’ailleurs Alvin et Arthur n’étaient pas les premiers à avoir eu cette idée. Deux autres gars du village s’y trouvaient déjà ; ils se chauffaient les pieds et sirotaient du thé arrosé de quelques filets d’alcool bus à la flasque pour se requinquer. Ce n’étaient pas des jeunes gens qu’Alvin fréquentait beaucoup. Il leur avait fait mordre la poussière à une ou deux reprises, mais c’était vrai de la plupart des individus mâles du village qui avaient envie de se bagarrer. Alvin savait que ces deux-là – celui avec des boutons, c’était Martin, et l’autre Marguerite (d’accord, ça fait ridicule pour qui n’est pas une vache, mais il s’appelait comme ça) – bref, Alvin savait donc ces deux gars-là du genre à aimer flanquer le feu aux chats et à raconter par-derrière des histoires dégoûtantes sur les filles. Un genre dont Alvin n’appréciait pas beaucoup la compagnie mais pour lequel il n’éprouvait pas non plus d’aversion particulière. Il leur donna donc le bonjour d’un signe de tête, et ils lui répondirent de même. L’un d’eux lui tendit sa flasque, mais Alvin la refusa d’un « non, merci », et l’autre n’insista pas.

Au comptoir, il retira une partie de ses écharpes, ce qui le soulagea car il était en sueur par en dessous ; puis il entreprit de dérouler Arthur Stuart qui se mit à tourner comme une toupie lorsqu’il tira sur le bout de chacun de ses cache-nez. Les rires d’Arthur firent sortir monsieur Vanderwoort de l’arrière-boutique ; il se mit à rire lui aussi.

« Ils sont si trognons quand ils sont p’tits, hein ? dit monsieur Vanderwoort.

— C’est lui, ma liste de commissions aujourd’hui, pas vrai, Arthur ? »

Arthur débita sa liste d’une traite, de la même voix que sa maman. « Un bari’ d’farine blanche, deux cônes de sucre, une liv’de poivre, une douzaine de feuilles de papier et une couple de yards de tissu pour faire une chemise à Arthur. »

Monsieur Vanderwoort manqua mourir de rire. « Qu’esse qu’y m’amuse, ce drôle, quand il cause comme sa mère ! »

L’un des gars près du poêle poussa un cri.

« J’veux dire sa maman adoptive, ’videmment, fit Vanderwoort.

— Oh, probab’que c’est sa vraie mère, fit Marguerite. Paraît qu’Mock Berry, il besogne dur à l’auberge ! »

Alvin serra les mâchoires et retint la réponse qui lui venait à l’esprit. Il préféra chauffer la flasque dans la main de Marguerite qui poussa un nouveau cri et la lâcha.

« Tu t’en viens derrière avec moi, Arthur Stuart, dit Vanderwoort.

— Ç’a failli m’brûler la main, marmonna Marguerite.

— Tu m’répètes ta liste p’tit à p’tit, et moi j’prends ce qu’y t’faut au fur et à m’sure », dit Vanderwoort. Alvin souleva Arthur au-dessus du comptoir et Vanderwoort le passa de l’autre côté.

« T’as dû la poser sus l’poêle, maudit couillon comme t’es, Marguerite, fit Martin. Pour qu’y t’réchauffe, tu fais bouillir ton whisky asteure, c’est ça ? »

Vanderwoort emmena Arthur dans l’arrière-boutique. Alvin prit deux ou trois biscuits secs dans un baril et approcha une chaise du feu.

« Je l’ai jamais mis à côté du poêle, dit Marguerite.

— Salut, Alvin, fit Martin.

— Salut, Martin, Marguerite, fit Alvin. Bonne journée pour les poêles.

— Bonne journée pour rien, grommela Marguerite. Des p’tits d’moricauds au palais bien fendu et des doigts brûlés.

— Qu’esse qui t’amène au village, Alvin ? demanda Martin. Et comment ça s’fait que t’as ce p’tit noiraud avec toi ? C’est-y qu’la vieille Peg Guester te l’aurait cédé ? »

Alvin continua de mâcher son biscuit. C’était une erreur d’avoir puni Marguerite pour ce qu’il avait dit tout à l’heure et ç’en serait une pire encore de vouloir recommencer. N’était-ce pas en cherchant à punir autrui qu’il avait attiré le Défaiseur sur lui l’été dernier ? Non, Alvin s’employait à réfréner ses colères, aussi ne répondit-il pas. Il se contenta de mordre dans son biscuit.

« Ce drôle, l’est pas à vendre, fit Marguerite. Tout l’monde connaît ça. Dame, d’après eux même qu’elle essaye de l’éduquer.

— Moi aussi, j’éduque mon chien, dit Martin. Tu crois que l’gamin, il a appris à faire la charité, à s’mettre en arrêt devant l’gibier ou n’importe quoi d’utile ?

— Oui, mais là, t’as un avantage, Marty, reprit Marguerite. Un chien, ç’a assez d’cervelle pour connaître qu’il est un chien, alors ça cherche pas à apprendre à lire. Mais prends un d’ces macaques sans poils : ça croit faire partie des genses, tu vois c’que j’veux dire ? »

Alvin se leva et se dirigea vers le comptoir. Vanderwoort revenait à présent, les bras chargés de marchandises, Arthur sur ses talons.

« Passe derrière le comptoir avec moi, Al, fit Vanderwoort. C’est mieux si c’est toi qui choisis l’tissu pour la chemise d’Arthur.

— J’y connais rien dans les tissus, dit Alvin.

— Ben moi, je m’y connais en tissu, mais j’connais pas les goûts d’la vieille Peg Guester, et si c’que tu ramènes, ça lui plaît pas, j’préfère qu’ce soye ta faute plutôt qu’la mienne. »

Alvin se hissa les fesses sur le comptoir et balança les jambes de l’autre bord. Vanderwoort l’emmena dans l’arrière-boutique où ils restèrent quelques minutes, le temps de choisir une flanelle écossaise qui leur paraissait convenable pour une chemise et assez solide pour qu’on réutilise les chutes en empiècements sur les vieux pantalons. Lorsqu’ils revinrent, Arthur Stuart avait rejoint Martin et Marguerite près du feu.

« Épelle « sassafras », disait Marguerite.

— Sassafras, répéta Arthur Stuart, dans sa parfaite imitation de la voix de mademoiselle Lamer. S.A.S.S.A.F.R.A.S.

— C’est ça ? demanda Martin.

— J’en ai le tchu par terre.

— Hé là, faut pas causer d’même devant un drôle, fit Vanderwoort.

— Tracassez-vous pas d’ça, dit Martin. C’est not’ ’tit moricaud à nous autres. On va pas y faire des misères.

— J’suis pas un ’tit moricaud, dit Arthur Stuart. J’suis un ’tit sang-mêlé.

— Ça, c’est ben vrai ! » La voix de Marguerite éclata si fort et monta si haut qu’elle se cassa.

Alvin commençait à en avoir assez de ces deux-là. Il parla tout doucement, et seul Vanderwoort l’entendit : « Un cri d’plusse et j’y bourre les oreilles de neige.

— Allons, te fâche pas, dit Vanderwoort. Ils font pas beaucoup d’mal.

— C’est pour ça que j’vais pas l’tuer. » Mais Alvin souriait et Vanderwoort aussi. Marguerite et Martin ne faisaient que s’amuser, et du moment que ça plaîsait à Arthur, pourquoi pas ?

Martin prit quelque chose sur une étagère et l’apporta à Vanderwoort. « C’est quoi, ce mot-là ? demanda-t-il.

— Eucalyptus, dit Vanderwoort.

— Épelle « eucalipidus », ’tit sang-mêlé, fit Martin.

— Eucalyptus, répéta Arthur. E.U.C.A.L.Y.P T.U S.

— T’entends ça ? s’écria Marguerite. L’institutrice, elle a pas de temps dans la journée pour s’occuper d’nous autres, mais v’là qu’on a sa voix qu’épelle tout ce qu’on dit.

— Épelle « tétons », fit Martin.

— Là, ça va trop loin, dit Vanderwoort. C’est qu’un gamin.

— J’voulais jusse entendre la voix de l’institutrice le dire, fit Martin.

— J’connais c’que tu voulais ; tu peux causer comme ça dans ton étable mais pas dans mon magasin. »

La porte s’ouvrit et, précédé d’une rafale de vent glacé, Mock Berry entra, l’air épuisé et à demi-gelé, ce qu’il était effectivement.

Les gars ne lui prêtèrent pas attention. « Dans mon étable, y a pas d’poêle, dit Marguerite.

— Alors l’oublie pas avant d’ouvrir ta goule », dit Vanderwoort.

Alvin observait Mock Berry qui jetait des regards en coin vers le poêle mais ne faisait rien pour s’en approcher. Personne de sensé n’aurait refusé un peu de chaleur un jour pareil, mais Mock Berry savait qu’il y avait pire que d’avoir froid. Il se dirigea donc vers le comptoir.

Vanderwoort savait forcément qu’il était là mais il continua un moment de regarder Martin et Marguerite jouer avec Arthur Stuart, sans s’occuper de lui.

« Suskwahenny, dit Marguerite.

— S.U.S K.W.A.H.E.N.N.Y, épela Arthur.

— J’gage que ce drôle, il lui suffirait de s’inscrire à un concours d’orthographe pour l’gagner, dit Vanderwoort.

— Vous avez un client », fit Alvin.

Vanderwoort se retourna, très lentement, et posa sur Mock Berry un regard dénué d’expression. Puis, d’un pas tout aussi lent, il se déplaça et s’arrêta devant lui sans un mot.

« Y m’faut jusse deux livres de farine et douze pieds d’corde d’un d’mi-pouce, dit Mock.

— Z’entendez ça ? fit Marguerite. Y veut s’blanchir la binette avant d’se pendre, pour sûr.

— Épelle « suicide », mon gars, dit Martin.

— S.U.I.C.I.D.E, fit Arthur Stuart.

— Pas d’crédit », prévint Vanderwoort.

Mock déposa quelques pièces sur le comptoir. Vanderwoort les regarda un instant. « Six pieds d’corde. »

Mock restait là sans rien dire.

Vanderwoort pareil.

Alvin savait qu’il y avait plus d’argent qu’il n’en fallait pour ce que Mock voulait acheter. Il avait du mal à croire que Vanderwoort augmentait ses prix pour un homme aussi pauvre et plus travailleur que n’importe qui au village. En fait, Alvin commençait à comprendre pourquoi Mock restait si pauvre. Il ne pouvait guère lui venir en aide, à moins de reprendre l’idée qu’Horace Guester avait autrefois appliquée pour le soutenir contre son patron Conciliant : obliger Vanderwoort à dire franchement les choses et à cesser de faire croire qu’il n’était pas si injuste que ça. Alvin reposa donc le papier que venait de lui remplir le commerçant. « J’suis désolé d’apprendre qu’y a pas d’crédit, dit-il. Je m’en retourne quérir de l’argent chez dame Guester. »

Vanderwoort regarda Alvin. Maintenant, soit il envoyait Alvin chercher l’argent, soit il avouait carrément qu’on faisait crédit aux Guester mais pas à Mock Berry.

Bien entendu, il opta pour une troisième solution. Sans un mot, il se rendit dans l’arrière-boutique et pesa la farine. Puis il mesura douze pieds de corde d’un demi-pouce. Vanderwoort avait la réputation de faire bonne mesure. Mais il avait aussi celle de pratiquer des prix corrects, ce qui expliquait la stupeur d’Alvin de le voir agir différemment avec Mock Berry.

Mock prit sa corde, sa farine et se dirigea vers la sortie.

« Vot’ monnaie », fit Vanderwoort.

Mock pivota, dissimulant mal sa surprise. Il revint et regarda Vanderwoort lui aligner une pièce de dix et trois autres d’un sou sur le comptoir. Après un instant d’hésitation, il les rafla d’un revers de main et les laissa tomber dans sa poche. « Merci, m’sieur », dit-il. Puis il ressortit dans la froidure.

Vanderwoort se tourna vers Alvin, l’air en colère, ou peut-être seulement irrité. « J’peux pas faire crédit à tout l’monde. »

Évidemment, Alvin lui aurait bien répliqué qu’il pouvait au moins demander le même prix aux Noirs qu’aux Blancs, mais il ne voulait pas se faire un ennemi de monsieur Vanderwoort, plutôt brave homme en définitive. Alvin se fendit donc d’un sourire amical. « Oh, j’connais qu’ vous pouvez pas, dit-il. Eux autres, les Berry, ils sont presque aussi pauvres que moi. »

Vanderwoort se détendit, ce qui signifiait qu’il tenait davantage à garder l’estime d’Alvin qu’à prendre une revanche pour avoir été mis dans l’embarras. « Faut comprendre, Alvin, c’est pas bon pour l’commerce s’y s’amènent icitte à tout bout d’champ. Il gêne pas l’monde, ton p’tit sang-mêlé – ils sont trognons quand ils sont tout p’tits –, mais ça fait fuir les genses, s’ils se disent qu’ils risquent d’en trouver un chez moi.

— J’connais qu’Mock Berry a toujours tenu sa parole, fit Alvin. Et personne a jamais dit qu’il avait volé, flemmardé ou n’importe quoi.

— Non, personne a jamais été raconter ce genre d’histoires sus lui.

— J’suis content d’connaître qu’on fait tous les deux partie d’vos clients, dit Alvin.

— Hé, r’garde-moi ça, Marguerite, fit Martin. J’crois que l’apprenti Alvin est mort et qu’il a viré prêcheur pour nous autres. Épelle « révérend », mon gars.

— R.É.V.É.R.E.N.D. »

Vanderwoort dut penser qu’il risquait d’y avoir du vilain et chercha donc évidemment à détourner la conversation. « Comme je disais, Alvin, ce p’tit sang-mêlé est sûrement l’meilleur épeleux du pays, tu crois pas ? C’que j’voudrais connaître c’est : pourquoi il irait pas s’inscrire au concours d’orthographe du comté qu’a lieu la semaine prochaine ? J’ai l’impression qu’y ferait gagner l’championnat à Hatrack River. Il pourrait même gagner l’championnat d’État, si tu veux mon avis.

— Épelle « championnat », demanda Marguerite.

— M’zelle Lamer m’a jamais appris c’mot-là, dit Arthur Stuart.

— Essaye quand même, dit Alvin.

— C.H.A.M.P, commença Arthur, I.O.N.A.

— Ça m’paraît bon, dit Marguerite.

— Ça montre que t’y connais pas grand-chose, fit Martin.

— Tu peux faire mieux, toi ? lança Vanderwoort.

— C’est pas moi qui vais faire l’championnat d’orthographe, répondit Martin.

— C’est quoi, un championnat d’orthographe ? demanda Arthur Stuart.

— Faut qu’on parte », dit Alvin, car il savait pertinemment qu’Arthur Stuart n’était pas un élève régulièrement admis à l’école primaire de Hatrack River et donc qu’il n’avait aucune chance de participer au moindre championnat d’orthographe. « Oh, monsieur Vanderwoort, j’vous dois deux biscuits que j’ai mangés.

— J’fais pas payer les amis pour un couple de biscuits, dit Vanderwoort.

— J’suis fier de connaître que j’fais partie d’vos amis », dit Alvin. Et il le pensait ; seul un brave homme, pris en flagrant délit de mauvaise action, pouvait ensuite se rattraper et traiter en ami celui qui l’avait mis devant sa faute.

Alvin remmaillota Arthur Stuart dans ses cache-nez, puis se remmitoufla de même et replongea dans la neige, portant cette fois tous les achats faits chez Vanderwoort dans un grand sac de toile. Il fourra le sac sous le siège du traîneau pour que la neige ne tombe pas dessus. Il souleva ensuite Arthur Stuart, l’installa à sa place et grimpa à son tour. Les chevaux avaient l’air bien contents de repartir – ils attrapaient de plus en plus froid à rester comme ça dans la neige sans bouger.

Sur le chemin du retour vers l’auberge, ils trouvèrent Mock Berry et le ramenèrent chez lui. L’homme ne dit pas un mot sur l’incident du magasin, mais Alvin savait qu’il n’en appréciait pas moins son geste. Dans son idée, Mock Berry se sentait honteux de devoir à la seule intervention d’un apprenti de dix-huit ans d’avoir eu bonne mesure à un prix honnête dans le magasin de Vanderwoort – tout ça parce que le jeune homme était blanc. Pas le genre de chose dont on aime parler.

« Donnez bien l’bonjour à dame Berry, dit Alvin tandis que Mock sautait du traîneau à l’entrée du chemin de sa maison.

— J’y manquerai pas, fit Mock. Et merci de m’avoir ramené. » Au bout de six pas, il avait disparu dans les bourrasques de neige. La tempête empirait de minute en minute.

Une fois les courses déposées à l’auberge, il était presque l’heure pour Alvin et Arthur d’aller prendre leur leçon chez mademoiselle Lamer, aussi se dirigèrent-ils vers la resserre en se lançant des boules de neige en cours de route. Alvin s’arrêta à la forge pour donner le cahier de livraisons à Conciliant. Mais le forgeron avait dû partir tôt parce qu’il n’y était pas ; Alvin rangea le cahier sur l’étagère près de la porte, où Conciliant saurait bien le chercher. Puis Arthur et lui reprirent leur bataille de boules de neige jusqu’au retour de mademoiselle Lamer.

Le docteur Whitley Physicker la ramenait dans son traîneau couvert et il descendit de son siège pour l’accompagner jusqu’à sa porte. Lorsqu’il s’aperçut de la présence d’Alvin et d’Arthur qui attendaient, il parut un peu ennuyé. « Ne croyez-vous pas, jeunes gens, que mademoiselle Lamer a suffisamment donné de leçons par une journée pareille ? »

Mademoiselle Lamer posa une main sur le bras du docteur Physicker. « Merci de m’avoir ramenée chez moi, docteur Physicker, dit-elle.

— J’aimerais que vous m’appeliez Whitley.

— Vous êtes bien aimable, docteur, mais je crois que votre titre honorifique me convient mieux. Quant à ces élèves, c’est par mauvais temps que je les fais le mieux travailler, je m’en suis aperçue, car ils ne rêvassent pas d’aller nager à la mare.

— Pas moi ! cria Arthur Stuart. Comment vous épelez « championnat » ?

— C.H.A.M.P.I.O.N.N.A.T, fit mademoiselle Lamer. Où as-tu bien pu entendre ce mot ?

— C.H.A.M.P.I.O.N.N.A.T, répéta Arthur Stuart… avec la voix de mademoiselle Lamer.

— Ce gamin est vraiment remarquable, dit Physicker. Un oiseau moqueur, je dirais.

— Un oiseau moqueur reproduit le chant, dit mademoiselle Lamer, mais il ne le comprend pas. Arthur Stuart répète peut-être les lettres avec ma voix, mais il connaît réellement le mot et il peut le lire ou l’écrire quand il le veut.

— J’suis pas un oiseau moqueur, dit Arthur Stuart. J’suis un championnat d’orthographe. »

Le docteur Physicker et mademoiselle Lamer échangèrent un regard dont Alvin ne comprit pas à première vue tout le sens.

« Très bien, fit le docteur Physicker. Étant donné que je l’ai effectivement inscrit en tant qu’élève particulier – sur votre insistance –, il pourra participer au championnat d’orthographe du comté. Mais n’espérez pas le mener plus loin, mademoiselle Lamer !

— Vos raisons sont toutes excellentes, docteur Physicker, et je suis donc d’accord. Cependant, mes raisons…

— Vos raisons sont les plus fortes, mademoiselle Lamer. Et je ne peux m’empêcher de me réjouir à l’avance de la consternation de ceux qui ont insisté pour l’écarter de l’école, quand ils le verront faire aussi bien que des enfants du double de son âge.

— Consternation, Arthur Stuart, dit mademoiselle Lamer.

— Consternation, répéta Arthur. C.O.N.S.T.E.R.N.A.T.I.O.N.

— Bonsoir, docteur Physicker. Entrez, jeunes gens. C’est l’heure de la classe. »


* * *

Arthur Stuart remporta le championnat d’orthographe grâce au mot « commémoration ». Puis mademoiselle Lamer le retira aussitôt de toute compétition ultérieure ; un autre enfant le remplacerait pour l’épreuve d’État. En conséquence, on ne parla guère de lui, sauf entre habitants du pays. Et aussi dans un bref article du journal de Hatrack River.

Le shérif Pauley Wiseman plia la page du journal, adjointe d’un petit billet, et glissa le tout dans une enveloppe adressée au révérend Philadelphia Thrower, Croisade des Droits de Propriété, 44, rue Harrison, Carthage City, Wobbish. Il fallut deux semaines avant que Thrower ne déplie cette page de journal sur son bureau, en même temps que le billet qui disait simplement :


Enfant arrivé durant l’été 1811, âgé de quelques semaines à vue de nez. Reste à l’auberge d’Horace Guester, Hatrack River.

Adoption vaut rien m’est avis si le gamin est un marronneur.


Pas de signature, mais Thrower en avait l’habitude sans pour autant le comprendre. Pourquoi chercher à dissimuler son identité quand on participe à une œuvre de justice ? Il écrivit à son tour une lettre qu’il envoya dans le Sud.

Un mois plus tard, Chicaneau Planteur lut la lettre à deux pisteurs. Puis il leur tendit les capsules qu’il avait conservées toutes ces années, celles d’Hagar et de son enfant Ishmael qu’elle lui avait volé. « On sera d’retour avant l’été, dit le pisteur aux cheveux bruns. S’il est à vous, on l’aura.

— Alors vous aurez gagné votre salaire, avec une belle prime en plus », dit Chicaneau Planteur.

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