Il arrive parfois que tout s’assemble à la perfection, comme les pièces d’un puzzle complexe et finement usiné qui, toutes, se glisseraient à leur place respective pour former une image fidèle. Il en est ainsi de certaines opérations où ni Murphy ni sa fameuse loi ne montrent le bout du nez et où les manœuvres de l’ennemi elles-mêmes contribuent à produire l’issue souhaitée.
Ce n’était pas le cas.
« Émeute à bord de vaisseaux de réfugiés en orbite ! Ils réquisitionnent les navettes de réserve.
— Les escadrons d’AAR de l’aérospatiale chargés de la sécurité orbitale sont victimes d’une défaillance de grande envergure du logiciel de leur système de commandes ! Certains doivent passer en manuel et ne peuvent plus mener d’interventions de maintien de l’ordre !
— Les supports vitaux du cargo de réfugiés escorté par le Dague et le Perroquet vers la planète principale tombent en carafe ! Les deux destroyers n’ont pas une capacité suffisante pour les embarquer tous ! Il s’en faut de beaucoup !
— On a perdu la connexion avec le croiseur léger Forte ! On suppute une panne du système de com !
— Deux autres vaisseaux de réfugiés viennent d’être détectés à leur émergence du point de saut pour Yokaï ! L’un d’eux émet un signal de détresse traduisant une défaillance matérielle qui pourrait se solder par l’effondrement de son réacteur !
— Le Formidable rapporte que les commandes de son unité de propulsion principale sont tombées en panne durant un test de routine ! Il ne pourra plus manœuvrer tant que n’auront pas été effectuées des réparations d’urgence ! »
Assis dans son fauteuil sur la passerelle de l’Inspiré, Geary laissa s’écouler plusieurs secondes, conscient que tous le regardaient et attendaient ses instructions.
« C’est tout ? » s’enquit Duellos d’une voix crispée, une paume plaquée à son front.
Ses vigies échangèrent un regard, puis un lieutenant hocha la tête. « Oui, commandant. Pour l’instant. »
Geary entreprit de donner des ordres qui s’échappaient de ses lèvres sans qu’il prît le temps d’y réfléchir à deux fois ni d’en vérifier la validité. Ça pourrait attendre que tout soit mis en branle. Il pressa une touche de com. « Implacable, ici l’amiral Geary. Procédez séance tenante à l’interception du cargo de réfugiés escorté par le Dague et le Perroquet. Embarquez le plus grand nombre possible de passagers pour stabiliser ses supports vitaux et entreprenez d’éventuelles réparations. Geary, terminé.
» Dague, Perroquet, je viens d’ordonner à l’Implacable de vous porter assistance. Tenez bon jusqu’à son arrivée. Geary, terminé.
» Capitaine Duellos, conduisez au plus vite l’Inspiré et tous les croiseurs légers en orbite afin qu’ils s’acquittent des mesures de sécurité auprès des vaisseaux de réfugiés. Que les croiseurs légers forment le périmètre tandis que l’Inspiré occupera le centre, au beau milieu d’eux. Transmettez au Forte l’ordre par signaux lumineux codés d’accompagner son escadron s’il en est capable. Prévenez l’infanterie de l’Inspiré de se préparer à des opérations anti-émeute. Seules sont autorisées les armes incapacitantes. »
Il appuya de nouveau sur les touches de com de son fauteuil. « Colonel Galland, ici l’amiral Geary. J’envoie des forces assister vos unités. Tenez-moi informé de votre situation, Geary, terminé. »
Nouvelle touche. « Général Sissons, ici l’amiral Geary. Des émeutes se sont déclarées à bord des vaisseaux de réfugiés orbitant autour de la planète principale. J’ai dépêché des vaisseaux, mais j’ai besoin du concours des forces terrestres pour rétablir l’ordre. J’attends de vous que vous m’envoyiez par navette la police militaire en configuration anti-émeute pour aider mes unités à son arrivée. Si elle ne se présente pas, j’embarque sur-le-champ les réfugiés à bord de navettes et je les dépose sur le terrain d’atterrissage de votre QG, à charge pour vos troupes de s’en occuper. C’est une promesse. Geary, terminé. »
Troisième touche. « Au cargo non identifié en provenance de Yokaï qui émet un signal de détresse. Aucun de mes vaisseaux ne peut vous atteindre dans les douze heures qui viennent. Déroutez-vous sans tarder vers la seconde géante gazeuse, celle que les balises de navigation désignent sous le nom d’Adriana Sextus. Ses installations orbitales vous fourniront toute l’assistance nécessaire à vos réparations, après quoi vous devrez faire route vers l’intérieur du système et gagner la principale planète habitée pour vous placer sous notre contrôle. Geary, terminé. »
Quatrième. « Aux commandants des neuvième, quatorzième et vingt et unième escadrons de destroyers, préparez-vous à dérouter quelques-uns des destroyers qui escortent les vaisseaux de réfugiés pour prêter renfort à l’Inspiré et aux croiseurs légers. Planifiez vos manœuvres et tenez-vous prêts à intervenir si je vous demande de l’aide. Geary, terminé. »
Il se renversa dans son fauteuil et inspira profondément. « Je n’oublie rien ? »
L’Inspiré s’ébranlait déjà légèrement : ses unités de propulsion principales s’activaient pour précipiter le croiseur de combat vers les vaisseaux de réfugiés stationnés en orbite proche de la planète vers laquelle les bâtiments de l’Alliance se dirigeaient à une allure plus modérée. Duellos attendit que le sien eût bronché pour répondre : « Je n’en crois rien. Les autochtones de la seconde géante gazeuse sont obligés de leur fournir des secours d’urgence, mais, par simple politesse, vous devriez prévenir les autorités locales.
— Promis. » Geary s’interrompit, un nouveau message clignotant pour attirer son attention.
Le chef d’état-major Sissons s’efforçait d’afficher une mine outragée, mais sans grand succès. « Au commandant de la flotte de l’Alliance dans le système stellaire d’Adriana, de la part du général Sissons, commandant des forces terrestres de l’Alliance sur place. Nous ne disposons pas de troupes susceptibles de vous assister. Aucun atterrissage près des installations des forces terrestres de l’Alliance ne sera autorisé. Forces terrestres, terminé.
— Si c’était un Syndic, on lui lâcherait un caillou sur le crâne, fit remarquer Duellos. Dix minutes pour rejoindre la formation des réfugiés, amiral, ajouta-t-il.
— Merci, commandant. » Geary tapa sur RÉPONDRE. « Au général Sissons, commandant des forces terrestres de l’Alliance à Adriana, message personnel de l’amiral Geary. Puisque vous vous dites incapable de transférer des troupes en orbite pour nous assister, je vais vous amener les réfugiés. À moins que vous ne soyez d’humeur à tirer sur mes navettes lorsqu’elles les largueront, vous auriez tout intérêt à dénicher les unités requises et à les expédier de suite en orbite, ou bien apprêtez-vous à recevoir ces réfugiés, parce qu’ils vont arriver. Geary, terminé.
— L’Implacable rapporte qu’il n’est plus qu’à une heure de l’interception du cargo aux supports vitaux défaillants, annonça le lieutenant des opérations de l’Inspiré. Le Dague et le Perroquet se tiennent déjà près du cargo, mais on a dû renoncer à une tentative pour fixer un tube d’évacuation à l’un de ses sas quand son équipage a perdu le contrôle de la situation à bord.
— Compris. » Geary n’eut aucun mal à visualiser ce qui se passait à bord du cargo : un air de plus en plus irrespirable, des réfugiés paniqués, l’équipage se réfugiant probablement sur la passerelle et dans la salle des machines puis scellant hermétiquement les écoutilles pour se protéger. Il se représentait la trajectoire de l’Implacable, le voyait accélérer vers l’interception… Mais le croiseur de combat devrait ensuite pivoter et commencer à freiner en se servant de ses mêmes unités de propulsion principales pour ralentir afin d’épouser la vélocité du poussif cargo.
Tout comme lui-même, l’Implacable faisait tout son possible compte tenu des distances impliquées et des réalités de l’accélération et de la décélération.
Geary priait pour cela fût suffisant.
L’Inspiré continuait de se retourner, ses unités de propulsion principales s’activant à plein régime tandis que le croiseur de combat se glissait au milieu de l’essaim des vaisseaux de réfugiés cabossés, tel un lion surgissant brusquement au sein d’un troupeau de moutons. Sur les franges extérieures de l’amas de cargos, les croiseurs légers de l’Alliance se faufilaient aussi en position, pareils, eux, à autant de guépards cherchant à empêcher le troupeau de s’éparpiller pour fuir le premier prédateur.
« Amiral, les bases des forces terrestres de la planète viennent de lancer des navettes.
— Combien ?
— Huit… non, neuf, amiral. En voilà trois autres qui contournent sa courbure.
— Douze, dit Duellos à Geary. Ça suffira ?
— Probablement tout ce dont dispose Sissons, marmonna Geary pour toute réponse. J’ai besoin d’un champ de transmission prioritaire maximal, ajouta-t-il. Tous canaux.
— À vos ordres, amiral. » Il ne fallut que deux secondes à l’officier des trans pour hocher affirmativement la tête. « C’est prêt, amiral. Canal six.
— Merci. » Geary afficha une mine austère puis frappa la touche. « À tous les vaisseaux transportant des réfugiés, ici l’amiral Geary de la flotte de l’Alliance. Je suis là pour rétablir l’ordre et je vais m’en acquitter. Cessez toute activité. Des troupes de la flotte de l’Alliance et des soldats vont monter à votre bord armés et cuirassés. Toute désobéissance ou effervescence indue sera réprimée de manière proportionnée afin de ramener le calme et la sécurité. Les officiers et cadres de chaque vaisseau de réfugiés doivent contacter sans plus tarder l’Inspiré pour l’informer de la situation à leur bord. Tout bâtiment ayant besoin d’assistance ou d’un retour à l’ordre doit me contacter sans délai sur l’Inspiré. »
Qu’est-ce qui pourrait encore mieux persuader des Syndics de suivre les instructions ? Geary se remémora la formule qu’il avait entendu prononcer par les ex-CECH dans le système de Midway. « Toute tentative d’insubordination sera traitée par les moyens requis. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »
Il n’avait pas fini sa phrase qu’une autre transmission à haute priorité lui parvenait. Ce n’était pas un message cette fois mais un appel direct.
Le colonel Galland crachait des paroles furieuses : « Une mise à jour ! Une fichue mise à jour superflue, farcie de bogues, vient de mettre toute mon escadrille hors de combat ! Mes techniciens s’emploient à rétablir tous les systèmes dans la configuration précédente, mais mes AAR resteront hors circuit pendant au moins une heure encore, le temps que nous les relancions tous.
— Une mise à jour ? s’étonna Geary. On y aurait infiltré un virus ? »
Elle secoua la tête. « Nous n’avons pas trouvé de vers. Ça ne veut pas dire qu’il n’y en a pas. Pour l’instant, j’ignore encore s’il s’agit d’un sabotage malveillant ou d’un simple bug de routine par voie de remise à jour du logiciel.
— Où en sont vos navettes de réserve investies par les réfugiés ?
— Trois étaient amarrées à des cargos au début de l’émeute. La première s’est détachée du sien. Les deux autres restent coincées avec des réfugiés entassés à l’intérieur, leurs sas verrouillés, tandis que l’équipage est bloqué dehors sur le quai de contrôle. Si elles s’envolent, tous les réfugiés qu’elles abritent mourront. »
Voilà qui réglait au moins une question. « J’ai là un peloton de fusiliers en tenue anti-émeute. Je vais en envoyer la moitié à chacun des deux bâtiments accouplés à ces navettes afin qu’ils nettoient ce foutoir.
— Merci, amiral. » Galland eut un sourire féroce. « J’ai constaté que des forces terrestres étaient elles aussi en route. Qu’avez-vous fait au général Sissons pour qu’il accepte de coopérer ?
— Cela reste entre lui et moi », répondit Geary, conscient malgré tout qu’en pareil cas la sécurité ne ralentirait que très provisoirement la propagation de la teneur des messages que Sissons et lui avaient échangés. Les ragots avaient le don de battre en brèche toutes les barrières et semblaient même quelquefois se répandre à une vitesse supérieure à celle de la lumière. « Deux de vos AAR se trouvent à proximité de Sextus, la seconde géante gazeuse. Un nouveau cargo se dirige par là-bas.
— Celui qui prétend le cœur de son réacteur instable ? Vous envoyez mes gens vers une bombe à retardement ? Merci, amiral.
— À votre service.
— Amiral, deux des cargos ont allumé leur unité de propulsion principale et ignorent les injonctions les sommant de s’arrêter.
— Ordonnez aux plus proches croiseurs légers de tirer quelques coups de semonce. Et dites à leur équipage que, s’il nous faut pour cela faire feu sur leur bâtiment, nous viserons le poste de commandes. »
Il se tourna vers Galland et la vit le fixer d’un œil approbateur. « Amiral, dès que mes AAR en orbite recouvreront leur pleine capacité opérationnelle, je les placerai temporairement sous vos ordres. Dès que j’en aurai la latitude, j’en rendrai le commandement à mes chefs d’escadrille, qui opéreront en collaboration avec vous. Ça vous convient ?
— Parfaitement. Vos chefs d’escadrille ont-ils déjà collaboré avec des forces terrestres ?
— Ici ? Non. Sissons prétend qu’il n’a jamais eu le temps, les moyens ni les fonds nécessaires pour des opérations jointes. En avez-vous eu l’occasion, amiral ? »
Geary sourit. « Il y a un peu plus d’un siècle. Avec une paire de vaisseaux de l’Alliance et deux pelotons des forces terrestres. Mais je n’étais encore que chef de service à bord d’un des vaisseaux.
— Oh ! » Galland lui retourna son sourire. « Un peu rouillé, alors ?
— Ouais. Finissons-en, colonel. Non, attendez. Que savez-vous de ces réfugiés ? Ce que j’ai pu voir de leur matériel depuis mon arrivée ne m’apprend rien sur eux.
— Ce sont des Syndics.
— Vraiment ? Batara est encore sous contrôle syndic ? Je ne dispose d’aucune donnée sur eux.
— Je n’en sais rien, amiral, admit-elle. J’étais déjà débordée par la gestion des cadres des cargos. Le service du renseignement de l’aérospatiale pour cette région était basé à Yokaï, et, autant que je sache, tout le monde est rentré chez soi quand on a bouclé le reste. Les interrogatoires et le recueil des informations sont désormais sous la responsabilité des forces terrestres d’Adriana. »
L’appel coupé, Geary se tourna vers Duellos. « Vous avez capté tout cela ?
— Oui, amiral. » Duellos désigna l’écran derrière lui. « Les deux cargos indisciplinés ont compris leur erreur grâce à deux tirs de lance de l’enfer qui les ont frôlés, et ils ont coupé leurs unités de propulsion principales. Mes fusiliers sont en train d’embarquer sur mes navettes. Mais je dois leur signifier les règles de l’engagement. Ils disposent de CRV à gaz incapacitant et de CRX anti-émeute. Ils préféreraient se servir de CRX.
— Par quoi le CRV pèche-t-il ? » s’enquit Geary.
Duellos passa la main par-dessus ses commandes et répéta la question de Geary pour la gouverne de l’image, qui venait d’apparaître, d’un sergent de l’infanterie en cuirasse de combat.
« Voilà, amiral, répondit la femme. Le CRV est destiné à disperser les émeutes en obligeant les gens à fuir pour se soustraire aux effets très pernicieux du gaz sur leurs yeux, leur nez, leur peau et ainsi de suite. Rien de trop méchant, mais très désagréable. Mais il n’y a pas la place de fuir sur un bâtiment de cette taille et, d’après les relevés que j’ai sous les yeux, les supports vitaux de ces coucous sont déjà vacillants. Si on lâche du CRV là-dedans, avec tous ces gens qui courront en tous sens sans nulle part où aller, ça risque de dégénérer davantage.
— Ça pourrait se traduire par des morts ? demanda Duellos.
— Oui, commandant, répondit-elle. Des gens écrasés ou asphyxiés dans la panique générale. Et il faudra ensuite une éternité aux supports vitaux pour éliminer le CRV, de sorte que les passagers en souffriront encore longtemps. Mais le CRX, lui, se bornera à les assommer sans prévenir. Boum ! et c’est le noir. Pas le temps de paniquer ni de se piétiner. C’est ce que je préconiserais si nous rencontrions des problèmes, amiral.
— Le CRX peut-il entraîner de graves séquelles ? s’enquit Geary.
— Peut-être, admit le sergent. Les chances sont infimes, mais, si quelqu’un est déjà souffrant ou affaibli, le gaz pourrait le faire basculer de l’autre côté. Pourtant, c’est ce que nous avons de moins risqué dans tout l’arsenal, amiral. »
Duellos signifia son approbation à Geary d’un hochement de tête et, à son tour, l’amiral acquiesça d’un coup de menton. « Alors servez-vous du CRX si vous devez recourir aux gaz, sergent.
— À vos ordres, amiral ! Merci, amiral. »
L’image du sergent disparue, Duellos se tourna vers Geary en arquant un sourcil. « Les fusiliers n’ont pas l’habitude de s’exciter autant sur des armes non létales.
— Si j’en crois ce que m’a dit le général Carabali, ils répugnent à s’en prendre à des civils hors de contrôle. Il s’est apparemment produit quelques assez horribles incidents sur les planètes syndics où ils ont dû ouvrir le feu pour se protéger d’émeutiers rendus cinglés par la peur panique.
— La gloire de la guerre, marmonna Duellos. Nous autres de la flotte n’avons jamais eu à voir mourir les gens sous les cailloux que nous leur balancions depuis des milliers de kilomètres.
— Tout cela est mort et enterré, affirma Geary d’une voix tranchante.
— Amiral, l’Implacable annonce qu’il pourra intercepter le vaisseau de réfugiés aux supports vitaux défaillants dans quinze minutes, rapporta la vigie des opérations, assez fort pour se faire entendre de Geary et Duellos par-dessus leur conversation à voix basse.
— Avons-nous des nouvelles du Dague et du Perroquet ? demanda l’amiral.
— Le Dague signale… (le lieutenant hésita puis poursuivit sur un ton plus lugubre.)… que l’équipage du cargo affirme qu’il se prépare à revêtir des combinaisons de survie. »
L’opérateur des systèmes de combat secoua la tête. « Commandant, mon cousin a travaillé sur un cargo. Déballer ces combinaisons coûte cher. Ils ne le font que s’ils y sont forcés. »
Duellos hocha la tête lentement, tout en contrôlant soigneusement son expression. « Devront-ils attendre que l’air soit irrespirable ? Ou bien les enfileront-ils de manière à s’assurer une marge de sécurité ?
— Ils attendront jusqu’à la dernière minute, à ce que disait mon cousin, commandant.
— Et nous sommes encore à vingt minutes-lumière d’eux », laissa tomber Duellos.
Geary crispa les lèvres puis frappa son unité de com avec une violence indue, conscient toutefois que tout ce qu’il obtiendrait par ce biais arriverait trop tard pour changer le cours des événements. « Dague, Perroquet… ici le…
— Un message du Perroquet, amiral… »
Geary coupa la communication pour l’afficher.
Le commandant du Perroquet semblait scandaleusement juvénile pour son grade. C’était le fruit d’une guerre où les promotions se succédaient très vite, à mesure que les officiers les plus anciens étaient éliminés au cours de combats sanglants. Seuls les yeux de cette femme trahissaient ce qu’elle avait vécu : autant d’expériences qui l’avaient assez mûrie pour qu’elle méritât un commandement en dépit de son âge. « Amiral, en me fondant sur des rapports de l’équipage du cargo quant aux conditions qui règnent à son bord, j’ai pris la décision de tenter une seconde fois de fixer un tube d’évacuation à son sas. Cette tentative a été couronnée de succès, parce que ces conditions sont si mauvaises que la plupart des passagers sont d’ores et déjà à peine conscients ou quasiment comateux.
» Nous y avons donc rattaché un tube d’aspiration pour évacuer l’air vicié et souffler ensuite de l’air pur, mais notre capacité d’accueil est trop réduite. Le Dague accouple un tube à un autre sas et devrait se joindre à nos efforts dans quelques minutes, mais, amiral… nous allons en perdre quelques-uns. Peut-être beaucoup. Nous faisons de notre mieux. Lieutenant Miller, terminé. »
Un an plus tôt, le lieutenant Miller aurait sans doute cherché à massacrer ces Syndics. Elle avait l’air aujourd’hui prête à hurler de dépit à la perspective de ne pouvoir les sauver tous. En dépit du drame qui se déroulait, Geary y vit luire une étincelle d’espoir.
« Message des navettes des forces terrestres, amiral. »
Il reporta son attention sur un écran montrant un officier des forces terrestres dont l’uniforme et l’aspect général trahissaient un trajet en navette assez mouvementé. « Major Farouk, du régiment 1712 de la police militaire. J’ai là six pelotons et demi à votre disposition, amiral. »
Duellos pointa son propre écran. « Ils devraient rejoindre ces vaisseaux, amiral. Je les observais pendant que vous vous chargiez du tableau d’ensemble, et ce sont eux qui abritent le plus grand nombre de réfugiés. Nos croiseurs viennent tout juste de tirer quelques nouveaux coups de semonce pour interdire à d’autres cargos de déguerpir.
— Merci. Major, votre assistance sera la bienvenue. Je coche les neuf cargos dont nous pensons qu’ils ont le plus grand besoin d’un rétablissement de l’ordre. Mes fusiliers sont d’ores et déjà en train d’en aborder deux. J’ai autorisé l’emploi de gaz CRX anti-émeute. »
Farouk le fixa pendant un bon moment d’un œil inexpressif avant de répondre : « Nous n’avons pas de CRX, amiral.
— Vous n’avez que du CRV ?
— Non, amiral. Nous n’avons pas de gaz du tout.
— Quelle est exactement votre dotation ?
— Hurleurs, grenades aveuglantes, étourdisseurs… »
Matériel destiné plutôt à affronter des situations autrement sérieuses que la dispersion d’une émeute. Geary brandit la main pour interrompre la litanie. « N’employez que la force minimale requise. Nous avons ici six vaisseaux de guerre pour vous apporter leur appui. Y a-t-il parmi ces réfugiés des meneurs que vous pourriez contacter pour vous aider à rétablir l’ordre ? »
Cette fois, le visage du major Farouk trahit son embarras. « Je ne sais pas, amiral.
— Votre service du renseignement ne pourrait-il pas vous informer ? demanda Geary, craignant déjà de connaître la réponse.
— Nous n’avons strictement rien sur ces réfugiés, amiral. Ils sont sous le contrôle de l’aérospatiale. Je leur ai posé la question, amiral, se hâta d’ajouter Farouk. Pendant le trajet. On m’a répondu qu’il s’agit de Syndics émigrés pour des raisons économiques, et que, s’il y avait autre chose, l’aérospatiale le saurait. C’est tout.
— Voici mes ordres, déclara Geary lentement et distinctement. Chaque fois que vous aborderez un bâtiment, veillez à identifier les chefs locaux qui pourraient vous aider à rétablir et maintenir l’ordre. Je veux être tenu au courant. Prévenez-moi aussitôt si vous avez besoin d’aide ou si vous apprenez quelque chose qu’il me faut savoir. Des questions ?
— Non, amiral.
— Fichue stupidité bureaucratique ! Démentiel ! grommela Geary, la communication terminée. Ce sont des Syndics. Personne ne s’est donc avisé qu’il serait important que je connaisse la raison qui a poussé tant de gens à prendre le risque de pénétrer dans le territoire de l’Alliance ? »
Duellos haussa les épaules. « Ce sont des Syndics, répéta-t-il. Permettez-moi de vous expliquer comment on a probablement raisonné. Tout d’abord, puisqu’il s’agit de Syndics, ils mentiront si on leur pose la question. En second lieu, peu importent leurs motifs puisqu’ils vont regagner l’espace syndic. Troisièmement, ce sont des Syndics, alors qui diable s’en soucie ? Par-dessus le marché, nous connaissons déjà l’opinion du général Sissons sur la coopération et la nécessité de vous apporter un soutien qu’il n’est nullement contraint de fournir. » Il vérifia une information sur son écran. « Mes fusiliers entament les opérations d’abordage. Voulez-vous les surveiller ? »
Geary aimait bien observer le déroulement des événements du point de vue des fusiliers, mais… « Pas cette fois. Il se passe trop de choses en même temps pour que je me concentre sur une seule. S’ils rencontrent des problèmes, faites-le-moi savoir.
— Le Formidable a récupéré le contrôle de sa propulsion ! » annonça joyeusement le spécialiste des opérations.
Geary se surprit à sourire à son tour. Ça partait enfin dans le bon sens. « Formidable, ici l’amiral Geary. Procédez à l’interception avec l’Inspiré. Je tiens à ce que ces cargos voient arriver un autre croiseur de combat.
— Amiral, l’AAR 4657A de l’aérospatiale demande des instructions. »
Que faire d’un coucou ? « Dites-lui d’aider nos croiseurs à cornaquer les cargos qui tenteraient de quitter l’orbite.
— Les fusiliers d’un vaisseau se servent de CRX, rapporta Duellos.
— Et ceux de l’autre ? demanda Geary.
— On dirait que l’ordre y a été rétabli avant qu’ils ne l’abordent. » Duellos coula un regard en biais, dit quelques mots puis se tourna de nouveau vers Geary. « Ils ont été contactés par deux meneurs qui les prient de mettre la pédale douce sur les mesures de coercition. Quelles qu’elles soient.
— Quand ça se sera tassé, il faudra que je parle à ces deux chefs. De loin, par un canal sécurisé. Les fusiliers leur ont-ils dit qu’ils n’auraient pas à sévir si eux-mêmes réussissaient à rétablir l’ordre de leur côté ?
— L’Implacable a intercepté le cargo désemparé et participe au sauvetage, rapporta un autre lieutenant.
— L’AAR 1793B de l’aérospatiale demande des instructions.
— Les forces terrestres abordent trois cargos. Les navettes s’approchent encore des six autres.
— L’AAR 8853A de l’aérospatiale demande des instructions.
— Les fusiliers du cargo où on s’est servi de CRX ont besoin de matelots de la flotte pour surveiller sa propulsion, son réacteur et ses systèmes de commande jusqu’au réveil de son équipage. »
Geary s’accorda une pause pour se masser les yeux. Certes, la bulle redevenait lentement contrôlable, ou du moins ne menaçait-elle plus d’exploser en millions de fragments dérivant dans l’espace, mais il ne pourrait toujours pas se détendre avant un bon moment. Il baissa la main et reporta le regard sur le secteur de son écran où l’Implacable, le Dague et le Perroquet s’amassaient autour du cargo de réfugiés blessé.
J’ai limité les dégâts, mais je n’ai pas réussi à éviter quelques pertes en vie humaine.
Je vais devoir surmonter cette situation, trouver le moyen de rapatrier ces réfugiés et d’en empêcher d’autres d’affluer, et découvrir pourquoi ils venaient ici. Le seul point positif de ce foutoir, c’est qu’il m’aura au moins placé en position de m’atteler à cette tâche.
La journée avait été longue, mais, en dépit de son épuisement, Geary se sentait toujours très tendu. Il avait besoin de réponses, et ces gens lui en fourniraient peut-être.
La salle de conférence de l’Inspiré était pratiquement identique à celle de l’Indomptable, mais lui-même se sentait la proie d’un malaise irrationnel, auquel s’ajoutait l’impression que le fauteuil de dotation standard qu’il occupait dans ce compartiment était plus inconfortable que son homologue de l’Indomptable.
Deux individus semblaient assis comme lui à la même table, mais il ne s’agissait que des présences virtuelles des meneurs que les fusiliers avaient trouvés à bord d’un des cargos. Les soldats avaient installé le matériel de conférence puis s’étaient éclipsés pour permettre aux deux chefs de s’entretenir librement avec Geary. Tous deux étaient vêtus de tenues indescriptibles, qu’ils portaient visiblement depuis trop longtemps et dans des conditions interdisant toilette et nettoyage.
Celui qui s’était présenté sous le nom de Naxos était un homme corpulent d’un âge avancé, qui rappelait à Geary le sous-off le plus chevronné avec qui il eût travaillé. Il ne semblait guère à l’aise de se trouver en présence d’un haut responsable et fixait fréquemment ses mains comme s’il attendait qu’elles parlent à sa place. Ses premières paroles confirmèrent l’impression de Geary.
« J’ai passé ma vie à travailler à la chaîne, déclara-t-il. Mon dernier poste était celui de contremaître. Les gens s’imaginent souvent qu’à cause de ça je connais les ficelles. J’espère qu’ils ne se trompent pas. » Naxos décocha à Geary un regard où brillait une lueur de défi puis détourna promptement les yeux.
« Je ne suis pas un CECH syndic, répliqua Geary. J’aime bien qu’on me regarde en face. »
Le second réfugié était une femme plus jeune et plus affûtée : une lame que l’existence dans les Mondes syndiqués n’avait pas encore eu le temps d’émousser. Elle se présenta à lui sous le nom d’Araya. Elle n’affichait pas la même soumission spontanée que Naxos, mais il lui manquait l’assurance que confère une position de responsabilité plus élevée. La réponse de Geary lui arracha un grognement sceptique. « Pouvons-nous nous permettre de vous prendre au mot ?
— Je vois mal quel autre choix s’offre à vous, répondit l’amiral. Que je sache, je suis la première personne jouissant d’une certaine autorité dans l’Alliance qui s’adresse à vous, et je pourrais bien être la dernière. S’il y a quelque chose qu’il nous faudrait savoir, faites-m’en part. » En même temps qu’il leur parlait, Geary se rendait lentement compte, comme lors de conversations précédentes, combien les leçons que lui avait enseignées Victoria Rione sur les différents modes d’expression lui avaient été précieuses. Sans en avoir l’air, elle l’avait constamment contraint à se confronter à des déclarations biaisées et à d’obscures motivations. Il avait toujours présumé qu’elle était ainsi faite, que c’était dans son caractère, mais il commençait à se demander si elle n’avait délibérément visé cet objectif. Après tout, elle s’était montrée très directe lors de leurs premières discussions. « Que faisiez-vous sous le régime syndic ? demanda-t-il à Araya.
— Sous-cadre à l’échelon 5, répondit-elle comme si elle le mettait au défi de relever.
— Je n’ai pas un souvenir précis du rang que ce poste occupait dans la hiérarchie syndic, se contenta-t-il de répondre.
— Pas très élevé. En fait, on ne peut guère descendre plus bas, sauf à être un travailleur. » Les yeux d’Araya le scrutaient. « J’ai été blackboulée par un CECH. Plus aucune promotion. Jamais.
— Je vois.
— Vraiment ?
— J’ai discuté avec des gens du système de Midway, qui s’est révolté contre les Mondes syndiqués. Ils m’en ont beaucoup appris sur le régime sous lequel ils devaient vivre et sur ce dont les CECH étaient capables pour assujettir les citoyens. » Geary désigna Naxos puis Araya. « On m’a ordonné de vous rapatrier. Mais j’aimerais vous aider. »
Tous deux irradiaient un scepticisme aussi tangible qu’une force physique. « Pourquoi ? interrogea Naxos, les yeux rivés sur les mains de Geary.
— Parce que je suis censé régler ce bazar. Vous ramener chez vous ne résoudra rien si vous persistez à revenir, vous et vos compatriotes. Vous êtes des réfugiés. Pourquoi ? Pourquoi avez-vous quitté Batara pour vous rendre dans un système de l’Alliance plutôt que dans un autre système de l’espace syndic ?
— Vous appartenez à l’Alliance, répondit Araya d’une voix soudain plus véhémente. Vous nous avez bombardés et tiré dessus pendant un siècle. Pourquoi devrions-nous nous déboutonner ?
— Pourquoi diable êtes-vous venus si vous pensez que tout le monde est malfaisant dans l’Alliance ?
— Ce n’était pas notre… » Araya interrompit brusquement sa philippique, adressa un regard noir à Geary puis haussa les épaules. « D’accord. Batara a renversé le Syndicat. Nous nous sommes rebellés. Mais, une fois débarrassés des serpents et des CECH, nous… nous… »
Geary connaissait le scénario pour l’avoir vu se dérouler ailleurs. « Vous vous étiez unis contre le gouvernement syndic, mais, après son renversement, les diverses factions de Batara ont commencé à se battre entre elles. C’est bien ce qui s’est produit ?
— Oui », confirma Naxos, dont le regard se releva l’espace d’une brève seconde pour fixer Geary, puis de nouveau le pont. « On nous a laissé le choix, partir, être enfermés dans un camp de travail dont la direction avait changé ou mourir. La deuxième et la dernière option revenaient au même. »
Geary hocha la tête puis se renversa dans son fauteuil pour réfléchir. « Les rebelles que vous étiez ne pouvaient-ils pas gagner un autre système stellaire syndic.
— Nous n’avions pas vraiment le choix, insista Araya. Quitter Batara ou mourir. C’est la seule raison qui nous a poussés à venir à Adriana. Parfait. Où serions-nous allés ? Il n’y a que trois points de saut à Batara. Dont un qui conduit dans l’espace de l’Alliance.
— À Yokaï, précisa Geary.
— C’est le nom que vous lui donnez. Nous autres, nous appelons ce point de saut la Bouche de l’Enfer. Pendant cent ans, la population de Batara a vu les forces syndics s’y engouffrer et disparaître ou revenir en lambeaux. Pendant cent ans, elle s’est demandé si les assassins de l’Alliance n’allaient pas en surgir pour l’attaquer.
— Ça n’était pas sans une certaine logique », intervint Naxos. Il contempla ses propres mains en fronçant les sourcils. « Les autres rebelles voulaient se débarrasser de nous, alors ils nous ont précipités dans la Bouche de l’Enfer.
— Les autres points de saut mènent à Yaël et Tiyannak, reprit Araya. Yaël reste sous contrôle syndic. Ils n’ont pas la force de reconquérir Batara, mais au moins celle de lancer contre nous des attaques limitées. Ils émergent, bombardent quelques installations, détruisent des moyens de transport et filent. Ils affirment qu’ils cesseraient si nous nous soumettions à nouveau au Syndicat. Mais chacun sait à Batara que permettre aux CECH de revenir nous vaudrait un sort bien pire que tout ce que peuvent nous infliger les forces de Yaël. Et ceux qui nous en ont chassés ne tenaient pas à ce que nous aidions les CECH ou que nous les rallions, ni surtout que nous leur expliquions par le menu ce qui s’y passait, de sorte qu’ils ne nous ont pas laissés sauter vers Yaël.
— Mais Tiyannak ? s’enquit Geary.
— Tiyannak ! cracha Naxos comme s’il lâchait un gros mot. Il y avait là-bas une installation de remise en état des forces mobiles. Pas grand-chose d’autre. Mon frère y travaillait. Ils se sont révoltés aussi et se sont emparés des unités qui y étaient stationnées. Ils ont lancé des raids sur Batara au cours des quatre derniers mois. Non, six maintenant. Ils sont en quête de produits raffinés, de matériel spécialisé, de réserves alimentaires en vrac et ainsi de suite. Batara ne peut pas les repousser avec ses seuls moyens, qui se résument à quelques vaisseaux marchands reconvertis et légèrement armés.
— Nous devions traverser la Bouche, répéta Araya. Nous avons gagné l’étoile à l’autre bout. Yokaï. Il n’y avait strictement rien là-bas. Des installations fermées, protégées par des systèmes de sécurité automatisés qui nous ont d’abord mis en garde puis refoulés. Nous devions poursuivre notre chemin. Nous sommes donc venus à Adriana. Et les gens d’ici ont refusé de nous parler, de nous laisser partir ni rien. Ils nous fournissent juste de quoi survivre, et nous sommes obligés de rester en orbite et d’attendre.
— Nous pouvons travailler, affirma Naxos en coulant encore un regard vers Geary. Nous sommes tous expérimentés et durs à la tâche. Nous sommes disposés à nous rendre là où on nous donnerait du boulot. Il doit bien y avoir d’autres endroits que l’Alliance ou le Syndicat. Mais, si vous cherchez à nous ramener chez nous, on nous virera de nouveau et nous nous retrouverons ici. Sauf s’ils nous massacrent. Pourquoi ne pas nous laisser une chance ? »
Geary les scruta et lut dans leurs yeux fierté, défiance et désespoir. « Vous venez de me dépeindre ce que vous inspirait l’Alliance après un siècle de guerre à votre porte. Que croyez-vous que ressentent les gens d’Adriana à votre égard, après avoir vécu la même chose dans l’autre camp ?
— Nous n’avons pas déclenché la guerre ! protesta Araya.
— À la vérité, si, déclara prosaïquement Geary. Les Mondes syndiqués, en tout cas. Ils ont lancé une attaque surprise contre l’Alliance. Je suis bien placé pour le savoir puisque j’en ai repoussé une.
— C’est imposs… » Araya s’interrompit brusquement, les yeux écarquillés, et se recula dans son fauteuil aussi loin que le lui permettait la cloison du cargo. Vous êtes cet homme. C’est donc vrai.
— Je suis effectivement l’homme que vous connaissez sous le nom de Black Jack. Je sais que vos dirigeants vous ont menti sur l’identité réelle de ceux qui ont déclenché le conflit, alors, même si vous refusez de me croire, vous devriez peut-être vous demander pourquoi vous les croyez encore, eux.
— De notre faute », souffla Naxos, l’air anéanti. Il regardait de nouveau fixement ses mains. « Même après tout ce temps, nous devons encore payer pour les crimes de nos ancêtres. C’est bien ça ?
— Je n’en vois pas la nécessité, dit Geary. Pas si vous ne représentez plus une menace pour l’Alliance. C’est encore le cas ?
— Notre réponse importe-t-elle ?
— À mes yeux, oui. »
Araya chercha le regard de Geary, enhardie. « Si vous êtes vraiment cet homme… Nous voulons seulement que l’Alliance nous laisse en paix. Permettez-nous de partir et de trouver un refuge. Ou préférez-vous Batara ? On y est déjà débordé par les agressions de Yaël et Tiyannak. On n’y tient pas à prolonger la guerre contre l’Alliance. Mais on ne nous reprendra pas.
— Il le faudra bien, répondit Geary. On ne peut pas autoriser ce système à rejeter des gens dans l’espace de l’Alliance, et, si ça signifie un changement de gouvernement à Batara, j’y suis disposé. » Les sous-programmes du détecteur de mensonges rudimentaire inclus dans le logiciel de conférence n’ayant signalé aucune duplicité de la part de ses deux interlocuteurs, Geary inclinait à les croire, car aucun gouvernement digne de ce nom ne contraindrait un aussi grand nombre de ses citoyens à l’exil, ni ne reprendrait la gestion des camps de travail syndics au lieu de les fermer.
« Vous comptez conquérir Batara maintenant que le Syndicat n’est plus là ? demanda Araya. Vous le pourriez, car rien à Yaël ne résisterait à vos forces mobiles. Mais il vous resterait à affronter Tiyannak.
— Je n’envisage aucune conquête. De combien de vaisseaux de guerre dispose exactement Tiyannak ?
— On n’en sait trop rien, répondit Naxos. Vous parlez de forces mobiles, n’est-ce pas ? Au minimum deux croiseurs lourds, peut-être une douzaine de croiseurs légers et d’avisos. Et un cuirassé.
— Un cuirassé ?
— Il était déjà à Tiyannak, expliqua Araya. Mais pas opérationnel. Endommagé pendant une bataille juste avant la fin de la guerre. Nous croyons que, dès que Tiyannak l’aura remis en état, le système s’en servira pour asservir Batara. Il s’en est assez vanté. Ce sera le plus puissant système stellaire de la région. Et l’Alliance elle-même ne pourra pas les arrêter. C’est du moins ce qu’ils prétendent. »
Et, quand Tiyannak aurait pris Batara, ce système voyou en possession d’un cuirassé contrôlerait une nouvelle étoile à la frontière de l’Alliance, à proximité d’un Yokaï dont les défenses s’étaient envolées, et d’un Adriana où les restrictions budgétaires les avaient quasiment étripées.
Une situation déjà pénible et agaçante en soi venait brusquement de se révéler affreusement dangereuse.