Quatre


Trois sénateurs de l’Alliance, une envoyée de l’Alliance, un amiral, un capitaine de sa flotte et un de ses médecins militaires étaient assis autour d’une table basse dans la salle de conférence sécurisée du croiseur de combat Indomptable. Une image d’Europa et de tous les vaisseaux et autres appareils orbitant autour de Jupiter à proximité de son satellite flottait au-dessus.

Geary venait de finir d’exposer le plan de bataille et attendait la réaction des sénateurs.

Suva semblait souffrir d’une migraine. « Europa ? Pourquoi a-t-il fallu que ça arrive ici plutôt que n’importe où dans le système solaire, lâcha-t-elle.

— C’est pourtant ici, laissa tomber Sakaï. Deux des nôtres y sont retenus. L’amiral affirme que nous pouvons intervenir. Prenons-nous cette mesure ?

— Sinon ces deux officiers de l’Alliance mourront, affirma Costa.

— Combien d’officiers sont-ils morts au cours du dernier siècle ? demanda benoîtement Sakaï.

— Là n’est pas la question et vous le savez ! Envoyer nos militaires en mission là où ils pourraient trouver la mort est une chose. Attendre les bras croisés que deux des nôtres trépassent alors qu’on pourrait l’empêcher en est une autre tout à fait différente. » Costa fit des yeux le tour de la tablée en les défiant du regard. « L’Alliance passerait pour faible. Pour l’instant, les autochtones nous respectent. Ils ont été témoins des capacités de ce croiseur de combat. Nous ne tenons certainement pas à ce qu’ils décident que nous manquons de détermination pour protéger nos gens et nos intérêts.

— Mais les deux lieutenants pourraient être déjà morts, protesta Suva. Ou… contaminés. »

Tous les regards se portèrent sur le docteur Nasr, qui secoua la tête. « S’ils ont été infectés, ils le sont déjà, mais l’appareil qui les abrite doit faire de son mieux pour rester imperméable au risque de contagion.

— Et la crainte de marcher sur les pieds des autochtones serait tout ce qui nous arrête ? demanda Costa. Alors n’hésitons pas. Larguons les fusiliers, délivrons nos gens et, le temps que les locaux comprennent ce qui s’est passé, nous serons déjà au portail de l’hypernet et en route pour l’Alliance.

— Garder le secret serait impossible, prévint Sakaï.

— Mais il le faut pourtant, insista Suva. Si l’on apprenait que nous avons lâché sur Europa des gens que nous avons récupérés par la suite, les conséquences pourraient être désastreuses.

— Nous n’aurons à le cacher que jusqu’au moment où nous aurons quitté Sol, affirma Costa. Ensuite, on ne pourra plus rien prouver. Tout le monde saura ce que nous avons fait, mais personne ne pourra en apporter la preuve.

— Les locaux nous verront mener cette opération, lâcha Geary. Nous n’avons pas d’équipement furtif…

— Alors comment procéder ? » le coupa Sakaï.

Le docteur Nasr reprit brusquement la parole en s’efforçant de réprimer son émotion : « En quoi est-ce un problème ? La réponse est simple. Nous ne pouvons pas le cacher. Nous ne devrions même pas tenter de le faire. Il faut au contraire le claironner. Leur expliquer ce que nous projetons, comment nous comptons nous y prendre, de quelles précautions nous allons nous entourer, et leur permettre d’assister à toute l’intervention. Laissons-les examiner notre matériel. Cela seul les convaincra qu’ils peuvent se fier à nous et que notre entreprise ne leur nuira pas. Pourquoi chercher à la leur dissimuler, à tenir notre projet sous le boisseau ? Nous ne sommes pas des Syndics ni des Énigmas. Pourquoi nous efforcer de cacher tout cela à des gens qui ont tous les droits d’en être informés ? »

Le visage de Costa s’était durci. Suva détournait la tête et le sénateur Sakaï donnait l’impression d’examiner la cloison opposée, la mine plus impassible que jamais. Curieusement, Rione avait l’air fatiguée. Mais personne n’ouvrit la bouche avant plusieurs secondes.

Victoria Rione finit par rompre le silence. « Vous posez d’excellentes questions, docteur.

— Que non pas, rétorqua Costa. La sécurité exige le secret. Nous ne gardons de tels agissements sous le tapis que pour protéger l’Alliance. »

Cette critique décida aussitôt Suva, qui adressa à Costa un regard méprisant. « Il y a trop de secrets. Qui ou quoi protégeons-nous réellement ? »

Sakaï eut de la main un geste tranchant destiné à endiguer la contre-attaque de Costa. « Il est des secrets nécessaires et d’autres qui sont parfaitement superflus. Je conviens que la loi du silence est devenue pour nous une mauvaise habitude. Quelle preuve en ai-je ? Aucun de nous, sinon ce médecin, n’a envisagé de dire tout bonnement la vérité aux gens de Sol. Nous n’avons songé qu’à dissimuler nos faits et gestes. Croyons-nous encore à la nécessité du secret ? Ou bien nous y tenons-nous ?

— Êtes-vous de l’avis du médecin ? lui demanda Geary.

— En effet. Ses paroles sont empreintes d’une sagesse que nous avons oubliée. La vérité ne craint pas de s’exposer au grand jour.

— Ultime vérité, murmura Rione. Oui. Nous avons oublié cela.

— Je n’ai rien oublié du tout, persista Costa. La seule façon de protéger la vérité, c’est de…

— De mentir ? l’interrompit Suva, amer. C’est précisément ce qui explique le peu de crédibilité dont nous jouissons auprès des citoyens de l’Alliance ! Nous ne disons plus la vérité à personne. Nous classons tout secret-défense dans le but, prétendons-nous, de les protéger. »

Costa décocha un regard féroce à sa collègue. « Il y a des secrets dont je suis sûre que vous n’aimeriez pas les divulguer. Faut-il tous les dévoiler ?

— C’est un argument fallacieux, intervint Rione. Il ne s’agit pas d’un “tout ou rien”. Nul ici ne nie le besoin de tenir secrètes certaines choses. Mais ne raisonner qu’en termes de recel d’informations sans prendre en compte la raison qui le justifie nous est devenu trop machinal.

— Dit celle qui a été démise de ses fonctions à la tête de la République de Callas, et qui doit désormais à l’Alliance son gîte et son emploi », persifla Costa.

Rione lui adressa un sourire suave. « J’admets volontiers avoir parlé vrai à mon peuple et avoir été châtiée pour cela. Dans la mesure où vous et moi me reconnaissons toutes deux une grande expérience, tant dans l’expression de la vérité que dans celle des mensonges débités quotidiennement par les politiciens, je peux sans doute me targuer d’une certaine expertise en la matière.

— Pardonnez-moi, intervint Geary avant que la querelle ne prît un tour encore plus âpre, mais chacun ici semble convenir qu’il nous faut agir et que notre plan peut marcher. J’ai l’impression que les sénateurs Suva et Sakaï soutiennent la motion du docteur Nasr selon laquelle nous devrions nous ouvrir franchement aux autochtones de ce que nous comptons faire et de la méthode que nous emploierons, et leur permettre, autant que possible, de vérifier que nous nous y tenons. Me trompé-je ? »

Sakaï hocha la tête. « C’est exact. »

Suva hésita une seconde, jeta un regard à la dérobée à la mine furieuse de Costa puis opina à son tour. « Je suis d’accord.

— Donc, déclara habilement Rione, nous avons là une majorité de représentants du gouvernement favorables à une intervention et à la plus entière franchise à cet égard. Je n’ai donc pas besoin de me servir de la procuration du sénateur Navarro, même si j’aurais moi aussi voté dans ce sens.

— Ceux qui lâchent ce chien s’apercevront qu’il mord dès que nous aurons regagné l’espace de l’Alliance », prévint Costa.

Rione écarta les mains. « Je commençais à m’ennuyer de toute façon. En outre, si je n’étais pas accusée de quelque méfait à mon retour, ça ne me semblerait pas convenable. »

Maintenant qu’était prise la décision critique, les trois sénateurs quittèrent la salle, suivis par Desjani et le docteur Nasr. Tanya adressa à Geary un regard entendu avant de sortir, en prenant bien soin d’en couler subrepticement un second vers Rione afin de faire comprendre à l’amiral contre qui elle le mettait en garde.

Une fois qu’ils furent seuls, Rione s’affaissa dans son fauteuil et se massa les yeux de la main. « Commençons par le commandant de la force d’application de la quarantaine.

— Le commandant Nkosi, précisa Geary. C’est lui la clef. Avez-vous réussi à contacter les occupants de l’appareil furtif, le chef Gioninni et vous ?

— Non. Ils ne répondent pas. » Rione baissa la main et arqua un sourcil à son intention. « Je dois vous avouer que je n’aurais jamais cru votre capitaine assez maligne pour tolérer la présence dans son équipage d’un quidam avec les talents du chef Gioninni.

— Elle sait à quel point ils sont précieux. Mais elle le surveille de très près.

— Tout aussi avisé de sa part. » Rione se redressa, inspira profondément puis tendit la main vers les touches de com. « Voyons si nous pouvons concrétiser. »

Le commandant Nkosi ne perdit pas de temps en préliminaires. « Amiral, je regrette profondément la situation où vous vous trouvez. Permettez-moi de vous exprimer officiellement mes condoléances pour le sort que connaissent vos officiers. »

L’Indomptable était si proche des vaisseaux responsables de la quarantaine qu’on ne constatait aucun retard dans les échanges. « Elles sont peut-être prématurées, déclara Geary.

— Hélas ! non.

— Laissez-moi vous expliquer ce que nous comptons faire. Quand j’en aurai fini, nous pourrons toujours débattre de l’éventuel trépas de mes deux lieutenants. » Geary lui exposa son plan étape par étape, en mettant l’accent sur les procédures de stérilisation.

Nkosi écouta patiemment sans que son visage trahît d’émotion. Mais il secoua la tête à la fin. « Je ne peux pas y consentir.

— Commandant…

— Mes ordres ne me laissent aucune latitude, amiral. Si quelqu’un ou quelque chose décolle d’Europa, je dois le détruire. Rien ne doit quitter cette lune. Si vos fusiliers se risquent à cette opération, mon devoir me contraindra à les détruire par tous les moyens disponibles avant qu’ils ne regagnent l’orbite. »

Rione désigna d’un geste la direction approximative d’Europa. « Vous pouvez voir cet appareil furtif, commandant ?

— Celui dont nous discutons ? Oui. Nous sommes bien placés. Il n’a pas bougé depuis son atterrissage.

— Pourquoi ne le détruisez-vous pas maintenant ? Pourquoi attendre qu’il décolle ? »

Geary s’efforça péniblement de ne pas lui adresser un regard aigu. Au seul ton de la question, il se doutait que Victoria connaissait déjà la réponse.

Nkosi fit la moue puis reprit la parole, visiblement à contrecœur. « Nos ordres sont clairs. Nous ne pouvons rien cibler qui repose à la surface. La gravité d’Europa est inférieure de quatre-vingt-dix pour cent à celle de la Terre. Toute explosion violente pourrait disséminer des… objets dans l’espace.

— Des objets contaminés, précisa Rione. Je comprends. Bon, tant qu’il reste à la surface, vous disposez d’une bonne vue fixe de cet appareil. Mais comment comptez-vous le repérer après son décollage ? »

Nkosi la fixa, l’œil noir. « Bien assez précisément.

— Commandant, j’ai longtemps côtoyé des politiciens. J’en étais une moi-même. Je sais quand on ne se montre pas entièrement franc avec moi. Nous connaissons déjà les capacités du matériel de repérage de votre système stellaire. Une fois cet appareil furtif envolé, vous aurez bien peu de chances de le suivre à la trace. »

Nkosi détourna un bon moment les yeux puis posa sur Rione un regard empreint de méfiance. « Je n’ai pas honte d’être un mauvais menteur. Vous avez raison.

— En ce cas, vous ne pourrez pas engager le combat avec succès quand il aura décollé, lâcha-t-elle comme si elle énonçait un fait dont ils avaient déjà convenu. Et vous n’êtes pas autorisé à le faire quand il est posé. Comment espérez-vous lui interdire de quitter Europa pour aller où bon lui semble ?

— Vous, vous pouvez le suivre à la trace, persista Nkosi. Vous nous l’avez prouvé.

— Nous ne pouvons pas rester ici indéfiniment à attendre qu’il daigne décoller, fit observer Rione en durcissant le ton. Il lui suffit de rester au sol jusqu’à notre départ. Une semaine. Un mois. Nous ne sommes pas autorisés à nous attarder plus longuement. Et il se rendra alors où il veut, puisque vous ne pourrez pas l’arrêter. La quarantaine sera rompue. »

Nkosi marqua une pause. « S’ils tentent ce coup-là, nul ne leur accordera le droit d’accoster. Leurs propres amis les détruiront.

— Au risque de laisser les débris dériver n’importe où dans l’espace ? À moins qu’ils n’atterrissent sur quelque site caché, quelque part sur Terre ou sur Mars. Que se passera-t-il ensuite, commandant ? »

Nkosi baissa les yeux puis les releva pour la scruter, calculateurs. « Mais vous vous proposez d’interdire à toutes choses de quitter Europa en y envoyant de nombreux fusiliers, pour ensuite les ramener à bord ?

— Vous avez entendu notre proposition. Nous les y dépêcherons en cuirasse de combat, laquelle est scellée hermétiquement contre toute intrusion. Nous récupérerons nos deux officiers dans l’appareil, nous leur ferons endosser une cuirasse d’appoint, puis nos fusiliers et eux quitteront Europa au moyen de réacteurs dorsaux. Une fois qu’ils seront dans l’espace, nous arroserons la surface extérieure de chaque cuirasse, tour à tour et millimètre carré par millimètre carré, d’assez d’énergie pour annihiler tout ce qui pourrait encore y adhérer, en même temps que nous en désintégrerons la première couche. Vous-même et les gens que vous choisirez, y compris parmi votre personnel médical, pourrez assister à toute l’opération depuis votre vaisseau. Vous pourrez également examiner notre équipement avant le début de l’intervention.

— Que devient l’appareil furtif ?

— Nos fusiliers veilleront à endommager si sévèrement ses systèmes qu’il ne pourra plus décoller. »

Le commandant fit la grimace. « Dès l’instant où l’appareil de ces criminels s’est trouvé dans un rayon de cinquante kilomètres de la surface d’Europa, ils avaient perdu toute chance de s’en tirer. Mais je ne suis pas quelqu’un de cruel. Je n’y prends aucun plaisir. Vous ne chercherez pas à sauver d’autres personnes que vos deux lieutenants ?

— Cela nous serait impossible, répondit Geary. Nous n’avons que deux cuirasses d’appoint.

— Vous pourriez envoyer moins de fusiliers.

— Non. Sauf si vous êtes capable de me préciser le nombre des criminels qui se trouvent à bord. Je ne tiens pas à faire courir davantage de risques à nos soldats. Si quelqu’un doit mourir là-bas, ce ne sera pas un des miens. », conclut Geary.

Nkosi fixa ses mains posées devant lui sur le bureau. « Je respecte votre raisonnement. Mais il n’y a pas de “si”. Les occupants de cet appareil mourront. Et vos officiers devraient périr aussi, non parce que je le souhaite, mais parce que mes ordres ne souffrent aucune exception. Je vais demander l’autorisation de vous laisser faire.

— Quel délai cela exigerait-il ? s’enquit Geary en s’efforçant de ne pas trahir son irritation.

— Des années, admit Nkosi. Du moins pour obtenir une réponse. Chaque gouvernement de Sol a voix au chapitre et il faudrait obtenir l’unanimité.

— Et la réponse, au bout du compte, serait nécessairement négative, marmonna Rione.

— Si nous avons la chance d’être encore en vie, répondit le commandant. Je ne peux guère m’inscrire en faux. La seule façon d’empêcher cet appareil de s’échapper est de vous laisser la bride sur le cou. Autrement, tout le monde mourrait dans le système solaire tant le débat s’éterniserait, et le vote n’aurait jamais lieu parce que tout ce qui orbite autour de Sol ressemblerait désormais à Europa. Je dois donc vous donner le feu vert, mais sachez que, ce faisant, je prends un très gros risque personnel.

— La cour martiale ? demanda Geary.

— Pour un très bref procès, répondit Nkosi. La sentence serait certainement celle prescrite pour tous ceux qui manquent à leur devoir de maintenir la quarantaine. » Il montra le pont. « Un aller sans retour pour Europa.

— Je ne peux pas vous demander… » Les paroles de Geary s’étranglèrent dans sa gorge avant qu’il eût fini sa phrase.

« Minute, amiral. » Nkosi montra cette fois l’espace extérieur. « Savez-vous quelle serait la mission de la force responsable de la quarantaine si l’infection s’évadait d’Europa et se répandait ailleurs dans le système solaire ?

— Je sais que les premiers vaisseaux chargés de son application ont dû détruire ceux qui fuyaient Europa bourrés de réfugiés.

— Oui. On le referait partout où le fléau se répandrait. Et nos propres bâtiments prendraient position aux points de saut de notre système ainsi qu’au portail de l’hypernet qu’a construit votre Alliance afin d’anéantir tous les appareils qui tenteraient de fuir les foyers de l’épidémie pour se rendre en lieu sûr. Tous les réfugiés morts, le dernier vaisseau détruit et le système solaire désormais privé de vie humaine, notre ultime mission serait de précipiter nos propres vaisseaux dans le soleil. » Nkosi secoua encore la tête, le regard hanté par les visions de cet éventuel avenir. « Ne croyez-vous pas que je risquerais ma vie pour empêcher ça ?

— Y a-t-il un moyen d’éviter qu’on vous punisse ?

— Officiellement ? Non.

— Vous pourriez venir avec nous, proposa Geary. Dans l’Alliance. »

Nkosi sourit. « Je tiens à affronter les conséquences de mes décisions, amiral. Je suis de la vieille école.

— C’est aussi passablement mon cas. Mais vous ne méritez pas la mort.

— Vous n’êtes pas forcé de mourir, ajouta Rione en relevant les yeux de sa tablette de données. Quel est l’impératif irrévocable de vos ordres, commandant ? »

Il la fixa en fronçant les sourcils. « Nous en avons déjà parlé. Interdire à toute contamination de s’échapper d’Europa.

Par tous les moyens nécessaires, précisa Rione.

— Comment connaissez-vous mes ordres ?

— Peu importe. Ce qui compte, c’est que ce que nous nous proposons de faire reste pour vous le seul moyen de… »

La mimique de Nkosi vira à la stupéfaction. « D’interdire à la contamination de quitter Europa. Si j’obéis à mes ordres à la lettre, je dois vous permettre d’intervenir.

— Ce sera pour vous une défense suffisante ? s’enquit Geary.

— Suffisante ? Non. Parfaite. Nous sommes dans le système solaire. Nos concitoyens vénèrent les procédures écrites, les lois et les règlements comme d’autres adorent un dieu. On ne peut pas m’incriminer pour avoir suivi mes ordres à la lettre. Et je ne mourrai donc pas. »

Geary se rendit compte qu’il souriait pour la première fois depuis plusieurs heures. « Et les autres vaisseaux du secteur ont reçu les mêmes instructions ? Comment vont-ils réagir ?

— Ils demanderont conseil à leurs supérieurs, répondit Nkosi en haussant les épaules. Il n’est pas normalement de leur responsabilité de faire appliquer la quarantaine, mais ils sont contraints de nous prêter assistance si nous le leur demandons. Si je ne le fais pas… le seul qui pourrait intervenir est Cole, de l’Ombre. Il n’est pas homme à faillir à son devoir, quoi qu’il implique.

— Devrons-nous l’arrêter ? demanda Geary.

— Je lui parlerai. Cole est un cabochard mais pas un imbécile. Il comprendra lui aussi que je n’ai d’autre choix que d’espérer la réussite de votre plan. » Nkosi chercha les yeux de Geary. « Je ferai partie de ceux qui assisteront à votre intervention depuis votre vaisseau.

— Assurément. Nous aurons besoin de vous et de tout le personnel que vous tiendrez à embarquer, et le plus tôt possible, pour mener à bien cette opération.

— Je vais faire préparer une navette. Permettez-moi d’appeler d’abord le lieutenant Cole pour m’assurer qu’il fera preuve dans cette affaire d’une prudence et d’une circonspection bien atypiques de sa part. »

Deux sous-offs, qu’il présenta comme des experts en systèmes de visée et d’armement, accompagnaient Nkosi, ainsi que son médecin de bord militaire, le docteur Palden. Le commandant resta auprès de Geary pendant que la chef Tarrini prenait les deux sous-offs en main. Le docteur Palden, femme d’âge mûr au regard perçant, assaillait le docteur Nasr de questions quand ils entreprirent de se diriger vers le lazaret.

« C’est un très bon médecin, affirma Nkosi. Très dévoué. Elle est avide de découvrir votre matériel médical.

— J’aimerais que vous inspectiez mes fusiliers avant leur départ », déclara Geary. Il conduisit Nkosi à la soute des navettes, où les quarante fusiliers les attendaient en rang. Dans leur cuirasse de combat, ils ressemblaient davantage à des ogres qu’à des êtres humains : c’était un spectacle intimidant, même quand on y était accoutumé.

Si Nkosi était décontenancé, il ne le montra d’aucune façon lorsqu’il inspecta les cuirasses et étudia les spécifications que lui déclinait Geary. « Très impressionnant, finit-il par laisser tomber. Nos cuirasses ne sauraient rivaliser avec les vôtres, mais il faut dire aussi que nous sommes en paix depuis de nombreuses années. »

Près des fusiliers, deux cuirasses d’appoint gisaient sur le pont. Nkosi les observa un instant puis baissa la tête, ferma les yeux et marmonna quelques mots, trop bas pour que Geary puisse l’entendre. « C’est là le facteur critique, dit-il à Geary en relevant la tête. Vos soldats sont-ils conscients qu’ils doivent tout faire pour éviter la contamination de vos deux lieutenants avant de leur faire endosser ces cuirasses ?

— Oui, mon commandant, affirma le sergent artilleur Orvis avant que Geary eût pu répondre. Nos ordres concernant les preneurs d’otages ont-ils changé, amiral ?

— Non. Faites-les sortir s’il le faut, mais uniquement si vous le devez. Si vous réussissez à entrer dans l’appareil et à en ressortir sans les tuer, ce sera parfait. Assurez-vous seulement que sa propulsion et ses systèmes de manœuvre soient trop endommagés pour lui permettre de redécoller. »

Orvis salua en portant sa main cuirassée à la tempe du casque lourd qui masquait entièrement sa tête. « Vu, amiral. On abîme l’appareil mais pas l’équipage, à moins qu’il ne nous force à jouer les méchants.

— Satisfait ? demanda Geary à Nkosi.

— Personnellement, oui. Mais je dois m’entretenir avec le docteur Palden. »

Geary appela le lazaret. Nasr affichait apparemment un grand calme, mais, à voir la tête qu’il tirait, Palden avait dû sérieusement lui tanner le cuir. En réponse aux questions de Nkosi, elle concéda en maugréant que le matériel disponible et les procédures envisagées seraient « conformes ».

Le commandant consulta ses sous-offs spécialistes, qui manifestèrent un bien plus grand enthousiasme. « C’est franchement du matos de pointe, affirma l’un des deux. Ils pourront faire ce qu’ils disent.

— Je suis satisfait, affirma le commandant Nkosi.

— Embarquez sur les navettes et préparez-vous au largage », ordonna Geary à Orvis.

Il conduisit Nkosi à la passerelle, où Tanya Desjani était déjà installée. « Déclenchez l’opération dès que vous serez prête, commandant, lui dit Geary.

— Merci, amiral. » Desjani pianota sur ses touches de com. « Lancez l’opération de récupération des otages. Largage des deux navettes. Tout le personnel reste en état d’alerte rouge. »

Tout en prenant place sur son propre siège, voisin de celui de Desjani, Geary appela l’envoyé Charban, qui était resté terré dans sa cabine pendant les deux derniers jours pour garder un contact constant avec les vaisseaux des Danseurs. « Comment vous sentez-vous, général ? »

Charban afficha une moue écœurée avant de répondre : « Au trente-sixième dessous. De quoi j’ai l’air ?

— Comme vous venez de le dire », admit Geary. À bien l’observer, Charban avait déjà dû recourir à plus d’un patch stimulant pour rester frais et dispos. « Les Danseurs vont-ils se tenir à l’écart d’Europa pendant notre intervention ?

— Commençons, voyons comment ils réagissent et nous aurons la réponse », dit Charban. Il se passa la main dans les cheveux. « Je pense leur avoir bien fait comprendre qu’ils ne peuvent pas descendre sur Europa, et ils s’en tiennent éloignés. Je suis pratiquement certain qu’ils en ont aussi compris la raison.

— Vous la leur avez divulguée ? » Geary était très partagé à cet égard : S’il faut les empêcher de se poser sur Europa, on doit leur expliquer pourquoi. Cela étant, apprendre à une espèce extraterrestre ce que la nôtre a fait à cette lune me remplit de… honte. Mais est-ce là une raison suffisante pour me montrer insincère ? « J’imagine qu’il s’agit d’un de ces secrets qui ne devraient pas le rester.

— Je vous demande pardon ?

— Je vous expliquerai plus tard. Nous larguons à présent les navettes et le saut devrait débuter dans vingt minutes. Si tout se passe comme prévu, nos soldats devraient être remontés à bord une heure et demie après, leur cuirasse stérilisée. Veuillez rester en contact avec les Danseurs durant tout ce temps, je vous prie, et faire votre possible pour les empêcher de foncer dans le tas.

— Oui, amiral. » Charban se renversa dans son fauteuil et se fendit d’un salut volontairement désinvolte. « Savez-vous ce que j’aimerais surtout savoir pour l’instant ? Ce qu’ils pensent de tout cela. Ce qu’ils pensent de nous. Les Danseurs, je veux dire. Ils savaient déjà que nous avions guerroyé, bombardé des planètes et infligé les pires atrocités à nos semblables, mais pas que nous serions assez fous pour créer le fléau qui hante encore Europa. Maintenant qu’ils l’ont appris, l’image qu’ils se font de nous va-t-elle changer, cela altérera-t-il leur perception de l’humanité au sein d’un motif qu’ils n’ont pas su ou n’ont pas voulu nous transmettre ?

— Assurez-vous qu’ils sachent que ce que nous nous apprêtons à faire est destiné à sauver deux des nôtres.

— Certainement. » Charban fixait le lointain, l’œil vague. « Nous sommes capables de tuer sans sourciller des milliers, des dizaines de milliers, voire des millions des nôtres par nos actions ou notre inaction, mais aussi de faire volte-face et de risquer notre vie pour en sauver quelques-uns. Comment les Danseurs pourraient-ils le comprendre ? Comment espérer qu’ils le comprennent ? »

La fenêtre virtuelle où s’inscrivait l’image de Charban s’effaça et Geary se rendit compte qu’il n’y avait pas de réponses claires aux questions du général.

« Les deux navettes ont été lancées, commandant, annonça l’officier des opérations. Elles filent vers le point de largage.

— Très bien. » Desjani étudia son écran puis secoua la tête. « Je n’aurais jamais imaginé que des navettes sous mon commandement pourraient volontairement s’approcher d’Europa autant que le permet la quarantaine.

— Et que deux de vos officiers se trouveraient un jour prisonniers sur cette lune ? demanda Geary.

— Maintenant que vous me posez la question, non. »

Le sénateur Sakaï et Victoria Rione apparurent sur la passerelle mais restèrent dans le fond, à l’écart, pour observer malgré tout l’écran depuis le siège de l’observateur.

Geary fit signe à Rione de le rejoindre puis attendit qu’elle fût à l’intérieur du champ d’intimité de son siège pour lui adresser la parole. « Où sont vos deux collègues ?

— Les sénateurs Suva et Costa ? répondit Rione d’une voix mutine. Dans leur cabine. Ils se désolidarisent de cette intervention.

— Ils s’en désolidarisent ?

— Oui, amiral. Si elle tourne mal d’une manière ou d’une autre, et c’est toujours possible, ils pourront prétendre ne pas s’y être impliqués, n’en avoir pas été complètement informés ni convenablement briefés, et n’en être en rien responsables. » Rione sourit. » Bien sûr, si tout se passe bien, ils s’en attribueront le mérite. »

Geary fixa un moment son écran d’un œil morose avant de répondre : « Si je comprends bien, la décision du sénateur Sakaï de vous accompagner sur la passerelle signifie que lui s’y associe, en revanche ? »

Rione hocha sobrement la tête. « Disons plutôt qu’il la revendique. Sa présence ici, près de vous, le lie indéfectiblement à son issue, bonne ou mauvaise.

— Il faudra que je l’en remercie. Est-ce que ça veut dire que Sakaï me soutient ?

— Seulement dans cette affaire, l’avertit Rione. Il évaluera chaque situation et prendra sa décision indépendamment.

— Je ne peux guère le lui reprocher. J’aimerais que tous les autres soient comme lui et la sénatrice… comment s’appelle-t-elle déjà ?… Unruh.

— Unruh vous a impressionné, n’est-ce pas ? C’est compréhensible. Mais n’oubliez pas qu’on les a convaincus, elle, Sakaï et tous les sénateurs du Grand Conseil, de construire cette flotte secrète et d’en confier le commandement à l’amiral Bloch. Tous leurs espoirs et leurs craintes personnels convergent vers ce que vous et moi taxerions de démence.

— Est-ce que ça ne s’est pas déjà produit ? demanda Geary. J’y ai réfléchi, et, quand le Grand Conseil a approuvé le plan d’attaque de Bloch censé frapper le système central syndic, n’avons-nous pas assisté au même phénomène ? »

Rione rumina un moment la question puis hocha la tête. « Si. Même motif, même punition. Le fruit de la désespérance. Et, chaque fois qu’on évite un désastre ou qu’on remporte une victoire, nombre d’entre eux sombrent dans un désespoir encore plus profond. Je parle trop. Cette intervention vous inquiète-t-elle autant que moi ?

— Probablement davantage.

— Je vous laisse vous concentrer. » Rione rejoignit le sénateur Sakaï, mais Geary sentait encore ses yeux posés sur lui.

Il afficha la fenêtre virtuelle qui lui donnait accès à l’image fournie par sa visière de casque à chaque fusilier. Après avoir supervisé des opérations impliquant des milliers de soldats, ça faisait tout drôle d’avoir simultanément accès au point de vue personnel de chacun. Ça lui rappelait l’époque d’avant la guerre quand, un siècle plus tôt, il participait à un exercice d’entraînement de routine où n’intervenaient tout au plus qu’une compagnie de fantassins et quelques vaisseaux. Pour l’heure, les souvenirs d’hommes et de femmes qu’il avait connus, qui avaient combattu et trouvé la mort durant son hibernation, lui revenaient, vivaces, et il dut les refouler – tant ces images que les émotions qu’elles suscitaient – dans un terrifiant effort de volonté pour reporter toute son attention sur la réalité présente.

Cela étant, ces fenêtres virtuelles ne lui révélaient que l’intérieur des navettes et les fusiliers qui y patientaient, mais ça ne tarderait pas à changer. « Commandant Nkosi, n’hésitez pas à vous rapprocher assez pour consulter mon écran. Je tiens à ce que vous soyez certain que nous ne vous cachons rien.

— Merci, amiral. » Nkosi parcourut du regard la passerelle du croiseur de combat, en même temps qu’il tendait la main pour caresser les arêtes rugueuses du siège de commandement de l’amiral. Geary se rappela avoir été lui-même étonné par les grossières finitions de l’Indomptable, témoignages de la construction à la va-vite de vaisseaux dont on s’attendait à ce qu’ils fussent très tôt anéantis dans un combat. « Je n’avais encore jamais vu un bâtiment de nature exclusivement militaire. Un authentique vaisseau de guerre. C’est bien à cela qu’il ressemble, n’est-ce pas ? À un outil conçu seulement pour la guerre. »

Geary réfléchissait encore à une réponse quand un signal d’alarme se mit à clignoter sur son écran. « Et voilà ! »

Les fusiliers se levaient pour s’aligner devant les écoutilles ouvrant sur les rampes d’accès des deux navettes. Tous se mouvaient avec une gracieuse lenteur dans leur cuirasse de combat, tels des éléphants contournant des piles de boîtes d’œufs du jour. « Quels dommages pourraient-ils causer à l’intérieur d’une navette s’ils le cognaient par inadvertance ? » s’enquit Nkosi.

Desjani haussa les épaules. « Tout dépend de ce qu’ils heurteraient et de la violence du choc. D’ordinaire, ça ne pose aucun problème. Nos fusiliers prennent des cours de danse pour apprendre à se déplacer ainsi et à éviter les collisions accidentelles.

— Je l’ignorais. »

La fenêtre de chaque homme permettait à Geary de lire toutes les données qui lui étaient transmises sur son écran de visière. Les chiffres relatifs à la pressurisation de la navette diminuaient rapidement, à mesure que les véhicules expulsaient l’air des compartiments réservés aux passagers. À zéro, les écoutilles s’ouvrirent brusquement, révélant des rampes d’accès inclinées sur une très courte distance et plongeant directement sur le néant noir de l’espace. Europa se trouvait sous leurs pieds, encore invisible sous cet angle, tout comme l’étaient aussi, juste au-dessus de leur tête, la planète Jupiter et ses bandeaux.

« Giclez ! » ordonna le sergent Orvis.

Les fantassins descendirent la rampe en traînant les patins, jusqu’à ce que leurs premiers rangs en atteignent l’extrémité puis se laissent tomber dans le vide en effectuant un léger bond pour s’en écarter. Les suivants les imitèrent deux secondes plus tard, puis ceux qui arrivaient derrière, et ainsi de suite jusqu’à ce que tous tombent en chute libre, à travers les volutes très ténues de l’atmosphère d’Europa, vers le site le plus redouté de tout l’espace colonisé par l’homme.

Certains fixaient la surface dans leur chute, kilomètre après kilomètre, basculaient en avant et tombaient la tête la première, vite rappelés à l’ordre par les grognements râleurs d’Orvis, d’un autre sergent ou d’un de leurs caporaux. Sur leur écran de visière, un petit quadrant de la sphère d’Europa représentait le sol vers lequel ils piquaient, en même temps que s’y affichait un compte à rebours dont le chiffre décroissait rapidement avec la distance les en séparant.

Les images tressautèrent quand s’enclenchèrent les propulseurs de leurs réacteurs dorsaux, d’abord avec une certaine douceur, puis juste ce qu’il fallait pour leur permettre de contrôler leur descente. Même si tous désormais fixaient le ciel en tombant les pieds devant, l’horizon d’Europa s’élargissait de plus en plus sur leur écran. « Comment quelque chose d’aussi joli peut-il inspirer une telle horreur ? murmura l’un d’eux sur le canal de com qui les reliait tous.

— Ouais, répondit un second. Comme cette soldate de première classe avec qui tu sortais. C’était comment son nom, déjà ? »

Le concert de rires qui s’ensuivit fut coupé net par le sergent Orvis. « Mettez une sourdine ! Concentrez-vous sur la mission !

— Ils sont nerveux, commenta le commandant Nkosi. Je connais ce genre de discours. Il est assez rassurant de constater que vous n’êtes pas si différents de nous, vous autres gens des étoiles.

— Rassurant ? demanda Geary.

— Peut-être pas, finalement », reconnut Nkosi.

L’écran de Geary avait zoomé sur la zone de largage, de sorte qu’en regardant de côté par le truchement des fusiliers, il voyait à présent une partie de la surface, l’appareil furtif posé dessus, et les lignes délicatement incurvées représentant les trajectoires projetées des soldats.

« Devons-nous déployer le fourbi ? demanda le caporal Maya à Orvis en se servant du terme convenu pour désigner le matériel de brouillage de la détection et de la visée.

— Négatif. Nous ne tenons pas à attirer leur attention s’ils ne nous ont pas encore repérés. Mieux vaut ne pas les prévenir que nous arrivons au pas de course.

— Comment ne nous verraient-ils pas, sergeot ? s’enquit un soldat.

— S’ils ne regardent pas, expliqua Orvis. Vous n’avez donc pas assisté au briefing, bande de macaques ? Le dernier spectacle auquel ils s’attendent, c’est à nous voir leur tomber dessus du ciel. Donc, même si nous ne sommes pas équipés de matériel furtif, nous pouvons malgré tout compter sur l’effet de surprise.

— Et… sinon ?

— Sinon, je dirai à l’amiral que vous aviez peur de vous faire descendre, et je vous chanterai une berceuse pour vous endormir à notre retour à bord ! Tout le monde la boucle et se tient prêt à atterrir ! L’arme au poing ! »

Geary avait continué de tenir l’appareil furtif à l’œil, en quête de signes indiquant qu’on avait repéré les fusiliers et qu’on s’apprêtait à tirer sur eux. Mais, alors qu’ils parcouraient encore les derniers kilomètres de leur descente et que leurs propulseurs s’activaient à plein régime pour les freiner, aucune réaction de sa part n’était discernable.

À la vue des relevés de chaque homme, qui étaient grimpés dans le rouge sur toutes les visières, Geary grimaça de commisération : les forces qu’ils essuyaient tandis que leurs réacteurs luttaient pour ralentir leur chute étaient écrasantes.

« Si ça se passe mal, risquent-ils de traverser la couche de glace ? demanda Sakaï.

— Non, sénateur. Elle est trop dure et épaisse. Si un de leurs réacteurs la touche, il pourrait sans doute y ouvrir un cratère et craqueler la glace environnante, mais pas assez pour la fracturer ou la transpercer. » Présenté ainsi, ça semblait cyniquement clinique, comme si le cratère en question n’allait pas servir de pierre tombale au fusilier concerné, lequel ne survirait probablement pas à l’impact. Mais il semblait à Geary qu’ils avaient déjà dépassé ce stade et que leur chute s’était à présent suffisamment ralentie pour qu’ils restent en vie si d’aventure leurs réacteurs tombaient en carafe.

Orvis heurta la glace assez rudement pour qu’elle se fissure légèrement sous ses bottes blindées. Le sergent d’artillerie vacilla un instant face à l’appareil furtif, son arme déjà braquée et prête à faire feu. Il déplaça le pied droit sur la glace pour recouvrer l’équilibre au lieu de se rétablir au terme du roulé-boulé prescrit par l’entraînement, qui l’aurait laissé allongé sur le ventre dans une posture moins exposée. « Souvenez-vous tous de rester debout et de réduire au minimum vos contacts avec la surface ! »

Tout autour de lui, le peloton achevait d’atterrir dans des positions non moins chancelantes et instables. Nul ne se vautra pourtant, même si deux hommes au moins durent s’appuyer quelques enjambées précipitées afin de reprendre l’équilibre. L’atmosphère extrêmement raréfiée d’Europa n’aurait pu leur opposer des vents ni une résistance susceptibles de les faire dévier de leur trajectoire, de sorte qu’ils avaient atterri en un alignement presque parfait, selon deux rangées incurvées prenant l’appareil en tenaille.

Geary jouissait de dizaines de points de vue différents de la scène, chacun transmis par un des fusiliers. Sur un des versants de la ligne de crête, ceux-ci étaient légèrement surélevés par rapport à l’appareil et ils en avaient donc une vision un brin divergente, sinon les images étaient pratiquement identiques. La surface de la couche de glace était jaunie par la présence de minerais qui lui conféraient une nuance kaki et la striaient d’ornières et de crêtes. L’appareil furtif lui-même reposait auprès d’un promontoire cintré mais peu élevé, qui lui offrait autant de couvert que le permettait la surface de cette lune. Il était très petit comparé à l’Indomptable, à peine trois fois plus gros peut-être qu’une de ses navettes. De si près, malgré tout, on ne pouvait pas le manquer : une silhouette lisse et fuselée s’élevant au-dessus de l’horizon. Le ciel lui-même était aussi noir que l’espace, puisque l’atmosphère était trop ténue pour capter la lumière du soleil, mais le paysage était éclairé de manière spectrale par les faibles rayons du luminaire, et sa clarté se réfléchissait sur l’énorme masse aux nombreuses bandes de Jupiter, qui surplombait majestueusement cette face d’Europa.

« Dégagez ! » Le dernier fusilier venait tout juste de se figer quand Orvis gueula cet ordre avant de piquer un sprint vers leur cible, suivi de part et d’autre par la moitié de ses hommes. Ils couvrirent environ un tiers de la distance les en séparant puis pilèrent, l’arme braquée et parée à tirer. Derrière eux, les fusiliers de la seconde moitié du peloton s’ébranlèrent à leur tour pour gagner, pliés en deux, la zone où se tenaient à présent leurs camarades, prêts à couvrir leur charge.

Les senseurs de leurs cuirasses de combat s’activèrent automatiquement, très efficaces, pour scanner l’appareil furtif et identifier jusqu’aux plus infimes reliefs de sa surface. Sur leur écran de visière, des symboles s’affichèrent par-dessus l’image de l’appareil pour désigner divers types de senseurs, quelques armes conçues pour le combat spatial et ses propulseurs de manœuvre.

« Soit on les a pris de court, amiral, soit ils nous attendent là-dedans », rapporta Orvis.

Geary hocha la tête par habitude, car le sergent ne pouvait pas voir son geste. « Assurez-vous qu’ils ne pourront pas redécoller. Nous ne pouvons pas nous permettre de les laisser filer.

— À vos ordres, amiral. Sections deux et quatre, entamez le plan Alpha, ordonna Orvis en reprenant sa course. Nettoyez les cibles qui vous sont affectées. »

Dix fusiliers s’arrêtèrent le long d’un flanc de l’appareil en stabilisant leur arme avant de tirer, tandis que dix autres les imitaient de l’autre côté. Quelques salves rapides suffirent à mettre HS ses propulseurs, le privant du contrôle de ses manœuvres s’il tentait de décoller, puis les projectiles des lance-missiles endommagèrent assez les composants externes de sa seule unité de propulsion principale de poupe pour la mettre hors d’usage sans pour autant provoquer une défaillance catastrophique de ses composants internes.

Il n’avait fallu que quelques secondes pour le clouer définitivement au sol. Entre-temps, ceux des fusiliers qui avaient continué de cavaler derrière Orvis s’étaient arrêtés pour lever leur arme à leur tour. « Sections un et trois, nettoyez vos cibles. »

Les faisceaux de particules et les projectiles tirés par les fantassins pilonnèrent les quelques armes visibles sur la coque de l’appareil furtif, réduisant en miettes leurs éléments extérieurs ou obturant les fenêtres de tir. Les senseurs de la coque furent également réduits à l’impuissance par des tirs soigneusement ajustés. « Ils sont désormais paralysés, désarmés et aveugles, amiral, rendit compte le sergent artilleur Orvis.

— Parfait. » Geary se tourna vers Desjani, qui secoua la tête pour signifier qu’on n’avait encore reçu aucune transmission de l’appareil furtif. Le commando avait probablement détruit aussi ses émetteurs externes, de sorte que les ravisseurs avaient désormais perdu toute chance de négocier. Néanmoins, au moment de donner l’ordre suivant, Geary éprouva une curieuse réticence, une hésitation aussitôt dissipée par une bouffée de colère à l’encontre de ces imbéciles de kidnappeurs qui avaient rendu cette opération nécessaire. « Investissez l’appareil et finissez le travail. » Ces mots lui pesèrent comme s’ils avaient réellement un poids et lui écrasaient la poitrine de leur masse.

« À vos ordres, amiral. Sections un et trois…

— Sergeot ! Il y a quelque chose de ce côté, sous le sas ! »

Orvis ouvrit sur la visière de son casque une fenêtre virtuelle qui lui révéla ce qu’avait repéré la caporale Maya. Du coup, Geary eut accès lui-même à ce que voyait le sergent, en même temps, en miniature, qu’à ce qu’avait découvert le caporal. Il perdit pourtant une précieuse seconde à se demander comment il devait s’y prendre pour grossir l’image, avant de se gifler mentalement pour se punir de n’avoir pas songé plus tôt à basculer directement sur la visière de Maya.

L’image se rétrécit d’abord puis s’agrandit dans la fenêtre quand Maya zooma. « J’ai un corps, sergeot », annonça-t-elle.

Un corps ? Geary entendit quelqu’un inspirer brusquement sur la passerelle, mais, cela mis à part, il y régnait un silence crispé.

« Je ne vois pas de combinaison spatiale, fit remarquer Orvis.

— Y en a pas, répondit laconiquement Maya. L’infrarouge indique une température corporelle équivalente à celle de la surface. Doit être gelé et dur comme du béton. Le cadavre est à plat mais ses bras sont croisés dans une posture légèrement surélevée.

— Il doit être là depuis un bon moment, lâcha Orvis. On dirait bien que ce bonhomme est mort en tentant d’escalader la coque pour regagner le sas, et qu’il en est tombé déjà à demi gelé. Rapproche-t’en, on te couvre. »

Maya fit un bond vers le cadavre, en même temps que ses senseurs le scannaient en quête de traces de piège. Geary faillit tiquer de nouveau en le voyant de plus près : une femme, uniquement vêtue d’une combinaison légère, reposait sur le dos à même la glace d’Europa, déjà presque aussi gelée qu’elle. Son visage, déformé par la mort et les lésions provoquées par l’environnement hostile, n’était que partiellement visible sous une couche de givre et des mèches de cheveux durcies par le gel.

Geary fixa longuement l’image en s’efforçant de déterminer si ce visage n’était pas celui du lieutenant Castries. Les ravisseurs avaient-ils finalement décidé qu’un au moins des officiers de l’Alliance ne leur était plus utile vivant ? Qu’il était aberrant de garder en vie une bouche de plus à nourrir, et qu’ils avaient trouvé un moyen aussi cruel que vicieux de s’en débarrasser ? Le cadavre de Yuon gisait-il lui aussi à proximité, camouflé par la mort et le givre ?

Les fusiliers arrivaient-ils trop tard ?

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