I Le Surveillant

L’histoire d’Alvin apprenti, je la commencerai là où se manifestèrent les premières anomalies. C’était très loin dans le Sud, chez un particulier qu’Alvin ne connaissait pas et qu’il ne connaîtrait jamais. Ce fut pourtant lui le responsable d’une chaîne d’événements qui allaient l’amener à commettre un meurtre, selon les termes de la loi, le jour même où il achevait son apprentissage et devenait véritablement un homme.

C’était en Appalachie, en 1811, avant que cet État ne signe le Traité des Esclaves en fuite et ne rejoigne les États-Unis. Près de la frontière qui le sépare des Colonies de la Couronne, dans une région où il ne se trouvait pas un homme blanc qui ne souhaitât posséder toute une ribambelle d’esclaves noirs pour lui abattre son travail.

L’esclavage, c’était une sorte d’alchimie pour ces Blancs-là, du moins le considéraient-ils ainsi. Ils cherchaient le moyen de transmuter chaque goutte de sueur d’homme noir en or et chaque gémissement de désespoir qui s’échappait de la gorge d’une femme noire en tintement clair et doux à l’oreille de la pièce d’argent tombant sur la table du changeur. On achetait et vendait des âmes dans ce pays-là. Pourtant aucun de ces gens ne comprenait ce qu’il leur en coûtait de posséder d’autres êtres humains.

Écoutez attentivement, et je vais vous dire comment Chicaneau Planteur voyait le monde depuis le fond de son cœur. Mais veillez à ce que les enfants soient couchés, car ce chapitre de l’histoire n’est pas pour leurs oreilles ; il touche à des appétits qu’ils ne saisissent pas très bien, et mon but n’est pas de les leur faire découvrir.


* * *

Chicaneau Planteur était un homme pieux, un fidèle de l’office, et il payait la dîme. Tous ses esclaves étaient baptisés et recevaient un prénom chrétien dès qu’ils comprenaient assez d’anglais pour qu’on leur enseigne l’Évangile. Il leur interdisait de s’adonner à leurs magies noires – il ne leur permettait jamais d’égorger tout seuls ne serait-ce qu’un poulet, de peur qu’ils ne dénaturent un geste aussi banal en un sacrifice à quelque effroyable divinité. Dans tous les actes de sa vie, Chicaneau Planteur servait le Seigneur du mieux qu’il pouvait.

Et quelle était la récompense du pauvre homme pour sa vertu ? Son épouse, Dolorès, était affligée de maux et de douleurs terribles, ses doigts et ses poignets se déformaient comme ceux d’une vieille femme. Depuis l’âge de vingt-cinq ans, elle passait la plupart de ses nuits à pleurer, si bien que Chicaneau ne supportait plus de partager sa chambre.

Il essaya bien de la soulager. Compresses d’eau froide, bains d’eau chaude, poudres et potions… il se ruina en médecins, charlatans diplômés de l’Université de Camelot ; il fit défiler une interminable procession de prêcheurs qui débitaient leurs éternelles prières et de prêtres qui marmonnaient leur charabia incantatoire. Autant de tentatives pour ainsi dire en pure perte. Nuit après nuit il lui fallait rester couché à écouter les pleurs de son épouse, puis ses geignements et enfin sa respiration régulière que troublait seulement au moment de l’expiration une faible plainte, un filet ténu de souffrance.

Chicaneau manquait devenir fou de compassion, de rage et de désespoir. Des mois durant, il eut l’impression de ne jamais fermer l’œil. Il travaillait toute la journée, puis se couchait le soir et appelait de ses prières un soulagement. Sinon pour elle, du moins pour lui.

Ce fut Dolorès elle-même qui lui apporta la paix nocturne. « T’as ton travail de tous les jours, Chicaneau, et pour ça il faut qu’tu dormes. Je n’peux pas m’empêcher de faire du bruit, et toi, tu n’supportes pas de m’entendre. S’il te plaît… va dormir dans une autre chambre. »

Chicaneau lui offrit quand même de rester. « Je suis ton mari, ma place est icitte », dit-il ; mais elle ne voulut rien savoir.

« Va-t’en », fit-elle. Elle éleva même la voix : « Va-t’en ! »

Il s’en alla donc, honteux du soulagement qu’il éprouvait. Il dormit d’une traite cette nuit-là, cinq heures d’affilée jusqu’à l’aube, comme il n’avait jamais dormi depuis des mois, des années peut-être, et il se leva au matin bourrelé du sentiment coupable d’avoir déserté son poste auprès de sa femme.

À la longue, pourtant, Chicaneau Planteur s’accoutuma à dormir seul. Il passait souvent voir son épouse, matin et soir. Ils prenaient leurs repas ensemble dans la chambre de la malade, Chicaneau assis sur une chaise, son manger sur une desserte, Dolorès couchée au lit, nourrie à la cuiller par une femme noire attentive, les mains étalées sur les draps comme des crabes morts.

Chicaneau avait beau dormir dans une autre pièce, il n’échappait pas au tourment. Ils n’auraient pas d’enfants. Pas de fils à élever, qui hériteraient de sa belle plantation. Pas de filles à donner en mariage au cours de cérémonies somptueuses. La salle de bal, au rez-de-chaussée… Lorsqu’il avait amené Dolorès dans la superbe nouvelle demeure bâtie pour elle, il lui avait dit : « Nos filles rencontreront leurs galants dans cette salle, et ils commenceront par se toucher les mains, comme le premier jour où nous nous sommes touché les nôtres dans la maison de ton père. » À présent Dolorès n’en profitait jamais, de la salle de bal. Elle ne descendait que le dimanche pour se rendre à l’église et les rares fois où l’on achetait de nouveaux esclaves, afin de s’occuper de leur baptême.

Tout le monde la voyait à ces occasions, et l’on admirait la foi et le courage du couple dans l’adversité. Mais l’admiration de ses voisins n’était qu’un maigre réconfort pour Chicaneau devant l’ampleur de ses rêves réduits à néant. Tout ce qu’il avait demandé dans ses prières… c’était comme si le Seigneur en avait dressé la liste puis avait annoté en marge « non, non, non » à chaque ligne.

Semblables déconvenues auraient aigri quiconque de moindre foi. Mais Chicaneau Planteur était un homme pieux, un homme de bien, et à peine la pensée l’effleurait-elle que Dieu l’avait maltraité, qu’il interrompait le travail en train pour sortir le petit psautier de sa poche et murmurer les paroles du sage :

En toi, ô Seigneur, j’ai mon abri.

Tends l’oreille vers moi ;

Sois pour moi un roc de force.

Il faisait un effort de concentration ; doutes et ressentiments s’évanouissaient alors bien vite. Le Seigneur était avec Chicaneau Planteur, même dans ses tribulations.

Jusqu’au matin où, lisant la Genèse, il tomba sur les deux premiers versets du chapitre XVI.


Or Saraï, la femme d’Abram, ne lui avait pas donné d’enfant ; mais elle avait une servante égyptienne, nommée Hagar. Et Saraï dit à Abram : « Vois, je te prie : le Seigneur n’a pas permis que j’enfante. Va donc vers ma servante ; peut-être obtiendrai-je par elle des enfants. »


À cet instant lui vint une pensée : Abraham était un homme vertueux, moi aussi ; la femme d’Abraham ne lui avait pas donné d’enfants, la mienne non plus n’a aucun espoir d’en porter. Il abritait sous son toit une esclave africaine, et j’en ai de pareilles. Pourquoi ne prendrais-je pas exemple sur Abraham et n’aurais-je pas d’enfants de l’une de ces femmes ?

En même temps que la pensée lui traversait l’esprit, il frissonna d’horreur. Des potins couraient sur des Blancs espagnols, français et portugais, dans la jungle des îles, au sud, qui vivaient ouvertement avec des femmes noires… Vraiment, fallait-il tomber bien bas, au rang de ceux qui s’accouplaient avec des bêtes ! Et puis comment l’enfant d’une femme noire pourrait-il devenir son héritier ? Un petit sang-mêlé n’avait pas plus de chances d’entrer en possession d’une plantation d’Appalachie que de voler dans les airs. Chicaneau chassa tout de suite cette idée de sa tête.

Mais lorsqu’il prit son petit déjeuner en compagnie de sa femme, l’idée revint. Il se surprit à observer la servante noire qui nourrissait son épouse. Comme Hagar, elle était égyptienne, non ? Il nota la souplesse de sa taille quand elle se tournait pour porter la cuiller du plateau à la bouche de Dolorès. Nota le balancement de ses seins qui se pressaient contre le caraco quand elle se penchait en avant pour tendre le gobelet aux lèvres étiolées. Nota la douceur de ses doigts qui retiraient les miettes du menton de la malade et essuyaient les gouttes de liquide. Il imagina ces doigts qui le touchaient, lui, et il frémit légèrement. Mais intérieurement il eut l’impression d’un tremblement de terre.

Il se précipita hors de la chambre, sans explication. Devant chez lui, il saisit son psautier.

Lave-moi tout entier de mon mal,

Et de ma faute purifie-moi.

Car mon péché, je le connais,

Ma faute est devant moi sans relâche.

Mais tandis qu’il chuchotait ces mots, il leva les yeux et aperçut les femmes affectées aux champs qui se lavaient à l’auge. Parmi elles la jeune fille achetée quelques jours plus tôt ; six cents piastres il l’avait payée, malgré sa petite taille, probablement parce qu’elle était bonne pour la reproduction. Toute fraîche débarquée du bateau, elle n’avait pas encore appris la moindre décence chrétienne. Elle s’offrait aux regards aussi nue qu’un serpent, penchée au-dessus du baquet, se versant des bolées d’eau sur la tête et le long du dos.

Chicaneau, pétrifié, la dévorait des yeux. Ce qui n’avait été qu’une mauvaise pensée fugitive dans la chambre de son épouse se muait à présent en une flambée de désir luxurieux. Il n’avait jamais rien vu de plus gracieux que ses cuisses d’un noir bleuté glissant l’une contre l’autre, rien vu de plus affriolant que le frisson qui parcourait son corps sous la caresse de l’eau.

Était-ce la réponse à son psaume fervent ? Le Seigneur lui signifiait-il qu’il se trouvait dans la même situation qu’Abraham ?

Ça pouvait être de la sorcellerie tout pareil. Qui savait quels talents détenaient ces Noirs tout juste débarqués d’Afrique ? Elle s’est aperçue que je la regarde et elle me tente. Ces Noirs sont véritablement les rejetons du Malin pour m’inspirer pareilles mauvaises pensées.

Il s’arracha à la contemplation de sa nouvelle acquisition et fit demi-tour, cachant le feu de son regard dans les mots du livre. Seulement, ce n’était plus la même page – quand l’avait-il tournée ? – et il se retrouva lire le Chant de Salomon :

Tes deux seins sont deux faons,

Jumeaux d’une gazelle, qui paissent parmi les lis.

« Aide-moi, mon Dieu, murmura-t-il. Délivre-moi du sort qu’on m’a jeté ! »

Jour après jour il murmura la même prière, mais jour après jour il se surprit à lorgner ses esclaves femelles avec concupiscence, en particulier cette nouvelle fille. Pourquoi Dieu semblait-il ne pas lui accorder d’attention ? N’avait-il pas toujours été un homme vertueux ? N’était-il pas bon mari envers son épouse ? Ni honnête en affaires ? Ne payait-il pas la dîme et ne versait-il pas sa contribution à l’église ? Ne traitait-il pas bien ses esclaves et ses chevaux ? Pourquoi le Seigneur Dieu du Ciel refusait-il de le protéger et de le délivrer de ce maléfice noir ?

Mais même quand il priait, ses confessions prenaient un tour malsain, ô Seigneur, pardonne-moi d’avoir imaginé la fille que je viens d’acheter debout à la porte de ma chambre, en pleurs à cause des coups de canne que le surveillant lui a donnés. Pardonne-moi de m’être vu l’allonger sur mon lit, lever ses jupes et oindre ses cuisses et ses fesses d’un baume si puissant que les zébrures disparaissent sous mes yeux, qu’elle se met à glousser doucement, à se tortiller lentement sur les draps, puis qu’elle me regarde par-dessus l’épaule en souriant, qu’elle se retourne, me tend les bras et… ô Seigneur, pardonne-moi, sauve-moi !

À chaque fois que la chose se produisait, cependant, il ne pouvait s’empêcher de s’étonner : pourquoi de telles pensées me viennent-elles même quand je prie ? Peut-être suis-je aussi vertueux qu’Abraham ; peut-être est-ce le Seigneur qui m’envoie ces tentations. Ces pensées ne me sont-elles pas venues tout d’abord pendant que je lisais les Écritures ? Le Seigneur peut accomplir des miracles… Et si je connaissais la fille que je viens d’acheter, qu’elle conçoive et que par un miracle divin le bébé naisse blanc ? À Dieu, tout est possible.

Idée à la fois merveilleuse et terrible. Si seulement c’était vrai ! Mais Abraham avait entendu la voix de Dieu, aussi n’avait-il pas eu à se demander ce qu’on attendait de lui. Dieu n’avait jamais adressé un mot à Chicaneau Planteur.

Et pourquoi donc ? Pourquoi Dieu ne lui disait-il pas franchement : prends la fille, elle est à toi ? Ou bien : ne la touche pas, elle t’est interdite ? Fais-moi entendre ta voix, Seigneur, et je saurai où diriger mes pas !

Vers toi, Seigneur, j’appelle,

Mon rocher, ne sois pas sourd !

Que je ne sois, devant ton silence,

Comme ceux qui descendent à la fosse !

Un beau jour de 1810, sa prière reçut réponse.

Chicaneau était agenouillé dans le hangar de séchage, hangar quasiment vide car la forte récolte de l’an passé était vendue depuis longtemps et celle de l’année encore à verdir dans les champs. Il se débattait entre ses prières, confessions et sombres pensées lorsqu’il finit par s’écrier : « N’y a-t-il donc personne pour entendre ma requête ?

— Oh, moi, je t’entends parfaitement », fit une voix dure.

Chicaneau fut tout d’abord terrifié à l’idée qu’un étranger – son surveillant, ou un voisin – ait pu surprendre l’une de ses terribles confessions. Mais lorsqu’il leva les yeux, il constata qu’il ne s’agissait de personne de connaissance. Pourtant, il sentit aussitôt qui était l’homme. À voir la puissance de ses bras, le hâle de son visage et sa chemise ouverte – il ne portait pas de veste –, il comprit qu’il n’avait pas affaire à un gentleman. Mais ce n’était pas non plus un petit Blanc pauvre, ni un marchand. Sa mine sévère, la froideur de son regard, la tension de ses muscles bandés comme des ressorts de pièges à loups : toutes les caractéristiques de ces hommes dont le fer et le fouet maintiennent la discipline parmi les travailleurs agricoles noirs. Un surveillant. Seulement, jamais Chicaneau n’en avait rencontré à l’air aussi costaud et dangereux. Il sut tout de suite que ce surveillant-là obtiendrait le maximum de rendement des macaques paresseux qui cherchaient à couper aux travaux des champs. Il sut que le propriétaire dont la plantation serait dirigée par ce surveillant-là ne pourrait que prospérer. Mais il sut aussi qu’il ne se risquerait jamais à engager un homme pareil, car il dégageait une telle force que Chicaneau aurait tôt fait d’oublier qui était l’employé et qui le maître.

« Beaucoup m’ont pris pour maître, dit l’étranger. Je savais que tu me reconnaîtrais au premier regard pour ce que je suis. »

Comment l’homme était-il au courant de ce que Chicaneau avait pensé au tréfonds de lui-même ? « Alors, vous êtes bien un surveillant ?

— De même qu’il y eut autrefois un maître qu’on nommait simplement Maître, je ne suis pas un surveillant, mais le Surveillant.

— Pourquoi vous venez chez moi ?

— Parce que tu m’as appelé.

— Comment j’aurais pu vous appeler ? C’est la première fois que j’vous vois.

— Si tu appelles l’invisible, Chicaneau Planteur, il faut t’attendre à voir ce que tu n’as jamais vu. »

Alors seulement, Chicaneau comprit pleinement quel genre de vision lui était apparue là, dans son grand hangar de séchage. Celle d’un être que beaucoup appelaient leur maître, venu en réponse à sa prière.

« Seigneur Jésus ! » s’exclama-t-il.

Le Surveillant eut aussitôt un mouvement de recul et leva la main comme pour repousser les paroles de Chicaneau. « Il est interdit à quiconque de m’appeler par ce nom ! » s’écria-t-il.

De terreur, Chicaneau courba la tête jusqu’à terre. « Pardonnez-moi, Surveillant ! Mais si je n’suis pas digne de prononcer votre nom, comment ça se fait que je contemple votre visage ? Je suis donc condamné à mourir aujourd’hui, sans pardon pour mes péchés ?

— Malheur à toi, imbécile, dit le Surveillant. Crois-tu réellement avoir vu mon visage ? »

Chicaneau releva la tête pour considérer l’homme. « J’vois encore vos yeux baissés sus moi, qui m’regardent.

— Tu vois le visage que tu m’as donné en esprit, le corps né de ton imagination. Ta pauvre intelligence n’arriverait pas à comprendre, si tu voyais ce que je suis vraiment. Ta raison se protège en créant un masque qu’elle me fait porter. Si tu me vois sous l’apparence d’un surveillant, c’est parce que tu reconnais en elle la grandeur et le pouvoir que je possède. C’est la forme qu’à la fois tu aimes et tu crains, celle qui t’inspire adoration et terreur. On m’a attribué bien des noms. Ange de Lumière et Homme-qui-marche, Étranger Subit et Visiteur Étincelant, Lion de Guerre et Dissimulé, Défaiseur du Fer et Porteur d’Eau. Aujourd’hui tu m’as appelé Surveillant, alors, pour toi, ce sera mon nom.

— Est-ce qu’un jour je saurai votre vrai nom ou que j’verrai votre vrai visage, Surveillant ? »

Le Surveillant prit une mine sombre et terrible ; il ouvrit la bouche comme pour hurler. « Un seul être vivant au monde m’a déjà vu sous ma véritable apparence et il mourra, sois-en sûr ! »

Les mots formidables claquèrent avec la force du tonnerre et secouèrent Chicaneau Planteur jusqu’au fond de lui-même, au point qu’il s’accrocha au sol du hangar, de peur de s’envoler en l’air comme poussière balayée par le vent avant la tempête. « Ne m’foudroyez pas pour mon insolence ! » s’écria-t-il.

La réponse du Surveillant vint, aussi douce que le soleil du matin. « Te foudroyer ? Comment le pourrais-je ? Tu es celui que j’ai élu pour recevoir mon enseignement le plus secret, un évangile inconnu du prêtre et du pasteur.

— Moi ?

— J’ai déjà commencé à t’apprendre, et tu as compris. Je sais que tu as le désir d’exécuter mes ordres. Mais tu manques de foi. Tu ne m’es pas encore tout à fait acquis. »

Le cœur de Chicaneau bondit dans sa poitrine.

Était-il possible que le Surveillant envisage de lui accorder la même faveur qu’à Abraham ? « Surveillant, je n’en suis pas digne.

— Évidemment, tu n’en es pas digne. Personne n’est digne de moi, non, personne ici-bas. Mais malgré tout, si tu m’obéis, tu trouveras peut-être grâce à mes yeux. »

Oh, c’est ce qu’il veut ! s’écria Chicaneau en lui-même, oui, il veut me donner la femme ! « Ordonnez et j’obéirai, Surveillant.

— Crois-tu que je vais te donner Hagar pour satisfaire tes stupides appétits charnels et ton désir d’enfant ? Mon dessein va plus loin. Ces Noirs sont certainement fils et filles de Dieu, mais en Afrique ils ont vécu sous l’emprise du démon. Cet exterminateur implacable a corrompu leur sang – sinon pourquoi seraient-ils noirs, à ton avis ? Je ne pourrai jamais les sauver tant qu’ils naîtront d’un noir absolu à chaque génération, car ils appartiendront au démon. Comment puis-je les faire revenir à moi, à moins que tu ne m’aides ?

— Est-ce que mon enfant naîtra blanc si j’prends la fille ?

— Ce qui m’importe, à moi, c’est qu’il ne naisse pas d’un noir pur. Comprends-tu ce que j’attends de toi ? Pas un unique Ismaël mais des quantités ; pas une seule Hagar, mais une multitude. »

Chicaneau osait à peine formuler le désir le plus secret au fond de son cœur. « Toutes ?

— Je te les donne, Chicaneau Planteur. Cette génération malfaisante est à toi. Avec de l’assiduité, tu peux en préparer une nouvelle qui m’appartiendra.

— C’est ce que je ferai, Surveillant !

— Tu ne dois révéler à personne que tu m’as vu. Je ne m’adresse qu’à ceux dont les désirs se tournent déjà vers moi et mes œuvres, ceux qui ont déjà soif de l’eau que j’apporte.

— Je n’dirai rien à personne, Surveillant !

— Obéis-moi, Chicaneau Planteur, et je te promets qu’à la fin de ta vie tu me reverras et sauras ce que je suis réellement. À cet instant, je te dirai : “Tu es à moi, Chicaneau Planteur. Viens et sois à jamais mon esclave.”

— Avec joie ! s’écria Chicaneau. Avec joie ! Avec joie ! » Il jeta les bras en avant pour étreindre les jambes du Surveillant. Mais là où il aurait dû toucher le visiteur, il n’y avait plus rien. L’autre avait disparu.

À compter de ce soir-là, les femmes esclaves de Chicaneau Planteur ne connurent plus de répit. Quand il se les faisait amener pour la nuit, il s’efforçait de les traiter avec la même fermeté et la même autorité qu’il avait lues dans l’expression du redoutable Surveillant. Quand elles me regardent, c’est Son visage qu’elles doivent voir, se disait-il, et pour sûr, elles le voyaient.

La première qu’il prit était certaine fille récemment achetée qui ne savait pratiquement pas un mot d’anglais. Elle poussa des cris de terreur jusqu’à ce qu’il lui laisse les zébrures vues dans ses rêves. En pleurnichant, elle lui permit alors d’accomplir ce qu’avait ordonné le Surveillant. L’espace d’un instant, cette première fois, il crut entendre dans ses geignements la voix de Dolorès lorsqu’elle se lamentait doucement dans son lit, et il éprouva pour l’esclave une pitié aussi vive que celle qu’il avait eue pour son épouse aimée. Il faillit tendre une main compatissante vers la fille comme il l’avait fait autrefois pour réconforter Dolorès. Mais il se souvint alors du visage du Surveillant et songea : cette fille noire est Son ennemie ; elle m’appartient. Aussi sûr qu’on doive labourer et ensemencer la terre que Dieu nous a donnée, je ne dois pas laisser ces entrailles noires en jachère.

Hagar, ce fut elle qu’il appela cette première nuit. Tu ne connais pas le bonheur que je t’accorde.

Au matin, il se regarda dans le miroir et remarqua quelque chose de nouveau sur sa figure. Une sorte de violence. Une sorte de force cachée, terrible. Ah ! se dit Chicaneau, personne n’a jamais vu qui je suis réellement, pas même moi. Aujourd’hui seulement, je me découvre à l’image du Surveillant.

Jamais plus il ne céda à la pitié durant l’accomplissement de sa besogne nocturne. Canne de frêne en main, il se rendait dans la cabane des femmes et désignait celle qui devait le suivre. Qu’elle montre de la réticence, et la canne lui apprenait ce qu’il en coûtait de renâcler. Qu’un autre Noir, homme ou femme, s’avise de protester, et le lendemain Chicaneau s’arrangeait pour que le surveillant le harcèle jusqu’au sang. Aucun Blanc ne soupçonnait la vérité, aucun Noir n’osait l’accuser.

Sa dernière acquisition, son Hagar, fut la première à concevoir. Il observa avec fierté son ventre qui commençait à s’arrondir. Chicaneau sut alors que le Surveillant l’avait véritablement choisi, et de posséder un tel pouvoir de domination l’emplit d’une joie sauvage. Un enfant allait naître, son enfant. Et déjà l’étape suivante lui apparaissait clairement. Si son sang blanc devait sauver le plus grand nombre possible d’âmes noires, il ne pouvait pas garder ses bébés métis auprès de lui, pas vrai ? Il les vendrait dans le Sud, chacun à un acheteur différent, dans une ville différente ; ensuite, il faisait confiance au Surveillant pour s’assurer qu’ils grandiraient tour à tour pour répandre sa semence dans l’ensemble de l’infortunée race noire.

Et tous les matins il assistait au petit déjeuner de son épouse. « Chicaneau, mon amour, lui demandât-elle un jour, quelque chose ne va pas ? T’as la figure sombre, un air… comme de la rage, on dirait, ou de la cruauté. Tu t’es querellé ? Je ne t’en aurais pas parlé, mais tu… tu m’fais peur. »

Il tapota tendrement la main déformée de Dolorès tandis que l’esclave noire l’observait par-dessous ses paupières lourdes. « Je n’ai de colère envers aucun homme ni aucune femme, dit-il avec douceur. Et ce que tu appelles cruauté n’est rien d’plus que de l’autorité. Ah, Dolorès, comment peux-tu m’regarder en face et me croire cruel ? »

Elle fondit en larmes. « Pardonne-moi ! s’écria-t-elle. C’est mon imagination. Toi, l’homme le plus gentil que j’connaisse… C’est le diable qui m’a mis cette vision en tête, j’en suis sûre. Le diable peut envoyer des visions mensongères, tu sais, mais seuls les méchants s’y laissent prendre. Pardonne-moi ma méchanceté, mon cher époux ! »

Il lui pardonna, mais elle continua de pleurer jusqu’à ce qu’il ait fait chercher le prêtre. Pas étonnant que le Seigneur ne choisisse que des hommes pour en faire ses prophètes. Les femmes sont trop faibles et compatissantes pour mener à bien la tâche du Surveillant.


* * *

Voilà quel fut le point de départ. Le premier pas à retentir sur ce chemin ténébreux et tragique. Ni Alvin ni Peggy n’eurent vent de cette histoire jusqu’à ce que je l’apprenne et la leur raconte bien plus tard, et ils admirent aussitôt que tout avait commencé là.

Mais n’y voyez pas la seule origine de tout le mal qui s’ensuivit, car ce serait une erreur. D’autres décisions entrèrent en jeu, d’autres fautes, d’autres mensonges et d’autres atrocités délibérément commises. On peut se faire aider par une foule de gens pour trouver le court chemin qui mène à l’enfer, mais on décide seul d’y poser le pied.

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