Peggy ne dormit pas aussi longtemps ni aussi bien qu’Alvin. Sa bataille à lui était terminée ; il pouvait dormir du sommeil du vainqueur. Mais pour elle, c’était la fin de la tranquillité.
Ce fut quand même en milieu d’après-midi que Peggy se secoua pour se réveiller sur les draps de fil soyeux de son lit, dans la maison de madame Modesty. Elle ne portait que sa chemise, pourtant elle ne se rappelait pas s’être dévêtue. Elle se souvenait avoir entendu chanter Oiseau Rouge, avoir vu Arthur Stuart traduire le chant. Elle se souvenait avoir regardé dans la flamme de vie d’Alvin, avoir vu tous ses avenirs revenus… mais elle ne s’était trouvée dans aucun d’eux. Ensuite, ses souvenirs s’arrêtaient là. Madame Modesty avait dû la déshabiller, la mettre au lit alors que le soleil approchait déjà du midi.
Elle se retourna ; le drap lui resta collé à la peau, puis elle eut froid à son dos en sueur. Alvin avait remporté la victoire ; il avait appris sa leçon ; le Défaiseur ne profiterait plus d’une pareille aubaine. Elle ne voyait pas de danger dans le futur d’Alvin, pas de sitôt. Le Défaiseur allait sûrement guetter une autre occasion ou reprendre son œuvre par l’entremise de ses suppôts humains. Peut-être que le Visiteur allait réapparaître au révérend Thrower, ou qu’une autre personne secrètement assoiffée de mal allait accueillir à bras ouverts l’enseignement du Défaiseur. Mais le danger n’était pas là, pas le danger immédiat, Peggy le savait.
Car tant qu’Alvin ignorait comment devenir un Faiseur ou à quoi employer son pouvoir, ça ne les avançait pas à grand-chose de tenir le Défaiseur en échec longtemps ou non. La Cité de Cristal ne serait jamais bâtie. Et il fallait qu’elle le soit, sinon la vie d’Alvin et celle de Peggy, consacrée à l’aider, auraient toutes deux été vaines.
Les choses lui semblaient claires désormais, au sortir d’un sommeil agité, épuisant. Alvin avait pour tâche de se préparer, de maîtriser ses faiblesses. S’il existait quelque part au monde un savoir sur l’art ou la science du Faiseur, il n’aurait aucune chance de l’acquérir. La forgerie, c’était son école, la forge proprement dite son maître, et qui lui apprenait quoi ? À changer les gens uniquement par la persuasion et la patience, la gentillesse et la douceur, l’amour sincère et la bonté. Il appartenait donc à quelqu’un d’autre d’acquérir ce pur savoir qui élèverait Alvin à la grandeur.
C’en est fini de toute mon éducation à Dekane.
Tant de leçons, et je les ai toutes apprises, madame Modesty. Toutes celles qui me préparaient à porter le plus beau titre, selon vous, auquel une femme pouvait aspirer.
Maîtresse de maison.
Porter le titre de dame, comme sa mère qu’on avait toujours appelée dame Guester et d’autres femmes dame ceci ou dame cela, c’était à la portée de n’importe qui. Pourtant bien peu le méritaient. Moins nombreuses encore étaient celles à qui on avait envie d’accorder le titre suprême : maîtresse, plutôt que simplement dame ; de la même façon qu’on n’appelait jamais madame Modesty « m’dame ». Ça rabaisserait son nom d’y accoler un titre abrégé, commun.
Peggy sortit du lit. La tête lui tourna un moment ; elle attendit, puis se mit debout. Elle se déplaça à pas feutrés sur le plancher de bois. Elle marchait doucement mais elle savait qu’on l’entendrait ; madame Modesty ne tarderait pas monter à l’escalier.
Peggy s’arrêta devant le miroir et se regarda. Elle avait les cheveux ébouriffés d’avoir dormi, poisseux de transpiration. La taie d’oreiller lui avait laissé les marques de ses plis sur la figure, en rouge et blanc. Elle y reconnut pourtant le visage que madame Modesty lui avait appris à voir.
« Notre œuvre », dit madame Modesty.
Peggy ne se retourna pas. Elle se doutait que son mentor serait là.
« Une femme devrait savoir qu’elle est belle, dit madame Modesty. Dieu a sûrement dû donner un bout de verre à Ève, ou une surface d’argent poli, au moins une mare d’eau calme pour lui montrer ce que voyait Adam. »
Peggy fit demi-tour et l’embrassa sur la joue. « J’aime ce que vous avez fait de moi », dit-elle.
Madame Modesty l’embrassa à son tour, mais lorsqu’elles se séparèrent, il y avait des larmes dans les yeux de la femme mûre. « Et je vais à présent perdre ta compagnie. »
Peggy n’avait pas l’habitude d’entendre les autres deviner ce qu’elle-même pensait, surtout quand elle n’avait pas conscience d’avoir déjà pris sa décision.
« Vraiment ? demanda-t-elle.
— Je t’ai appris tout ce que je pouvais t’apprendre, dit madame Modesty, mais je sais depuis la nuit dernière que tu as besoin de choses dont je n’ai jamais rêvé, parce que tu as une tâche à accomplir dont je n’aurais jamais cru personne capable.
— Je voulais être seulement la maîtresse de la maison de maître Alvin.
— Pour moi, c’était le commencement et la fin.
Peggy choisit ses mots pour être sincère, donc belle, donc bonne : « Tout ce que certains hommes attendent d’une femme, peut-être, c’est qu’elle soit aimante, sage et attentive, comme un champ de fleurs où jouer au papillon et en butiner le suc. »
Madame Modesty sourit. « Tu fais de moi une description charmante.
— Mais Alvin, lui, une tâche plus difficile l’attend ; ce qu’il lui faut, ce n’est pas une jolie femme qui sera fraîche et aimante quand il en aura fini. Ce qu’il lui faut, c’est une femme qui pourra soulever l’autre bout de son fardeau.
— Où vas-tu aller ? »
Peggy n’eut même pas le temps de s’apercevoir qu’elle connaissait la réponse. « Philadelphie, je pense. »
Madame Modesty la regarda avec surprise, comme pour dire : tu as déjà décidé ? Des larmes perlèrent dans ses yeux.
Peggy se dépêcha d’expliquer : « Il y a là-bas les meilleures universités, gratuites, qui apprennent tout ce qu’il faut connaître, rien à voir avec les sévères établissements religieux de Nouvelle-Angleterre ou les écoles décadentes du Sud pour hobereaux.
— Ce n’est pas une décision soudaine, dit madame Modesty. Tu y songeais depuis longtemps, pour savoir ainsi où aller.
— Si, c’est une décision soudaine, mais peut-être que j’y songeais sans m’en rendre compte. J’ai écouté les gens parler, et maintenant c’est là dans ma tête, bien clair, ma décision est prise. Il y a une école pour les jeunes filles là-bas, mais l’important, ce sont les bibliothèques. Je n’ai pas reçu d’instruction dans les règles mais j’arriverai à les convaincre de m’inscrire.
— Tu n’auras pas de mal à les convaincre, dit madame Modesty, si tu te présentes munie d’une lettre du gouverneur du Suskwahenny. Et d’autres lettres de gens qui font suffisamment confiance à mon jugement. »
Peggy n’était pas étonnée que madame Modesty eût quand même envie de l’aider, malgré sa résolution subite, impolie, de s’en aller. Et il ne lui vint pas à l’idée de vouloir bêtement, par fierté, se passer de son aide. « Merci, madame Modesty !
— Je n’ai jamais connu de femme – ni d’homme, en l’occurrence – aussi capable que toi. Je ne parle pas de ton talent, tout remarquable qu’il soit ; je n’estime pas les gens sur de tels critères. Mais je crains que tu ne gâches ta vie à vouloir t’occuper de ce garçon de Hatrack River. Comment un homme peut-il mériter tout ce que tu lui as sacrifié ?
— Le mériter… c’est ça, sa tâche. La mienne, c’est de détenir le savoir lorsqu’il sera prêt à l’apprendre. »
Madame Modesty pleurait pour de bon à présent. Elle souriait toujours car elle avait appris toute seule que l’amour doit toujours sourire, même dans le chagrin, mais les larmes ruisselaient sur ses joues. « Oh, Peggy, toi qui as si bien étudié, comment peux-tu faire une pareille erreur ? »
Une erreur ? Madame Modesty doutait-elle de son jugement, encore maintenant ? « La sagesse d’une femme, c’est le don qu’elle fait aux autres femmes, cita Peggy. Sa beauté, son don aux hommes. Son amour, son don à Dieu. »
Madame Modesty secouait la tête en écoutant sa propre maxime dans la bouche de Peggy. « Alors pourquoi veux-tu infliger ta sagesse à ce malheureux homme que tu dis aimer ?
— Parce que certains hommes sont assez grands pour tout aimer chez une femme, pas seulement une partie.
— Est-il vraiment ce genre d’homme ? »
Que répondre ?
« Il le sera, sinon il ne m’aura pas. »
Madame Modesty marqua une pause, comme si elle cherchait une façon plaisante d’énoncer une vérité pénible. « Je t’ai toujours enseigné que si tu devenais complètement et parfaitement toi-même, les hommes au cœur noble se sentiraient attirés vers toi et t’aimeraient. Peggy, disons que ce garçon a de grandes exigences… mais si tu dois devenir quelqu’un d’autre pour le satisfaire, alors tu ne seras pas parfaitement toi-même et il ne t’aimera pas. N’est-ce pas la raison principale qui t’a poussée à partir de Hatrack River ? Tu voulais qu’il t’aime pour toi-même et non pour ce que tu faisais pour lui.
— Madame Modesty, je veux qu’il m’aime, oui. Mais moi, j’aime encore plus la tâche qu’il doit accomplir. Ce que je suis aujourd’hui suffirait à l’homme. Ce queje compte faire demain, ce n’est pas pour l’homme, c’est pour son œuvre.
— Mais…» commença madame Modesty.
Peggy leva un sourcil et eut un léger sourire.
Madame Modesty approuva de la tête et ne l’interrompit pas.
« Si j’aime davantage l’œuvre que l’homme, alors, pour être parfaitement moi-même, je dois faire ce qu’elle exige de moi. N’en serai-je pas de ce fait plus belle encore ?
— À mes yeux, peut-être, dit madame Modesty. Peu d’hommes y voient assez clair pour remarquer ce genre de beauté subtile.
— Il aime sa tâche plus que sa vie. N’en aimera-t-il donc pas la femme qui participe à son effort davantage qu’une autre qui serait tout simplement jolie ?
— Tu as peut-être raison, dit madame Modesty, car je n’ai jamais préféré l’œuvre au créateur ni rencontré d’homme qui fasse vraiment passer son travail avant sa propre vie. Tout ce que je t’ai inculqué s’applique au monde que je connais. Si tu entres dans un autre monde, je ne peux plus rien t’apprendre.
— Peut-être que sans devenir une femme parfaite, je peux quand même vivre ma vie comme elle doit être vécue.
— Ou peut-être, mademoiselle Margaret, personne au monde n’est-il en mesure de reconnaître une femme parfaite, et je passerai pour une honnête contrefaçon pendant que toi, tu resteras ignorée. »
C’était plus que Peggy n’en pouvait supporter. Faisant fi des convenances, elle se jeta au cou de madame Modesty, l’embrassa, pleura et l’assura qu’elle n’avait rien d’une contrefaçon. Mais la crise de larmes passée, elle ne revint pas sur sa décision. Elle avait fait son temps à Dekane, et le lendemain matin ses bagages étaient prêts.
Tout ce qu’elle possédait au monde, c’est madame Modesty qui le lui avait donné, en dehors de la boîte offerte par grandpapa il y avait bien longtemps. Mais le contenu de cette boîte était un fardeau beaucoup plus lourd que tout ce que transportait Peggy.
Assise dans le train du nord, elle regardait défiler les montagnes par la fenêtre orientée à l’est. Il n’était pas si loin, le jour où Whitley Physicker l’avait conduite à Dekane dans sa voiture. Dekane lui avait d’abord paru grandiose ; à l’époque, elle avait eu l’impression de découvrir le monde. Aujourd’hui elle savait que le monde était bien trop vaste pour qu’une seule personne le découvre. Elle quittait une toute petite ville pour une autre, qu’elle laisserait peut-être pour d’autres encore, pas plus grandes. Dans chacune brillaient des flammes de vie, toutes de même format, pas plus éclatantes de se trouver en si nombreuse compagnie.
Je suis partie de Hatrack River pour me libérer de toi, apprenti Alvin. Tout ça pour tomber dans un filet plus large, bien plus inextricable. Ta tâche te dépasse, elle me dépasse aussi, et parce que je la connais, je suis tenue de t’aider. Si je ne le faisais pas, je n’oserais plus me regarder en face.
Alors, que tu finisses ou non par m’aimer, ça n’est pas très important. Bien sûr, c’est important pour moi, mais ça n’empêchera pas le monde de tourner.
L’important, c’est que nous te préparions tous deux à l’accomplissement de ta tâche. Ensuite, si l’amour naît, si tu peux être le maître de la maison où je serai maîtresse, nous y verrons une bénédiction inespérée et nous en réjouirons aussi longtemps que possible.