Yokaï n’était pas aussi déserte qu’on pouvait l’espérer.
Geary avait sauté prêt à l’affrontement. Les croiseurs de combat et la moitié des destroyers émergèrent dix minutes avant les croiseurs légers et l’amas des cargos. Personne ne les attendait à proximité du point de saut sinon quelques balises automatisées de l’Alliance qui continuaient machinalement de remplir le rôle à elles assigné des décennies plus tôt. Mais, au milieu de toutes les défenses désormais silencieuses du système, un objet au moins semblait singulièrement actif.
« Un aviso syndic, rapporta le lieutenant des opérations. Juste à côté du point de saut pour Batara.
— Une sentinelle, en conclut Duellos. Mais à qui appartient-elle ? »
Ledit point de saut se trouvait à près de sept heures-lumière, de l’autre côté du système. « Voyons comment il régira à notre vue, dit Geary. Y a-t-il des indices laissant entendre qu’on cherche à s’établir ici ?
— Rien ne montre qu’on ait tenté de s’introduire par effraction dans les sites de défense désaffectés, répondit Duellos.
— Les systèmes de surveillance et de sécurité de quelques-uns signalent pourtant des tentatives de pénétration, commandant, annonça le lieutenant.
— Mais pas couronnées de succès ?
— Non, commandant. Tous rendent compte de leur statut actuel sans aucune incohérence, de sorte que personne n’est entré et qu’on n’a rien éteint dans le but de dissimuler une activité. »
Le lieutenant Nadia Popova, dite « Sorcière nocturne », pilote de l’AAR embarqué sur l’Inspiré, se trouvait également sur la passerelle. Elle pointa de l’index une grande installation orbitale proche de la frange du système stellaire, à quelque deux minutes-lumière de la position où rôdait l’aviso. « C’est là que sera basée notre escadrille. Nous réactiverons assez cette station pour subvenir à nos besoins et nous laisserons le reste dans l’obscurité.
— Vous pourrez intercepter tout ce qui surviendrait, affirma Geary. J’aimerais que vos gens y soient déjà.
— Moi aussi, amiral. Je ne détesterais pas voir la silhouette d’un aviso peinte sur le flanc de mon coucou.
— Comment réagira votre escadrille si elle a affaire à plus fort qu’elle ? » demanda Duellos.
Popova sourit largement. « Elle fera la morte et enverra un drone estafette sauter vers Adriana pour lui annoncer la mauvaise nouvelle. La base disposait de plusieurs de ces drones pour les urgences, et le colonel est pratiquement sûr qu’ils y sont restés, bien emballés dans la naphtaline. Pendant qu’on traversera le système, Siesta devrait envoyer un message ping au système gardien de la base pour se faire confirmer leur présence.
— Siesta ? demanda Geary.
— Le lieutenant Alvarez, amiral.
— Elle est à bord de l’Implacable, précisa Duellos en tournant vers Sorcière nocturne un regard interrogateur. Y a-t-il une raison à tous ces sobriquets dans l’aérospatiale, lieutenant ? »
Cette fois, Popova sourit jusqu’aux oreilles. « La tradition, commandant. En outre, ça rend dingue les forces terrestres et celles de la flotte. C’est plutôt un bonus.
— Qui est sur le Formidable ? demanda Geary.
— Rôdeur de nuit, amiral.
— Nous devons nous estimer heureux d’avoir hérité de Sorcière nocturne, j’imagine. Vous êtes-vous jamais rendue à Yokaï avant qu’on ne boucle les sites ? »
Le sourire céda la place au sérieux. « Oui, amiral. Juste le temps d’une rotation, pour nous familiariser avec. C’était encore très actif à l’époque. Ça file la chair de poule maintenant.
— Prévenez-moi de ce que… euh… Siesta aura découvert quant aux drones, ordonna Geary. Assurez-vous que vos deux collègues soient prêts à décoller en formation de combat quand nous atteindrons Batara. »
Popova fixa l’écran de Geary en fronçant les sourcils. « Mis à part cet aviso, le secteur est plutôt calme. Ça devrait être bon signe. »
Duellos secoua la tête. « Ah, l’optimisme de la jeunesse ! Lieutenant, l’amiral et moi avons noté que les cargos marchands brillaient par leur absence dans ce système et nous nous demandons pourquoi aucun vaisseau de réfugiés ne le traverse plus en direction d’Adriana. Leur flot semble avoir été endigué. Nous ignorons pour quelle raison au juste, de sorte que nous partons du principe que ça ne peut qu’entraver notre mission. Nous ne savons pas non plus qui cet aviso est censé prévenir, mais il est probable, et même certain, que nous ne jouirons pas de l’avantage de la surprise en débarquant à Batara. »
La mine sourcilleuse de la pilote vira à l’inquiétude. « À vos ordres, amiral. Nous serons parés à tout affronter dès notre arrivée à Batara, amiral. »
Je l’espère en tout cas, songea Geary en l’encourageant d’un signe de tête.
Bien qu’elle voyageât à bord d’un des cargos de réfugiés, le colonel Galland semblait toujours aussi réjouie. « Il y a eu un brin d’effervescence, amiral, mais la plupart des réfugiés ont été virés de Batara ou l’ont fui pour sauver leur peau et celle de leur famille au lieu d’y rester comme ils l’auraient préféré. Vous aviez raison à cet égard. Moisir pendant des mois dans un cargo surpeuplé fétide a suffi à doucher tout l’enthousiasme que pouvait leur inspirer la perspective de passer à l’Alliance, du moins s’ils ne nous prenaient pas déjà pour des monstres. Ils ont l’air contents de rentrer chez eux maintenant que nous en prenons le chemin.
— Ne s’inquiètent-ils pas du sort que risque de leur réserver le gouvernement de Batara ? » demanda Geary.
Le sourire de Kim s’épanouit encore. « Ils en ont été expulsés par petits groupes mais reviennent en masse, et, à ce que je puis en dire, ils n’ont nullement l’intention de s’en faire de nouveau chasser. Si vous voulez savoir, c’est plutôt le gouvernement de Batara, selon moi, qui devrait se faire du mouron.
— Il l’aura bien mérité », déclara Geary, encore qu’il se fût lui-même suffisamment inquiété de ce qui se produirait quand on aurait largué les réfugiés pour s’être repassé de tête, pendant un bon moment, tous les aléas.
« Allons-nous devoir faire feu ? » Le colonel Kim, quant à elle, ne semblait ni inquiète ni excitée à cette perspective. Seulement curieuse.
« Je tâcherai de l’éviter, répondit Geary. Comment s’en sortent vos soldats ?
— Aucun problème de ce côté-là, amiral. À part leurs conditions d’existence. »
Geary sourit à l’image de Kim assise en face de lui dans sa cabine. « Les cargos n’offrent pas un couchage bien luxueux, j’en ai peur.
— Ce n’est pas tant cela, amiral. Les forces terrestres s’attendent bien moins que l’aérospatiale à une certaine opulence, expliqua-t-elle en souriant derechef. C’est surtout la puanteur. Ces cargos ont abrité trop de monde trop longtemps. Les gens sentent mauvais, l’air pue parce que les supports vitaux ne parviennent plus à le purifier et, bien entendu, les rations de campagne ont toujours dégagé une odeur répugnante. Je pressens que les réfugiés seront aussi heureux de prendre une douche que mes soldats de les débarquer.
— Rien ne laisse prévoir que nous aurons des problèmes pendant le débarquement à Batara ? s’enquit Geary. Je tiens à être fin prêt si d’aventure certains réfugiés décidaient brusquement que, tout bien pesé, ils ne tiennent plus à affronter leur gouvernement.
— Non, amiral. Aucune indication de ce genre. » Kim regarda autour d’elle de manière ostentatoire pour vérifier que personne ne les entendait. « J’ai parlé aux deux meneurs de ce cargo. Cette fille, Araya, refuse obstinément de se détendre. Elle se conduit comme si elle s’attendait à ce que je lui tranche la gorge durant son sommeil. Mais Fred Naxos est correct.
— Fred ?
— Federico, mais il préfère Fred. Vous ne le croirez jamais, amiral, mais, si les réfugiés se tiennent tranquilles, c’est en partie à cause de cette rumeur qui se répand dans leurs rangs selon laquelle Black Jack serait de leur côté.
— Quoi ? » Geary s’était cru jusque-là immunisé contre la surprise quant à ce que les gens pouvaient attendre de Black Jack, mais, celle-là, il ne l’avait pas vue venir. « Les Syndics voyaient plutôt en Black Jack une espèce de démon.
— Mais eux se sont révoltés contre ce qu’ils appellent le Syndicat. Et, avant qu’ils ne quittent Batara, ils ont entendu dire que vous aviez décapité l’ancien pouvoir syndic et défendu contre les Syndics et des extraterrestres un système rebelle perdu à l’autre bout de l’univers.
— En réalité, ce sont les forces de ces rebelles elles-mêmes qui ont déboulonné l’ancien pouvoir syndic. J’en suis en partie responsable, j’imagine. Ils parlent probablement de Midway.
— Oui, amiral ! Midway. C’est ce qu’ils disaient. » Kim afficha cette fois un sourire de conspiratrice. « Le bruit court donc parmi eux que Black Jack combat non seulement les Syndics, mais qu’il est aussi un champion du peuple. Et les réfugiés ne se regardent plus comme des Syndics mais comme le peuple. Black Jack les ramène chez eux, de sorte qu’il est peut-être aussi leur héros. »
Génial. Encore des gens qui s’attendent à ce que je sauve le monde. « Donc, ils commencent à ne plus voir une ennemie dans l’Alliance ?
— Oh non, amiral. Ils croient toujours que l’Alliance est un repaire d’ogres. Mais que ceux d’entre nous qui travaillent pour Black Jack sont des ogres bienveillants. En quelque sorte. » Kim prit un air pensif. « Mais c’est un début. L’idée que l’autre n’est plus un monstre. Ce serait chouette de pouvoir commercer de nouveau avec Batara, comme au bon vieux temps.
— Au bon vieux temps ?
— Oui, amiral. Ma famille a travaillé un bon moment dans le commerce. On faisait beaucoup d’affaires avec et via Batara avant que les Syndics ne s’en emparent ; et puis la guerre est arrivée. Mais nous en avons gardé le souvenir. » Elle s’interrompit, et diverses expressions se succédèrent sur son visage. « Je me demande si quelqu’un se le rappelle encore à Batara. Nous avons encore nos archives de l’époque, contacts commerciaux et autres.
— Les Mondes syndiqués ont dû faire un sort aux commerces qui existaient avant leur prise du pouvoir, je présume, et il s’est passé plus d’un siècle depuis. Nous verrons bien ce qui a survécu. » Et ce qui survivra à notre passage. « Renseignez-vous auprès de Naxos et Araya à propos de cet aviso. Je serais curieux de connaître leur sentiment sur son appartenance. »
L’aviso mystérieux sauta de Yokaï vers Batara dix heures après l’émergence du détachement de Geary, délai largement suffisant pour lui avoir permis de voir tous les cargos et vaisseaux de guerre et de confirmer qu’ils se dirigeaient vers le même point de saut.
« Nous tentions, ou, plutôt, le gouvernement de Batara s’efforçait de remettre en service un aviso endommagé, avait admis Araya à contrecœur. C’est sans doute celui-ci. Nous n’avions plus que lui en guise de forces mobiles. Mais je vois mal pourquoi ils l’auraient envoyé ici au lieu de l’embusquer près du point de saut d’où arrivaient les raids en provenance de Yaël. »
Geary inspecta sur son écran le moignon de vecteur qui reflétait la vélocité relativement lente de ses vaisseaux et s’efforçait de ne pas trop obliquer vers l’intérieur du système durant le temps qui lui serait imparti pour gagner le point de saut puis l’étoile où trouver les réponses aux questions qu’il se posait. Devoir régler la vélocité de ses unités sur celle des cargos était exaspérant. Les bâtiments marchands pouvaient certes accéder à de plus hautes vélocités, il leur suffisait de continuer à accélérer. Mais ça leur prendrait bien plus de temps qu’aux vaisseaux de guerre – et ils consommeraient davantage de cellules d’énergie – tout comme il faudrait plus de temps aux poussifs cargos pour décélérer de nouveau, tout en brûlant autant de réserves.
Entourés de deux escadrons de destroyers, les croiseurs de combat de l’Alliance émergèrent du point de saut à Batara. L’écran de Geary avait affiché le dernier statut connu, remontant à moins d’un an, des défenses syndics du système, mais il lui fallait à présent secouer l’hébétude induite par le retour à l’espace conventionnel et patienter pendant que les senseurs cherchaient ce qui s’y trouvait d’encore opérationnel.
La première chose dont il prit conscience, c’est qu’aucune alarme ne retentissait et que, donc, les armes commandées par les systèmes automatisés de contrôle du feu ne tiraient pas sur les vaisseaux de l’Alliance. Si un traquenard les attendait ici, ce n’était pas à proximité du point de saut.
De fait, à mesure qu’il reprenait ses esprits, il se rendait graduellement compte qu’il n’existait aucune menace à la ronde.
Le point de saut menant de Yokaï à Batara se trouvait légèrement au-dessus du plan du système et à près de quatre heures-lumière de l’étoile. L’impression de Geary, selon laquelle les vaisseaux de l’Alliance disposaient du point de vue d’un quasi-démiurge sur tout le système, puisqu’ils le surplombaient et regardaient de haut ses planètes en dépit des énormes distances qui les séparaient, était encore plus forte qu’à l’ordinaire. Un peu comme s’ils occupaient les loges de dieux.
Comme tous les systèmes en première ligne, Batara avait été lourdement pilonné durant les décennies de la guerre. Mais les Syndics s’étaient pliés à la même logique perverse que l’Alliance en rebâtissant et renforçant à tour de bras ses défenses. Les systèmes marginaux qui, à l’instar de Yokaï, n’étaient pas très peuplés, pouvaient sans doute se transformer en enclaves exclusivement militaires. Mais tout système disposant d’une population respectable, de villes et d’industries devait être préservé le plus longtemps possible, nonobstant les nombreuses frappes de l’ennemi et le coût du maintien d’un peuplement civil. Toute autre attitude serait revenue à céder devant l’ennemi et à admettre la défaite, et cette guerre longue d’un siècle avait davantage consisté à refuser de la reconnaître qu’à espérer remporter la victoire.
Geary distinguait les petites cités de la principale planète habitée, quasiment toutes bâties sur le même plan grossièrement circulaire : autant de cercles concentriques d’immeubles se chevauchant fréquemment, marquant les reconstructions là où avaient frappé les bombardements orbitaux. Parfois, une cité ainsi martelée se dressait dans une zone proche des ruines, piquetées d’énormes cratères, d’une ville plus ancienne, trop endommagée pour qu’on la reconstruise sur son site originel. Des défenses avaient occupé ces cratères et des générations de bombardements s’étaient acharnées à détruire des générations d’armement et de senseurs, aussitôt reconstruits en un cycle apparemment sans fin. Le « vide » entre les planètes était saturé de champs de débris, épaves de vaisseaux des deux bords dont certains fragments s’étaient largement dispersés au fil des ans tandis que d’autres s’amassaient encore en essaims passablement compacts, témoins de la mort, au cours des dernières années, de vaisseaux et de leur équipage. Spectacle aussi stupéfiant que déprimant. Les hommes pouvaient certes choisir d’abandonner un système, mais, si l’on cherchait à les en expulser de force, alors, par la grâce des vivantes étoiles et sous la bénédiction de leurs ancêtres, ils plantaient fermement le pied dans le sol et campaient sur leurs positions.
« Deux croiseurs légers et quatre avisos, rapporta la vigie des opérations. Tous de construction syndic standard et orbitant à proximité de la principale planète habitée. La plupart des défenses fixes semblent inopérantes. »
Duellos décocha à Geary un regard suspicieux. « Vous m’avez dit que vous vous attendiez à ce qu’elles soient hors service. Était-ce une prémonition fondée sur un problème prévisible de trésorerie ?
— Non. Si elles étaient restées actives, la population de Batara n’aurait pas eu à craindre les raids de Tiyannak et Yaël. Je me doutais que quelque chose avait dû mettre hors service la plupart des défenses actives. Mais que les bunkers enfouis, eux, seraient toujours là, permettant à la population d’échapper à de nombreux raids faute de pouvoir les repousser.
— Ces raiders ne m’ont pas l’air en train de razzier, fit observer Duellos en désignant d’un geste croiseurs légers et avisos. Ils sont assez près de la planète pour que ses défenses subsistantes les prennent pour cibles, mais ni eux ni elles ne tirent. Vous cherchez quelque chose ? demanda-t-il à Geary.
— Oui. L’aviso qui montait la garde à Yokaï et a sauté avant nous. Où est-il passé ?
— Il fait sûrement partie maintenant du groupe proche de la planète principale. Il a eu tout le temps de le rejoindre avant notre émergence. »
Raisonnable présomption, admit Geary intérieurement. Mais qui n’en reste pas moins une présomption. Tandis qu’affluaient de nouvelles données sur Batara, il cocha mentalement la question du repérage de cet aviso, en se promettant bien de la reposer plus tard.
« Commandant, nous repérons une intense activité dans les cités que nous pouvons voir, annonça le lieutenant responsable de la surveillance des opérations. Les gens sont dans la rue et ne s’abritent pas de bombardements.
— Une intense activité ? s’étonna Geary. Comment sont les rues ?
— Noires de monde, amiral.
— Il faut absolument découvrir ce qui se passe, lieutenant Barber, commanda Duellos.
— Nous analysons toutes les communications et tous les échanges que nous captons, répondit Barber. Le trafic est très dense pour un système à la population aussi réduite. Les bulletins d’information officiels ne disent pas de quoi il retourne.
— Mais nous savons tous ce que valent les communiqués officiels, n’est-ce pas, lieutenant ? » Duellos se tourna vers Geary. « Qu’allez-vous leur dire ?
— À Batara ? Rien pour le moment. Patientons jusqu’à l’arrivée des vaisseaux de réfugiés puis avançons vers l’intérieur du système et la planète habitée. J’attendrai d’avoir une idée plus précise de la situation pour envoyer un message. »
Sur les écrans, une rapide succession de mises à jour signala l’arrivée des cargos et de leurs escorteurs, tandis que des dizaines de vaisseaux apparaissaient subitement dans l’espace près des croiseurs de combat. Une idée frappa brusquement Geary et il enfonça une autre touche. « Colonel Kim, laissez libre accès aux communications du cargo aux meneurs Naxos et Araya et tâchez de découvrir ce que leur inspire ce qu’ils entendent. » N’avoir pas sous la main le lieutenant Iger et son équipe du renseignement était sans doute exaspérant, mais il improviserait.
« Allons-y, ordonna-t-il. À toutes les unités, virez de dix-huit degrés sur tribord, de sept vers le bas et maintenez la vélocité à 0,05 c. Exécution immédiate. »
Dans la mesure où croiseurs légers et avisos adverses étaient proches de la planète habitée et que celle-ci roulait sur son orbite de l’autre côté de l’étoile, l’image des vaisseaux de l’Alliance ne leur parviendrait que dans un peu plus de quatre heures et demie, leur annonçant l’arrivée de Geary. Ce bref délai lui permettrait peut-être de découvrir ce qui se passait à Batara.
Le colonel Kim ne le rappela qu’une heure et demie plus tard. « La meneuse de réfugiés Araya a la certitude, d’après les transmissions que nous interceptons, que ceux qu’elle appelle ces “froussards de bâtards cupides, traîtres au peuple et à la révolution” qui dirigeaient Batara se sont vendus à Tiyannak.
— Vendus ? Alliés à Tiyannak, voulez-vous dire ? »
Kim haussa les épaules. « Araya elle-même n’est pas certaine de leur statut. Alliés. Vassaux. Esclaves. Naxos et elle affirment que, tant qu’ils ne sauront pas à qui ils doivent s’adresser dans ces échanges, ils ne pourront pas dire ce qui se passe au juste. Dans de nombreux cas, ils n’arrivent même pas à préciser qui envoie le message ni à quel camp appartient son expéditeur.
— Vous en êtes sûre ? insista Geary. Ils trouvent les transmissions que nous captons inhabituelles pour Batara ?
— Relativement sûre, amiral. Pendant qu’elle les écoutait, Araya n’arrêtait pas de dire des trucs comme “Ça alors !” et “Qu’est-ce que c’est que ça ?”, et de demander à Naxos des renseignements sur l’identité de telle ou telle personne ou organisation, tandis que lui passait son temps à secouer la tête d’un air perplexe.
— Merci, colonel. » L’image de Kim s’effaçant, Geary se retourna vers Duellos. « Où en est le lieutenant Barber de son analyse de la situation ? »
Duellos fit la grimace. « Je m’en suis informé pendant que vous parliez au colonel Kim. Barber fait de son mieux, mais il affirme que c’est très complexe. C’est un excellent officier à l’esprit affûté, amiral. Il démêlera l’écheveau.
— S’il n’y arrive pas, ce ne sera pas par manque de pénétration. » Geary pointa de l’index la position de la principale planète habitée sur son écran. « Les meneurs des réfugiés prétendent avoir le plus grand mal à identifier bon nombre de transmissions qui brouillent la situation et leur interdisent d’appréhender le statut actuel de Batara.
— Qui brouillent la situation ? répéta Duellos en serrant les mâchoires. L’aviso les a prévenus de notre arrivée ?
— Et leur a donné tout le temps de saturer l’espace de messages fallacieux avant notre émergence, afin de nous laisser dans le flou quant à ceux qui gouvernent Batara et leurs agissements exacts. »
Duellos fixa attentivement son propre écran. « À quelles fins ? Ces ruses nous retarderont mais ne nous arrêteront pas. Nous finirons par découvrir le pot aux roses. Ils cherchent seulement à nous laisser un bon moment dans l’expectative. Qu’est-ce que ça leur rapporte ?
— Bonne question. » Geary étudia de nouveau la situation en se mordillant les lèvres. « Ils savaient que les vaisseaux de réfugiés nous accompagnaient. Même les senseurs d’un aviso sont assez fiables pour reconnaître en eux, à sept heures-lumière de distance, d’anciens vaisseaux marchands de facture syndic. La présence dans nos rangs de ces cargos de réfugiés signifie que nous mettons le cap sur cette planète, mais leurs croiseurs légers et leurs avisos restent la seule menace sérieuse qu’ils peuvent nous opposer, et nous devrions en venir aisément à bout.
— Nous les tenons à l’œil, déclara Duellos.
— Je sais que vous les… » Geary s’interrompit, les sourcils froncés. « Nous les surveillons ?
— Oui.
— Nous nous concentrons sur cette menace ? »
Duellos secoua vivement la tête. « Nous ne négligeons pas les autres dangers pour autant, amiral. Il n’y en a aucun ici.
— Aucun de visible, rétorqua Geary. S’ils cherchent à retarder le moment où nous comprendrons exactement la situation, c’est qu’ils disposent d’une ressource exigeant un certain temps pour se matérialiser. » Il marqua une pause puis, sans cesser de scruter son écran, pressa une touche de commande lui permettant de projeter en accéléré les futurs mouvements des divers objets en présence. Les vaisseaux se mirent à tourner en orbite ou à adopter des trajectoires précipitées, tandis que les planètes, elles, fusaient autour de l’étoile…
Il manqua sursauter en apercevant une énorme masse se dirigeant droit vers le vecteur qu’épouseraient ses vaisseaux puis reconnut en elle la plus grosse géante gazeuse de Batara.
Il figea l’écran et tapa sur une autre touche. « Dix minutes-lumière. »
Duellos arqua un sourcil avant de se pencher pour voir ce que faisait Geary. « Cette géante gazeuse ? Affirmatif. Au plus proche d’eux sur son orbite, elle se trouvera à dix minutes-lumière de nos vaisseaux en progression. » Il s’interrompit pour réfléchir en se tapotant la lèvre de l’index. « Pas excessivement proche sans doute selon les critères interplanétaires, mais pas non plus très éloignée. »
Geary opina distraitement ; il fixait la représentation de la géante gazeuse tout en s’efforçant d’anticiper. Elle était d’une beauté sublime, comme le sont d’ordinaire ces objets célestes : bandes bariolées et lourds nuages se disputaient sa surface, et un unique anneau brillant témoignait du sort qu’avait connu une ou plusieurs de ses anciennes lunes, qui s’était (ou s’étaient) sans doute fragmentée(s) il y a très longtemps. Ses dimensions faisaient véritablement d’elle une planète géante.
Dix minutes-lumière. Soit grosso modo huit cent quatre-vingts millions de kilomètres. Une très longue distance en termes d’espace interplanétaire.
Mais, quand il faut s’inquiéter d’un grand nombre de cargos poussifs incapables d’accélérer convenablement ni de combattre, ce n’est qu’un saut de puce.
« Nous sommes dans l’espace. Nous présumons qu’il n’existe aucune autre menace. Mais supposons un instant que quelque chose se dissimule derrière cette géante gazeuse et manœuvre de manière à rester caché jusqu’au moment où ça se trouvera assez près de nos cargos pour surgir et fondre sur eux sans qu’ils aient le temps de s’échapper ? demanda-t-il à Duellos, qui opina du chef sans quitter des yeux la géante gazeuse.
— Tendue de si loin, une embuscade contre des vaisseaux de guerre serait inefficace, enchaîna le commandant de l’Inspiré. Mais, contre des cargos, c’est une tout autre affaire. En outre, à cette distance, nous aurions déjà un mal fou dans des circonstances normales à repérer de petits satellites furtifs, et cet anneau leur offre un camouflage parfait. On pourrait en planquer une bonne dizaine en orbite, qui nous surveilleraient et se retransmettraient mutuellement leurs observations par faisceau étroit, en contournant la courbure de ce Léviathan. » Il dévisagea Geary. « Ce n’est qu’une supposition, bien entendu. Aucune preuve ne l’étaye.
— Nous pouvons en trouver la preuve. » Geary contempla encore un moment son écran puis appela le croiseur léger Éperon.
Le lieutenant Pajari, commandant de l’Éperon et de l’escadron de croiseurs légers, répondit moins d’une minute plus tard. « Oui, amiral ?
— De tous vos croiseurs légers, lequel a la capacité de propulsion et de manœuvre la plus fiable ? » demanda Geary. Il aurait pu piocher cette information dans les rapports de situation de la flotte, mais, dans la mesure où le QG avait ordonné de les truquer, il ne pouvait plus leur faire confiance.
Pajari n’hésita pas une seconde. « Le Flèche, amiral. Ses systèmes de propulsion ont flanché peu après notre dernier retour à Varandal, et il s’est retrouvé en tête de la liste de priorité pour leur remplacement. Ses autres systèmes sont pour la plupart tout aussi vétustes que lui, mais ceux de manœuvre et de propulsion sont flambant neufs et solides.
— Le Flèche ? » Tanya avait servi sur un précédent Flèche qui avait été détruit. Une bonne demi-douzaine d’autres avaient été armés puis perdus au cours des années intermédiaires. Celui au matériel « vétuste » l’avait été à peine deux ans plus tôt et ses systèmes conçus pour ne durer que le temps de son espérance de vie présumée au combat, laquelle s’élevait à moins de douze mois. « Très bien, dit Geary. Détachez-le en mission de reconnaissance. » Il désigna la géante gazeuse sur son écran. « Nous devons découvrir le plus vite possible si quelque chose se cache derrière cette planète. Je veux que le Flèche l’approche, surgisse par le haut, vire largement pour obtenir le meilleur champ d’observation et rejoigne la formation.
— À vos ordres, amiral. Le Flèche va effectuer une sortie, se livrer à une reconnaissance du côté opposé de la géante gazeuse en survolant le pôle Nord puis rejoindre la formation, répéta Pajari.
— Il ne devra en aucun cas engager le combat s’il repère quelque chose, souligna Geary. S’il y a un ennemi derrière, il sera sans doute trop fort pour un croiseur léger. Le Flèche se contentera de jeter un coup d’œil et recourra à toute l’accélération dont il est capable pour regagner sa formation.
— Entendu, amiral. Je veillerai à ce que ces ordres soient transmis mot pour mot à son commandant. »
Deux minutes plus tard, Geary voyait le Flèche s’arracher à sa formation et filer vers une interception de la géante gazeuse, laquelle continuait de rouler, pachydermique, sur son orbite. L’empressement du croiseur léger à s’embarquer dans cette mission, distraction bienvenue après ces longues heures passées à lambiner au pas des poussifs cargos, sautait aux yeux.
« S’il y a quelque chose là-bas, la mise en garde du Flèche ne nous avancera pas beaucoup, fit remarquer Duellos. À ce qu’il semble, il n’aura un aperçu de la face opposée de la géante gazeuse que quand elle se trouvera déjà à quinze minutes-lumière de notre trajectoire.
— C’est toujours mieux que dix.
— Exact. » Duellos s’était assombri en contemplant l’arc de cercle décrit par le croiseur léger pour s’éloigner de la formation de l’Alliance. « C’est une de ces situations où vous pouvez vous estimer heureux que je ne sois pas Tanya.
— Je me félicite souvent que vous ne soyez pas Tanya et qu’elle ne soit pas vous, rétorqua Geary. Sans vouloir vous vexer. Pourquoi cette fois-ci en particulier ?
— Les croiseurs légers portant le nom de Flèche la rendent un tantinet superstitieuse. » Duellos secoua la tête, évitant ce faisant de croiser le regard de l’amiral. « Vous a-t-elle jamais relaté ce qu’elle a vécu lors de la bataille où le sien a été détruit ?
— Non. Elle a fini par me dire que je pouvais prendre connaissance de la teneur de sa citation à la Croix de la flotte de l’Alliance, mais elle refuse encore obstinément d’en parler. » À l’exception d’une seule fois, et, à cette occasion, Tanya s’était surtout ouverte de ce qui s’était passé ensuite.
Duellos retomba dans le silence, mais Geary pressentait que lui aussi s’inquiétait du choix du Flèche pour cette mission. Tanya n’était certes pas le seul spatial superstitieux de la flotte. Quelque chose dans la condition de spatial, cette immersion dans l’immensité des océans intersidéraux et de l’espace infini, devait renforcer l’impression d’être entouré de forces occultes qui pouvaient vous épauler ou vous entraver, vous sauver ou vous perdre selon qu’on les avait apaisées ou défiées. C’était un sentiment plus ancien et plus grand que la religion, et lui-même l’avait fréquemment ressenti.
Toutefois, s’agissant d’apaiser ou provoquer l’invisible, il n’y pouvait pas grand-chose sinon attendre que le Flèche eût atteint la géante gazeuse. Bien que le croiseur léger eût poussé sa vélocité à un peu plus de 0,2 c, il lui faudrait près de trois heures pour intercepter la planète sur son orbite.
Mais Geary pouvait au moins repositionner légèrement ses vaisseaux, placer ses croiseurs de combat devant l’amas des cargos de réfugiés et un poil de côté, dans une meilleure position défensive si d’aventure un danger surgissait de derrière la planète géante. Et aussi échafauder un plan pour le moment où ils atteindraient la planète habitée, s’entretenir avec les colonels Voston et Kim de la sécurité qu’ils devraient alors assurer, et avec les pilotes de l’aérospatiale des mesures qu’il leur faudrait prendre pour fournir une protection aux navettes qui largueraient les réfugiés à la surface.
Sorcière nocturne, Siesta et Rôdeur de la nuit, pressés d’atteindre la planète et de remplir leur mission, se montrèrent très attentifs à ses instructions. Geary avait consulté les statistiques des AAR de l’aérospatiale et appris que leurs chances de survie dans une situation de combat offensif étaient extrêmement minces, mais ça n’avait l’air d’effaroucher aucun des trois pilotes. Après tout, c’étaient des pilotes, exactement comme étaient des spatiaux les matelots de ses vaisseaux.
Une fois tous ces préparatifs achevés, alors que le Flèche était encore à une heure de la géante gazeuse, Geary s’adressa de nouveau aux meneurs Araya et Naxos. « Que comptez-vous faire, tous autant que vous êtes, quand nous vous aurons largués sur la planète ? » leur demanda-t-il.
Araya lui décocha son habituel regard méprisant. « Feignez-vous encore de vous en soucier ?
— De fait, je m’en soucie réellement, répondit Geary. Vous serez accompagnés d’une foule assez conséquente et la majorité de ceux qui la composeront, voire tous, raisonnent comme vous. Les rues de cette planète grouillent déjà de monde. »
Naxos sourit, les yeux rivés au pont. « Les gens de Batara ne sont pas heureux. Et d’une, on ne m’exilera plus. J’entrerai dans la Maison du Peuple et je chasserai tous ces nouveaux CECH qui ont pris le pouvoir.
— Et vous aurez de l’aide, affirma Araya. En masse. Si nous réussissons à obtenir le soutien des forces terrestres et de la sécurité, du moins d’une partie d’entre elles, nous vaincrons. » Ses traits irradièrent un dangereux enthousiasme. « Et ces vermines finiront à leur tour dans un camp de travail. »
Geary les scruta l’un et l’autre. « Vouez-vous la même détestation aux CECH syndics qui tenaient jadis les commandes ? »
Tous deux opinèrent aussitôt vigoureusement. « Ils ne se souciaient que de leur propre sort, grogna Naxos sans relever la tête.
— Le système stellaire de Midway s’est lui aussi révolté. Après avoir chassé les CECH, les rebelles ont liquidé les camps de travail. Leurs chefs affirmaient qu’il n’y en aurait plus jamais partout où ils prendraient le contrôle.
— Comment sommes-nous censés punir les ennemis du peuple, alors ? demanda Araya.
— Est-ce bien cette question que vous devriez poser ? Comment poursuivre l’œuvre des CECH ? Ne devriez-vous pas plutôt vous demander pourquoi vous tenez tant à imiter ces gens que vous haïssez ? »
Naxos releva la tête et garda cette fois la pose. « Je l’ai répété maintes fois. Pourquoi changer de chefs si c’est pour qu’ils fassent les mêmes erreurs que les précédents ?
— Je ne peux pas vous contraindre à vous conduire différemment, déclara Geary. Mais je crois sincèrement que vous avez raison de vous poser cette question.
— Qu’est-ce qui nous garantit qu’adopter des méthodes différentes améliorerait notre sort ? s’enquit Naxos.
— Rien du tout. Faire autrement suffit. Et il y aura de nombreux désaccords pour décider s’il s’agit d’améliorations, d’aggravations ou d’une stagnation, déclara Geary en se remémorant ses expériences récentes. Mais, tant que vous continuerez à leur parler et qu’il restera des gens capables de changer ce qui ne leur plaît pas, vous aurez des chances de progresser.
— Vous écoutez ce qu’on vous dit, vous ? demanda Araya d’une voix acerbe.
— Tout le temps. Les autres sont une sorte de miroir, de second avis sur le bien-fondé des décisions que j’arrête. J’y vois si mes préconceptions et mes présomptions sont justifiées et s’il existe de meilleures réponses que celles qui me viennent à l’esprit. Au combat, il me faut souvent réagir très vite, mais, même alors, je prête l’oreille aux suggestions quand on me propose une solution de remplacement. Je ne tombe pas toujours d’accord avec eux, je ne suis pas non plus forcé de faire ce qu’ils demandent, mais j’écoute.
— J’ai eu quelques bons contremaîtres, laissa tomber Naxos en fixant cette fois Araya. Ils prêtaient l’oreille à mes idées quand j’en avais. »
Elle rougit légèrement, la bouche crispée, puis hocha la tête. « Oui. Quand j’étais sous-cadre exécutif, je m’efforçais d’écouter les travailleurs, dont tu faisais partie. J’en étais même assez fière. Est-ce que ça m’aurait passé ?
— Tu écoutes en ce moment même, fit remarquer Naxos.
— Bah ! Tu es un travailleur très indiscipliné, n’est-ce pas ? Nous pourrions davantage écouter, convaincre et planifier si l’on nous autorisait à parler à ceux des autres cargos, poursuivit-elle en s’adressant cette fois à Geary.
— Je demanderai au colonel Kim de vous laisser accéder aux transmissions.
— Vous allez nous faire confiance ? » Araya ne prenait même pas la peine de cacher son scepticisme.
« Si c’est pour semer la pagaille et mettre en place une nouvelle dictature pour remplacer l’actuelle, n’y comptez pas, répondit Geary. Et, comme vous vous y attendez certainement, ces messages seront surveillés. Je n’ai pas le choix, compte tenu des émeutes qui pourraient encore se déclencher à bord des cargos.
— Pourquoi nous en faire part ?
— Parce que, pour l’heure, vous n’êtes pas mes ennemis et que j’aimerais que ça dure. L’Alliance a déjà assez de problèmes et d’ennemis sur les bras. »
Naxos et Araya le scrutèrent quelques instants. « Comment pourrions-nous ne pas être vos ennemis ? finit par demander la femme.
— Batara et l’Alliance étaient en bons termes avant que les Syndics ne prennent le pouvoir, expliqua Geary. S’il reste ici des archives que les Syndics n’auraient pas détruites ou falsifiées afin qu’elles cadrent avec leur version personnelle de l’Histoire, vous pourrez les consulter. »
Elle secoua la tête. « C’est un “si” bien hypothétique. Le Syndicat s’est acharné à détruire les versions papier de tous les documents historiques originaux, de sorte qu’il pouvait aisément falsifier toutes les copies numériques chaque fois que l’histoire officielle changeait. »
Quelque chose apparut soudain clairement à Geary. « Je parlais à des gens, comme vous d’anciens citoyens des Mondes syndiqués, et ils employaient le mot histoire comme s’il était synonyme de mensonges. Je n’arrivais pas à le comprendre. »
Araya haussa les épaules. « Nous appelons version papier ce qui est matériel. L’Histoire n’est que mensonges, et les versions papier peuvent mentir elles aussi, mais, une fois qu’elles sont imprimées, on ne peut plus les modifier. Ni par des réactualisations indétectables, ni par des révisions invisibles ou des ajouts indécelables à l’œil nu. C’est cela, une version papier. Mon ami ici présent… (elle montra Naxos) vous croit aussi immuable qu’une version papier. J’espère qu’il a raison. »
Il s’était écoulé assez de temps pour qu’il fût l’heure pour Geary de regagner la passerelle de l’Inspiré et d’y attendre la suite. Les deux croiseurs légers et les quatre avisos n’avaient pas quitté leur orbite proche de la planète habitée, et rien d’humain, à l’exception des vaisseaux de l’Alliance, des cargos de réfugiés qu’ils escortaient et de quelques petites embarcations opérant autour des installations orbitales, ne circulait dans l’espace interplanétaire.
Duellos, qui n’avait pas quitté la passerelle, l’accueillit en secouant la tête. « Je me demandais si vous ne faisiez pas preuve d’une prudence exagérée, mais toute cette inactivité m’a l’air louche. On savait que nous arrivions et ces vaisseaux qui orbitent près de la planète principale nous ont vus venir et ont eu largement le temps de réagir, pourtant ils n’ont pas bougé.
— J’ai ordonné au Flèche de se montrer prudent.
— La flotte a regardé pendant des décennies prudence et couardise comme les deux faces d’une même médaille. L’agressivité en toutes circonstances est comme gravée au fer rouge dans son ADN. Le Flèche est à moins de deux minutes-lumière d’une interception de la géante gazeuse, soit à dix-sept minutes de trajet s’il conserve son actuelle vélocité. Je vous recommande vivement de lui rappeler vos ordres. »
C’était encore là, apparemment, une bonne occasion, non seulement d’écouter, mais encore de prendre cet avis en considération. Geary pressa quelques touches. « Flèche, ici l’amiral Geary. Restez prudent dans l’accomplissement de votre mission. Une menace sérieuse pourrait bien se dissimuler derrière la géante gazeuse. Inspectez la face cachée puis regagnez la formation. Geary, terminé. »
Le message devrait parvenir au Flèche deux minutes avant qu’il n’atteigne la planète géante ; pour l’heure, le croiseur léger fonçait toujours sur elle depuis l’extérieur du système, tandis que le monstre continuait imperturbablement de rouler sur son orbite.
Le Flèche se trouvait à quinze minutes-lumière de l’Inspiré quand il bascula par-dessus le pôle Nord de la géante gazeuse et eut son premier aperçu de sa face dérobée à la vue de la flotte. Fasciné, Geary regarda s’afficher sur son écran les images en provenance du croiseur léger. Tout ce à quoi il assistait s’était passé quinze minutes plus tôt.
Les systèmes de combat du Flèche sonnèrent l’alerte dès qu’un aviso apparut à son tour au-dessus de la courbure de la planète. Il s’était lentement élevé vers la trajectoire adoptée par le vaisseau de l’Alliance, laissant ainsi clairement entendre qu’il était informé de son arrivée.
L’aviso se retourna puis descendit en accélérant et rasa dans sa fuite la couche supérieure de l’atmosphère.
Saisi d’effroi, Geary vit le Flèche pivoter, virer et plonger à son tour pour se lancer dans une traque effrénée. Une boule se forma dans son estomac et il s’aperçut que sa main tremblait au-dessus des commandes de son unité de com, dévorée d’envie de transmettre au croiseur léger de l’Alliance l’ordre de se plier à ses instructions, de finir d’explorer la face cachée de la planète géante et de rejoindre en toute sécurité ses collègues.
Mais, encore une fois, tout cela datait de quinze minutes. Ses ordres n’atteindraient le Flèche que dans un quart d’heure et il avait déjà l’affreuse certitude qu’ils arriveraient trop tard.
Comme le lui avait rappelé Duellos, il n’était pas depuis si longtemps aux commandes de la flotte. Il n’était resté à sa tête qu’une infime fraction de la durée de la guerre, d’une guerre dont le chemin qu’elle avait pris – de plus en plus insensé et dévastateur – avait favorisé l’éclosion de méthodes toujours plus agressives et irréfléchies, tandis que mouraient en masse les tacticiens chevronnés et que de nouveaux commandants s’efforçaient de compenser leur cruelle absence d’entraînement et d’expérience par une conception étroite du courage et de l’honneur, exigeant d’eux qu’ils préfèrent la mort au repli.
Geary s’était démené pour changer ce comportement. Mais, en un si bref laps de temps, il ne pouvait pas effacer les enseignements fallacieux d’un siècle de bains de sang obstinément reconduits et de quêtes d’une gloriole personnelle. Qu’on justifiât cette conduite en clamant qu’elle incarnait précisément le véritable esprit de Black Jack ne lui avait rendu la tâche que plus difficile.
Et maintenant, sans autre recours que d’attendre un dénouement dont il était déjà certain, il voyait le Flèche lancé dans une poursuite démentielle.
Deux croiseurs lourds de conception syndic surgirent soudain de sous l’arc de cercle inférieur de la géante gazeuse, prenant le Flèche en fourchette. Ils furent sur lui trop vite pour qu’il eût le temps de réagir. Ils étaient trop proches et l’instant de l’engagement trop indécis pour qu’ils se servent de missiles spectres, mais les deux bâtiments ennemis lui décochèrent une salve de faisceaux de particules de leurs lances de l’enfer, en même temps qu’une nuée de ces billes métalliques connues sous le nom de mitraille. La rafale lacéra les boucliers du croiseur léger, provoquant leur effondrement, et quelques impacts percèrent même des trous dans son léger blindage.
Geary vit d’abord s’afficher sur son écran des rapports d’avarie indiquant que les systèmes de manœuvre et l’armement du Flèche avaient souffert de graves dommages, puis les instructions au timonier quand le croiseur léger chercha à altérer sa trajectoire.
Dix secondes après son pilonnage par les deux croiseurs lourds, le Flèche voyait surgir de derrière la courbure de la géante gazeuse une silhouette massive rappelant celle d’un requin trapu. Compte tenu de la vélocité du croiseur léger, son équipage n’avait pas le temps de réagir avant de se trouver à la portée des armes du cuirassé.
Deux minutes et demie après avoir plongé à la poursuite de l’aviso, le Flèche se désintégrait sous leurs coups de boutoir. Aucune capsule de survie ne le quitta. Aucun spatial n’avait eu le loisir de les atteindre et de les lancer.
Le flux de données s’interrompit après la volatilisation du croiseur léger.
Le Flèche et tout son équipage étaient morts depuis un quart d’heure.
Geary se rendit compte peu à peu qu’un silence mortel régnait sur la passerelle de l’Inspiré.
Silence que vint finalement rompre un unique mot d’un jeune officier, articulé d’une voix plaintive : « Pourquoi ?
— Pourquoi ? répéta Geary, non sans se demander comment il pouvait se faire distinctement entendre de toute la passerelle alors qu’il parlait si bas. Parce que le commandant du Flèche a oublié qu’il n’était pas seul. Qu’il ne s’agissait pas de sa gloire personnelle. Il a oublié ses ordres, perdu de vue ses responsabilités, son entraînement et son devoir. En conséquence, il a gaspillé les vies de tout son équipage. Ne faites jamais rien de tout cela. »
Il prit une profonde inspiration, se redressa dans son siège puis reprit d’une voix ferme : « Deux croiseurs lourds et un cuirassé au moins ont surgi de derrière la géante gazeuse et nous les verrons incessamment ! Faites votre devoir, battez-vous aussi courageusement qu’intelligemment et le Flèche sera le seul vaisseau que nous perdrons aujourd’hui ! »
Il leur fallut encore quinze minutes pour constater que le cuirassé, escorté de deux croiseurs lourds et de quatre avisos, s’était hissé au-dessus de la planète géante et accélérait sur un vecteur d’interception de l’amas des vaisseaux de réfugiés.
« Nous avons déréglé leur minutage, déclara Geary à Duellos. Le Flèche aura au moins eu ce mérite. Dans une demi-heure, nous devrions voir arriver aussi sur nous les croiseurs légers et les avisos qui stationnaient près de la planète habitée. »
Duellos fouillait son écran du regard. « Les réfugiés n’ont-ils pas dit que Tiyannak disposait de quatre croiseurs légers ?
— De quatre au minimum.
— Les deux autres doivent se planquer derrière cette planète », avança le commandant de l’Inspiré en montrant un monde glacé et désolé, gros comme une fois et demie la Terre mais manquant cruellement d’eau et d’atmosphère. Il orbitait à trente minutes-lumière de l’étoile et croiserait la route des vaisseaux de l’Alliance et des cargos de réfugiés quelques heures avant qu’ils n’atteignent ce secteur de l’espace. « Tous les autres objets célestes derrière lesquels on pourrait s’abriter sont en trop mauvaise position sur leur orbite.
— Je vais devoir laisser aux croiseurs légers et aux destroyers le soin de protéger les cargos de réfugiés pendant que je mène les croiseurs de combat à l’assaut de la flottille du cuirassé, décida Geary.
— C’est probablement la meilleure solution qui s’offre à vous, convint Duellos. Si on leur en laissait le temps, mes croiseurs de combat viendraient sans doute à bout du cuirassé. Mais le temps nous est compté. Comment entendez-vous l’arrêter avant qu’il ne s’approche assez des cargos pour les éparpiller, ce qui en ferait des proies faciles ?
— Je trouverai bien un moyen. »