XIV Le rat de rivière

Alvin se trouvait à La Bouche l’après-midi où arriva l’institutrice. Conciliant l’avait envoyé avec le chariot chercher une nouvelle cargaison de fer qui descendait l’Hio. La Bouche n’était au départ qu’un simple débarcadère, une escale où les bateaux déchargeaient des marchandises pour le village de Hatrack River. Mais depuis que s’accroissait la navigation fluviale et que davantage de colons s’établissaient sur les terrains à l’ouest, de chaque côté de l’Hio, on avait besoin de deux ou trois auberges et magasins où les voyageurs qui venaient à terre pouvaient prendre une chambre pour la nuit et les fermiers vendre du fourrage aux bateaux de passage. La Bouche et le village de Hatrack River ne cessaient de gagner en importance, car c’était la dernière escale où l’Hio se rapprochait de la grande route de la Wobbish, celle-là même que le père et les frères d’Al avaient ouverte à travers les vastes étendues occidentales jusqu’à Vigor Church. Les colons descendaient la rivière et débarquaient ici leurs chariots et chevaux avant de partir vers l’ouest par voie de terre.

On trouvait aussi à La Bouche des établissements qu’on n’aurait pas tolérés à Hatrack River : des tripots où l’on jouait au poker entre autres jeux et où l’argent changeait de mains, car la loi ne se sentait pas chaude pour trop s’aventurer dans ces nids de rats de rivière et autre racaille. Et à l’étage, il y avait, à ce qu’on racontait, des femmes qui n’étaient pas des ladies, qui exerçaient un métier dont les gens honnêtes osaient à peine chuchoter le nom et dont les garçons de l’âge d’Alvin parlaient à voix basse avec force gloussements.

Ce n’était pas à l’idée des jupes retroussées et des cuisses nues qu’Alvin se réjouissait par avance de ses déplacements à La Bouche. Il remarquait à peine ces maisons, sachant qu’il n’avait rien à y faire. C’était le débarcadère qui l’attirait, le bureau du port et la rivière elle-même, sillonnée de bateaux et de radeaux dont dix descendaient le courant contre un qui le remontait. Ses bateaux préférés, c’étaient les vapeurs qui sifflaient et crachaient en filant à des vitesses incroyables. Propulsés par de gros moteurs fabriqués en Irrakwa, ces bâtiments, pourtant longs et larges, remontaient plus vite le courant que les radeaux ne le descendaient. On en comptait à présent huit sur l’Hio, qui faisaient la navette entre Dekane et Sphinx. Mais pas plus loin que Sphinx, car un brouillard épais recouvrait en permanence le Mizzipy et aucun bâtiment ne se risquait d’y naviguer.

Un jour, songea Alvin, un jour quelqu’un embarquera à bord d’un bateau comme la Fierté de l’Hio et descendra la rivière. Vers l’Ouest, vers les régions sauvages ; peut-être qu’il y apercevra Ta-Kumsaw et Tenskwa-Tawa qui vivent maintenant par là-bas. Ou alors en amont vers Dekane, où il prendra le nouveau train à vapeur qui roule sur rails jusqu’en Irrakwa et jusqu’au canal, dans le Nord. De là, on peut parcourir le monde entier en franchissant les océans. À moins qu’il ne reste sur cette berge et que le monde entier ne finisse par passer devant lui.

Mais Alvin n’était pas feignant. Il ne s’attarda pas au bord de la rivière, bien qu’il eût aimé y rester plus longtemps. Il entra bien vite dans le bureau du port et remit le bon de Conciliant Smith pour prendre livraison du fer chargé dans neuf caisses sur le quai.

« Pas question de t’servir de mes diables pour les transporter, j’te préviens », fit le buraliste. Alvin acquiesça de la tête ; c’était toujours pareil. Les gens ne pouvaient se passer de fer, y compris le buraliste, qui ne tarderait pas à monter à la forgerie pour demander ci ou ça. Mais en attendant, il laissait Alvin charger la commande tout seul, de peur qu’il lui abîme ses diables en transportant des poids aussi lourds. Et Conciliant ne lui donnait jamais assez d’argent non plus pour embaucher l’un des rats de rivière qui l’aurait aidé à la manutention. Pour être franc, Alvin ne s’en plaignait pas. Il appréciait peu le genre d’hommes qui vivaient sur la rivière. Quand bien même on ne croisait plus guère de brigands et de pirates, à cause de l’importance du trafic fluvial qui les empêchait d’agir discrètement, il restait encore suffisamment de voleurs et d’escrocs, et ces gens-là, Alvin les méprisait profondément. À son point de vue, ces individus profitaient de la crédulité du monde honnête puis le trahissaient ; et ça menait où, sinon à ce que les gens n’accordent plus la moindre confiance à leur prochain ? J’aimerais mieux avoir affaire à un querelleur qui prend le mors aux dents et me battre avec lui d’égal à égal plutôt qu’à un menteur qui me fait des accroires.

Or, sachez qu’Alvin rencontra la nouvelle institutrice et se mesura à un rat de rivière, tout ça en l’espace d’une heure.

L’homme contre lequel il se battit appartenait à la bande de traînailleurs qui se prélassaient sous l’avant-toit du bureau du port, probablement dans l’attente qu’ouvre une maison de jeu. À chaque fois qu’Alvin sortait du bureau avec une caisse de barres de fer, ils l’interpellaient, lui lançaient des quolibets. D’abord bon enfant, du genre : « Pourquoi donc tu fais tant d’voyages, mon gars ? T’as qu’à t’coincer une caisse sous chaque bras ! » Alvin répondait par un sourire à ces remarques, car ils connaissaient parfaitement le poids d’un chargement de fer, il le savait. D’ailleurs, lorsqu’ils l’avaient débarqué du bateau la veille, les bateliers s’étaient sûrement mis à deux par caisse. Alors, en un certain sens, le taquiner en le traitant de feignant ou de gringalet, c’était une sorte de compliment car il s’agissait forcément d’une blague, vu que le fer était lourd et Alvin vraiment très costaud.

Puis Alvin se rendit au magasin pour acheter les épices que Gertie lui avait demandé de ramener ainsi que deux ou trois ustensiles de cuisine fabriqués en Irrakwa et en Nouvelle-Angleterre dont l’utilité lui échappait en partie.

Lorsqu’il revint, les bras pleins, il retrouva les rats de rivière toujours vautrés à l’ombre, seulement ils avaient maintenant jeté leur dévolu sur une nouvelle victime dont ils se moquaient par des remarques déplaisantes. C’était une femme entre deux âges, autour de la quarantaine, de l’avis d’Alvin, les cheveux remontés et réunis en un chignon austère, coiffée d’un chapeau quelconque, en robe sombre serrée au cou et aux poignets comme si elle craignait que le soleil sur sa peau ne la fasse périr. D’un œil glacial, elle regardait fixement devant elle tandis que les vauriens l’apostrophaient.

« Trouvez pas que c’te robe lui a l’air cousue d’sus, les gars ? »

C’était bien leur avis.

« Probab’ qu’a s’remonte jamais pour un homme, c’te robe-là.

— Ben non, tiens, y a rien par en d’sous, les gars, c’est qu’une tête et des mains d’poupée cousues sur une robe empaillée, croyez pas ?

— Pas possib’ qu’ce soye une vraie femme.

— J’reconnais une vraie femme quand j’en vois une, toujours ben. À la s’conde qu’elles posent les yeux sus moi, c’est plus fort qu’elles, les vraies femmes, elles écartent les pattes et r’lèvent la jupe.

— P’t-être qu’en y donnant un p’tit coup d’main, tu pourrais en faire une vraie femme.

— Celle-là ? Celle-là, elle est taillée dans l’bois. Je m’écorcherais l’aviron si j’voulais ramer dans des eaux pareilles. »

Alors là, Alvin refusait d’en entendre davantage. C’était déjà grossier pour un homme de lancer de telles réflexions à propos d’une femme qui les cherchait – les filles des maisons de jeu, qui ouvraient leur décolleté si bas qu’on leur comptait les tétons aussi nettement que les pis d’une vache et qui se déhanchaient le long des rues en remontant leur jupe du pied pour qu’on leur voie les genoux. Mais cette femme-ci était évidemment une lady et en toute justice n’aurait jamais dû entendre les réflexions dégoûtantes de cette vermine. Alvin se dit qu’elle attendait sûrement quelqu’un qui venait la chercher – la diligence pour Hatrack River allait passer, mais pas avant une couple d’heures. Elle n’avait pas l’air apeurée, elle savait probablement ces hommes plus forts en paroles qu’en actes, sa vertu ne risquait donc pas grand-chose. En regardant son visage, Alvin ne put déterminer si même elle écoutait, tant l’expression en était froide et distante. Mais les quolibets des rats de rivière l’embarrassaient, lui ; il ne pouvait le supporter, pas plus qu’il n’estimait correct de partir comme ça avec son chariot et de la laisser là. Il déposa donc dans le chariot les paquets qu’il ramenait du magasin du port, s’avança vers les rats de rivière et s’adressa au plus bruyant et plus grossier de la bande.

« Vous feriez p’t-être mieux d’y causer comme à une lady, dit-il. Ou alors de pas y causer du tout. »

Alvin ne s’étonna pas de voir l’éclair qui passa dans les yeux de tous les gars dès l’instant où il se mit à parler. Se moquer d’une femme pour rigoler, c’était une chose, mais il savait qu’à présent ils le jaugeaient pour évaluer leurs chances de le corriger. Avoir l’occasion de donner une leçon à un villageois, même bâti en force comme le forgeron qu’était Alvin, ils adoraient ça.

« P’t-être que toi, tu f’rais mieux de pas nous causer du tout, à nous autres, répliqua le fort en gueule. P’t-être que t’en as déjà trop dit. »

L’un des vauriens comprit de travers et crut que le jeu des grossièretés à la lady continuait toujours. « L’est jaloux, v’là tout. Y veut lui-même pousser sa perche dans l’fond d’sa rivière.

— J’en dirai encore plusse, reprit Alvin, tant qu’vous aurez pas les manières pour causer à une lady. »

À ce moment seulement, la lady parla pour la première fois. « Je n’ai pas besoin de protection, jeune homme, dit-elle. Passez votre chemin, je vous prie. » Elle avait une voix étrange. Cultivée, comme celle du révérend Thrower, elle articulait distinctement chaque mot. Comme les gens qui allaient à l’école dans l’Est.

Il aurait mieux valu pour elle se taire, car le son de sa voix ne fit qu’encourager les rats de rivière. « Oh, mais c’est qu’elle en pince pour le p’tit gars !

— Elle y fait les doux yeux !

— Y veut ramer dans not’ bateau !

— On va y montrer, à la lady, qui c’est l’homme !

— Si c’est son p’tit mât qu’elle veut, on a qu’à y couper et on va y donner. »

Un couteau apparut, puis un autre. Elle ne savait donc pas quand fermer le bec ? S’ils n’avaient eu affaire qu’à Alvin tout seul, ils se seraient décidés pour une simple bagarre, un contre un. Mais s’il leur prenait envie de farauder devant elle, ils seraient ravis de se mettre à plusieurs contre lui, de lui donner de méchants coups de lame, peut-être de le tuer, en tout cas certainement de lui prendre une oreille ou le nez, voire, comme ils l’avaient dit, de le châtrer.

Alvin la fixa un moment d’un œil furibard, lui demandant en pensée de tenir sa langue. Soit elle comprit le sens de son regard, soit elle s’estima tirée d’affaire ou prit peur d’en rajouter, toujours est-il qu’elle ne relança pas la discussion, à laquelle Alvin donna un tour qui lui convenait mieux.

« Des couteaux, fit-il avec tout le mépris dont il était capable. Vous avez donc peur d’vous frotter à un forgeron les mains nues ? »

Ils se moquèrent de lui, mais les couteaux reculèrent et disparurent.

« Un forgeron, c’est rien du tout à côté des muscles que ça nous donne, à nous autres, d’naviguer à la perche sus la rivière.

— Vous naviguez plus à la perche sus la rivière, les gars, et tout l’monde connaît ça, dit Alvin. Vous restez là à faire du lard et vous r’gardez la roue à aubes pousser les bateaux. »

Le fort en gueule se leva et se détacha du groupe en passant sa chemise crasseuse par-dessus sa tête. Il était puissamment musclé, pour ça oui, et pas mal de cicatrices lui faisaient des marques rouges et blanches un peu partout sur les bras et la poitrine. Il lui manquait aussi une oreille.

« À c’que j’vois, dit Alvin, vous vous êtes battu souvent.

— Tout juste, fit le rat de rivière.

— Et à c’que j’vois aussi, vos adversaires ont souvent eu l’dessus. »

L’homme devint cramoisi, il rougit sous son hâle jusqu’à la poitrine.

« Vous avez personne à m’présenter avec qui ça vaut l’coup d’se battre ? Quelqu’un qu’a l’habitude de gagner ses combats ?

— J’les gagne, moi ! » brailla l’homme. Il bouillait de rage, ce serait plus facile de lui sacrer une volée, c’était ce que voulait Alvin. Mais les autres, ils se mirent à le tirer en arrière.

« L’a raison, le p’tit forgeron, tu vaux pas tripette à la lutte.

— Donnes-y donc ce qu’y veut.

— Mike, tu prends c’gars.

— L’est à toi, Mike. »

Dans le fond – le coin le plus à l’ombre, où il était resté assis sur la seule chaise pourvue d’un dossier –, un homme se leva et s’avança.

« C’est moi qui l’prends, c’gars-là », dit-il.

Aussitôt, le fort en gueule recula pour lui céder la place. Ce n’était pas du tout ce que voulait Alvin. Le dénommé Mike était plus grand et plus costaud que tous les autres et, lorsque l’homme retira sa chemise, Al s’aperçut qu’en dehors d’une ou deux cicatrices il était dans l’ensemble intact et possédait encore ses deux oreilles, signe indiscutable que s’il lui était arrivé de perdre un combat, il n’avait sûrement jamais subi de défaite sévère.

Il avait une musculature de bison.

« Mon nom, c’est Mike Fink ! beugla-t-il. J’suis l’plus salaud, l’plus maudit des fils de pute qu’a jamais marché d’sus l’eau ! J’peux rendre orphelins des bébés alligators à mains nues ! J’peux jeter un bison vivant dans un chariot et lui taper sus l’dessus du crâne jusqu’à ce qu’y meure ! Si j’aime pas l’coude d’une rivière, j’te l’attrape par un bout et j’la secoue pour la r’dresser ! Toutes les femmes que j’culbute se r’lèvent avec trois marmots, quand elles se r’lèvent ! Une fois que j’en aurai fini avec toi, mon gars, t’auras les cheveux qui te tomberont tout droit d’chaque côté d’la goule, par rapport que t’auras plus d’oreilles. Faudra t’asseoir pour pisser et t’auras plus jamais b’soin de t’raser ! »

Pendant que Mike Fink débitait ses fanfaronnades, Alvin se débarrassait de sa chemise et de la ceinture où pendait son couteau pour les déposer sur le siège du chariot. Il traça ensuite un grand cercle par terre en prenant soin de garder l’air aussi calme et détendu que si Mike Fink n’était qu’un petit gamin de sept ans plein de cran et non un homme dont l’envie de meurtre se lisait dans les yeux.

Aussi lorsque Fink eut fini de se vanter, le cercle était tracé. Il s’approcha du rond, puis l’effaça du pied en soulevant de la poussière. Il tourna tout autour pour le faire disparaître complètement. « J’connais pas qui t’a appris à t’battre, mon gars, dit-il, mais quand tu t’bats contre moi, y a pas d’lignes par terre et y a pas d’règles. »

Une fois encore, la lady intervint. « Il semble évident qu’il n’y a pas de règles non plus lorsque vous vous exprimez, sinon vous sauriez que votre manie de dire y “a pas” est une preuve indiscutable d’ignorance et de bêtise. »

Fink se tourna vers elle et fit mine de vouloir parler. Mais c’était comme s’il savait qu’il n’avait rien à dire, ou alors il se figurait que tout ce qu’il dirait n’aboutirait qu’à prouver davantage son ignorance. Le ton méprisant de la femme le mettait en rage, mais il mettait aussi le doute dans son esprit. D’abord, Alvin crut qu’elle l’exposait, lui, à un plus grand danger, à vouloir encore s’en mêler. Puis il comprit qu’elle faisait à Fink ce qu’il avait voulu faire au fort en gueule : le rendre suffisamment furieux pour qu’il se batte n’importe comment. L’ennui, alors qu’Alvin jaugeait le batelier, c’était qu’il le soupçonnait de ne pas se battre n’importe comment sous le coup de la colère mais de n’en devenir que plus mauvais. De se battre pour tuer. Pour mettre à exécution son projet fanfaron de couper certains morceaux de son anatomie. Ça n’allait pas être un combat amical comme ceux qu’il livrait au village, quand le jeu consistait à simplement envoyer l’adversaire à terre ou, s’ils s’affrontaient sur l’herbe, à l’immobiliser.

« Vous êtes pas si fort, dit Alvin, et vous connaissez que j’ai raison, sinon vous auriez pas un couteau dans vot’ botte. »

Fink parut effrayé, puis il sourit. Il remonta sa jambe de pantalon et sortit de sa botte un long couteau qu’il jeta aux hommes derrière lui.

« J’ai pas b’soin d’couteau pour te battre, toi, dit-il.

— Alors pourquoi vous enlevez pas çui qu’vous avez aussi dans l’aut’ botte ? » demanda Alvin.

Fink fronça les sourcils et souleva l’autre jambe de pantalon. « Y a pas d’couteau icitte », dit-il.

Alvin savait bien que si, et ça lui faisait plaisir que Fink soit assez inquiet de son combat pour ne pas se séparer de sa lame la mieux cachée. Sans compter que personne n’était probablement au courant de son existence en dehors d’Alvin, capable de voir ce que les autres ignoraient. Fink n’avait pas envie d’avouer à tout le monde qu’il avait ce couteau, on allait vite se passer le mot tout au long de la rivière et il perdrait son avantage.

Alvin ne pouvait pourtant pas le laisser combattre avec un couteau caché sur lui. « Alors déchaussez-vous et on s’bat pieds nus », dit-il. De toute manière, couteau ou pas, c’était une bonne idée. Alvin savait qu’en cours de bagarre les rats de rivière ruaient comme des mules à coups de bottes. Le fait de se battre pieds nus, ça enlèverait peut-être une partie de son courage à Mike Fink.

Mais si Fink perdit un peu de courage, il ne le montra pas. Il s’assit dans la poussière de la route et retira ses bottes. Alvin fit de même et enleva aussi ses chaussettes – Fink n’en portait pas. Les deux hommes n’étaient désormais plus vêtus que de leur pantalon, et déjà, en plein soleil, la poussière et la sueur maculaient leurs corps de marbrures et de croûtes d’argile.

Mais Alvin n’était pas encroûté au point de ne pas sentir un charme de protection qui enveloppait tout Mike Fink. Comment était-ce possible ? Avait-il un charme gravé sur une amulette dans sa poche ? Le motif était plus puissant du côté de son postérieur, mais lorsqu’il envoya son esprit fouiller cette poche, il ne trouva rien d’autre que la grossière toile de coton du pantalon. Elle ne contenait même pas une pièce de monnaie.

Un attroupement s’était à présent formé. Il rassemblait non seulement les rats de rivière qui se prélassaient à l’ombre du bureau du port mais aussi tout un tas de leurs congénères, et manifestement tous s’attendaient à ce que Mike Fink l’emporte. Ce devait être une sorte de légende le long de la rivière, se dit Alvin, et ce n’était pas surprenant quand on bénéficiait comme lui d’un charme mystérieux. Alvin imaginait les adversaires de Fink qui voulaient lui donner un coup de couteau mais qui déviaient au dernier moment, lâchaient prise ou trouvaient moyen de retenir l’arme pour qu’elle ne fasse pas mal. C’est bien plus facile de gagner tous vos combats si personne ne peut vous planter ses dents dans la chair ni un couteau faire mieux que vous effleurer la peau.

Fink tenta d’abord les coups les plus tape-à-l’œil, bien sûr, pour assurer le spectacle : il rugissait, se ruait sur Alvin à la façon d’un bison, cherchait à l’étreindre entre ses bras d’ours, puis à l’agripper et lui balancer son poing à la volée comme un quartier de roc au bout d’une ficelle. Mais Alvin ne voulait rien savoir. Il n’avait d’ailleurs même pas besoin de se servir de son talent pour éviter les attaques. Il était plus jeune et plus vif que Fink ; il esquivait si vite que le batelier n’arrivait même pas à le toucher. Au début, les spectateurs huèrent et traitèrent Alvin de froussard. Mais après un moment, ils se mirent à rire de Fink, tant il avait l’air bête à rugir et à ruer toujours en pure perte.

Pendant ce temps, Alvin explorait Fink pour trouver la source de son sortilège, car il n’avait aucun espoir de gagner ce combat s’il n’arrivait pas à se débarrasser de la puissante enveloppe protectrice de son adversaire. Il y parvint bientôt : un motif de teinture profondément incrusté dans la peau d’une fesse. Ce n’était plus un charme parfait car la peau avait quelque peu changé au cours des ans avec la croissance de Fink, mais le motif en était ingénieux, composé de boucles et d’anneaux efficaces ; même déformé, il parvenait encore à tendre un écran redoutable tout autour de lui.

S’il ne s’était pas trouvé au beau milieu d’un combat avec Fink, Alvin aurait fait montre de plus de subtilité, il se serait contenté d’affaiblir légèrement le charme, car il n’avait aucune envie de priver le batelier du sortilège qui le protégeait depuis si longtemps.

S’il perdait son charme, Fink risquait d’en mourir, surtout qu’à force de compter dessus pour ne courir aucun danger il avait peut-être fini par négliger toute prudence. Mais Alvin avait-il le choix ? Il agit donc sur les teintures qui commencèrent à se diluer, à s’infiltrer dans le sang qui les emporta. Alvin n’avait pas besoin de beaucoup se concentrer pour parvenir à ça, il lui suffisait de lancer le processus et de le laisser se poursuivre tout seul pendant qu’il s’employait à ne pas rester sur la trajectoire de Fink.

Rapidement, Al sentit le charme s’affaiblir, s’estomper et enfin disparaître complètement. Fink ne s’en douterait pas, mais lui le savait ; le rat de rivière pouvait désormais recevoir des coups comme n’importe qui.

Entre-temps, Fink avait renoncé à ses charges aussi grossières que stupides. Il tournait autour d’Alvin, lui lançait de fausses attaques, cherchait franchement le corps à corps pour profiter de son poids et le renverser. Alvin avait une meilleure allonge et incontestablement une plus grande force de bras, aussi dès que l’autre avançait les siens pour le saisir, il les écartait d’un revers énergique.

Pourtant, une fois le charme rompu, il ne chercha plus à esquiver son adversaire. Au contraire, il avança les mains dans sa garde, si bien que lorsque Fink lui attrapa les bras, Alvin put se crocheter les doigts derrière le cou du batelier.

D’une violente pression, il fit ployer Fink dont la tête se retrouva à hauteur de sa poitrine. C’était trop facile, le rat de rivière s’était laissé faire, et Alvin devina pourquoi. En effet, Fink l’attira contre lui et remonta très vite la tête, s’attendant à ce que son crâne percute le menton du forgeron… Seulement, le menton d’Alvin n’était pas où Fink le pensait. Le jeune homme avait déjà lui-même rejeté la tête en arrière, et lorsque Fink se releva violemment, sans maîtriser son coup, Alvin se projeta en avant et lui écrasa son front en pleine figure. Il sentit le nez du batelier éclater sous le choc, et du sang jaillit pour couler sur leurs deux visages.

Un nez cassé, ça n’était pas un événement dans ce genre de bagarre. Ça faisait affreusement mal, bien sûr, et un combat amical se serait arrêté là-dessus – mais d’un autre côté, évidemment, un combat amical n’aurait pas donné lieu à des coups de boule. Tout autre rat de rivière aurait secoué la tête, rugi deux ou trois fois et serait revenu à la charge.

Fink, lui, recula, un air de surprise peint sur le visage, les mains accrochées à son nez. Puis il laissa échapper un hurlement, comme un chien battu.

Tout le monde se tut. Ce qui arrivait, c’était tellement drôle, un rat de rivière comme Mike Fink qui hurlait pour un nez cassé. Non, ça n’était pas à franchement parler drôle, mais c’était bizarre. Un rat de rivière ne se conduisait pas comme ça.

« Vas-y, Mike, murmura quelqu’un.

— Tu peux l’avoir, Mike. »

Mais les encouragements manquaient d’enthousiasme. On n’avait encore jamais vu Mike Fink souffrir ou avoir peur. D’ailleurs, il aurait pu mieux le cacher. Seul Al savait pourquoi. Seul Al savait que Mike Fink n’avait jamais éprouvé pareille douleur de sa vie, qu’il n’avait jamais versé son sang dans une bagarre. Il avait tant de fois brisé le nez de ses adversaires et ri de leur souffrance ; c’était facile de rire, puisqu’il ignorait le mal que ça faisait. Maintenant il le savait. L’ennui, c’est qu’il apprenait aujourd’hui ce que tout le monde connaissait à six ans, alors il se comportait comme un enfant de cet âge-là. Il ne pleurait pas vraiment, il hurlait.

L’espace d’un instant, Alvin se dit que le combat était terminé. Mais la peur et la souffrance de Fink se muèrent bientôt en rage, et il se jeta à nouveau dans la bagarre. Il avait peut-être appris la douleur mais elle ne lui avait pas inculqué la prudence.

Il fallut donc quelques autres prises, quelques autres torsions et contorsions, avant qu’Alvin n’entraîne Fink au sol. Même stupéfait, effrayé, le batelier restait l’homme le plus costaud qu’il avait jamais affronté.

Jusqu’à ce combat, Alvin n’avait pas encore vraiment eu l’occasion de mesurer sa force ; il n’avait jamais été poussé jusqu’à ses limites. Maintenant si, et il se retrouva à rouler, rouler dans la poussière, une poussière si épaisse qu’il arrivait à peine à respirer ; il sentait le souffle court et chaud de Fink tantôt au-dessus, tantôt en dessous de lui, tandis que pleuvaient les coups de genoux, que les bras s’abattaient et s’agrippaient, que les pieds raclaient le sol à la recherche d’un appui pour prendre l’avantage.

En fin de compte, Fink fut victime de son inexpérience de la défaite. Comme personne ne pouvait lui briser les os, il n’avait jamais appris à replier les jambes, jamais appris à les soustraire aux coups de talon de son adversaire. Lorsque Alvin se dégagea pour se remettre péniblement debout, le batelier roula aussitôt sur lui-même et, l’espace d’un instant, étendu par terre, passa une jambe par-dessus l’autre : une véritable invitation. Alvin ne réfléchit même pas, il sauta en l’air et retomba de tout son poids ; ses deux pieds écrasèrent la jambe du dessus de Fink, dont l’os se plia sur celle du dessous. Si brutal et puissant fut le coup qu’il fracassa non seulement l’une, mais l’autre aussi. Fink hurla comme un gamin brûlé vif.

À ce moment seulement, Alvin comprit ce qu’il venait de faire. Oh oui, bien entendu, il avait mis fin au combat – personne n’est assez coriace pour continuer de se battre avec les deux jambes brisées. Mais il vit tout de suite, sans avoir besoin de regarder avec ses yeux, qu’il ne s’agissait pas de cassures nettes, de celles qui se ressoudent aisément. En outre, Fink n’était plus un jeune homme, encore moins un gamin. Même si ces fractures guérissaient, elles le laisseraient au mieux boiteux, au pire complètement estropié. Il perdrait ses moyens d’existence. Et puis il avait dû se faire beaucoup d’ennemis au fil des ans. Quelle serait leur réaction, maintenant qu’il était esquinté et bancal ? Combien de temps survivrait-il ?

Alvin s’agenouilla donc par terre près de Fink qui se tordait de douleur – qui se tordait le tronc, plus précisément, car il s’efforçait de ne pas bouger le reste du tout – et il lui toucha les jambes. Les mains en contact avec le corps étendu, même à travers le tissu du pantalon, Alvin trouva plus aisément son chemin, travailla plus vite ; un instant plus tard, il avait recollé les os. Il n’essaya pas d’en faire davantage, non ; les contusions, les muscles déchirés, l’écoulement de sang, il fallait laisser ça tel quel sinon Fink serait capable de se remettre debout et de relancer la bagarre.

Il retira les mains et se recula. Les rats de rivière se rassemblèrent aussitôt autour de leur héros déchu.

« L’a les jambes cassées ? demanda le fort en gueule.

— Non, fit Alvin.

— Elles sont en miettes ! » brailla Fink.

Déjà, un autre homme avait fendu la jambe de pantalon jusqu’en haut. Il trouva bien la meurtrissure, mais lorsqu’il tâta le long de l’os, Fink poussa des cris d’orfraie et s’écarta. « Touches-y pas !

— M’ont pas l’air cassées, dit l’homme.

— R’gardez donc comme il remue des pattes. Elles sont pas cassées. »

C’était vrai, Fink ne se tordait plus seulement du haut du corps, ses jambes gigotaient à présent autant que le reste.

Un gars l’aida à se remettre sur ses pieds. Fink chancela, faillit tomber, s’appuya sur le fort en gueule pour se retenir et barbouilla sa chemise du sang qui lui coulait du nez. Les autres se dispersèrent.

« Un gamin, murmura l’un d’eux.

— On dirait un chiot, à hurler comme ça.

— Un grand bébé.

— Mike Fink, tu parles… Mike Frousse, oui » Puis un gloussement.

Alvin, près du chariot, remit sa chemise puis s’assit sur le siège pour enfiler ses chaussettes et ses souliers. Il leva les yeux et vit la lady qui le regardait. Elle n’était pas éloignée de plus de six pieds car le chariot du forgeron avait été rapproché au bord du quai de chargement. Son visage revêche exprimait le dégoût. Alvin se dit qu’elle devait le trouver sale. Il n’aurait peut-être pas dû remettre sa chemise tout de suite, mais d’un autre côté, c’était impoli aussi de rester sans chemise devant une lady. De fait, les citadins, surtout les docteurs et les hommes de loi, ils avaient honte de se montrer en public sans manteau, gilet ni foulard comme il faut. Les pauvres ne portaient généralement pas de linge pareil, et un apprenti se donnerait des airs s’il s’habillait comme ça. Mais une chemise… il fallait qu’il l’ait sur lui, crasseux de poussière ou non.

« ’mande pardon, m’dame, dit-il. J’me laverai quand j’serai rentré chez moi.

— Vous vous laverez ? demanda-t-elle. Est-ce que vous vous laverez de votre bestialité par la même occasion ?

— M’est avis que j’connais pas, j’ai jamais entendu ce mot-là.

— Je suppose que non, dit-elle. Bestialité. Du mot bestial. Qui vient de bête, animal. »

Alvin se sentit rougir de colère. « P’t-être bien. P’t-être que j’aurais dû les laisser causer d’vous comme ils voulaient.

— Je ne leur prêtais pas attention. Ils ne me gênaient pas. Vous n’aviez pas besoin de me protéger, surtout pas de cette façon. Vous mettre nu pour vous rouler dans la saleté. Vous êtes couvert de sang. »

Alvin savait à peine quoi répondre, elle était si prétentieuse et butée. « J’étais pas nu », dit-il. Puis il sourit. « Et c’est son sang, à lui.

— Et vous en êtes fier ? »

Oui, par le fait. Mais il savait que s’il le reconnaissait, ça le rabaisserait aux yeux de la lady. Bon, et quand bien même ? Qu’en avait-il à faire de ce qu’elle pensait de lui ? Pourtant, il se tut.

Dans le silence qui s’établit entre eux, il entendit derrière lui les rats de rivière huer Fink, lequel ne hurlait plus mais ne disait pas grand-chose pour autant. Malheureusement, ils ne s’intéressaient pas seulement à Fink, maintenant.

« Le p’tit villageois s’prend pour un costaud.

— P’t-être qu’on devrait y faire voir c’que c’est qu’une vraie bagarre.

— On verra bien si son amie la lady joue toujours les pimbêches. »

Alvin ne pouvait prédire l’avenir, mais il n’y avait pas besoin d’être torche pour deviner ce qui allait se passer. Al avait ses bottes aux pieds, son cheval était attelé, et il était temps de partir. Mais elle avait beau faire la prétentieuse, il n’allait pas abandonner la lady. Il savait que les rats de rivière la prendraient maintenant pour cible, et même si elle croyait ne pas avoir besoin de protection, il savait aussi que ces hommes venaient d’assister à la défaite et à l’humiliation de leur meilleur lutteur, tout ça par sa faute à elle, ce qui voulait dire qu’elle risquait de voir tous ses bagages balancés à l’eau et de se retrouver étalée par terre, sinon pire.

« Devriez monter, dit Alvin.

— Je me demande ce qui vous permet de me donner des directives comme à un vulgaire… Qu’est-ce que vous faites ? »

Alvin jetait sa malle et ses sacs à l’arrière du chariot. Ça lui paraissait si évident qu’il ne prit pas la peine de répondre.

« Je crois que vous me volez, monsieur !

— Tout juste, si vous montez pas », dit Alvin.

Les rats de rivière s’attroupaient à présent autour du chariot, et l’un d’eux tenait le harnais du cheval. La lady jeta un regard circulaire, et son expression courroucée changea. Un tout petit peu. Elle souleva le pied et quitta le quai pour rejoindre Alvin qui lui prit la main pour l’aider à s’installer sur le siège. Le rat de rivière fort en gueule se trouvait à côté, appuyé contre le chariot ; il arborait un large sourire.

« T’as battu l’un d’nous autres, l’forgeron, mais tu pourrais-t-y nous battre tous ? »

Alvin se borna à le fixer du regard. Il se concentrait sur l’homme qui tenait le cheval ; il lui chauffa brusquement la main comme si une centaine d’aiguilles la transperçaient. L’homme cria de douleur et lâcha l’animal. Le fort en gueule détourna son regard vers l’origine du cri, et au même moment Alvin lui flanqua un coup de botte dans l’oreille. Le coup ne valait pas grand-chose mais de toute façon l’oreille ne valait pas mieux, et l’homme se retrouva le derrière par terre à se tenir la tête.

« Allez, hue ! » s’écria Alvin.

Le cheval, obéissant, fonça en avant… et le chariot se déplaça d’un pouce. Puis d’un second. Difficile de faire avancer vite un chargement de fer, du moins d’un coup. Alvin s’arrangea pour que les roues tournent régulièrement, facilement, mais il ne pouvait rien faire pour le poids du chariot ni la force du cheval. Le temps que l’animal commence à bouger, le chariot était devenu beaucoup plus lourd à cause des rats de rivière qui s’y agrippaient, le tiraient en arrière, grimpaient à bord.

Alvin se retourna et fit claquer son fouet dans leur direction. Le fouet, c’était du simulacre car il n’en toucha pas un seul. Pourtant, ils tombèrent tous ou lâchèrent prise comme s’il les avait vraiment atteints ou du moins effrayés. Ce qui s’était en réalité passé, c’est que brusquement le bois du chariot était devenu glissant, comme enduit de graisse. Il n’y avait plus moyen de le tenir. Ils s’écroulèrent donc dans la poussière de la route, et le chariot bondit en avant.

Ce n’était pourtant pas terminé. En effet, Alvin devait effectuer un demi-tour et repasser devant eux pour remonter la route conduisant à Hatrack River. Il se demandait comment il allait s’y prendre lorsqu’il entendit partir un coup de feu, aussi fort qu’un coup de canon, dont l’écho resta suspendu dans l’air chaud et lourd de l’été. Une fois son demi-tour effectué, il aperçut le buraliste qui était sorti sur le quai, sa femme derrière lui. Il tenait un mousquet tandis qu’elle rechargeait celui qu’il venait d’utiliser.

« M’est avis qu’la plupart du temps on s’entend plutôt bien, les gars, dit le buraliste. Mais aujourd’hui vous avez pas l’air de comprendre que vous avez été battus à la loyale. Alors je m’dis que c’est l’moment d’vous r’mettre à l’ombre, par rapport que si vous faites un pas d’plusse vers ce chariot, ceux-là qui mourront pas d’chevrotine passeront en jugement à Hatrack River, et si vous vous figurez qu’ça coûtera pas cher d’attaquer un p’tit gars du coin et la nouvelle maîtresse d’école, alors c’est qu’vous êtes aussi couillons qu’vous en avez l’air. »

Le discours était plutôt bref, mais il fit davantage d’effet que la plupart de ceux qu’Alvin avait entendus jusque-là. Les rats de rivière retournèrent s’installer à l’ombre, s’envoyèrent deux ou trois longues rasades d’un cruchon et regardèrent Al et la lady d’un air franchement renfrogné. Le buraliste réintégra son poste avant même que le chariot ait tourné au coin pour reprendre la route du village.

« À votre avis, le buraliste ne court aucun danger pour nous avoir aidés, n’est-ce pas ? » demanda la lady. Alvin constatait avec plaisir qu’elle avait perdu son ton arrogant, même si elle parlait toujours aussi clairement et uniment que le tintement du marteau sur le fer.

« Non, dit Alvin. Ils connaissent tous que s’il arrivait quèque chose à un buraliste, les coupables seraient forcés de quitter leur ouvrage sus la rivière, ou alors ils survivraient pas à une nuit à terre.

— Et vous ?

— Oh, moi, j’ai pas d’garantie comme ça. Alors m’est avis que j’vais pas revenir à La Bouche avant une couple de semaines. À ce moment-là, tous ces gars auront trouvé de l’ouvrage et seront à cent milles en amont ou en aval d’icitte. » Puis il se rappela ce qu’avait dit le buraliste. « Vous êtes la nouvelle maîtresse d’école ? »

Elle ne répondit pas. Pas directement, en tout cas. « J’imagine qu’il existe aussi des gens de cet acabit dans l’Est, mais on ne les rencontre pas ainsi au grand jour.

— Eh ben, ça vaut joliment mieux d’les rencontrer au grand jour qu’en pleine nuit ! » fit Al en rigolant.

Elle ne rigola pas.

« J’attendais le docteur Physicker. Il croyait que mon bateau arriverait plus tard dans l’après-midi, mais il est peut-être en chemin.

— Y a pas d’aut’ route, m’dame, fit Alvin.

— Mademoiselle, corrigea-t-elle. Pas madame. Ce titre est normalement réservé aux femmes mariées.

— Comme j’disais, y a pas d’aut’ route. Alors s’il est en ch’min, on pourra pas l’manquer, l’docteur et ses pommades… moiselle. »

Cette fois, Alvin évita de rire de sa plaisanterie. En revanche, il crut, du coin de l’œil, surprendre un sourire furtif sur le visage de l’institutrice. Peut-être qu’elle n’est pas aussi hautaine qu’elle en a l’air, se dit-il. Peut-être qu’elle est presque humaine. Peut-être même qu’elle acceptera de donner des leçons particulières à certain petit bougre à moitié noir. Peut-être qu’elle valait la peine que je lui remette la resserre en état.

Comme il regardait devant lui pour conduire le chariot, il n’aurait pas été naturel, et encore moins correct, de se tourner vers elle et de la détailler comme il en avait envie. Il envoya donc sa bestiole, son étincelle, cette partie de lui-même qui « voyait » ce qui restait invisible à tous les autres. C’était pour lui comme une seconde nature désormais que d’explorer ce que les gens avaient, comme qui dirait, dans la peau. Mais attention, ça n’était pas comme regarder avec les yeux. Il pouvait bien sûr dire ce qu’il y avait sous leurs vêtements, mais il ne les voyait quand même pas tout nus. Il entrait plutôt en contact étroit avec la surface de leur épiderme, presque comme s’il élisait domicile dans l’un des pores. Ça n’était donc pas comme s’il espionnait en douce par les fenêtres ni rien ; seulement une autre façon d’observer les gens et de les comprendre. Il ne voyait pas la forme et la couleur des individus, mais il voyait s’ils transpiraient, s’ils avaient chaud, s’ils étaient en bonne santé ou crispés. Il voyait les marques de coups, les blessures cicatrisées. Il voyait l’argent caché ou les papiers secrets – mais s’il devait lire les papiers, il fallait qu’il trouve l’encre à la surface et qu’il suive sa trace jusqu’à parvenir à se représenter les lettres en esprit. C’était très lent. Beaucoup plus que de voir directement, dame oui.

Bref, il envoya sa bestiole « explorer » cette lady aux grands airs qu’il ne pouvait pas regarder franchement. Et ce qu’il découvrit le prit au dépourvu. Parce qu’elle usait d’un sortilège tout autant que Mike Fink.

Non, bien davantage. Elle en était bardée, depuis des amulettes qui lui pendaient au cou jusqu’à des charmes cousus dans ses vêtements ; il y en avait même un, en fil de fer, noyé dans son chignon. Un seul avait pour but de la protéger et il n’était pas moitié aussi puissant que celui dont avait bénéficié Mike Fink. Tous les autres servaient… à quoi ? Alvin n’avait encore jamais rien vu de tel, et il lui fallut un certain temps de réflexion et d’exploration pour comprendre la destination de tous ces réseaux de charmes qui la couvraient. Autant qu’il pouvait en juger tout en conduisant son chariot, les yeux braqués sur la route devant lui, ces charmes créaient une puissante illusion, ils la faisaient apparaître ce qu’elle n’était pas.

Sa première idée, quoi de plus naturel ? fut d’essayer de découvrir ce qu’elle était en réalité sous son déguisement. Les habits qu’elle portait étaient bien réels ; le sortilège modifiait seulement le son de sa voix, le teint et le grain de sa peau. Mais Alvin n’y connaissait pas grand-chose en apparences, et pas du tout en apparences créées à partir de charmes. La plupart des gens faisaient ça d’un mot ou d’un geste, en rapport avec une image de ce dont ils voulaient avoir l’air. Ça agissait sur l’esprit des gens, mais dès qu’on l’avait percé à jour, ça ne prenait plus. Comme Alvin les perçait régulièrement à jour, pareils sortilèges d’apparence n’avaient aucun effet sur lui.

Mais celui de la maîtresse d’école était différent. Il changeait la façon dont elle recevait et réfléchissait la lumière, si bien que l’illusion ne venait pas du fait qu’on croyait voir ce qui n’était pas là. Non, on la voyait réellement différemment, la lady, les yeux percevaient directement l’image qu’elle donnait d’elle. Comme l’illusion n’agissait pas sur l’esprit d’Alvin, connaître la supercherie ne l’aidait pas à découvrir la vérité. Même en se servant de sa bestiole, il ne pouvait pas dire grand-chose sur la femme qui se dissimulait derrière les charmes, sauf qu’elle n’était pas aussi ridée ni maigre qu’il y paraissait, ce qui l’amena à penser qu’elle devait être plus jeune.

Ce fut seulement lorsqu’il cessa de chercher ce qui se cachait sous le déguisement qu’il en vint à la vraie question : pourquoi une femme disposant du pouvoir de se transformer et de se donner tous les airs qu’elle voulait déciderait-elle de prendre une allure pareille ? Froide, sévère, vieille, maigre, austère, pincée, agressive, distante. Tout ce qu’une femme espérait ne jamais devenir, cette institutrice avait choisi de l’être.

Peut-être s’agissait-il d’un fugitif déguisé ? Mais sous les charmes se cachait nettement une femme, et Alvin n’avait jamais entendu parler de femme hors-la-loi, alors ce n’était pas ça. Peut-être était-elle simplement jeune et se figurait-elle qu’on ne la prendrait pas au sérieux si elle n’avait pas l’air plus âgée. Alvin connaissait bien ça. Ou peut-être était-elle jolie, et les hommes n’arrêtaient pas de nourrir de mauvaises pensées envers elle – Alvin tenta d’imaginer ce qui se serait passé avec les rats de rivière s’ils avaient eu affaire à une réelle beauté. Mais à vrai dire, les bateliers l’auraient probablement traitée poliment comme ils savaient le faire, si elle avait été jolie. C’étaient seulement les femmes laides qu’ils ne se privaient pas de charrier ; sans doute leur rappelaient-elles leurs mères. Le physique ingrat de l’institutrice ne la protégeait donc pas vraiment. Et il ne visait pas non plus à dissimuler une cicatrice, car Alvin voyait bien qu’elle n’avait pas la peau grêlée, ni flétrie, ni abîmée.

La vérité, c’était qu’il ne comprenait pas pourquoi elle se cachait sous tant de couches de menteries. Elle pouvait être n’importe qui ou n’importe quoi. Il n’avait même pas la possibilité de lui demander, car avouer qu’il voyait à travers son déguisement reviendrait à avouer son talent, et comment la savoir digne d’une pareille confidence quand il ignorait qui elle était réellement ou pour quelle raison elle avait choisi de vivre dans le mensonge ?

Il se demanda s’il fallait en parler à quelqu’un. Le conseil d’école ne devrait-il pas être mis au courant, avant de confier les enfants du village à cette institutrice, qu’elle n’était pas tout à fait ce qu’elle paraissait ? Mais il ne pouvait pas non plus leur dire ça sans se dénoncer lui-même ; et d’ailleurs, peut-être son secret ne regardait-il qu’elle seule et ne causait-il de tort à personne. Du coup, s’il racontait la vérité sur elle, ça leur nuirait à tous deux et aucun n’y gagnerait rien.

Non, mieux valait la surveiller, de très près, et apprendre qui elle était de la seule façon qui permette de bien connaître les gens : en la regardant vivre. Alvin ne voyait pas de meilleure attitude, et pour tout dire, maintenant qu’il savait qu’elle détenait ce secret, comment pourrait-il éviter de garder tout spécialement l’œil sur elle ? Il avait une telle habitude d’utiliser sa bestiole pour explorer ce qui l’entourait qu’il lui faudrait lutter pour ne pas observer ses faits et gestes, surtout si elle s’installait dans la resserre. Il espérait à moitié qu’elle refuserait d’y loger, ainsi le mystère ne le travaillerait-il pas trop ; mais il espérait aussi à moitié qu’elle accepterait, ainsi pourrait-il exercer sa surveillance et s’assurer qu’elle était quelqu’un de convenable.

Et je la surveillerais encore mieux si je prenais des cours avec elle. Je la surveillerais avec mes yeux, lui poserais des questions, écouterais ses réponses et jugerais quel genre de personne elle est.

Peut-être que si elle me donnait des leçons assez longtemps, elle en viendrait à me faire confiance, et moi de même ; je lui dirais alors que je suis un Faiseur, elle m’apprendrait de grands secrets et nous nous aiderions l’un l’autre, nous serions de vrais amis, comme je n’ai pas connu ça depuis que j’ai quitté mon frère Mesure à Vigor Church.

Il ne poussait pas trop son cheval à cause du lourd chargement de fer, sans parler de la malle et des sacs de l’institutrice par-dessus le marché… et de l’institutrice elle-même. Aussi, après toutes leurs discussions, puis ce long silence pendant qu’Alvin s’efforçait de comprendre qui elle était vraiment, ils n’avaient parcouru qu’un demi-mille depuis La Bouche lorsqu’apparut la superbe voiture du docteur Physicker. Alvin la reconnut tout de suite et héla Po Doggly qui la conduisait. Deux bonnes minutes furent nécessaires pour transborder l’institutrice et ses bagages du chariot à la voiture. Po et Alvin effectuèrent toute la manutention ; le docteur Physicker, lui, consacra tous ses efforts à aider l’institutrice à monter dans sa voiture. Alvin ne l’avait jamais vu aussi gracieux.

« Je suis terriblement désolé que vous ayez dû subir les désagréments d’un trajet dans ce chariot, dit le docteur. Je ne pensais pas être en retard.

— En fait, vous êtes en avance », dit-elle. Puis elle se tourna aimablement vers Alvin pour ajouter : « Et le trajet en chariot s’est révélé étonnamment agréable. »

Comme Alvin n’avait pas dit un mot de presque tout le voyage, il ne savait pas franchement si elle le complimentait pour avoir été de bonne compagnie ou si elle lui était reconnaissante de ne pas avoir ouvert la bouche et de l’avoir laissée tranquille. Mais en tout cas, il sentit une sorte de feu lui monter à la figure, dont la colère n’était pas la cause.

Au moment où le docteur grimpait dans sa voiture, l’institutrice lui demanda : « Quel est le nom de ce jeune homme ? » Vu qu’elle s’adressait au docteur, Alvin ne répondit pas.

« Alvin, dit le docteur en s’asseyant sur son siège. Il est né ici. C’est l’apprenti du forgeron.

— Alvin, dit-elle en s’adressant cette fois directement à lui par la fenêtre de la voiture, je vous sais gré de votre vaillance de tout à l’heure et j’espère que vous pardonnerez l’incivilité de ma première réaction. J’avais sous-estimé la nature scélérate de nos importuns compagnons. »

Ses mots sonnaient si élégamment qu’on croyait entendre de la musique en les écoutant, même si Alvin ne comprenait que la moitié de ce qu’elle racontait. Mais son expression était aussi aimable que le permettait son visage rébarbatif, reconnut-il. Il se demanda à quoi ressemblait sa vraie figure par en dessous.

« À vot’ service, m’dame, dit-il. J’veux dire : mam’zelle. »

Sur le siège du conducteur, Po Doggly lança un « hue ! » aux deux juments, et la voiture s’ébranla, toujours en direction de La Bouche, bien entendu. Il n’était pas facile à Po de trouver où effectuer un demi-tour sur cette route ; Alvin avait donc parcouru un bon bout de chemin lorsque la voiture revint et le dépassa. Po ralentit l’allure, le docteur Physicker se pencha et lança une pièce d’une piastre en l’air. Alvin l’attrapa, davantage par réflexe qu’autre chose.

« Pour avoir aidé mademoiselle Lamer », dit le docteur Physicker. Ensuite Po lança un nouveau « hue ! » aux chevaux et ils s’éloignèrent, laissant Alvin à chiquer la poussière de la route.

Il sentait le poids de la pièce dans sa main et, un instant, il voulut la relancer en direction de la voiture. Mais ça ne servirait à rien du tout. Non, il la rendrait à Physicker une autre fois, d’une façon qui ne fâcherait personne. Mais quand même, ça faisait mal, ça blessait profondément de se faire payer pour avoir aidé une lady, comme s’il était un domestique, un enfant ou n’importe quoi. Le plus douloureux, c’était qu’il se demandait si l’idée de le rétribuer venait d’elle. Et si elle se figurait qu’il avait gagné le salaire d’un quart de journée en combattant pour son honneur. Il était sûr que s’il avait porté un manteau et une cravate au lieu d’une chemise sale, elle aurait estimé qu’il avait rendu le service que toute lady attend de la part d’un gentleman chrétien et elle aurait su qu’elle lui devait de la gratitude et non une récompense.

Une récompense. La pièce lui brûlait la main. Dire que pendant un moment il avait presque cru qu’elle l’aimait bien. Il avait presque espéré qu’elle accepterait de lui donner des leçons, de l’aider à comprendre comment marche le monde, comment il réussirait à devenir un vrai Faiseur et à triompher du terrible pouvoir du Défaiseur. Mais à présent il était clair qu’elle le méprisait, alors comment oserait-il même lui demander ? Comment oserait-il même se croire digne d’apprendre, quand il savait que tout ce qu’elle voyait de lui, c’était de la crasse, du sang et une pauvreté ridicule ? Elle comprenait qu’il avait voulu bien faire, mais il restait bestial à ses yeux, comme elle l’avait tout de suite dit. Elle gardait ça au cœur. Sa bestialité.

Mademoiselle Lamer. C’est comme ça que le docteur l’avait appelée. Il goûta le nom tout en le prononçant. De la poussière dans la bouche. On ne met pas les animaux à l’école.

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