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Habitué pourtant à contempler les planètes d’une altitude de centaines de kilomètres et à plonger le regard dans l’immensité d’un espace où l’on pouvait chuter éternellement, l’amiral John « Black Jack » avait la tête qui tournait légèrement lorsqu’il se pencha par-dessus les décombres d’un mur de pierre pour scruter le paysage : le terrain plongeait sur une dizaine de mètres selon une pente escarpée jonchée de rochers. Par-delà, une étendue verdoyante moutonnait vers le nord à travers les collines basses qui délimitaient cette petite région de la Vieille Terre. Il gardait le souvenir de panoramas similaires dans certaines régions de Glenlyon, son monde natal qu’il n’avait pas revu depuis un siècle.

L’amiral plissa les yeux pour se protéger d’un vent qui charriait des odeurs végétales, animales et industrielles. Différentes de celles d’un astronef, où, en dépit de tous les filtres à air connus de la science, stagne toujours un faible relent d’humanité confinée, de breuvages caféinés et de circuits en surchauffe.

« Il n’en reste pas grand-chose, hein ? » commenta le capitaine Tanya Desjani en fixant ce qui avait jadis été les fondations du mur.

« Il est vieux de plusieurs millénaires », lâcha Gary Main, le conservateur du patrimoine historique. Il donnait l’impression de faire autant partie du paysage que le mur lui-même, sans doute parce que sa famille fournissait des conservateurs au Mur depuis des générations. « Qu’il en subsiste des vestiges est miraculeux en soi, surtout après la période de glaciation d’un siècle du dernier millénaire. Le Gulf Stream chauffe notre île, de sorte qu’il s’est mis à faire très froid quand le courant a perdu beaucoup de son débit. Le monde s’est réchauffé et l’Angleterre s’est refroidie. Il faut dire aussi qu’elle en a toujours fait à sa tête. »

Geary eut un sourire torve. « Je dois avouer que ça fait tout drôle de se retrouver sur une planète qui héberge l’humanité depuis si longtemps que les gens peuvent évoquer son dernier millénaire.

— Lequel est encore très récent comparé à ce mur, amiral, répondit Main.

— Le Mur d’Hadrien, laissa tomber Desjani. J’imagine que, si l’on tient à ce qu’on se souvienne de vous dans les siècles des siècles, il n’est pas mauvais d’édifier un grand mur à qui l’on donne son nom. Je me rappelle avoir discuté de l’empire romain avec l’amiral, et je le trouvais plutôt petit. Une région relativement réduite d’une planète, pas davantage. Mais, vu d’ici, je me rends compte qu’il a dû paraître immense à ceux qui devaient l’arpenter. »

Main opina puis passa les doigts sur les pierres jointoyées. « Quand il était encore intact, il faisait six mètres de haut. Avec un fortin tous les milles romains et de nombreuses tourelles entre eux. C’était une fortification impressionnante.

— Nos fusiliers en cuirasse de combat auraient pu le franchir d’un bond, fit remarquer Tanya. Mais, quand on ne disposait que de sa force musculaire, ce devait être épineux, surtout si on vous tirait dessus durant l’escalade. Comment est-il tombé ?

— Il n’est pas tombé. C’est Rome qui est tombée. À mesure que l’empire rétrécissait. »

Geary longea le mur du regard, pierre blanche sur fond de végétation verdoyante, non sans songer à la démobilisation massive qui s’était opérée dans l’Alliance depuis la fin de la guerre contre les Mondes syndiqués. On avait rapatrié les légions et le mur avait été laissé à l’abandon. Ça semblait sans doute indolore, mais ça signifiait que des défenses naguère regardées comme vitales étaient brusquement devenues caduques, que des hommes et des femmes dont le rôle avait été crucial étaient désormais superflus et que des artefacts jadis essentiels avaient été jetés au rebut parce que trop coûteux à entretenir. « Les frontières rétrécissent et l’horizon avec », murmura-t-il en songeant tant à l’antique empire qui avait construit ce mur qu’à l’état présent de nombreux systèmes stellaires de l’Alliance.

Tanya lui décocha un regard trahissant sa parfaite compréhension des pensées qui l’agitaient. « On dit que ce mur est resté gardé par des soldats pendant des siècles. Songez à tous ceux qui y ont été postés en sentinelles. Certains faisaient peut-être partie de nos ancêtres.

— Nombreux sont ceux qui croient qu’Arthur aurait pu régner à l’époque, déclara le conservateur. Ses chevaliers y ont peut-être monté la garde longtemps après le départ des Romains.

— Arthur ? s’enquit Geary.

— Un roi légendaire qui a régné et qui est mort il y a très longtemps. Il ne serait d’ailleurs pas mort mais en dormition, prêt à se réveiller quand on aura besoin de lui. Il ne s’est jamais montré, naturellement.

— Peut-être le besoin n’était-il pas assez pressant, lâcha Desjani. Il arrive parfois à des héros endormis de se réveiller au moment voulu. »

Geary réussit tout juste à ne pas lui faire les gros yeux. Mais son changement d’humeur fut assez palpable pour engendrer un bref silence.

Main se gratta la gorge. « Si je puis vous poser une question, que croyez-vous que nos autres invités pensent de tout ça ?

— Les Danseurs ? » demanda Geary. Une navette extraterrestre stationnait non loin, quelques centimètres au-dessus du sol. « Ce sont des ingénieurs stupéfiants. Ils ont soigneusement examiné les vestiges. Et ils sont sans doute très impressionnés.

— Difficile à dire, amiral, puisqu’ils ne quittent pas leur combinaison spatiale.

— Vous ne pourriez même pas le dire si vous voyiez leur visage, déclara Desjani. Ils n’expriment pas leurs émotions comme nous.

— Oh, très bien, laissa tomber Main en témoignant d’un don remarquable pour l’euphémisme. Parce qu’ils… euh…

— Parce qu’à nos yeux ils ressemblent au croisement d’un loup avec une araignée géante, conclut Desjani. Nous nous sommes d’ailleurs demandé s’ils nous trouvaient aussi hideux.

— Ne les jugez pas sur leur apparence, prévint Geary.

— Je m’en garderais bien, amiral ! Chacun sait qu’ils ont ramené sur Terre la dépouille de ce garçon. Comment a-t-il pu s’enfoncer aussi profondément dans leur territoire ?

— Une expérience ratée parce que prématurée portant sur le voyage interstellaire par sauts successifs, répondit Geary. Nous ignorons comment, mais il a finalement resurgi près d’une étoile colonisée par les Danseurs.

— Son cadavre et son vaisseau, rectifia Desjani, la voix légèrement rauque. Il devait être mort depuis beau temps. Dans l’espace du saut.

— C’est moche ? s’enquit Main.

— Autant qu’il est possible. » Elle inspira profondément puis se força à sourire. « Mais les Danseurs ont traité honorablement sa dépouille et l’ont rapatriée dès qu’ils ont pu.

— C’est ce que j’ai entendu dire. Ils se sont mieux conduits avec lui que tout homme de ma connaissance, permettez-moi de vous le dire. » Il fixa une seconde le soleil puis vérifia l’heure. « Nous devrions y aller. Dès que vous vous sentirez prêts, capitaine… amiral ?

— Laissez-nous quelques minutes, d’accord ? le pria Desjani. Je dois échanger quelques mots avec l’amiral.

— Bien sûr. Je reviens tout de suite. »

Tanya tourna le dos à la foule de curieux rassemblés à quelques centaines de mètres, citoyens de la Vieille Terre fascinés non seulement par les Danseurs récemment découverts, mais encore par ces hommes natifs de lointaines étoiles colonisées par des Terriens qui avaient quitté leur planète des siècles plus tôt. Tanya fit pivoter son poignet pour montrer à Geary qu’elle avait activé son champ d’intimité individuel afin qu’on ne puisse pas entendre leurs paroles, lire sur leurs lèvres ni déchiffrer leur expression. « On doit échanger quelques mots », répéta-t-elle.

Geary réprima un soupir. Quand elle lâchait cette phrase, Tanya Desjani avait généralement l’intention d’aborder un sujet dont lui ne tenait pas à parler. Mais il resta près du mur, tout proche d’elle, sans pour autant s’appuyer à l’antique ouvrage d’art. Il aurait trouvé ça inconvenant, comme de se servir d’un incunable pour marchepied.

« À propos de cette planète, précisa-t-elle en détournant son regard du paysage pour le fixer droit dans les yeux. Nous quittons demain la Vieille Terre pour regagner l’Indomptable et rentrer chez nous. Il faut absolument savoir ce que pensent les gens.

— J’en ai une vague idée.

— Que non pas. Tu as passé un siècle en hibernation. Tu es revenu parmi nous depuis un bon moment, mais tu ne nous comprends toujours pas comme il faudrait. Mais je connais les gens de l’Alliance puisque j’en fais partie. » Son regard s’assombrit pour adopter une dureté et une férocité dignes, dans son souvenir, de leur première rencontre. « Je suis née durant une guerre déclenchée bien avant que je ne vienne au monde, et je m’attendais à ce qu’elle perdure encore longtemps après mon décès. On m’a donné le prénom d’une de mes tantes mortes pendant le conflit, j’y ai perdu mon frère, et j’étais persuadée que mes enfants, si j’en avais, y trouveraient aussi la mort. Nous ne pouvions pas l’emporter, nous ne pouvions pas non plus la perdre et les gens continueraient de périr indéfiniment. Tout le monde, sauf toi, a grandi dans cette certitude. Et, quand nous étions encore enfants, on nous a enseigné que le capitaine Black Jack Geary avait succombé en sauvant l’Alliance alors qu’il repoussait la première attaque surprise des Mondes syndiqués, celle qui a déclenché la guerre.

— Tanya, fit-il avec résignation, je sais que…

— Laisse-moi finir. On nous a aussi appris que Black Jack était l’incarnation même du meilleur de l’Alliance. Le modèle du citoyen et le parangon de ses défenseurs, ce à quoi chacun devait aspirer. Chut ! Je sais que tu n’as pas envie de l’entendre, mais, aux yeux de milliards de ses ressortissants, c’est ce qu’il était. Et nous connaissions tous aussi la suite de la légende, selon laquelle Black Jack serait désormais parmi nos ancêtres, sous la lumière des vivantes étoiles, mais qu’il reviendrait un jour d’entre les morts, quand on aurait le plus besoin de lui pour sauver l’Alliance. Et c’est ce que tu as fait.

— Je n’étais pas réellement mort, grogna Geary.

— Peu importe. Nous t’avons trouvé quelques semaines avant que l’énergie de ta capsule de survie endommagée ne soit épuisée. On t’a décongelé et tu as sauvé la flotte, vaincu les Syndics et mis fin à cette guerre interminable. » En dépit de sa véhémence, elle passa lentement mais délicatement la main sur la pierre rugueuse du mur. « Maintenant que, malgré une victoire qui a provoqué l’effritement des Mondes syndiqués, l’Alliance commence elle aussi à se déchirer aux entournures à cause de la pression et du coût d’un siècle de guerre, tu t’es rendu sur la Vieille Terre.

— Tanya. » Elle savait que cette conversation, lui rappelant à nouveau ces croyances selon lesquelles il serait une manière de héros de légende, l’attristerait. L’espace d’un instant, il se demanda si un de ses ancêtres, chargé comme lui de la lourde responsabilité de protéger tous ses compatriotes, ne s’était pas tenu là à sonder ce même vent du regard, en quête d’ennemis à l’approche. « Nous sommes venus sur la Vieille Terre pour escorter les Danseurs. S’ils n’avaient pas insisté, nous n’aurions pas pris cette peine.

— Nous le savons toi et moi, comme aussi quelques conseillers de l’Alliance, répondit Desjani. Mais je peux te promettre que toute la population de l’Alliance croit sincèrement que tu as choisi de venir sur la Vieille Terre, notre berceau à tous, la patrie de tous nos ancêtres, pour te faire conseiller par eux. Pour y chercher un moyen de sauver l’Alliance alors que ses citoyens, de plus en plus nombreux, la croient déjà perdue. »

Il la scruta, tout en espérant que les précautions qu’elle avait prises suffiraient à interdire aux personnes les plus proches de lire sur son visage. « Ils ne peuvent pas croire ça.

— Si fait. » Elle le fixait sans ciller. « Tu dois t’en persuader.

— Super. » Il se tourna vers les vestiges du Mur pour observer le nord, d’où venaient jadis les ennemis. « Pourquoi moi ?

— Interroge tes ancêtres. Mais, si tu me le demandais, ajouta-t-elle en se plaçant à côté de lui pour regarder dans la même direction, je te répondrais que c’est parce que toi seul en es capable.

— Je ne suis qu’un homme. Rien qu’un homme.

— Je n’ai pas dit que tu serais seul, fit remarquer Tanya.

— Et nos ancêtres ne m’ont pas adressé la parole.

— Tu sais bien qu’ils prennent rarement la peine de nous apparaître pour nous parler, déclara-t-elle de la voix raisonnable de quelqu’un qui énonce un fait connu de tous. Ils fournissent des indices, des suggestions, des insignes et une inspiration à ceux qui sont disposés à leur prêter attention. Et, s’ils s’intéressent encore à nous tous et si tu les écoutes, ils te donneront tout cela.

— Les ancêtres de la Vieille Terre n’ont pas grandi dans une Alliance en guerre et ils n’ont pas non plus été soumis à un endoctrinement sur ma personnalité mirifique, lâcha Geary aussi patiemment que ça lui était possible. Pourquoi Black Jack les impressionnerait-il ?

— Parce que ce sont aussi les nôtres. Et qu’ils savent qui est Black Jack. Souviens-toi de cet autre mur où ils nous ont conduits. La… euh… Grande Muraille ?

— La Grande Muraille ?

— Oui, celle-là. » Elle indiqua le nord d’un geste. « Bon, ce mur, celui qu’a bâti Hadrien, était une véritable fortification. Il retenait ses ennemis. Mais la Grande Muraille d’Asie n’y est jamais arrivée. Là-bas, on nous a appris que sa longueur interdisait à ceux qui l’avaient édifiée d’entretenir une armée assez grande pour la garder. Ils ont consacré à sa construction d’énormes sommes d’argent et de main-d’œuvre, et, quand un ennemi voulait la franchir, il lui suffisait de trouver un point faible que ne gardaient pas les soldats, d’y appuyer une échelle pour l’escalader, passer par-dessus et ouvrir la porte la plus proche.

— Ouais. » Geary hocha la tête. « Pas bien malin, n’est-ce pas ?

— Pour une fortification en tout cas. » Elle agita de nouveau la main, cette fois pour vaguement indiquer l’est. « Les Pyramides. Tu t’en souviens ? Songe à tout le temps, l’argent et le travail qu’elles ont exigés. Comme pour ces visages géants sculptés dans une montagne un peu plus au nord que là où nous avons atterri au Kansas. Celle de ces quatre ancêtres. En quoi était-ce sensé ? »

Geary lui décocha un regard interrogateur. « Quel rapport avec moi ?

— Il y en a un, amiral. » Desjani sourit, mais ses yeux restaient graves. « La Grande Muraille en dit long sur ceux qui l’ont construite. Nous pouvons faire cela, dit-elle au monde. Nous sommes de ce côté et vous de l’autre. Les Pyramides aussi ont dû impressionner les gens il y a longtemps. Et l’effigie de ces quatre ancêtres gravée dans la montagne ? Ce n’était pas seulement pour leur rendre hommage, mais pour honorer leur peuple, leurs maisons et ce en quoi ils croyaient. Ce sont tous des symboles. Des symboles qui servaient à définir ceux qui les ont édifiés. »

Il hocha lentement la tête. « D’accord. Et alors ?

— Quel est le symbole de l’Alliance ?

— Il n’y en a pas. Pas de ce genre. Les sociétés, les gouvernements, les croyances sont trop nombreux et divers…

— Faux. » Elle le montra du doigt.

Geary eut l’impression vertigineuse que quelque chose cherchait à le submerger. « Tanya, ce n’est…

— Et voilà. Je te l’avais dit. Tu ne nous comprends toujours pas vraiment. Nous avons cessé depuis belle lurette de croire nos politiciens, donc de nous fier à nos gouvernements, et qu’est donc l’Alliance sinon un conglomérat de gouvernements ? Elle ne peut être qu’aussi puissante qu’eux. Nous avons cherché à placer notre foi en l’honneur, mais tu nous as toi-même rappelé que nous avions tordu le cou à ce que recouvre ce mot. Nous avons cherché à la reporter sur la flotte et les forces terrestres, mais, comme tu le sais, toutes deux ont échoué. Nous nous sommes battus comme de beaux diables, nous avons tué et trouvé la mort sans que ça ne nous mène nulle part. Jusqu’à ton arrivée. Toi, l’homme dont on nous avait dit qu’il était tout ce que l’Alliance était censée représenter. »

Tanya tapota le mur. « Black Jack n’est pas seulement ce mur, l’homme qui a protégé physiquement l’Alliance contre ses ennemis extérieurs. Il est aussi la Grande Muraille, les pyramides et les effigies des quatre ancêtres. Il est l’image de l’Alliance, l’objet dont les citoyens pensent qu’il l’incarne. Et c’est pour cela qu’il est le seul à pouvoir la sauver. »

Geary dut détourner de nouveau le regard pour contempler le paysage désolé auquel venaient se superposer les images de batailles qu’il avait livrées, d’hommes et de femmes trépassés. « Le sénateur Sakaï m’a dit quelque chose de semblable, mais en plus pessimiste. » Pendant la guerre contre les Mondes syndiqués, le gouvernement de l’Alliance avait créé de toutes pièces le mythe de Black Jack afin d’inspirer et d’unifier sa population à une époque où l’on avait désespérément besoin d’un modèle héroïque. Et, à présent, l’homme même autour duquel s’était bâtie cette légende devait sauver l’Alliance. « Les ancêtres me viennent en aide !

— Eh bien, mon vieux, n’est-ce pas précisément ce dont nous parlions ? »

Geary sentit un sourire amer se dessiner sur ses lèvres et il la scruta de nouveau. « Jamais je n’aurais deviné ce que pensaient les enfants de la guerre. Que ferais-je sans toi ?

— Tu serais perdu. Complètement, irrémédiablement perdu. Et tâche de ne jamais l’oublier.

— Si cela m’arrivait, tu me le rappellerais sûrement.

— Peut-être. Ou peut-être redeviendrais-je moi-même. » Son geste, cette fois, embrassa la foule qui se tenait derrière eux à distance respectueuse. « Pour ces gens, je ne suis que le commandant du plus impressionnant vaisseau qu’ils aient jamais vu. La fille qui a laminé les prétendus bâtiments de guerre d’un soi-disant Bouclier de Sol qui s’imposait par la force à ce système tout en prétendant le protéger de formes de vie inférieures, telles que toi et moi.

— Dommage pour le Bouclier de Sol que nous autres vils humains des étoiles lointaines ayons appris à mieux combattre que ses représentants », laissa tomber Geary.

Tanya grimaça. « Sang bleu, panoplies de décorations et jolis vaisseaux ne remplacent jamais intelligence, expérience et puissance de feu. Quoi qu’il en soit, les gens de Sol continuent à trouver passablement remarquables ma personne et mes exploits. Mais, une fois que nous aurons regagné l’Alliance, tous ne verront plus en moi que la conjointe de Black Jack. »

Geary sentit pointer une colère qui annihilait sa désespérance. « Tu n’es la conjointe de personne. Tu es le capitaine Tanya Desjani, commandant le croiseur de combat de l’Alliance Indomptable. C’est tout ce qu’on devrait voir en toi. »

Elle éclata de rire. « Tu es mignon quand tu es candide. » En dépit de son équipement, elle fut prise d’un frisson glacé. « Les autochtones trouvent qu’il fait plus chaud ? Il me semble que nous avons monté assez longtemps la garde sur ce mur. Toutes ces années passées dans des vaisseaux climatisés m’ont pourrie. Quel est le dernier endroit que nous devons visiter aujourd’hui ?

— Stonehenge. Un site sacré.

— Oh ! » Elle sourit de nouveau. « Parfait. Je dois me recueillir avant de quitter la Vieille Terre.

— M’étonnerait que ceux qui ont bâti Stonehenge aient vénéré les mêmes dieux que nous, fit remarquer Geary.

— Ils leur donnaient d’autres noms, voilà tout. Ça ne veut pas dire qu’ils ne se posaient pas les mêmes questions, ni qu’ils ne tentaient pas comme nous d’appréhender l’absolu.

— J’imagine. » Il prit une profonde inspiration et baissa les yeux en faisant la moue. « Cette vieille planète arbore de nombreuses cicatrices laissées par les guerres humaines et d’autres formes de destruction. Avons-nous seulement appris quelque chose ? Ou bien referons-nous encore les mêmes erreurs ?

— Nous ferons de notre mieux, amiral. Mais les guerres ne sont pas finies. Loin s’en faut. »

Lorsque la navette décolla d’un champ proche du Mur, Geary constata avec surprise que l’appareil des Danseurs fusait vers le ciel et continuait de grimper. Il sortit son unité de com et appela l’Indomptable. « Général Charban ? Pourriez-vous découvrir ce que fabriquent les Danseurs ? Ils étaient censés nous suivre.

— Et ils ne le font pas. » Charban comprit aussitôt. Les extraterrestres trouvaient sans doute rationnelles leurs propres réactions, mais les humains, eux, les trouvaient fréquemment imprévisibles, voire incompréhensibles. « Je vais tâcher de m’informer. »

Quelques minutes plus tard, alors que la navette fendait l’air vers sa destination, Charban rappelait. « Tout ce que répondent les Danseurs, c’est “aller notre vaisseau”. Ils regagnent un de leurs bâtiments.

— Vous les comprenez mieux que tout autre, déclara Geary. Sont-ils mécontents ? S’ennuient-ils ? Vous en avez une idée ?

— Que devaient-ils visiter maintenant ?

— Nous nous dirigeons vers Stonehenge. Un antique site sacré.

— Sacré ? s’étonna Charban. Ça explique peut-être leur attitude. Ils n’ont jamais répondu à nos tentatives de débattre de questions spirituelles. Peut-être accordent-ils à ces sujets une dimension privée ou ésotérique. Laissez-moi vérifier… Oui, nous leur avons expliqué que Stonehenge était un site où les hommes s’adressaient à plus grand qu’eux. C’est ce qui nous a paru le plus proche d’un “lieu de culte”. Peut-être ont-ils l’impression qu’ils y seraient déplacés. C’est la meilleure explication qui me vienne à l’esprit.

— Merci, général. S’ils ajoutent quelque chose, faites-le-moi savoir. On se revoit demain. »

Les pierres levées colossales de Stonehenge paraissaient sans doute moins impressionnantes à l’œil accoutumé aux prouesses de la technologie et du matériel modernes. Mais imaginer des hommes édifiant ce sanctuaire à mains nues, en ne se servant que de la force musculaire et des plus primitifs des outils, ne rendait que plus remarquable le spectacle. Qui plus est, quand Geary quitta la navette qui s’était posée près de l’antique cercle de pierres, il éprouva une impression d’archaïsme plus prononcée encore que devant le Mur d’Hadrien.

« C’est vraiment très ancien, lâcha Tanya. Regarde, une flamme. » Elle se dirigea vers un autel dressé sur le flanc d’une des pierres levées et s’agenouilla.

Geary resta sur place pour lui laisser un peu d’intimité et regarda autour de lui. Les autochtones qui les attendaient approchaient. Il émanait d’eux le même curieux mélange de méfiance et de bienveillance que témoignaient bon nombre d’habitants de la Vieille Terre à l’égard de leurs lointains descendants.

Derrière eux… « Qu’est-ce que cela ? » demanda-t-il à la première femme qui l’aborda, dont le manteau s’ornait de l’écusson permettant d’identifier parmi ces insulaires les gardiens de l’Histoire.

La femme regarda par-dessus son épaule puis elle eut un geste d’excuse. « Un monument d’une nature différente, amiral. Peut-être élevé à ce qu’adoraient les gens dans un passé qui nous paraît aujourd’hui lointain, mais qui, pour les bâtisseurs de Stonehenge, participait d’un avenir encore éloigné. »

Geary fixa les artefacts en plissant les yeux. « On dirait des véhicules destinés aux combats terrestres.

— C’est ce qu’ils sont. Ou ce qu’ils étaient. » La conservatrice soupira. « À une certaine époque, de nombreuses armes étaient équipées de contrôles entièrement automatisés. Elles étaient capables de fonctionner sans aucune intervention humaine.

— Des drones ? Que croyaient donc ces gens ?

— Qu’ils pouvaient déléguer sans pour autant perdre le contrôle », répondit-elle d’une voix de plus en plus acerbe, avant d’adopter une cadence trahissant la récitation d’une leçon mille fois répétée. « Ces machines brisées sont des chars de combat Excalibur appartenant aux anciens Hussards de la Reine. Des gens avaient réussi à altérer et détourner leur programmation pour envoyer hors de leur garnison, jusqu’à ce site, les plus monstrueux et destructeurs des véhicules blindés jamais construits, avec l’ordre de détruire cet antique cercle de pierres. La plupart des équipements automatisés qui auraient pu les arrêter avaient été mis HS par des virus informatiques ou des vers implantés par les mêmes personnes. Heureusement, des hommes équipés d’armement antichar ont pu détruire ces véhicules avant, mais au prix de nombreuses pertes. Les derniers Excalibur, soit le fer de lance de cet assaut, ont été mis hors de combat juste avant d’atteindre les pierres. »

Elle désigna d’un geste les monstres décatis de métal et de céramique. « On les a laissés ici en guise de mémorial, de monument élevé à l’héroïsme de ceux qui les ont arrêtés, et afin de rappeler combien il est fou de confier notre sécurité à des objets incapables de loyauté, de morale et de discernement. » Sa voix s’altéra de nouveau pour se départir de son morne récitatif. « Vous ne vous servez donc pas d’armes identiques ? Dans vos batailles spatiales ?

— Non, répondit Geary. Quelqu’un le suggère bien de temps en temps, et on a même essayé à plusieurs reprises avec des unités expérimentales, mais cela tend le plus souvent à produire les mêmes effets qu’ici. Si inconstants que soient les hommes, ils restent formidablement plus crédibles et dignes de confiance que tout ce qu’il est possible de reprogrammer en quelques secondes, ou qui peut prendre un couac dans sa programmation pour la réalité. »

Il était conscient qu’il aurait dû concentrer toute son attention sur le monument antique, mais, pour une raison inexplicable, les épaves des véhicules blindés continuaient de le fasciner, même quand on leur fit faire, à Tanya et lui, une brève visite guidée tandis que les ombres des pierres levées s’étiraient au soleil couchant. Lorsqu’on les reconduisit cérémonieusement à leur navette, il lui semblait que quelques minutes seulement s’étaient écoulées. « Pouvons-nous survoler ces chars à basse altitude ? » demanda-t-il au moment du décollage.

La pilote lui adressa un regard intrigué puis hocha la tête. « Ça pourrait me valoir des ennuis, mais je dirai que vous avez insisté, répondit-elle.

— Pourquoi ma requête vous a-t-elle surprise ?

— Parce que ceux qui ont envie de voir ça sont bien rares. La plupart préféreraient qu’on déblaie cet immonde entassement de métal rouillé et de poterie high-tech, mais c’est un site historique, à la même enseigne que les grosses pierres, de sorte que, maintenant, ils sont pour ainsi dire mariés avec. Pour ma part, je me félicite qu’ils soient là.

— Pourquoi ? s’enquit Tanya.

— À cause de ce que m’a dit mon père la première fois qu’il m’a amenée ici, répondit-elle en faisant lentement pivoter sa navette au-dessus des blindés archaïques. Je regardais ces vieux monstres déglingués et j’ai dit : “Heureusement qu’on les a arrêtés.” Et, là, mon père a répondu : “Non. Heureusement qu’on a dû les arrêter, parce que, si on ne l’avait pas fait, nous en aurions construit d’autres encore plus gros avant d’avoir retenu la leçon.

— Votre père était un malin, laissa tomber Tanya.

— Oh ouais. » La pilote lui sourit. « Il voulait que je fasse mon droit comme lui, mais il a accepté que je devienne pilote quand je lui ai déclaré : C’est ça ou je m’embarque pour les étoiles. “Ils sont tous cinglés là-bas”, affirmait-il. Mais vous ne m’avez pas l’air si timbrés que ça.

— Vous ne nous connaissez pas encore très bien », fit remarquer Geary.

Un autre comité de réception les attendait au château. « C’est ici que vous passerez votre dernière nuit sur Terre », leur apprit la pilote quand elle les quitta, tout en riant elle-même de ce que Geary prit d’abord pour une blague de sa part. Il s’abandonna à l’ennuyeux pensum des présentations et autres salutations, en même temps que visages, noms et titres des divers officiels se perdaient dans le souvenir confus de tous ceux qu’il avait rencontrés au cours de ce séjour, finalement transformé en une visite éclair de la Vieille Terre. Au sein de l’Alliance, la plupart des systèmes stellaires n’avaient qu’un gouvernement unique, régissant toutes les planètes et installations orbitales, mais, ici, on tombait apparemment sur un nouveau gouvernement, une nouvelle tripotée d’officiels et de titres tous les cent kilomètres.

« C’est un authentique château, lâcha Desjani, incrédule.

— Oui, dame Desjani, répondit un officiel.

— Je ne suis pas une dame mais un capitaine.

— Euh… Oui, capitaine. La partie la plus ancienne date du huitième siècle, ère commune. Vous aviez déjà vu un château ?

— J’en ai vu de faux, répondit Tanya. Des bâtiments qui ne sont pas très anciens, vous voyez, mais qui leur ressemblent, destinés à des parcs d’attractions, des stations balnéaires ou des gens qui ont beaucoup d’argent à dépenser. Il y en a quelques-uns à Kosatka, où j’ai grandi. Comme celui de… » Elle s’interrompit brusquement.

« Tanya ? l’interpella Geary à voix basse.

— Un souvenir, murmura-t-elle. Mon frère et moi enfants. Ne t’inquiète pas. Ça ira bien. »

Son frère cadet mort à la guerre. Pressé de changer de sujet pour détourner l’attention des locaux qui observaient discrètement mais curieusement Tanya, Geary se raccrocha aux propos précédents : « Au huitième siècle ? Ça date des Romains ?

— D’après leur départ, répondit un homme. De l’âge des ténèbres, comme on l’appelle.

— L’âge des ténèbres ? répéta Tanya avec un enjouement forcé. Pas étonnant qu’on ait eu besoin de châteaux.

— Oui. Après le déclin de l’empire romain, on a connu de nombreuses guerres, des invasions barbares, un état général de non-droit et de misère. De terribles pertes en vies humaines et de grandes destructions. Une époque horrible, ajouta l’homme comme s’il l’avait lui-même vécue.

— Difficile d’imaginer une telle rupture dans la gouvernance et la société, précisa une femme.

— À moins d’en avoir été témoin », répondit Tanya.

Un nouveau silence gêné s’installa, laissant à Geary le temps de se demander pourquoi Tanya se montrait si peu diplomate. « Les Mondes syndiqués, déclara-t-il. Leur empire s’effondre. Nous avons assisté à des révolutions, à l’effritement des autorités locales, à des luttes intestines. »

Nouveau long silence, brisé par l’homme qui avait le premier pris la parole. « Vous leur venez en aide ?

— Nous… ne pouvons pas, répondit Geary. Du moins dans la plupart des cas. Même si la guerre n’avait pas saigné l’Alliance à blanc…

— Une guerre qu’ont déclenchée les Syndics, intervint Tanya, amère.

— … nous n’en aurions pas eu les moyens. Nous faisons notre possible, mais c’est bien peu compte tenu de l’ampleur du problème. » Cet aveu ne leur plaisait pas. Geary avait déjà été témoin, sur la Vieille Terre, de la difficulté qu’avaient les Terriens à appréhender l’immensité de l’expansion humaine, même si celle-ci n’occupait encore qu’une petite partie d’un bras de la Galaxie. Il ne tenait pas non plus à s’expliquer sur le coût colossal d’une guerre qui avait lancé les mondes de l’Alliance dans d’inextricables chamailleries quant à la limite de leur engagement dans un but commun, peu désireux qu’ils étaient d’épauler d’anciens ennemis en ces temps de coupes budgétaires.

Mais un autre argument déstabilisait d’ordinaire son auditoire, ou, du moins, coupait court à ses arguties : « En outre, les Mondes syndiqués étaient un régime dictatorial qui maintenait l’ordre par la force. Nous ne pouvons pas aider un gouvernement à terroriser ses propres citoyens dans le seul but de faire appliquer sa loi. Nous avons aidé certains systèmes qui ont déclaré leur indépendance. » Techniquement, seul celui de Midway pouvait se prévaloir d’avoir bénéficié du concours de l’Alliance contre une tentative de reconquête syndic, mais « un » pouvait passer pour « certains ».

« Et nous les avons aussi défendus contre les Énigmas, ajouta Desjani d’une voix soudain empreinte de défi. Nous avons empêché ces extraterrestres d’investir des systèmes colonisés par l’homme. »

Une femme se fendit d’un grand sourire. « Vous devez absolument nous parler de ces différentes espèces ! Venez, nous vous avons préparé un dîner. »

Content qu’une personne au moins détournât la conversation vers des sujets moins sensibles, Geary lui rendit son sourire.

Elle conduisit Geary et Desjani vers leur place dans une salle à manger aux murs tapissés de bannières et de boucliers aux blasons suffisamment brillants pour leur faire comprendre qu’il s’agissait de reproductions récentes plutôt que de vestiges antiques. « Je suis dame Vitali, se présenta-t-elle.

— Vitali ? s’étonna Tanya. Nous avons un capitaine Vitali dans la flotte. Il commande le croiseur de combat Risque-tout.

— Peut-être est-ce un parent. Notre famille a une longue tradition spatiale. Vous crée-t-il beaucoup de problèmes ? Lui arrive-t-il parfois de semer la pagaille ?

— Non, répondit Geary.

— Alors ce n’est peut-être pas un parent. Parlez-moi des Énigmas. »

Pendant le repas, les locaux écoutèrent attentivement Geary leur narrer, peut-être pour la dixième fois depuis son arrivée sur Terre, le peu qu’il savait de ces extraterrestres. Ce qui ne manqua pas de soulever un débat, d’abord à propos des Danseurs puis de la troisième espèce découverte à ce jour, ces expansionnistes homicides et bornés de Bofs.

« Vous avez vu mille merveilles dans l’espace. Votre séjour sur Terre vous a-t-il plu ? » demanda dame Vitali à Tanya.

Celle-ci marqua une pause, comme pour s’assurer que sa réponse ne serait ni agressive ni déplacée, puis elle hocha la tête. « C’était comme visiter une terre de légende. Je n’aurais jamais imaginé la voir un jour de mes yeux.

— Qu’est-ce qui vous a le plus impressionnée ?

— La statue de cette femme, là-bas. Jeanne. En la voyant, il m’a semblé qu’elle aurait pu être de mes ancêtres.

— Jeanne d’Arc ? Vous auriez pu trouver pire. J’aime à croire que Nelson aurait été l’un des miens. Heureusement pour eux, et pour nous aussi je pense, trop de siècles les séparaient pour qu’ils se soient combattus. » Dame Vitali recouvra son sérieux. « Nous préférons croire que nous avons vaincu les guerres, mais c’est une erreur. Nous les avons seulement étouffées sous la bureaucratie et les tracasseries administratives.

— Peut-être l’humanité ne doit-elle pas espérer mieux, fit observer Geary.

— Non, je ne le crois pas. Nous en privons seulement les éventuels belligérants, qui doivent gagner les étoiles pour mener leurs projets à bien. Nous nous débrouillons pour en rendre le déclenchement difficile et pour faciliter les départs. Nous ne faisons qu’exporter l’agressivité vers les étoiles.

— Est-ce pour cette raison que certains d’entre vous nous regardent comme si nous étions les derniers barbares en visite ? demanda Desjani.

— Bien sûr. Nous admirons ce que votre vaisseau et vous-même avez fait à ces butors qui revendiquaient le titre de Bouclier de Sol, mais nous… nous en inquiétons aussi. Nous ne tenons pas à voir débarquer sur Terre la guerre telle que vous la connaissez.

— Nous repartons demain », précisa Geary. Vers l’hostilité des Mondes syndiqués qui techniquement n’était plus une guerre, vers les nombreuses menaces cachées qu’hébergeait l’Alliance ou que posaient les Énigmas et les Bofs.

« Vous êtes nos enfants, déclara un vieil homme d’une voix bourrue. Nous vous avons envoyés dans les étoiles puis vous avons laissés livrés à vous-mêmes pendant que nous déclenchions l’enfer sur Terre et les autres planètes de Sol à l’occasion de nouvelles guerres. Nous espérions que vous acquerriez un peu de la sagesse qui nous a manqué et que vous reviendriez un jour à la maison avec le secret de la paix. Mais comment pourriez-vous être meilleurs que vos parents ? Vous êtes nos enfants, répéta-t-il avant de boire une longue gorgée de vin.

— Nous nous en remettons à nos ancêtres pour trouver la sagesse, affirma Tanya.

— Ne prenez pas cette peine, reprit le vieil homme en reposant son verre vide. Nous ne sommes pas sages. Nous sommes fatigués. Peut-être trouverez-vous la réponse quelque part dans l’espace. Les Danseurs détiennent peut-être ce secret. »

Le souvenir des terribles défenses grâce auxquelles les Danseurs protégeaient leur territoire interdisait à Geary d’y ajouter foi, mais il hocha poliment la tête. « C’est possible. Nous continuerons de chercher, et peut-être jouerons-nous de bonheur.

— Et de massacrer tout ce qui se mettra en travers de notre quête de la paix », grommela Tanya d’une voix trop sourde pour se faire entendre d’un autre que Geary.

Il n’aurait su dire combien d’heures s’étaient écoulées avant que Tanya et lui ne puissent enfin prendre courtoisement congé pour regagner leur chambre. Suffisamment tard en tout cas pour que les fameuses constellations de la Vieille Terre scintillent au firmament.

Ils avaient l’intention, maintenant qu’ils s’étaient acquittés de leurs responsabilités officielles, de pleinement profiter de cette dernière nuit, durant quelques brèves heures, pour n’être plus que mari et femme plutôt qu’amiral et capitaine. Une fois à bord de l’Indomptable, tout témoignage romantique de familiarité redeviendrait déplacé. On leur avait réservé deux suites, mais ils s’engouffrèrent dans celle de Geary. La porte ne s’était pas refermée que Tanya lui souriait. « Venez là, amiral. »

Hélas, comme beaucoup de projets, celui-ci ne survécut pas à l’impact de la réalité. Leurs lèvres s’effleuraient à peine qu’un coup léger mais insistant était frappé à la porte.

« Vaudrait mieux que ce soit urgent », grogna Tanya.

Geary partageait exactement le même sentiment quand il ouvrit la porte à la volée.

Dame Vitali se tenait derrière. Quand ils l’avaient quittée quelques minutes plus tôt, elle avait l’air passablement éméchée. Elle ne présentait plus à présent aucun signe d’ébriété. « Pardonnez-moi de mettre si brutalement un terme à notre hospitalité. Entre autres néfastes inventions que la Terre a apportées à l’univers figure celle de l’assassin. Quelqu’un qui correspond à cette description se dirige vers chez moi en ce moment même. »

Habitué aux mauvaises surprises en situation de combat, l’esprit de Geary ne mit qu’une seconde à se réadapter. « Des assassins ? Dont nous serions la cible ?

— C’est ce que je crois. Ou plutôt ce que croient mes informateurs, et je me fie à eux. Hélas, leur message vient seulement de me parvenir. J’ai appelé des amis qui possèdent une navette avec laquelle vous pourrez regagner votre vaisseau. Elle sera là dans quinze minutes. »

La propension de Geary à l’action se teinta soudain de suspicion. « Excusez-moi, mais pourquoi nous ferions-vous confiance ?

— On m’a dit que, pour vous convaincre de ma sincérité, il me suffirait de mentionner le nom d’Anna Cresida. »

Tanya croisa le regard de Geary et opina. Anna Cresida : un prénom faux accouplé au vrai patronyme d’une amie proche tombée au combat. Tel était le mot de passe convenu qui permettait à tous les officiers supérieurs de l’Indomptable d’authentifier discrètement les informations vitales qu’ils auraient peut-être à se transmettre durant leur séjour sur la Vieille Terre, ou de signaler une situation dangereuse.

« Qui vous a donné ce nom ? demanda Geary.

— C’est une longue histoire et nous manquons de temps, amiral. Et je n’ai aucune autre réponse susceptible de vous convaincre si vous n’acceptez pas celle-là.

— Elle a raison, intervint Desjani. Je viens d’appeler l’Indomptable. De sa position en orbite, une navette mettrait trois quarts d’heure à arriver jusqu’à nous. Si le délai est à ce point critique, amiral, je préconise que nous prenions notre hôtesse au mot. Nous sommes très doués pour les combats spatiaux, vous et moi, mais je ne tiens pas vraiment à affronter des assassins à la surface.

— Très bien », concéda Geary. Il reconnaissait à Tanya un certain flair en ce domaine et, si elle était disposée à se fier à dame Vitali, ça pesait lourd dans la balance.

Un sourire vint adoucir la mine sombre de leur hôtesse quand elle se tourna vers Desjani. « Je vous envie de commander un tel croiseur de combat, capitaine.

— À ce que je peux voir pour l’heure, vous seriez qualifiée, répondit Tanya en balançant leurs vêtements de rechange et autres effets dans leurs sacs de voyage.

— C’est bien la première fois que vous faites preuve de diplomatie ce soir. Je vous en savais capable.

— Pour qui travaillent ces assassins ? s’enquit brusquement Geary.

— Je n’en sais trop rien. Mes informateurs, dont je peux vous garantir qu’ils sont très compétents, n’ont pas réussi à découvrir l’origine de l’argent qui sert à les stipendier. Mais je peux au moins vous dire ceci, amiral : il ne vient d’aucun endroit éclairé par Sol.

— Ces gens des étoiles extérieures qui s’intitulent le Bouclier de Sol ? demanda Desjani.

— Possible. Ceux qui ont survécu à votre assaut ignoraient pour quelle raison leur défunt et bien peu regretté officier supérieur tenait tant à attaquer votre vaisseau, et nous ne pouvons pas non plus lui poser la question puisque, malheureusement, la technologie dont nous disposons ne nous permet toujours pas de reconstituer les corps et les cerveaux désintégrés. La prochaine fois, capitaine, veillez à vous montrer un peu moins consciencieuse dans l’anéantissement de vos adversaires.

— Je tâcherai de m’en souvenir. » Desjani souleva son sac et tendit le sien à Geary.

L’amiral s’en empara puis scruta dame Vitali. « Comment avez-vous réussi à organiser tout cela si vite en dépit de la bureaucratie et des tracasseries administratives dont vous parliez tout à l’heure ? »

Le sourire de dame Vitali réapparut. « Vous seriez stupéfait de ce que peut obtenir un mélange bien dosé d’ingéniosité, de promesses et de menaces, amiral. Ou, peut-être, si la moitié de ce que nous avons entendu dire de vous est vrai, ne seriez-vous nullement surpris. Si jamais je découvre du nouveau sur l’origine de cette menace, je ne manquerai pas de vous transmettre les informations. Encore que, compte tenu des distances impliquées et de l’absence d’un trafic régulier entre nos deux planètes, ça risque de prendre un bon bout de temps.

— Entendu. Merci. Nous vous sommes redevables.

— Bah, fariboles ! Si vous croyez me devoir quelque chose, indiquez-moi la meilleure brasserie de votre quartier la prochaine fois que je passerai par chez vous. »

Alors que, progressant silencieusement dans d’étroits corridors aux murs de pierre éclairés par la seule loupiote que portait dame Vitali, ils atteignaient une porte latérale du château, Geary se demanda combien d’autres personnes avaient fui ce château par le passé, à la clarté des torches plutôt qu’à la lumière électrique, et à dos de cheval plutôt qu’à bord d’une navette. L’espace d’un instant, il eut l’impression d’avoir remonté le temps, de sorte qu’il n’aurait guère été surpris de trouver des chevaux sellés les attendant au pied des murs du château.

Une fois sur le terrain d’atterrissage, tandis qu’une muraille se dressait derrière eux et que la nuit obscurcissait toutes choses, le romantisme de leur évasion nocturne s’estompa brusquement et l’inquiétude revint en force. Pouvait-on réellement se fier à dame Vitali ? Ne s’agissait-il pas d’un stratagème destiné à les faire sortir à découvert, Tanya et lui, pour qu’ils offrent aux spadassins qui les guettaient déjà dehors des cibles plus faciles ?

Là-dessus, Geary vit se découper une silhouette plus sombre sur fond de ciel nocturne ; elle atterrit avec une discrétion qui trahissait une grande expérience de la technologie furtive à usage militaire. « Vous n’aurez pas d’ennuis ? demanda-t-il à dame Vitali qui les pressait de gagner la navette.

— Oh, ça ira. Ne vous inquiétez pas pour moi. D’autres amis seront là pour accueillir nos hôtes indésirables. Mais il ne faudrait pas que vous soyez pris entre des feux croisés ! Partez. Bon retour chez vous. » Elle agitait encore joyeusement la main quand la rampe d’accès, en se refermant, la déroba à leurs yeux en même temps que la Vieille Terre.

« Dame Vitali a des amis intéressants », fit observer Geary alors qu’ils se sanglaient à leur siège. La navette accélérait déjà.

« Et l’un d’eux au moins se trouve à bord de l’Indomptable, renchérit Tanya en consultant son unité de com. Autrement, elle n’aurait jamais eu connaissance de ce nom forgé de toutes pièces d’Anna Cresida. Mon vaisseau nous piste, au fait. La technologie furtive de la Vieille Terre a deux générations de retard sur la nôtre. Cela confirme que nous nous trouvons sur un vecteur menant à l’Indomptable.

— Parfait. Nous étions prévenus que certains gouvernements et puissances de la Vieille Terre chercheraient probablement à nous impliquer dans leurs affaires. Crois-tu qu’il s’agit d’un subterfuge destiné à nous rendre suspects aux yeux d’autres gouvernements du système solaire ?

— Non, répondit Tanya en secouant la tête. Si c’était le cas, elle ne nous aurait pas dit que l’argent semblait provenir d’un autre système stellaire. Et, de toute évidence, quelqu’un de l’Indomptable l’a jugée assez crédible pour lui confier le mot de passe. J’ai l’impression que toi et moi avons manqué de peu retrouver nos ancêtres de la pire manière possible. » Elle s’interrompit puis s’esclaffa. « Je viens de comprendre ce que disait ce vieux monsieur en affirmant que nous étions leurs enfants. Tout le monde dans l’Alliance prend la Vieille Terre et tout le système solaire pour un séjour extraordinaire de quiétude et de sagesse surpassant de très loin les nôtres. Mais cet homme avait raison. Nous ne sommes pas différents d’eux. La violence, le machiavélisme et la pure et simple bêtise que nous connaissons règnent aussi ici. Elles ont toujours été là.

» Quand l’humanité a quitté la Vieille Terre pour les étoiles, elle ne les a pas laissés sur derrière elle. Elle les a emportés. Exportés. »

Tanya s’interrompit de nouveau pour consulter son unité de com. « L’Indomptable affirme nous dévions de la trajectoire directe.

— Vers quelle destination ? Où mène ce nouveau vecteur ?

— Aucune idée. » Les yeux de Tanya cherchèrent les siens. « Le message a été coupé au beau milieu. On brouille nos communications. »

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