Trois

Les heures passaient trop lentement ; l’Indomptable restait sur la même orbite proche de la Vieille Terre et l’humeur de Tanya Desjani ne cessait de se dégrader.

La réaction de deux sénateurs à bord du croiseur n’avait rien fait pour l’améliorer. Costa s’était rembrunie en apprenant la disparition des deux officiers. « Ça risque de retarder notre retour dans l’Alliance ? » Le silence qui avait suivi sa question lui avait fait piquer un léger fard puis elle avait vainement tenté de s’éclipser dignement.

Le sénateur Suva ne s’était guère mieux débrouillé. « Vous allez les inculper de désertion, au moins ? » avait-il d’abord demandé.

Par bonheur pour la réputation du Sénat de l’Alliance, qui, de toute façon, n’aurait pu tomber plus bas dans l’estime de la flotte, Sakaï avait réagi à la nouvelle par une question susceptible d’améliorer considérablement son image aux yeux de l’équipage. « Comment puis-je vous aider ? »

Victoria Rione, pour sa part, était restée mortellement sérieuse, tant dans ses paroles que dans son maintien, témoignage patent et pour le moins perturbant de son anxiété. « On ne m’apprend strictement rien, avait-elle confié à Geary. Je ne crois pas que mes informateurs mentent. Ils sont réellement impuissants à les retrouver, et, si vos officiers manquants s’étaient envolés pour vivre une lune de miel romantique dans les ruines de la Terre, on les aurait depuis longtemps repérés. »

Près de dix heures après la disparition des deux lieutenants, Geary feignait de s’atteler dans sa cabine à la paperasserie en souffrance quand son panneau de com se mit à bourdonner avec insistance. Desjani affichait une mine féroce : « Les locaux nous ont donné des nouvelles de mes officiers.

— Ils les ont trouvés ?

— Non. Seulement la preuve que les lieutenants Castries et Yuon ont été enlevés et exfiltrés de la Vieille Terre. » Elle appuya sur une touche et une partition de l’écran montra un homme âgé en train d’attendre patiemment, assis derrière un impressionnant bureau de bois sans doute vieux de plusieurs siècles, tandis que, juste au-dessus de son épaule gauche, le tableau d’un pic volcanique solitaire couronné de neige était accroché au mur. Tout dans ce local, y compris l’homme qui l’occupait, transpirait l’histoire et l’ancienneté. « Veuillez résumer pour l’amiral ce que vous venez de me dire », le pria Desjani.

Le vieil homme inclina légèrement la tête à son intention puis se tourna vers Geary. « Après avoir passé de nombreuses données au crible, nous avons découvert dans un hangar de fret sous notre juridiction des échantillons d’ADN correspondant à ceux de vos officiers.

— Des échantillons d’ADN ? répéta Geary.

— Provenant de minuscules particules, squames cutanés et autres cheveux que les êtres humains laissent constamment derrière eux. » Le vieux monsieur eut un geste d’excuse. « La quantité d’ADN était infime et son analyse a exigé beaucoup de travail complémentaire, mais nous n’avons aucun doute quant à sa provenance. En nous fondant sur les autres preuves découvertes dans ce hangar, nous avons acquis la certitude que vos deux lieutenants ont été clandestinement exfiltrés de la planète au moyen des conteneurs spécialement aménagés que les criminels utilisent parfois à ces fins. »

Geary se massa le crâne à deux mains, le temps de digérer la nouvelle. « Ils ne sont plus sur Terre ? Connaissez-vous la destination du cargo qui les a embarqués ?

— Effectivement. » L’homme brandit une paume péremptoire avant que Geary n’ajoute quelque chose. « Mais ils ne sont plus à son bord. » Il pianota sur son clavier et une nouvelle partition, montrant un cargo de forme cubique orbitant autour de la Vieille Terre, s’afficha à l’écran. « Vous pouvez constater qu’un autre appareil s’est amarré au cargo. Vous le voyez ? Un petit véhicule furtif, qui est apparu à nos senseurs dès qu’il s’est verrouillé au cargo. Il s’est désarrimé très vite et nous avons de nouveau perdu sa trace. » L’homme baissa la tête. « Je regrette de devoir vous annoncer que nous avons été incapables de déterminer la position et la trajectoire de cet appareil. Cela dit, nous avons détecté quelques traces qui pourraient lui correspondre.

— Un appareil furtif ? » s’enquit Geary. Il étudia un instant l’image de la troisième partition. « Il ressemble à ceux qui ont tenté d’intercepter notre navette, Tanya. »

Elle opina. « C’est ce que je pensais moi-même. Les caractéristiques techniques concordent. Ce qui veut dire qu’il vient de Mars et qu’il est probablement en train d’y retourner. Permission de…

— Excusez-moi, l’interrompit le vieux monsieur d’une voix douce mais empreinte d’assez d’autorité pour lui couper la parole. Si cet appareil vient effectivement de Mars, et cette origine ne me surprendrait aucunement, il n’y retournera certainement pas avec vos officiers. Il gagnera une autre destination, où il pourra se cacher et qui, si d’aventure il est localisé, ne trahira ni l’identité ni les allégeances de ses patrons.

— Une idée de l’endroit où il pourrait se planquer ? » demanda Geary.

L’homme réfléchit un instant avant de répondre. « Dans la ceinture d’astéroïdes ou au-delà. Il y a entre elle et les planètes extérieures une multitude de sites où un appareil de cette taille pourrait passer inaperçu, compte tenu de ses capacités furtives. »

Desjani avait consulté quelque chose à l’écart et elle se retournait à présent vers leur interlocuteur. « Ces traces que vous avez détectées… jusqu’à quel point vous fiez-vous à elles ?

— Quant à leur appartenance à l’appareil que nous cherchons ? Très largement. Beaucoup moins s’agissant de nous indiquer sa localisation précise. Vous voyez l’amplitude des cônes de probabilité qui les entourent ?

— Très bien, admit Desjani. Mais je pilote des vaisseaux depuis longtemps. Je peux deviner très précisément où ils conduisent. Cet appareil se dirige vers Jupiter », affirma-t-elle.

Pour toute réaction, le vieux monsieur arqua légèrement les sourcils avant de s’absorber longuement dans ses pensées. « C’est une destination vraisemblable quand on cherche à se cacher. Jupiter a soixante-sept satellites naturels, plus un anneau planétaire d’objets plus petits, vingt installations humaines importantes gravitant autour, sans compter de très nombreux objets artificiels de moindre dimension. Il existe en outre une multitude de petits établissements sur ses lunes, et l’appareil que nous cherchons est capable d’atterrir sur des corps célestes à l’atmosphère aussi ténue que celle des lunes de Jupiter. L’activité de surface d’Io, particulièrement turbulente, permettrait en effet de dissimuler sa présence, tandis que Ganymède, comme Mars, est réputé pour ses accointances avec le crime organisé.

— Ils ont quitté la Terre depuis près de vingt heures, grommela Desjani. Ils pourraient déjà se trouver à mi-chemin de la ceinture d’astéroïdes. Je travaille à une interception basée sur leur vecteur possible et ces détections de leur trace, amiral. Permission de quitter l’orbite pour procéder à leur arraisonnement ? »

Geary tourna le regard vers le vieil homme, lequel ne semblait ni approuver ni désapprouver. Tu nous refiles la patate chaude, hein ? Laissons les barbares faire le sale boulot. « À quelle vélocité ? demanda-t-il à Desjani.

— Elle devrait grimper graduellement jusqu’à 0,3 c avant que nous ne commencions à décélérer de nouveau pour l’interception. »

Un croiseur de combat de l’Alliance fonçant vers l’orbite de Jupiter à une allure qui ferait passer presque tous les autres bâtiments pour des escargots, voilà qui devrait offrir un fameux spectacle à tout le système solaire. Et, pour les occupants de l’appareil furtif martien, cela reviendrait à voir fondre sur eux, à haute vélocité, un monstrueux bâtiment de guerre, à l’occasion d’une manœuvre qui ressemblerait beaucoup à une tentative d’interception.

« Oui, commandant, dit Geary. Vous pouvez procéder à une interception de l’appareil furtif délictueux. Offrons à ceux qui retiennent nos lieutenants un spectacle qui les impressionnera. Merci pour votre assistance, monsieur, ajouta-t-il à l’intention du vieil homme.

— Je n’y suis pour rien, répondit l’autre, la mine parfaitement sérieuse. Dites-le à tous ceux qui s’en inquiéteraient. Cette prise de contact et le transfert de ces informations n’ont pas été pleinement étudiés et approuvés par mon gouvernement. Le processus exigerait des mois, de sorte que je n’ai mené qu’un galop d’essai. Une sorte de simulation d’un transfert de données, de manière à être prêt quand il sera effectivement approuvé. Officiellement, je n’ai strictement rien fait.

— Je comprends, dit Geary. Votre simulation a été d’une rare efficacité. Merci de m’avoir permis d’en juger.

— Tout le plaisir était pour moi. Il n’est jamais mauvais de se faire des amis. Peut-être serez-vous disposé à répondre à quelques-uns de nos besoins à l’avenir. » Le vieux monsieur adressa à Geary une dernière petite courbette puis son image disparut.

Tanya Desjani n’avait pas perdu une minute. Geary n’avait pas coupé la communication que les propulseurs de manœuvre de l’Indomptable lançaient le croiseur sur sa nouvelle trajectoire, suivis dans la foulée par la poussée de ses principales unités de propulsion, qui l’extrayaient de l’espace réservé à la circulation proche de la Vieille Terre.

Geary regarda le globe qui avait été le berceau de l’humanité diminuer de volume à mesure que l’Indomptable accélérait vers une interception de l’appareil furtif, lequel se dirigeait lui-même vers l’orbite de Jupiter. Il ne s’était pas attendu à visiter jamais cette planète, ni même le système solaire. Il se demanda s’il y retournerait un jour, une fois ses lieutenants libérés.

À leur proximité maximale, Terre et Jupiter ne sont séparés que par environ trente-cinq minutes-lumière, soit quelque six cent trente millions de kilomètres et des poussières. Mais cela ne se produit que quand les deux planètes se trouvent du même côté du Soleil et parfaitement alignées sur leur orbite. Même si elles avaient été à ce point proches au début de la traque de l’Indomptable, toutes deux n’en auraient pas moins continué de se déplacer. Il faut traquer, intercepter ou contourner les planètes lorsqu’elles filent sur leur orbite. Dans le cas de Jupiter, la géante gazeuse tourne autour de l’étoile Sol à un peu plus de treize kilomètres par seconde, depuis bien avant que le premier homme n’ait levé vers le ciel nocturne des yeux émerveillés, et elle continuera de le faire quand le dernier aura connu le sort réservé à son espèce, quel qu’il soit.

En l’occurrence, l’Indomptable allait devoir s’appuyer dans l’espace une longue trajectoire incurvée d’une heure-lumière et demie avant d’atteindre Jupiter. Il accélérerait pendant une bonne partie du trajet puis freinerait vers la fin et réduirait sa vitesse de croisière à environ 0,16 c pour ne pas dépasser sa cible.

« Il nous faudra un peu moins de dix heures, annonça Desjani à Geary. Ce qui serait parfait si notre gibier n’avait pas déjà dix heures d’avance sur nous.

— Il ne peut pas aller aussi vite.

— Non. Même s’il avait une accélération identique, ce dont je doute sérieusement, il lui faudrait la limiter pour ne pas compromettre si gravement sa furtivité que même les senseurs du système le repéreraient. Mais nous le distinguerons sans difficulté dès que nous serons dans un rayon d’une heure-lumière. »

Geary s’installa dans son siège de la passerelle pour observer les trajectoires incurvées qui s’inscrivaient sur son écran. Deux d’entre elles étaient éclairées en surbrillance : celle que suivrait le croiseur de combat et celle, estimée, de l’appareil qu’il traquait. Tout autour, un canevas démentiel d’arcs de cercle plus sombres représentait les vecteurs projetés de nombreux autres spationefs et objets célestes naturels. Certains s’altéraient au fil du temps pour s’écarter de la trajectoire scintillante de l’Indomptable, traduisant les changements de cap de vaisseaux qui avaient simulé une projection de la sienne et tenaient à rester hors de portée de ces timbrés de l’espace et de leur puissant bâtiment. « Qu’allons-nous faire quand nous les aurons attrapés ? » demanda-t-il à Desjani.

Elle lui décocha un regard intrigué. « Les sommer de choisir entre nous remettre nos deux lieutenants ou mourir.

— Et s’ils refusent ? Ils tiennent Castries et Yuon en otages. »

Tanya balaya l’argument d’un revers nonchalant de la main. « J’ai un peloton de fusiliers sous la main.

— Ne croyez-vous pas que cette intervention exige davantage de… subtilité que celle dont font preuve d’ordinaire les fusiliers ?

— L’infanterie de la flotte est entraînée aux opérations de sauvetage d’otages, persista Desjani. Et, personnellement, je crois que des fusiliers lourdement armés et en cuirasse de combat déploient très précisément la subtilité exigée en la matière.

— Tanya, les gens qui ont kidnappé Castries et Yuon vont nous voir arriver, articula soigneusement Geary. Nous ne pourrons pas les surprendre. Nous ne disposons ni de navettes ni de cuirasses furtives d’éclaireurs. »

Elle fixa son écran, l’œil noir. « Quelle méthode l’amiral préférerait-il ?

— Il y a près de Jupiter de nombreux appareils appartenant aux forces locales chargées de l’application de la loi. Police, gardes spatiaux et autres antennes spécialisées dans l’investigation et le maintien de l’ordre. Un kidnapping relève de leur juridiction. »

Tanya continuait de regarder droit devant elle, mais son front s’était plissé. « Nous sommes censés nous reposer sur elles ? Il leur faudra pas moins de six ans pour obtenir de leur bureaucratie l’autorisation de nous parler.

— Alors nous agirons. »

Elle se retourna enfin. « Promis ?

— Promis. Mais, avant d’intervenir unilatéralement, je dois leur demander assistance.

— Parfait. Nous leur posons la question, ils tergiversent et nous prenons l’affaire en main. »

Il la soupçonnait d’avoir raison.

Ils n’étaient plus qu’à six minutes-lumière de Jupiter, soit une heure de route, quand un symbole s’afficha sur les écrans de l’Indomptable. « Je l’ai ! » exulta Desjani, avant de modifier la trajectoire du croiseur de combat pour une interception parfaite.

« Il est affreusement proche de Jupiter, commenta Geary.

— Oui, mais, maintenant, on le tient. On peut le retrouver où qu’il aille. »

Geary étudia la position des divers appareils chargés du maintien de l’ordre sur Jupiter ou à proximité, puis opta pour une simple transmission. « Ici l’amiral Geary, à bord du croiseur de combat de l’Alliance Indomptable. Nous disposons d’une piste fiable sur un appareil furtif manœuvré par des criminels et transportant deux de nos officiers kidnappés sur Terre. Je joins nos données à cette transmission. Je requiers toute votre assistance disponible pour son interception et le sauvetage de nos gens. En l’honneur de nos ancêtres, finit-il sur la formule officielle de l’Alliance, qui lui semblait à la fois nécessaire et adéquate. Geary, terminé. »

Il rongea son frein tandis que les minutes s’écoulaient lentement. Il en faudrait six au message pour atteindre les vaisseaux proches de la géante gazeuse, et, bien que l’Indomptable réduisît la distance à une vélocité tout juste inférieure à 0,2 c, la réponse mettrait au moins cinq minutes de plus à leur parvenir. Cela dit, quel délai faudrait-il aux gardes spatiaux et à la police pour débattre de la suite des opérations avant de lui répondre ?

Il se trouva qu’il assista aux manœuvres de nombreux vaisseaux avant que leur réponse ne commençât à s’afficher, parfois positive, comme celle du lieutenant Cole de la garde spatiale de Sol, depuis le cotre Ombre orbitant près de Callisto. « Nous nous préparons à intercepter l’appareil délictueux. Le kidnapping est un crime selon la loi de Sol, quelle que soit l’origine de la victime, de sorte qu’il tombe sous notre juridiction. Nous en informons nos supérieurs, mais nous n’avons besoin d’aucune autorisation de notre hiérarchie pour passer à l’action. »

D’autres se montraient plus prudents, comme l’officier supérieur Bular du Traqueur 12 de l’Habitat orbital jovien Sparhawk. « Nous nous dirigeons vers l’appareil que vous avez identifié et qui serait impliqué dans des activités criminelles, mais nous avons demandé des éclaircissements à notre QG. Il nous faudra son approbation avant de prendre des mesures à son encontre. »

Certaines réponses encore correspondaient peu ou prou à celle de l’inspecteur Toyis du Bureau spécial d’investigation de Ganymède. « Nous regrettons de ne pouvoir répondre à votre requête pour l’heure. Nous l’avons transmise à notre bureau central, où elle sera examinée avec le plus grand soin. Vous serez informé de sa décision dès qu’il l’aura prise. Si vous n’êtes plus dans le système solaire, notre bureau central ne vous transmettra pas sa décision mais la conservera dans ses archives pendant encore dix années solaires standard. Pour vous informer sur son statut, veuillez vous référer au formulaire standard de demande d’assistance 15667, transmission et prise en charge, révision 25, numéro d’ordre 3476980-554-3651. »

Desjani fixa son écran à la fin de ce message, l’air de ne pas trop savoir si elle devait éclater de rire ou se mettre en colère. « Quand nous en aurons fini avec les ravisseurs, amiral, serait-il concevable d’aller détruire le bureau central du Bureau spécial d’investigation de Ganymède ?

— C’est assez tentant, mais non. Obtenir l’autorisation de le détruire exigerait sans doute de remplir un formulaire spécial, et nous ne pouvons pas nous permettre d’attendre la réponse à notre demande.

— Ils ont probablement aussi un formulaire pour ça, convint Desjani avant de désigner trois vaisseaux qui orbitaient autour d’une autre lune de Jupiter. Avez-vous visionné la réponse de ces types ? » Elle appuya sur une touche.

Geary vit apparaître devant lui un homme efflanqué au visage de faucon. « Ici le commandant Nkosi de la Division spéciale chargée de l’application de la quarantaine. Nous avons reçu votre requête mais nous ne sommes pas en mesure de vous porter assistance. Nos ordres nous contraignent à rester en position pour maintenir la quarantaine sur Europa. Aucune exception n’est autorisée. Si cet appareil délictueux s’approche d’un de nos vaisseaux, nous interviendrons, pourvu que cela ne nous oblige pas à quitter le secteur qui nous est assigné.

— De faction pour faire appliquer la quarantaine sur Europa ? s’étonna Geary. Je comprends pourquoi ils ne sont pas autorisés à quitter leur poste.

— Oui, convint Desjani. Je leur pardonne leur incapacité à nous venir en aide. Vous vous voyez orbiter des semaines et des mois autour d’Europa ? Avec pour tout spectacle de vieilles cités et installations jonchées de cadavres ?

— Je n’y prendrais aucun plaisir. » Il coula un regard vers la représentation d’Europa sur l’écran. « Elle est si brillante. Couverte de couches de glace. Je me souviens qu’à l’école, quand on nous a montré des vidéos d’Europa, j’avais été frappé par l’éclat aveuglant de cette lune. Qu’elle eût été contaminée par un fléau biologique artificiel qui y avait exterminé toute vie humaine m’avait l’air impossible.

— Il a altéré sa trajectoire, déclara Desjani en pointant du doigt l’écran où le vecteur projeté de l’appareil furtif avait légèrement bifurqué. Un infime ajustement. Il n’a pas l’air de se rendre compte que nous le traquons. »

Au cours de la demi-heure qui suivit, il devint flagrant qu’assez de vaisseaux proches de Jupiter avaient adopté des trajectoires d’interception de l’appareil furtif (et là selon des angles différents) pour l’acculer. Sa seule porte de sortie aurait été son retour vers Sol, mais c’était précisément de cette direction qu’arrivait implacablement l’Indomptable. Et, dorénavant, ses occupants avaient dû assister à tous ces mouvements et comprendre leur signification.

Rione était montée sur la passerelle ; elle occupait le siège de l’observateur dans le fond, d’où elle scrutait l’écran d’appoint. « Me trompé-je en disant qu’il ne s’agit plus que de savoir à quel vaisseau se rendra l’appareil furtif ?

— Vous avez raison, déclara Geary.

— Je suis venue vous dire qu’on avait reçu les demandes de rançon, mais les récents événements semblent les avoir rendues caduques.

— Qu’exigeaient-ils en échange de nos officiers ? s’enquit Geary.

— Des spécifications techniques et matérielles. Toutes afférentes à la furtivité. Le dernier cri de l’Alliance en la matière. Qu’ils revendraient ensuite au plus offrant. »

Intimement conscient qu’il n’y aurait jamais consenti, Geary sentit son estomac se nouer et ne répondit pas. S’ils n’avaient pas réussi à intercepter cet appareil, il lui aurait fallu prendre une horrible décision.

Tanya avait dû elle aussi s’en rendre compte. « Ils auraient compris que vous ne pouviez pas accéder à cette demande, déclara-t-elle d’une voix sourde sans le regarder. Tout le monde l’aurait compris.

— Croyez-vous vraiment que j’aurais réussi à me le pardonner ?

— Non. Mais c’est la seule consolation que j’aie à vous offrir. Les vivantes étoiles en soient remer… » Tanya s’interrompit brusquement et se redressa dans son siège, le regard fébrile. « Qu’est-ce qu’il fabrique ? »

Geary se concentra plus attentivement sur son propre écran et vit l’appareil furtif virer brutalement de bord et accélérer à quelques minutes de son interception par certains de ses poursuivants. « Il file vers la seule ouverture qui lui reste. » Il se demanda si sa voix trahissait l’horreur qu’il ressentait.

« Ce n’est pas une ouverture ! protesta Desjani. Il pique droit sur l’atmosphère d’Europa.

— Pourquoi lui a-t-on laissé cette échappatoire ? s’interrogea Rione, sidérée.

— Parce qu’aucun individu sain d’esprit ne l’emprunterait ! répondit Geary. Passez le mot à tous les vaisseaux, ordonna-t-il au personnel de la passerelle. Précisez-leur le nouveau vecteur de cet appareil. »

L’Indomptable se trouvait désormais assez proche des autres poursuivants pour que les données réactualisées les atteignissent en quelques minutes seulement, mais ces quelques minutes critiques firent toute la différence. Les vaisseaux chargés de l’application de la quarantaine avaient eux aussi été pris de court par la brusque manœuvre de leur gibier, et ils se retournaient maintenant frénétiquement pour le rattraper.

Mais seul l’Indomptable connaissait précisément sa position, et l’Indomptable en était encore très loin. Tandis que les bâtiments les plus proches tâtonnaient encore et tentaient maladroitement de l’intercepter, l’appareil furtif s’enfonça dans l’atmosphère d’Europa.

« Il freine, affirma Desjani. Rudement. Nos ancêtres nous préservent ! Il va atterrir. »

Impuissants, ils assistèrent à l’atterrissage en douceur de l’appareil sur les couches de glace qui tapissaient la lune morte interdite.

Pour une fois, une des rares fois depuis que Geary la connaissait, Rione avait tombé le masque de feinte indifférence. Elle fixait encore son écran, hagarde, quand elle rompit le silence qui régnait sur la passerelle en s’écriant : « Qu’est-ce qu’on peut faire, amiral ? Qu’est-ce qu’on peut faire ?

— Je n’en sais rien. S’il y a quelque chose à faire, je le découvrirai. »

L’Indomptable s’était installé en orbite autour de Jupiter, non loin d’Europa et en épousant sa révolution. Une douzaine d’autres vaisseaux avaient adopté la même orbite et attendaient de voir ce qu’allait faire le croiseur de combat de l’Alliance. Quant à l’appareil furtif, il reposait à la surface de la lune, silencieux, sans émettre aucune exigence mais désormais repérable par tous maintenant qu’il s’était posé sur la glace.

Assis dans sa cabine, Geary conversait avec trois autres personnes : Tanya et Victoria Rione, qui avaient réussi à se placer le plus loin l’une de l’autre que possible, et le docteur Nasr. « Savons-nous quelque chose du microbe qui a exterminé toute vie sur Europa, docteur ? »

Nasr opina, la bouche crispée de dégoût. « J’en sais bien assez. Il s’agit d’une bactérie génétiquement modifiée, dont la souche originelle était inoffensive et reste plutôt bénéfique.

— Reste ? demanda Rione. Vous êtes sûr qu’elle existe encore ? Qu’elle est viable ?

— Oui, pourquoi ne s’est-on pas servi d’une souche létale ? s’enquit Geary. Dans la mesure où l’on fabriquait une arme biologique, pourquoi ne pas démarrer avec quelque chose qui soit déjà nocif ?

— Parce qu’on tenait à s’assurer que la bactérie originelle ne déclencherait pas les senseurs d’alerte biologique, répondit Nasr à voix basse. En partant d’une souche inoffensive, on espérait passer inaperçu de toutes les défenses. » Il ferma les yeux comme pour bloquer les images du passé. « Ce fut d’ailleurs un succès incontestable. Quand la bactérie a échappé au contrôle des apprentis sorciers, leurs propres senseurs n’ont pas réagi. »

Desjani émit un grognement guttural. « Ils étaient assez malins pour concevoir quelque chose d’aussi dangereux mais trop bêtes pour configurer leurs propres défenses de manière à la repérer ?

— Par expérience personnelle, j’imagine que la création de cette bactérie mortelle relevait d’un programme secret-défense. On l’aura caché à ceux qui auraient pu reprogrammer les senseurs parce que cette reprogrammation aurait compromis l’existence et les caractéristiques du bacille. Je n’ai aucune certitude, mais j’ai l’intuition que tel était le raisonnement. » L’amertume que trahissait sa voix ne laissait aucun doute sur l’opinion que se faisait le médecin de ce raisonnement.

« Vous avez sûrement raison, lâcha Geary. On a commis des erreurs bien plus stupides au nom du secret-défense. Pour quelle raison êtes-vous sûr que les bactéries sont toujours là ? Elles ont tué toute la population d’Europa il y a plusieurs siècles.

— Vous croyez donc cette quarantaine une habitude ou une tradition plutôt qu’une nécessité ? Non, amiral. Elles sont encore là. Certaines bactéries peuvent survivre plusieurs siècles aux radiations, au vide et d’autres conditions de l’espace. À ce que je sais de la manière dont celles-ci se sont répandues sur Europa et des contre-mesures adoptées pour faire appliquer la quarantaine, cette arme biologique née de l’ingénierie génétique a été conçue pour se mettre en sommeil dans les plus rudes conditions et se réveiller quand elles redeviennent propices à l’infestation de leur hôte humain. Partez du principe qu’elles seront présentes partout où vous atterrirez sur Europa, même si elles ne sont que quelques-unes.

— Et une seule suffirait, convint Geary.

— Une seule suffirait.

— Pourquoi ces imbéciles ont-ils atterri ? demanda Desjani.

— Parce que ce sont des imbéciles, déclara Rione, suffisamment émue pour répondre directement à Desjani. On les a engagés pour faire un boulot, ils ont été traqués, piégés et ils ont cru voir une issue. Ils s’y sont engouffrés. Même si c’était stupide.

— En réalité, ils ont peut-être même trouvé cela terriblement intelligent, affirma Geary.

— En quoi ? » s’enquit Rione.

Il montra l’image d’Europa qui flottait au-dessus de la table, telle une grosse balle de ping-pong à la surface constellée de taches et de striures brunâtres. « Ils savaient que nous n’irions pas les y pourchasser, et les locaux ne leur tirent pas dessus pour je ne sais quelle raison. Ils devaient se douter qu’ils ne risquaient rien à se poser à sa surface. Ils se proposent sans doute d’y rester plusieurs mois. Nous ne pouvons pas attendre si longtemps. Quand nous partirons, ils redécolleront, redeviendront furtifs et échapperont au blocus. »

Le docteur Nasr secoua la tête. « Non. Ça ne marcherait pas. Nul n’accepterait ensuite de les héberger par crainte de la contagion. Pas même leurs amis.

— Exactement. C’est le revers stupide de leur plan génial. Mais, s’ils réussissaient à décoller et à fuir Europa, ils pourraient répandre l’épidémie. »

Rione fixa un instant l’image du satellite. « Les vaisseaux chargés de l’application de la quarantaine ne pourraient-ils pas les arrêter ? Si nous pouvions échafauder un plan, ça nous laisserait une marge de manœuvre. »

Nasr secoua la tête derechef. « Nous ne pouvons pas atterrir ni leur permettre de décoller. L’appareil ne s’est pas posé près d’une des cités dévastées, mais nous ignorons jusqu’à quel point le fléau s’est répandu à la surface. Il suffit d’une bactérie », répéta-t-il.

Geary se tourna vers Desjani. « Une idée ? »

Au tour de Tanya de secouer rageusement la tête. « Non. Nous ne pouvons pas recourir aux fusiliers. Leur cuirasse arrêterait la propagation. Elle est conçue pour cela. Mais nous ne disposons d’aucun équipement de décontamination de campagne, et nous ne sommes même pas sûrs qu’il serait efficace contre ce microbe. Si la bactérie grouille sur leur cuirasse quand ils remonteront à bord… » Elle ne finit pas sa phrase, parce que tous savaient ce qu’il adviendrait et qu’aucun ne tenait à l’entendre.

Quelques secondes s’écoulèrent sans qu’un seul mot fût prononcé, puis le docteur Nasr leva l’index, l’œil pensif. « La cuirasse arrêterait la propagation ? Vous avez d’autres caractéristiques de cette cuirasse ?

— Bien sûr. Toutes les spécifications. Qu’est-ce qu’il vous faut ?

— Je songeais à la stérilisation, répondit lentement Nasr en articulant ses mots au rythme où lui venaient ses pensées. Pas seulement à une décontamination. Si nous stérilisions leur cuirasse avant de l’embarquer, si nous appliquions assez d’énergie à la surface extérieure sans nuire à celui qui se trouve dedans…

— Hors du vaisseau ? demanda Geary. De quoi disposerions-nous pour cette opération ?

— Des lances de l’enfer ! lâcha Desjani. En réduisant l’énergie. Nous pourrions calculer la dose exacte nécessaire et arroser ensuite chaque millimètre carré de la cuirasse !

— Je dois avant tout procéder à quelques recherches », prévint le médecin.

Desjani avait déjà gagné le plus proche panneau de com au pas de gymnastique. « Sergent artilleur Orvis ! J’ai besoin de vous dans la cabine de l’amiral ! Avec toutes les spécifications dont vous disposez sur votre cuirasse de combat ! Giclez ! » Elle entra une autre adresse. « Chef Tarrini, chez l’amiral au pas de course ! Nous devons débattre de l’emploi des lances de l’enfer dans une perspective chirurgicale. »

Elle marqua une pause puis se tourna vers Geary. « Dois-je aussi appeler le chef Gioninni ? Allons-nous tenter de négocier avec ces types ou nous contenter de leur tirer dessus ? »

Rione fronça les sourcils puis s’adressa à son tour à Geary : « Toute question diplomatique devrait être traitée par les canaux idoines.

— Ce n’est pas une question diplomatique, répondit-il aussi diplomatiquement que possible. Ce serait passer un marché avec des criminels.

— Marchander avec des criminels fait partie au premier chef de la diplomatie. Vous l’ignoriez ? Croyez-vous que ce chef Gioninni soit un expert en matière de négociations avec des criminels ? »

Geary marqua à son tour une pause puis, conscient que Desjani se retenait difficilement d’éclater de rire, s’efforça de s’exprimer avec le plus grand soin. Il n’était pas loin d’exploser lui-même, en partie à cause du vertige que lui procurait la conscience d’avoir peut-être trouvé une solution viable à une situation qui leur semblait désespérée. « Le chef… Gioninni… est habitué… à des… méthodes illicites pour… conduire les affaires.

— Je vois, répondit Rione d’une voix glacée. Quoi qu’il dise ou fasse, ça risque d’entraîner de très graves conséquences pour l’Alliance et vos deux lieutenants portés manquants. Vous devriez garder cela à l’esprit.

— Peut-être le chef Gioninni pourrait-il collaborer avec nos… diplomates ? suggéra Desjani d’une voix curieusement étranglée par la difficile répression de son hilarité.

— Bonne idée, convint Geary avec empressement. Dites-lui de contacter l’envoyée Rione et de coordonner leurs communications avec les occupants de l’appareil. On veut savoir jusqu’à quel point ils sont coriaces, et s’ils sont prêts à nous remettre les lieutenants Castries et Yuon sans combattre.

— Je vais voir ce qu’on peut faire, déclara Rione. Vous êtes conscient, amiral, que ces gens ont signé leur propre arrêt de mort. Ils n’ont plus rien à perdre. Tout marché qu’on passerait avec eux impliquerait un mensonge quant à leur possible survie. »

Nul ne répondit sur-le-champ. Geary finit par secouer la tête. « Ce n’est pas nous qui les avons mis dans cette situation. Ils s’y sont fourrés tout seuls. S’il me faut mentir pour sauver Yuon et Castries de leur sottise et de leurs agissements criminels, je suis disposé à le faire.

— Ne vous cassez pas la tête, amiral. » Rione eut un sourire sardonique. « Je peux le faire pour nous deux. Cela aussi fait partie de la diplomatie. C’est mon gagne-pain, rappelez-vous. »

L’heure suivante fut consacrée à d’innombrables références aux spécifications des cuirasses et des armes, à des débats sur les tolérances et les sauvegardes, à des recherches d’ordre médical relatives à l’aptitude de la bactérie à survivre dans les conditions les plus extrêmes et au peu d’éléments qu’on détenait sur l’arme biologique créée par l’ingénierie génétique qui s’était échappée d’un laboratoire d’Europa et y avait balayé toute vie humaine à une vitesse et avec une efficacité qui avaient terrifié l’humanité.

Dans un angle de la cabine, Victoria Rione et le chef Gioninni écoutaient les conversations tout en s’entretenant à voix basse. Ils avaient l’air de s’entendre à merveille en dépit de l’accueil initial assez frais de Rione.

Le docteur Nasr finit par se tourner vers Geary en hochant la tête. « Oui, amiral. Nous pouvons appliquer à la surface externe d’une cuirasse de combat une chaleur suffisante pour que rien n’y survive…

— Pardonnez-moi, doc, le coupa le sergent artilleur Orvis, mais, par ce “rien”, vous n’entendez pas aussi le fusilier qui se trouvera dans la cuirasse, au moins ? »

Nasr agita les mains, comme stupéfait. « Non, non, bien entendu. Elle protégera son occupant. Mais elle sera fichue, naturellement. Ses senseurs externes grilleront, ses articulations fondront et ses couches protectrices seront sévèrement endommagées. Le fusilier lui-même sera indemne, mais il faudra l’en désincarcérer après. »

Orvis se gratta la tête puis fit la grimace. « Indemne veut dire qu’il ne sera pas blessé. En règle générale. Mais ce ne sera agréable pour personne. Il fera une chaleur insoutenable dans cette cuirasse tant qu’on ne l’aura pas forcée. Cela étant, ses supports vitaux internes lui fourniront de l’oxygène le temps nécessaire, sans qu’on ait au moins à s’inquiéter de cela.

— Mais vos fantassins seront assurément capables de supporter cet inconfort, n’est-ce pas ? » s’enquit Rione.

Au tour du sergent Orvis d’afficher sa surprise. « Oh, bien sûr. Nous sommes des soldats. L’inconfort, une chaleur insupportable, nous faire tirer comme des canards ou prendre des coups, c’est le quotidien pour nous. Ce n’est que quand nous nous sentons vraiment à l’aise que nous sommes déstabilisés, tellement ça nous semble inhabituel. »

Rione marqua une pause pour regarder autour d’elle, le visage inexpressif. « Personne n’en a parlé jusque-là, mais qu’en est-il de vos deux lieutenants ? Ils ne porteront pas de cuirasse, eux. Ils auront été exposés à l’agent infectieux. Une seule bactérie suffit, n’est-ce pas ? Comment allons-nous gérer ça ? »

Le docteur Nasr fit la moue. « Nous pourrions apporter deux autres cuirasses et les enfermer dedans. Avec un peu de chance, si leurs crétins de kidnappeurs ne sont pas sortis de leur appareil et ne se sont pas trop exposés, il n’y aura pas de contamination à l’intérieur, à l’exception de ce que les fusiliers pourraient y introduire en dépit de tous nos efforts pour réduire les risques. Mais il faut malgré tout envisager la possibilité d’une contamination, de sorte qu’après la stérilisation de leur cuirasse les deux officiers devront être placés en isolement médical complet jusqu’à ce qu’on ait la certitude qu’ils n’ont pas été infectés. Nous ne pouvons guère faire mieux, et ça nous permettra de nous assurer que, même s’ils sont… pour ainsi dire déjà morts… l’infection ne se répandra pas.

— Je peux comprendre la nécessité de recourir à des solutions qui ne sont qu’un poil moins néfastes que nos autres options, admit Rione. Merci. Celle-ci nous offre nos meilleures chances de réussite sans compromettre nos mesures de sécurité.

— Mes gens prendront soin de faire endosser leur cuirasse de rabe aux deux officiers aussi vite et convenablement que possible, lui promit le sergent Orvis.

— Ensuite, vous devrez ramener tout le monde à bord, lui intima Geary. Vous êtes sûr de n’avoir pas besoin d’une des navettes pour vous débarquer à la surface et revenir ensuite vous chercher ?

— Seulement une pour le saut, amiral. De très haut. Mais pas pour nous ramener. Si la navette se posait, elle serait perdue. Pas moyen de pasteuriser intérieurement et extérieurement un coucou, comme l’a décrit votre médecin, sans tout bousiller. » Orvis tapota sur sa tablette et des images apparurent au-dessus. « Europa n’est pas une très grosse lune. On n’a pas à s’inquiéter d’une trop forte gravité. Un peu plus d’un dixième de g. Nous n’aurons besoin d’une navette que pour nous conduire aussi bas que l’autorise la quarantaine, puis nous sauterons et nous freinerons la chute avec nos réacteurs dorsaux. »

De minuscules fusiliers en cuirasse de combat sautèrent d’une mininavette pour ensuite chuter vers une représentation de la surface d’Europa.

« Le boulot fait, nous redécollerons en nous servant de ce qu’il restera d’énergie dans nos propulseurs pour regagner l’orbite. La puissance augmentée de la cuirasse, ajoutée aux réacteurs, devrait faire l’affaire.

— Vous pouvez réellement sauter de la surface jusqu’à orbiter autour d’Europa ? demanda Rione, sceptique.

— Avec l’assistance des réacteurs d’appoint, oui, madame. Mes fusiliers et moi-même, nous devrons certes sauter aussi haut que nous le permet la cuirasse, concéda Orvis. Mais nous serons très motivés. Le seul geste que vous pourriez faire pour nous motiver davantage serait de suspendre des canettes de bière à un sas. Ça nous fournirait un objectif.

— Le surcroît de motivation de la bière mis à part, quelle serait la marge d’erreur quant à votre capacité à atteindre l’orbite ? demanda Geary.

— Dix pour cent, amiral, admit Orvis.

— Pas énorme, mais largement suffisant. La couche de glace supportera-t-elle ce rôle de tremplin ? »

Cette fois, ce fut Desjani qui opina. « Pas de problème. Les senseurs de l’Indomptable ont étudié la surface. L’appareil furtif a atterri dans une zone où la glace est très épaisse et durcie. Pour ce qui nous concerne, il pourrait tout aussi bien s’agir de roche solide. »

Le docteur Nasr tapota à son tour sur sa tablette de données. « Les armes de l’Indomptable peuvent être recalibrées pour émettre un faisceau capable de stériliser l’extérieur d’une cuirasse sans tuer son occupant. Nous détruirons complètement sa couche supérieure afin de nous assurer que rien ne s’introduise dans le vaisseau. »

La chef Tarrini sourit. « Les artilleurs vont prendre leur pied à dégommer des fusiliers flottant dans le vide.

— J’aurais préféré que vous n’abordiez pas ce sujet, observa le sergent Orvis. Nous disposons de trois cuirasses de réserve, mais l’une d’elles est HS parce que nous avons dû emprunter certaines de ses pièces détachées pour en réparer une autre. Cela étant, nous n’avons besoin que de deux. Une fois dans l’appareil furtif, les lieutenants les enfileront et nous dégagerons tous. »

Nasr soupira. « Ne pourriez-vous pas envoyer un peu moins d’hommes pour tenter de sauver aussi quelques occupants de l’appareil ? » implora-t-il.

Geary consulta ses interlocuteurs du regard, mais tous se contentèrent de le lui retourner. Un des pires privilèges du pouvoir. Je vais devoir répondre moi-même à cette question. « Nous n’avons aucune idée de leur nombre, docteur. Compte tenu de sa taille, ils pourraient être six aussi bien que trente. S’ils sont trente, je leur enverrais les quarante fusiliers de l’Indomptable que nous ne serions pas franchement à notre avantage dans un assaut.

— Mais… s’ils ne sont que six ?

— Comprenez, docteur, ce que disait tout à l’heure l’envoyée Rione n’était que par trop exact. Même si nous arrachons certains d’entre eux à Europa, les locaux tiendront très probablement à les exécuter. »

Nasr hocha la tête, les yeux rivés au pont.

« Mais je verrai ce qu’on peut faire, promit Geary. Envoyée Rione, chef Gioninni, quand vous parlementerez avec les gens de l’appareil, tâchez de découvrir combien ils sont et s’il est possible de passer un marché avec eux. » Si cela n’avait pas d’autre utilité, savoir le nombre de criminels qu’abritait l’appareil furtif serait au moins précieux pour les fusiliers.

« En parlant des locaux, comment allons-nous nous en dépêtrer ? intervint Desjani. À voir le commandant Nkosi et le lieutenant Cole, ils ne permettront certainement pas à nos hommes de sauter sur Europa, d’en remonter puis de s’éclipser à bord de l’Indomptable.

— Ne pourrions-nous pas les tenir à l’écart ? demanda Rione à Geary. Les empêcher d’intervenir dans notre opération ? »

Il lut la réponse dans les yeux de Tanya. « Non, répondit-il. Sauf à les trouer comme des passoires.

— Ce dont je préférerais m’abstenir en l’occurrence », ajouta Desjani.

Le chef Tarrini marmonna quelques mots, façon « C’est une première », puis elle regarda autour d’elle comme pour chercher qui venait de parler.

« Je ne sais pas comment gérer les locaux, reprit Geary. Par bonheur, nous avons quatre politiciens à bord.

Par bonheur, nous avons quatre politiciens à bord ? répéta Desjani. Voilà un commentaire que je ne m’attendais pas à entendre.

— Je vais m’entretenir avec eux. Vous aussi, docteur. Je dois leur exposer notre plan, obtenir leur approbation… »

Desjani laissa échapper une protestation inarticulée.

« Obtenir leur approbation, reprit Geary, et chercher un moyen de procéder sans provoquer un incident diplomatique dont on entendrait parler jusqu’à la frontière du territoire bof.

— C’est beaucoup demander, prévint Rione. Mais je n’en disconviens pas. Il nous faut l’approbation du gouvernement. »

Orvis se tourna vers Geary et Desjani. « Dois-je préparer mes hommes ou attendre les ordres ? »

Geary hocha la tête. « Entamez vos préparatifs. Vous savez ce qu’exigera la mission. Nous vous préviendrons dès que nous aurons le feu vert. »

Orvis se leva et salua. Ce geste était souvent bâclé dans la flotte puisque, avant d’y être réintroduit par Geary, l’usage s’en était perdu au cours des dernières décennies de la guerre. Mais les fusiliers, eux, s’étaient entêtés tout du long à le perpétuer, de sorte que celui d’Orvis était un modèle de rigueur. « Je vais avoir besoin d’instructions particulières concernant les ravisseurs, amiral. Cela dit, à ce que j’ai cru comprendre, les tuer tous durant l’opération serait peut-être un geste miséricordieux.

— Peut-être, répondit Geary à voix basse sans regarder le docteur Nasr. Mais, pour l’heure, vos ordres sont de faire tout votre possible pour récupérer les otages. Si certains des ravisseurs s’interposent, prenez toutes les mesures qui s’imposent mais n’abattez personne sauf si c’est absolument nécessaire. En cas de contre-ordres, je vous informerai.

— Entendu, amiral.

— Prévoyez-vous des problèmes, sergent, quant au nombre de vos gens qui se porteront volontaires ? » demanda le docteur Nasr.

Orvis sourit. « Quand je les brieferai sur la mission, je leur ferai savoir qu’ils se sont tous portés volontaires. Ça gagnera du temps. »

Après le départ d’Orvis et des chefs Tarrini et Gioninni, le médecin tourna vers Geary un regard troublé. « Il y a toujours un danger pour ces deux lieutenants, vous savez. Même si nous réussissons à les arracher à Europa sains et saufs. Il suffirait qu’une seule bactérie adhère encore à l’extérieur d’une cuirasse pour qu’elle leur soit transférée au moment où ils la revêtiront.

— Que pouvons-nous faire s’ils sont contaminés avant ? demanda Desjani.

— Rien. Je ne peux même pas prendre le risque de les soigner, sauf en gardant mes distances. S’ils ont été gagnés par la contagion, ils peuvent mourir avant même que nous n’ayons fini de décontaminer l’extérieur de leur cuirasse et de celle des fusiliers. Nous devrons les soigner comme s’ils avaient été probablement infectés. Une fois à bord, nous les garderons à l’isolement complet. Nous ne disposons que d’un seul compartiment qui le permet. À deux là-dedans ce sera surpeuplé, mais on n’a pas le choix.

— Il n’y a pas de traitement ? s’enquit Desjani. Aucun médicament ?

— Pour en inventer un, il faudrait un échantillon de la maladie, expliqua Nasr. Tous les spécimens existants ont été confinés sur Europa. Je chercherai à découvrir si des simulations de thérapie fondées sur des données distantes ont été effectuées, mais je serais très surpris qu’elles soient encore accessibles.

— Peut-être les locaux en détiennent-ils, suggéra Geary. Ils vivent depuis des siècles avec Europa au-dessus de leur tête. Ils auront certainement réfléchi aux mesures à prendre en cas de fuite de cette abomination.

— Peut-être. » Le médecin haussa les épaules. « Mais un tabou est parfois trop impressionnant pour qu’on ose le regarder en face. En outre, je me souviens aussi d’un mien confrère qui affirmait que la recherche d’un traitement était contre-productive puisqu’elle ne faisait qu’encourager les comportements favorisant la contagion. Je n’étais pas de cet avis, mais cette attitude pourrait prévaloir ici. Toute suggestion laissant entendre qu’on a découvert un traitement risquerait d’inciter à relâcher la quarantaine, et je peux comprendre pourquoi on le découragerait. »

Le médecin et Rione partis, Desjani tourna vers Geary un regard furieux. « Amiral… »

Il brandit une main comminatoire. « Tu sais que je ne peux pas approuver cela de mon propre chef. »

Elle le fixa avec entêtement. « Non, je n’en sais rien.

— C’est une question trop importante et nous avons des représentants du gouvernement à bord.

— Non.

— Je dois leur demander, Tanya.

— Non !

— Tu veux assister aussi à cette réunion ?

Non. » Le regard de Desjani se fit plus noir et elle crispa le poing pour en frapper légèrement la table. « Mais j’y assisterai tout de même, amiral, pour m’assurer que deux de mes officiers ne sont pas voués à une mort certaine à cause des atermoiements et des discutailleries politicardes de nos estimés sénateurs. »

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