La mine sévère, Geary pianota sur le panneau de com de son accoudoir. « La pilote ne répond pas.
— Ici non plus, déclara Tanya en raclant le sien du poing. Que crois-tu qu’ils mijotent ?
— Ne viens-tu pas de dire que l’Indomptable nous pistait ?
— En effet. » Elle eut un mauvais sourire. « Si je connais bien mon équipage, et je le connais mieux que personne, mon croiseur doit être en train d’accélérer pour intercepter cette navette au plus vite. »
Leur véhicule fit une brusque embardée vers le haut et tribord. « Manœuvre évasive, reconnut Geary en consultant à nouveau son unité de com. Les sous-programmes antibrouillage de mon unité de com ont repéré quelque chose. »
Desjani étudia la sienne. « Les miens aussi. Ils ont trouvé un chemin au travers jusqu’à un récepteur, mais ce n’est pas celui de l’Indomptable. Oh, bon sang ! C’est interne.
— La console de commande de la navette ? suggéra Geary.
— Probablement. Nous pourrions sans doute bidouiller les commandes si nous établissions le contact, mais nos unités ne peuvent pas se connecter aux systèmes terrestres. Ça ne nous mènera nulle part. »
La navette tangua vers bâbord.
Tanya fronça les sourcils puis se tourna vers Geary. « Si elle cherche à éviter l’Indomptable, pourquoi ne plonge-t-elle pas dans l’atmosphère ?
— Tu crois qu’il y a… »
Le panneau de Geary s’illumina soudain, révélant une femme assise dans le siège du mécanicien de bord. « Quoi que vous cherchiez à faire, soyez aimable de cesser immédiatement. Les signaux que vous émettez perturbent nos systèmes.
— Alors cessez de brouiller nos communications, exigea Desjani avant que Geary eût pu réagir.
— Vos communications ? » La femme parut sincèrement intriguée quand elle consulta ses voyants. « Oh ! Nos systèmes furtifs sont automatiquement passés sur brouillage quand ils ont identifié vos signaux.
— En ce cas, outrepassez manuellement, ordonna Geary.
— En émettant des signaux, vous compromettez notre furtivité, se plaignit la femme. Votre vaisseau continue de modifier sa trajectoire pour nous intercepter. Vous devez sans doute encore transmettre des données de localisation en dépit de notre brouillage.
— Mon vaisseau n’a besoin d’aucune assistance pour vous filer, déclara Desjani. Vous ne pouvez pas l’esquiver. Je vous suggère instamment d’y renoncer. »
Le visage de la femme exprima de nouveau l’étonnement. « Esquiver votre vaisseau ? Nous ne cherchons nullement à l’éviter. »
Tanya fusilla son image du regard. « Alors qui cherchez-vous à fuir ?
— Nous ne le savons pas exactement, mais nos contrôleurs de vol au sol affirment qu’au moins deux autres appareils furtifs cherchent à nous approcher. Nous nous efforcerons d’en rester éloignés jusqu’à ce que nous ayons atteint votre vaisseau, tâche d’autant plus difficile que nous n’avons qu’une vague idée de leur position, et que l’interférence de vos systèmes avec les nôtres complique encore.
— Si c’est vrai, alors cessez de brouiller nos coms pour permettre à mon vaisseau de vous transmettre la position et les vecteurs de ces appareils, répondit Tanya d’une voix trahissant un profond scepticisme.
— Leur position et leur vecteur précis, ajouta Geary.
— Vous pouvez… ? » La mécano se tourna de nouveau vers le pilote pour lui parler très vite.
Les fonctions de sécurité du panneau étouffaient ses paroles et floutaient les mouvements de ses lèvres, mais Geary pouvait encore déchiffrer son expression, qui, d’intriguée, se fit très vite insistante puis exigeante. « Elle est en train de lire ses droits au pilote, persifla Geary.
— Bonne idée, rétorqua Tanya. Les pilotes ont bien besoin de ça de temps en temps. C’est le seul moyen de les ramener à la modestie. »
La femme se tourna vers Geary. « J’outrepasse le brouillage de vos coms et je déverrouille l’écoutille du poste de commande. Veuillez nous rejoindre pour vérifier avec nous les données que nous transmet votre vaisseau sur la position de ces appareils. »
Tanya déboucla ses sangles, ouvrit l’écoutille et fit signe à Geary de ne pas bouger. « Très bien. Ça a l’air sûr. Venez, amiral. L’équipage de la navette joue sans doute franc-jeu, mais je n’en ai pas moins un mauvais pressentiment. »
Le poste de commande ressemblait peu ou prou à celui d’une navette de l’Alliance. Sa conception d’ensemble devait dater d’avant l’envol des hommes pour les étoiles, se dit Geary. Il agrippa une poignée pour se stabiliser pendant que Tanya s’installait dans un siège libre près du pilote. « Je capte de nouveau des transmissions, annonça-t-elle. Indomptable, fournissez-moi une vue éloignée du voisinage de la navette. »
Elle tapota sur son unité pour activer la 3D et l’hologramme s’afficha au-dessus de sa main.
« Il y a trois Gorms ! cracha la mécanicienne. Et plus proches de nous que nous ne le croyions.
— Vous savez qui ils sont ? demanda Geary.
— Non. Mais ils devaient nous attendre là-haut. On s’est fait avoir, Matt, dit-elle au pilote.
— Ils devaient guetter tout ce qui décollait en direction du croiseur, convint-il. Une chance qu’ils aient eu autant de mal à nous repérer que nous à les distinguer.
— Mais votre vaisseau peut nous voir si facilement ? demanda la mécano à Desjani. Comment ?
— Vous attendez-vous vraiment à ce que je réponde à cette question ?
— Non, mais ça valait la peine d’essayer, n’est-ce pas ? »
Le pilote venait d’étudier son écran ; il pivotait à présent et grimpait légèrement pour esquiver le plus proche appareil furtif, qui se trouvait juste sous la navette et piquait dans sa direction. Le second, sur une orbite un peu plus haute, s’en écartait comme s’il la cherchait encore, et le troisième, plus bas, entreprenait à son tour de monter pour converger avec sa trajectoire. Tout autour, des dizaines d’autres spationefs, satellites, vaisseaux et navettes suivaient leur propre orbite ou trajectoire ; eux ne recouraient pas à la technologie furtive et ils tissaient dans l’espace un maillage serré sans se soucier des quatre appareils invisibles qui jouaient à cache-cache au milieu.
« Martien, affirma la mécano en pointant leur plus proche poursuivant.
— Tu es sûre ? demanda le pilote.
— Catégorique. La signature de ce coucou est martienne. Pas moyen de dire si les deux autres sont aussi des Rouges.
— Pourquoi des ressortissants de Mars nous pourchasseraient-ils ? s’étonna Geary.
— Des tueurs à gages, répondit le pilote. Si vous avez de l’argent et que vous voulez placer un contrat sur une tête sans qu’on vous pose de questions, c’est sur Mars qu’il faut faire votre offre. Les seules différences entre les trois principaux gouvernements rouges, ce sont la somme qu’ils exigeront pour détourner les yeux et le contrôle dont ils disposent sur leur territoire. À propos de détourner les yeux, vous n’êtes jamais montés à bord de cette navette, vous ne nous avez jamais vus, ni moi ni Oreilles décollées, et vous ne nous avez jamais adressé la parole. D’accord ?
— Ramenez-nous à l’Indomptable et nous n’en soufflerons pas un mot, promit l’amiral. Oreilles décollées ?
— La mécano.
— Oh ! » Geary étudia les mouvements des trois autres appareils furtifs. « Si vos contrôleurs de vol peuvent capter des données sur ces trois Gorms, pourquoi ne les ciblent-ils pas ?
— Les cibler ? » Le pilote et la mécanicienne de bord secouèrent la tête de conserve puis le premier reprit la parole. « Tirer dessus, voulez-vous dire ? Les armes anti-orbitales sont prohibées sur Terre et son orbite. Même s’il y en avait, nos règles en matière de conflit sortent tout droit d’un manuel de Gandhi.
— Quoi ? s’étonna Tanya.
— On ne tire pas, s’expliqua la mécano. Pas quand on est basé sur Terre ou qu’on relève de son autorité. Les trois Gorms qui nous traquent pourraient s’y résoudre s’ils avaient une bonne chance de faire mouche, mais uniquement parce que ce sont des Rouges, et, bien qu’ils appartiennent officiellement et entièrement à un des gouvernements de Mars, on n’en trouvera aucune preuve sur eux.
— Vous n’avez pas le droit de riposter ? interrogea de nouveau Tanya comme si la signification de tout cela lui échappait.
— Pas en orbite terrestre, précisa le pilote tout en imprimant une embardée à sa navette pour se faufiler entre les trajectoires de deux autres appareils de passage. Au-delà, si nous avons dépassé Luna, ça nous est permis, mais seulement si nous avons été touchés au moins deux fois. Deux frappes d’affilée sont forcément délibérées. Auquel cas, si nous sommes encore opérationnels, nous pouvons tenter de riposter.
— C’est démentiel.
— On peut le voir sous cet angle, j’imagine, convint la mécano. Mais, officiellement, ça signifie que nous sommes en paix et que nous tenons à le rester. Cela étant, nous avons des vaisseaux par-delà Luna. S’il nous arrivait malheur et que ces Gorms étaient ensuite victimes d’un malencontreux accident sur leur trajet de retour, eh bien… Fatalitas !
— Eh ! lâcha le pilote. Ferme ton clapet !
— J’essaie juste de leur expliquer comment ça marche par ici, protesta la mécanicienne de bord. Ils doivent savoir.
— Pourquoi le Bouclier de Sol n’a-t-il été victime d’aucun “accident malencontreux” avant notre arrivée ? » demanda Geary.
Pilote et mécano haussèrent les épaules. « Si quelqu’un l’avait prémédité, et je ne suis pas en train de dire que c’était le cas, ç’aurait sûrement été très ardu, parce que les gens du Boucler de Sol, qui sont nos voisins et tout et tout, savent parfaitement comment nous procédons. Ils étaient sur leurs gardes, ils étaient puissants et ils restaient groupés.
— Vous autres n’avez pas joué selon les règles, ajouta le pilote. Mais nous, nous y sommes toujours contraints. Quand on nous tire dessus, nous ne pouvons qu’esquiver. »
Desjani sourit. « Mon croiseur nous interceptera dans sept minutes et nous ne sommes toujours pas contraints de nous plier à vos règles. Si ces appareils martiens nous créent des problèmes, ils le regretteront amèrement. »
Ses deux interlocuteurs lui décochèrent des regards horrifiés. « Non, protesta la mécano. Vous ne pouvez pas. Pas en orbite terrestre.
— Je sais qu’il y a beaucoup de monde là-haut, mais les systèmes de contrôle de tir de mon vaisseau peuvent trouver le bon angle et…
— Non. Vous n’avez pas le droit de tirer en orbite terrestre. Il ne s’agit pas de règles ou de règlements. C’est… mal ! »
Desjani les dévisagea, perplexe.
Le souvenir de certains paysages qu’il avait vus sur Terre revint à Geary et il hocha lentement la tête. « C’est à cause de votre passé, n’est-ce pas ? Des dommages qui ont été infligés à la Vieille Terre depuis l’orbite.
— Oui, amiral, répondit le pilote. Pas seulement des bombardements qu’on a lâchés sur nos têtes, mais aussi de ce qui est advenu quand les combats là-haut ont perturbé des systèmes orbitaux devenus cruciaux. Après, c’est devenu franchement atroce à la surface. L’enfer ! Et tout ce qui aurait pu l’empêcher était HS. Pendant longtemps, nul n’aurait su dire si la Terre survivrait à ce qui ressemblait à un suicide collectif, et si nous n’allions pas nous éteindre comme les dinosaures. Personne sur Terre ne s’aviserait plus de déclencher un conflit là-haut. Si vous le faites, vous en resterez à jamais marqués, et de la pire des façons possibles. Je ne doute pas que vous pourriez éliminer n’importe quoi depuis votre position en orbite. Mais ce serait une erreur. Une très grave erreur. »
Tanya secoua encore la tête et consulta son unité de com. « Très bien. Je comprends. Larguer des cailloux sur des cibles civiles est une infamie. »
Quelque chose dans ses paroles ou sa voix avait dû laisser transparaître le souvenir de certains épisodes de l’histoire récente qui hantaient la flotte de l’Alliance, parce que les deux Terriens la fixèrent d’un œil empreint de stupeur et de désarroi. Geary s’empressa de reprendre la parole pour les distraire. « Pouvez-vous échapper aux appareils qui nous pourchassent jusqu’à ce que l’Indomptable nous ait rejoints ? »
L’attention du pilote se reporta brusquement sur lui. « Avec les données que nous transmet votre vaisseau, oui, amiral. Je n’en jurerais pas, parce qu’ils pourraient encore nous coincer accidentellement, et qu’il me faut aussi louvoyer entre les autres appareils qui circulent là-haut, ne nous voient pas et risquent de nous caramboler si je ne les évite pas.
— Mais vous affirmez qu’ils pourraient tirer ?
— En effet, confirma la mécano. Ils ne sont pas d’ici et dissimulent leur provenance pour que leurs patrons ne soient pas inquiétés. D’autant que la réputation des Rouges ne pourrait guère se dégrader davantage sans frôler le zéro absolu. Oh-ho ! Le plus bas des trois remonte et le plus haut descend sur nous en virant sur l’aile. Ils doivent capter certaines de vos transmissions. »
Desjani releva les yeux pour scruter le pilote et la mécano. « Que préférez-vous ? Disposer d’informations précises sur ces types ou que je coupe le flux de données ? »
Tous deux hésitèrent un instant puis le pilote fit la grimace. « J’aimerais mieux y voir clair, m’dame.
— Capitaine.
— D’accord. Capitaine. À voir leurs manœuvres, nos poursuivants n’ont toujours qu’une très vague idée de notre position. Mais ils connaissent notre destination, savent que nous devons opérer la jonction avec votre vaisseau, qu’ils voient venir. Ce qui restreint considérablement le champ de nos vecteurs possibles.
— Je vais tenter de bidouiller notre matériel pour les empêcher de capter nos transmissions », déclara la mécano en s’activant sur ses commandes.
Quelques minutes s’écoulèrent, au cours desquelles la navette se livra à des réajustements modérés de sa trajectoire, vers le haut, le bas, tribord ou bâbord, afin de se faufiler le long de vecteurs différents pour trouver le chemin le plus ouvert entre leurs poursuivants et les divers objets qui croisaient dans ce secteur de l’espace en même temps qu’elle continuait de viser une interception avec le croiseur de combat de Desjani.
Geary s’était presque détendu quand il entendit Tanya inspirer une bouffée d’air sifflante entre ses dents. « Il s’est passé quelque chose. Les Gorms fondent sur nous. »
Le pilote opina, le visage creusé par la tension. « Ils ne devraient pas. Pourtant ils ont commencé à réagir à nos manœuvres comme s’ils avaient de notre position une idée plus précise qu’il ne faudrait.
— Quel que soit le matériel qu’ils viennent d’activer, il est d’une qualité inférieure à celui dont se sert l’Indomptable pour nous repérer. » Desjani reporta le regard sur Geary. « En retard d’au moins une génération sur notre équipement dernier cri, je dirais.
— En avance d’une génération, donc, sur celui du système solaire ? s’interrogea Geary. On dirait bien que ceux qui nous en veulent leur fournissent argent et matériel.
— Puis-je faire quelque chose pour empêcher ça ? » s’enquit la mécanicienne de bord.
Desjani eut un geste irrité. « Je n’en sais rien. Je ne suis pas technicienne. Si le sergent-chef Tarrini était là, elle saurait probablement comment utiliser votre matériel pour berner ces gens.
— On pourrait demander à Tarrini de transmettre des instructions à votre mécanicienne de bord par mon unité de com », suggéra Geary.
Tanya secoua la tête. « Étudier ce matériel, comprendre comment le configurer et le bidouiller exigerait trop de temps. D’ici là, l’Indomptable nous aurait retrouvés ou nous serions déjà morts. Mais il s’agit d’un matériel plus ancien que le nôtre. Vous y connaissez quelque chose, amiral ? »
Au tour de Geary de secouer négativement la tête. « Le matériel auquel on m’a formé était antérieur de trois générations, voire quatre, à celui dont dispose aujourd’hui l’Alliance. Je n’étais pas non plus technicien. Je n’ai qu’une connaissance générale de son fonctionnement.
— Voilà ce qui arrive quand on n’a que des officiers sous la main et pas de sous-offs, grommela Desjani. Une tripotée de gens capables de donner des ordres, mais personne pour les exécuter. Vous êtes compétent, vous ? » demanda-t-elle au pilote.
Celui-ci eut un sourire torve. « Diablement.
— Tous les pilotes en sont persuadés. » Tanya se tourna vers la mécanicienne, qui confirma d’un hochement de tête.
« Il n’est pas mauvais, affirma-t-elle. Il a la main avec son coucou. Il ne s’est crashé qu’une seule fois depuis que je le connais.
— Ce n’était pas un crash, protesta l’autre d’une voix tranchante. Mais un atterrissage brutal aggravé par des conditions hostiles.
— Contente de l’apprendre, déclara Tanya. Parce que c’est à vous qu’il revient de nous arracher aux griffes de ces types. Qu’est-ce que je dis à l’Indomptable, amiral ? »
Geary saisit le sous-entendu : dois-je donner l’autorisation au croiseur de combat de l’Alliance d’abattre ces trois Gorms si besoin ? La réponse à cette question n’aurait dû soulever aucun problème ; sauf que, à voir la réaction antérieure des deux Terriens à cette proposition, il crevait les yeux qu’un tel forfait déclencherait un tollé général, un scandale autrement ravageur que la réaction provoquée par l’anéantissement des bâtiments du Bouclier de Sol dans les franges extérieures du système.
« Dites-lui seulement de se pointer le plus vite possible, dit-il.
— Il est en train de contourner la planète et de réduire sa vélocité pour épouser la nôtre. Estimation : plus trois minutes avant que nous ne soyons côte à côte. »
La navette fit une embardée pour virer sur bâbord. « Z’attendiez pas à ça, hein ? » murmura le pilote férocement, les yeux braqués sur l’écran par-dessus l’unité de com de Desjani.
Le plus proche de leurs poursuivants passa juste sous eux sans se rendre compte qu’il avait raté de quelques centaines de mètres la position idéale pour se verrouiller fermement sur la navette.
Mais la manœuvre évasive les avait ramenés vers le haut et celui qui les surplombait, de sorte que le pilote opéra un rapide changement de trajectoire pour la faire redescendre. « Ils vont s’en apercevoir, prévint la mécanicienne. Tu manœuvres trop brutalement.
— Je sais ! Ils se rapprochent un peu trop ! Nous ne pourrons plus nous cacher très longtemps. Notre seule chance est de continuer à les esquiver jusqu’à l’arrivée du croiseur de combat.
— Mais ils pourraient…
— Je n’ai pas le choix ! »
La navette plongeait et fendait l’espace pour esquiver chaque fois celui de ses poursuivants qui menaçait de trop s’en rapprocher ; la nécessité impérieuse d’éviter la collision avec d’autres appareils compliquait encore la manœuvre. Geary retint son souffle lorsqu’ils survolèrent de peu un remorqueur trapu (qui, inconscient, poursuivit son petit bonhomme de chemin) avant de frôler d’un cheveu un satellite filant sur son orbite fixe. En dépit des manœuvres évasives du pilote, les mailles du filet continuaient de se resserrer et la distance les séparant de leurs poursuivants de diminuer, tandis qu’ils convergeaient peu à peu pour refermer leur étau sur leur fuite désespérée.
« Plus qu’une minute avant l’arrivée de l’Indomptable », annonça Desjani.
Elle n’avait pas fini sa phrase qu’un ululement suraigu se faisait entendre. La mécano coupa l’alarme puis appela le pilote. « Ils nous ciblent ! Ils cherchent à se verrouiller sur nous !
— Active le brouillage !
— Si je le fais, ils viseront sa source ! Nous ne tiendrions pas cinq secondes ! Je fais de mon mieux avec les contre-mesures passives.
— Indomptable, articula Desjani d’une voix dont le calme contrastait singulièrement avec les échanges hystériques des deux Terriens. On nous prend pour cible. Je vous vois de poupe : quarante secondes avant interception. Désactivez les systèmes d’évitement des collisions et poussez les boucliers de poupe au maximum. La vélocité relative au moment du contact devrait suffire à envoyer balader nos deux plus proches poursuivants sans faire courir de risques au vaisseau.
— Commandant, on peut aisément les allumer avec nos lances de l’enfer, lui répondit-on.
— Interdiction de tirer, répliqua Desjani.
— Commandant… Pour plus de clarté, vous nous demandez bien de télescoper avec nos boucliers les plus proches poursuivants de votre navette, n’est-ce pas ?
— Exactement. Exécution !
— Suivez les ordres de votre commandant, ajouta Geary en se penchant sur son unité de com. Je viens d’ordonner à mon vaisseau amiral d’éperonner délibérément d’autres appareils. Vous êtes sûre ? marmonna-t-il à l’intention de Desjani.
— Je connais mon vaisseau, persista-t-elle. Et je sais manœuvrer dans l’espace. Pour l’instant, ces types qui nous traquent filent un peu plus vite que nous dans la même direction, de sorte qu’ils restent tout près. L’Indomptable ralentit pour épouser notre vélocité, si bien que, quand ses boucliers entreront en contact avec un d’entre eux, l’impact devrait se produire à une vélocité relative maximale d’environ dix mètres par seconde, réduite graduellement.
— D’environ dix mètres par seconde ? La masse de ceux qui nous chassent est conséquente. L’impact n’en reste pas moins dangereux.
— Les boucliers de l’Indomptable le supporteront. »
Soit il se fiait au jugement de Tanya, soit il lui coupait l’herbe sous le pied : on en était là. Il savait qu’elle avait du combat – et des bâtiments actuels – davantage d’expérience que lui-même. « Très bien.
— Préparez-vous, ordonna-t-elle au pilote. Choisissez un vecteur et tenez-vous-y. Je n’aimerais pas que mon croiseur nous percute parce que vous cabriolez. »
Le pilote s’exécuta, non sans lui décocher un regard effaré, et il imprima à sa navette un cap et une vélocité sans à-coups. Presque aussitôt, inconscients d’être dans le collimateur de l’Indomptable, les trois Gorms adoptèrent des vecteurs d’interception qui leur permettraient d’assez se rapprocher de la navette furtive pour verrouiller leurs tirs dessus et ouvrir le feu.
Une étoile scintillante fondit soudain sur eux. Sa taille grossit à mesure que s’amenuisait la distance les séparant ; les principales unités de propulsion de l’Indomptable s’activaient à plein régime pour réduire sa vélocité afin d’épouser celle de la navette. Son noir fuselage de squale restait invisible derrière leur brasillement infernal.
Un des chasseurs, moins courageux ou plus futé que ses compagnons, rompit en visière et s’éloigna en accélérant quelques instants avant que le croiseur de combat ne vînt se ranger, avec une incommensurable grâce pour sa masse colossale, le long de la navette. Un autre fut cueilli de plein fouet par les boucliers de l’Indomptable, qui l’envoyèrent culbuter cul par-dessus tête en même temps que l’impact coupait net ses capacités furtives, de sorte que tous purent voir le petit appareil tournoyer au milieu d’eux, hors de contrôle. D’autres vaisseaux et appareils évitèrent frénétiquement l’épave et saturèrent les canaux d’urgence d’avertissements et de plaintes à propos de l’apparition subite d’un obstacle à la navigation.
Le troisième n’eut pas cette chance. L’Indomptable heurta sa poupe quasiment plein pot ; l’énergie qui se déversait de ses unités de propulsion la souffla quasiment. L’appareil fut propulsé en arrière par l’impact en même temps qu’il se désintégrait ; les débris, la plupart trop petits pour qu’on cherchât à les esquiver, apparurent alors, pleinement identifiables, à la vue de tous les observateurs.
Le pilote et sa mécano fixaient la masse menaçante du croiseur désormais tout proche comme s’ils craignaient d’être les suivants.
« Mon vaisseau est en train d’ouvrir sa soute de débarquement, annonça Desjani en souriant. Coupez vos systèmes furtifs et il vous guidera pour l’accostage. »
Alors que Geary et Desjani descendaient encore la rampe d’accès de la navette, les tintements de six cloches distinctes résonnèrent dans la soute, suivis d’une annonce. « Amiral, flotte de l’Alliance, arrivée. » Puis quatre autres tintements et : « Indomptable, arrivée.
— Aucun dommage consécutif à… euh… la collision accidentelle », rapporta le second en saluant ; il affichait une mine d’une ineffable austérité en dépit de la bonne nouvelle.
« Bien joué, déclara Desjani, non sans avoir d’abord décoché à Geary un regard entendu, façon “Je vous avais bien dit que mon croiseur tiendrait le choc.” Les témoins sont nombreux. Nous allons remplir un formulaire standard destiné à rapporter aux autorités de Sol que nous avons heurté des appareils furtifs que nous n’avions pas vus assez tôt pour les éviter. Compte tenu de leur respect du règlement, elles appliqueront nécessairement la règle qui veut qu’un appareil furtif doive obligatoirement se tenir à l’écart des autres et que toute collision soit automatiquement de sa responsabilité. Tout le monde est rentré ?
— Non, commandant. Il manque deux officiers. Les lieutenants Castries et Yuon. Ils ne se sont pas présentés au rapport à temps quand la navette de leur groupe est venue les récupérer, et les autorités du cru n’ont pas réussi à les localiser.
— Pourquoi ne m’en a-t-on pas informée plus tôt ? demanda Desjani d’une voix sourde empreinte d’agacement.
— J’attendais un rapport des autorités locales, répondit son second, dont le maintien et la voix s’étaient raidis. Quand j’ai cherché à vous l’apprendre, vous étiez déjà à bord de la navette.
— Pourquoi attendiez-vous ce rapport ?
— Parce que nous pensions qu’ils avaient peut-être décidé de fuguer et que les locaux étaient certains de pouvoir les localiser rapidement.
— Castries et Yuon ? Depuis quand sont-ils en couple ?
— C’est peu probable, commandant. D’ordinaire, ils n’arrêtent pas de se chamailler.
— Oh, pour l’amour de mes ancêtres ! Ce n’est pas franchement le signe flagrant d’une idylle naissante ! Je veux qu’on remette sans tarder la main sur ces deux lieutenants ! S’il s’agissait de civils, peut-être auraient-ils fugué, mais des officiers de la flotte de l’Alliance déserteraient. Cela dit, je n’aime pas ça. Ça ne correspond en rien à ce que je sais de Castries et Yuon. Si j’ai bien compris, les locaux ne les ont pas encore retrouvés ?
— Non, commandant. Mais ils sont toujours sûrs de pouvoir le faire dans l’heure. La Vieille Terre est à ce point truffée de réseaux de surveillance que tout ce qui s’y passe est aussitôt repéré.
— On croirait une planète syndic, grommela Desjani.
— Tous les sénateurs sont remontés à bord ? s’enquit Geary.
— Oui, amiral. Et les deux envoyés aussi. Nous n’avons pas eu le temps d’apprendre aux vaisseaux des Danseurs ce que nous allions faire, mais ils nous ont collés aux basques quand nous sommes venus vous chercher, en conservant toujours la même position par rapport à nos manœuvres, soit cent kilomètres exactement, de sorte qu’ils sont également portés présents. »
Le chef Gioninni, chargé d’une bouteille, faisait partie du comité d’accueil. Desjani lui fit signe d’approcher et examina la bouteille. « Du whiskey du Vernon ? Il vient des réserves du vaisseau ?
— Oui, commandant. Dûment déclaré, signé, approuvé et tout et tout », la rassura le chef en évaluant son humeur. Il semblait quelque peu méfiant. « Vous connaissez la tradition. Quand des marins sont recueillis par un navire, on verse une rançon au sauveteur. À ce que j’ai cru comprendre, les gars de ce coucou ont bien mérité la leur.
— Effectivement, approuva Desjani. Mais nous allons les retenir un peu pendant que, de votre côté, vous allez faire servir aussi de la bière dans la soute. Nous devons également un lourd tribut à dame Vitali.
— De la bière, commandant ?
— Oui, chef. La bonne. Pas celle du mess des officiers. Piochez dans la réserve du chef.
— Si vous le dites, commandant. Je vais devoir… euh… facturer…
— Je suis bien certaine de pouvoir compter sur vous pour la paperasserie. » Gioninni s’éloignant en toute hâte pour répondre à ses instructions, Desjani se tourna de nouveau vers Geary. « Il va nous compter deux fois plus de bière qu’il n’en fournira à la navette.
— Je me demandais pourquoi vous vous attendiez à ce qu’il résiste à la tentation. Et quelle marge il en retirerait. Comptez-vous le punir ?
— Pas pour un tel écart de conduite. En revanche, je m’en servirai pour lui faire cracher la deuxième bouteille de whiskey qu’il a probablement griffée dans la réserve en même temps que celle-ci. Il n’aura sans doute laissé aucune trace, de sorte que c’est le seul moyen de la récupérer. Croyez-vous que mes lieutenants aient été victimes des mêmes gens qui nous ont traqués ?
— Espérons qu’il n’en est rien. Mais, s’ils s’en sont effectivement pris à Castries et Yuon, les locaux restent notre seul espoir de les retrouver.
— Exactement ce que je pensais. C’est bien pour cela que j’ai autorisé Gioninni à verser cette “rançon” et que j’en ai même remis une couche. »
Quelques minutes plus tard, ils regardaient la navette décoller et entamer son plongeon dans l’atmosphère de la Vieille Terre, allégée de deux passagers et alourdie de bouteilles du meilleur whiskey et de la meilleure bière que l’Alliance pût offrir.
« Au temps pour nos vacances, fit observer Desjani. Pour je ne sais quelle raison, je ne me sens guère reposée. J’espère que vous n’êtes pas trop pressé de partir, amiral.
— Non, commandant, répondit Geary. Même si nous n’attendions pas des nouvelles des locaux, je ne tiens pas à ce qu’on croie que nous prenons la poudre d’escampette parce nous nous sentons coupables ou parce que nous avons peur. Nous allons encore nous attarder quelques heures. Ce qui laissera aussi aux envoyés le temps d’annoncer aux Danseurs que nous quittons le berceau de l’humanité pour rentrer chez nous. »
Tanya salua, de nouveau compassée maintenant qu’ils étaient de retour sur son vaisseau. « À vos ordres, amiral. Je transmettrai au général Charban dès que j’aurai regagné la passerelle.
— Merci, commandant. Je vais de ce pas déposer mon équipement dans ma cabine. » Il lui rendit son salut puis quitta la soute pour arpenter les coursives désormais familières et rassurantes de l’Indomptable, croisant au passage des officiers, des spatiaux et des fusiliers qu’il connaissait de vue et dont, à présent, il savait même parfois le nom. Techniquement, la Vieille Terre était la mère patrie de l’humanité, et, techniquement, Glenlyon et son système stellaire étaient la sienne. Mais, en réalité, depuis qu’on l’en avait arraché un siècle plus tôt, l’Indomptable était devenu pour lui ce qu’il y avait de plus proche d’un vrai foyer.
Et il s’en félicitait chaque jour davantage.
Geary trouva l’envoyée Victoria Rione à l’attendre devant l’écoutille de sa cabine. « Avez-vous reçu le message portant sur l’annonce à faire aux Danseurs ? » demanda-t-il. Victoria avait elle aussi visité divers sites de la Vieille Terre au cours de la semaine passée, censément en touriste et en sa qualité de représentante de l’Alliance en goguette, mais il la soupçonnait d’avoir fait bien davantage.
« Oui, répondit-elle. Charban s’en charge. Il y a d’autres sujets que nous devons aborder.
— Celui des lieutenants portés manquants ?
— Entre autres.
— Très bien. J’ai moi aussi une question à vous poser. » Il lui fit signe d’entrer dans sa cabine et lui emboîta le pas. En dépit de l’inquiétude que lui inspirait la disparition de Yuon et Castries, il n’était pas pressé de remonter sur la passerelle. Si l’on apprenait du nouveau à cet égard, il en serait aussi vite informé, et Rione avait peut-être des informations importantes. « Asseyez-vous. »
Elle s’était déjà affalée, très à l’aise, dans un des sièges entourant la table basse. « J’ai cru comprendre que vous aviez connu un passionnant trajet de retour.
— Pas le temps de s’ennuyer, en effet. Quant à moi, j’ai cru comprendre que vous aviez eu des vacances très productives sur la Vieille Terre », persifla Geary en prenant place en face d’elle.
Rione lui adressa un regard neutre, comme pour exprimer son incompréhension. « Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
— Nous avons rencontré dame Vitali.
— Dame Vitali d’Essex ? J’ai appris qu’elle avait donné une grande soirée.
— En effet. Mais j’aimerais savoir comment dame Vitali a pu me citer le nom d’Anna Cresida pour me convaincre de sa sincérité. »
Rione l’étudia un instant, les yeux voilés et calculateurs, puis elle haussa les épaules et balaya l’argument d’un geste. « C’est moi qui le lui ai appris. Une des obligations secrètes de cette mission, dont je n’étais pas censée vous informer, consistait à nouer des relations avec des dirigeants de Sol. L’attaque surprise des vaisseaux du Bouclier a encore souligné l’importance de cette tâche. Dame Vitali fait partie des contacts que j’ai jugés susceptibles de nous être très utiles à l’avenir.
— Vraiment ? » Geary se radossa en la fusillant du regard. « Dame Vitali semble effectivement nous avoir été d’une aide précieuse, à Tanya comme à moi-même, mais elle ne m’a pas fait l’effet d’une femme aisément manipulable.
— Vous avez entièrement raison, convint Rione en contemplant ses ongles. Elle – ou plutôt son gouvernement – compte probablement aussi se servir de nous. On les aide, ils nous aident.
— Vous lui avez donc confié, à elle et à qui sait combien d’autres personnes de la Vieille Terre, un mot de passe que nous seuls étions censés connaître. »
Rione arqua un sourcil. « La confiance n’a rien à voir là-dedans. Voyez-y plutôt de l’intérêt bien compris. On se trompe rarement en se reposant sur ce facteur. Vous en avez eu la preuve durant votre trajet de retour, n’est-ce pas ? Le gouvernement de dame Vitali a parfaitement saisi à quel point nous pouvions lui rendre service quand votre capitaine a détruit les vaisseaux du Bouclier de Sol. Donc, si ses amis en apprennent plus long sur les appareils qui ont cherché à interrompre le retour de votre navette, ou s’ils obtiennent des renseignements des nervis survivants, ils nous en feront part afin que, dans notre miséricordieuse et éternelle reconnaissance, nous leur renvoyions l’ascenseur. »
Des survivants ? Geary se demanda si dame Vitali était personnellement assez dangereuse pour avoir aidé à abattre leurs agresseurs ou si, derrière son sourire affable, elle se contentait de diriger les événements et de déléguer à d’autres. « Pour l’heure, nous fournir des informations sur les lieutenants Yuon et Castries serait le plus grand service qu’on pourrait nous rendre.
— Je sais. J’ai déjà demandé à tous mes contacts de nous informer de ce qu’ils apprendront. Ils s’exécuteront, même si leurs gouvernements ne sont pas prêts à l’admettre officiellement. »
Pour des raisons qu’il avait lui-même du mal à comprendre, Geary se persuada que la confiance que témoignait Rione était fondée en l’occurrence. « Tous vos contacts ? Combien de contacts exactement avez-vous établis, et avec combien de gouvernements. »
Nouveau geste de la main, cette fois désinvolte. « Bah… dix… vingt… quelque chose comme ça. Je n’ai pas eu le temps de beaucoup travailler. »
Geary secoua la tête pour signifier ouvertement son étonnement. « Chaque fois que je crois vous avoir cernée et savoir précisément ce dont vous êtes capable, vous me réservez de nouvelles surprises.
— Je suis une femme, amiral.
— Ça n’explique pas tout, selon moi. » Il tapota sur les touches de la table basse, afficha une image du système solaire avec ses planètes, ses planétoïdes et une multitude d’autres objets célestes ; les noms des légendes remontaient à un lointain passé : Vénus, Mars, Jupiter, Luna, Callisto. Europe, dont le souvenir de l’anéantissement hantait encore tout l’espace colonisé par l’homme. Et la Vieille Terre elle-même. « J’espère qu’ils retrouveront nos lieutenants, mais, cela mis à part, quels services l’Alliance croit-elle pouvoir obtenir des agents travaillant pour une infime partie de cette planète ? Dans l’Alliance, aucun des gouvernements qui règnent encore sur une nation de la Vieille Terre n’aurait voix au chapitre. Ils sont trop petits et bien trop faibles. »
Rione eut l’air agacée. « Nos ennemis sont d’ores et déjà à l’œuvre sur Terre. Espérons qu’ils ne sont pas impliqués dans l’affaire de vos officiers portés disparus. Nonobstant, je veux savoir qui a ordonné au Bouclier de Sol de nous attaquer, qui a stipendié ces assassins et financé ces appareils furtifs, qui a épié nos faits et gestes et tenté quelques autres menées que nos divers hôtes ont réussi à déjouer ou à faire avorter. Cela étant, vous êtes un militaire. Vous connaissez l’importance, fondée sur des facteurs qui n’ont rien à voir avec la puissance ni avec la force de frappe, de certains sites stratégiques. Tout endroit de la Vieille Terre a un rôle à jouer au sein de l’Alliance. Je ne connais pas tous les moyens dont nous disposons pour nous en servir. Mais je sais que je peux y recourir d’une manière à laquelle on ne s’attendra pas. Tout individu qui se prévaudrait du soutien de la Vieille Terre – en oubliant de mentionner certains menus détails, comme par exemple que ce soutien lui vient en réalité d’une région de la planète – retirerait de ce seul fait un prestige accru dans l’Alliance, sans doute assez important pour lui conférer un avantage décisif. »
Geary bondit sur ses pieds et la transperça du regard, fou de rage. « Lui ? Vous voulez parler de moi ? Le soutien de la Vieille Terre ? En quel honneur ? Qu’est-ce qui vous fait croire que vous pouvez vous servir de moi, bon sang ? »
Rione le regarda droit les yeux, très calme et nullement démontée. « Je n’ai nullement l’intention de me servir de vous. La dernière chose dont vous ayez besoin, c’est d’un conseiller qui guiderait vos pas dans l’arène politique. Votre absence d’ambition et votre refus d’user de tactiques politiciennes sont vos plus grandes forces.
— J’agis comme le ferait tout bon officier. »
Le sourire de Rione se fit caustique. « Je pourrais citer de tête au bas mot une douzaine d’officiers supérieurs de la flotte qui ont gravi les échelons jusqu’au sommet en recourant à des manœuvres politiciennes, et qui y continueraient d’y recourir s’ils chaussaient vos bottes. Comme en cultivant, par exemple, des relations avec les sénateurs Costa, Suva, Sakaï ou leurs pareils.
— Mais pas vous ?
— Moi ? Je serais un handicap. On ne voudrait de moi que pour jouer les boucs émissaires. » Elle le rassura d’un geste. « Je ne vous ai pas demandé de foncer bille en tête pour prendre les rênes de l’Alliance, rappelez-vous. Elle n’a nullement besoin de quelqu’un qui se prend pour le Sauveur. » Rione se leva à son tour et pointa la Vieille Terre du doigt. « Vous êtes venu ici, à présent. Nous sommes venus ici. Nous avons été aux premières loges pour assister au passé de nos ancêtres. Combien de tragédies ont-elles eu pour origine des individus persuadés d’avoir un destin hors du commun ou de mériter de régner ? »
Geary rumina la question, les mâchoires crispées de dépit, puis lui tourna le dos pour contempler le paysage familier du firmament étoilé qui s’affichait sur une cloison. « Que suis-je censé faire, bon sang ? Je ne me prends nullement pour un tel personnage, mais un nombre terrifiant de gens y croient. Le sénateur Sakaï croit que je pourrais aisément détruire l’Alliance.
— Il a raison. » Elle eut un geste d’impuissance, les deux paumes levées, comme si elle prévoyait une débâcle. « Je ne sais que faire pour sauver l’Alliance. Les forces qui cherchent à la déchirer sont nombreuses, et un tas de gens y contribuent par cupidité, méchanceté, espoir, désespoir, voire poussés par de bonnes intentions. J’ignore comment battre en brèche la tension qui s’est accumulée en un siècle de guerre, comment éponger les dettes de ce même siècle, comment m’opposer au simple, compréhensible mais naïf désir de tant de personnes qui aspirent à vivre comme elles l’entendent sans se soumettre à une lointaine autorité, dont elles oublient qu’elle n’a été établie que parce que son absence aurait produit des effets encore plus néfastes que son existence. La sénatrice Costa croit trouver la réponse dans un talon de fer. Suva, lui, croit que cette réponse réside dans le bon vouloir des citoyens, comme si tous pouvaient former un chœur harmonieux et chanter autour d’un feu de camp. Sakaï ne croit même plus à une solution. Mais vous… »
Elle le fixa en secouant la tête. « Vous n’êtes pas assez sage pour croire qu’il en existe une, ni pour croire qu’il n’en existe aucune. Ce qui signifie que vous êtes sans doute plus sage que tous les autres. En outre, vous êtes la pièce la plus puissante de l’échiquier.
— Pièce que, pourtant, vous n’hésiteriez pas à sacrifier.
— Seulement si nécessaire. Et je me sentirais très mal ensuite. »
Geary ne put s’empêcher de sourire à cette réponse sardonique. « Pas très longtemps. Tanya vous tuerait.
— Oui, vraisemblablement. Mais je suis persuadée que votre capitaine préférerait trouver une meilleure excuse que votre mort à mon assassinat. » Rione revint s’asseoir et se massa le front de la main. « Je n’ai pas été capable de résoudre une question qui me semble essentielle, et vous êtes la seule personne à bord de ce vaisseau à qui m’en ouvrir. Les réactions des trois sénateurs m’ont confirmé qu’ils étaient au courant de la mise en chantier de nouveaux bâtiments de guerre, en dépit des dénégations des pouvoirs publics selon lesquelles on y aurait mis un terme à la fin de la guerre. Ce qui veut que dire que tant Suva que Costa, qui sont pourtant des adversaires idéologiques, ont donné leur consentement à ce projet. Quelle raison a-t-elle bien pu les convaincre tous les deux que la construction en secret d’une nouvelle armada était une bonne idée ?
— Ils ne sont pas d’accord sur grand-chose, admit Geary en reportant le regard sur la représentation du système solaire. Mais ils ont donné l’impression de trouver un terrain d’entente quand les Danseurs ont rapatrié sur Terre la dépouille de cet homme.
— Ça ne durera pas. Plus capital, ils ont dû voter ce chantier bien avant que les Danseurs ne leur fournissent une raison de revoir leur attitude.
— Le sénateur Sakaï l’a voté également, je crois. Vous ont-ils dit qui commanderait cette force secrète ? »
Rione lui adressa un regard impérieux. « Non. Le savez-vous, vous ?
— Selon Sakaï, il s’agirait de l’amiral Bloch. »
Rione laissa s’écouler une bonne minute avant de réagir, puis elle secoua la tête avec une expression contrite. « Pourquoi ? Pourquoi le Grand Conseil y aurait-il consenti ? Ça n’a aucun sens. Bloch s’est forgé une réputation de grand commandant de la flotte que je ne crois étayée par aucune compétence, mais, même s’ils le jugeaient capable de rivaliser avec vous, ils savaient qu’il méditait un coup d’État avant sa capture par les Syndics. Si l’attaque de Prime ne s’était pas soldée par un désastre qui a conduit à sa capture et à votre reprise en main du commandement, s’il avait effectivement gagné cette bataille et vaincu les Syndics, il aurait retourné ensuite sa flotte victorieuse contre son propre gouvernement. Le Grand Conseil aspirait si désespérément à une victoire qu’il était prêt à courir ce risque.
— Et vous auriez fait tout votre possible pour l’éliminer, même si vous aviez dû périr ce faisant.
— Je croyais mon mari mort à la guerre. La préservation de l’Alliance restait ma seule raison d’être. Et, oui, vous ne m’avez jamais posé la question, mais quelques-uns de mes confrères sénateurs connaissaient mes intentions. J’étais leur soupape de sûreté dans leur volonté d’arrêter Bloch. » Nouveau long silence pendant qu’elle réfléchissait. « Ils doivent se dire à présent qu’il existe sûrement d’autres moyens de l’empêcher de les trahir. Mais lesquels ? »
Geary se rassit en face d’elle et chercha ses yeux. « Quand nous étions à Midway, nous avons eu l’occasion de nous instruire des stratagèmes dont se servaient les Syndics pour garder leurs responsables haut placés dans le droit chemin.
— Non. » Rione secoua derechef la tête. « Costa aurait sans doute approuvé de tels procédés, comme prendre la famille de Bloch en otage, par exemple, mais Suva n’y aurait jamais consenti. Ni Sakaï. Il s’agit nécessairement d’une méthode que le Grand Conseil entérine à l’unanimité, et je ne vois absolument pas laquelle.
— Il nous faudra la découvrir.
— Je ferai mon possible. » L’espace d’une brève seconde, juste avant qu’elle ne cache ses sentiments, l’angoisse se lut dans ses yeux. « Agir ouvertement contre vous alors que vous avez toujours soutenu l’Alliance serait de la part du Grand Conseil parfaitement irrationnel. Mais je ne me fie plus moi-même à ma capacité à comprendre ses motivations. Vous avez créé une situation qu’ils n’avaient encore jamais connue et dont ils n’ont jamais imaginé non plus qu’ils auraient à l’affronter un jour : la paix. Ils quêtent désespérément des réponses, et je soupçonne leurs réactions d’être davantage inspirées par la crainte que par la raison. Je ne doute pas que vous vaincriez Bloch dans une bataille, même en situation d’infériorité numérique, mais ça signifierait la guerre civile. Si l’on en arrivait là, les dommages à l’Alliance seraient irréparables.
— Il y a toujours le ruban adhésif », laissa tomber Geary, conscient en même temps que c’était là une bien vaine tentative pour alléger leurs inquiétudes communes.
Le mot arracha néanmoins un faible sourire à son interlocutrice. « Autant cet expédient a impressionné les Danseurs, qui y ont vu la plus belle invention de l’espèce humaine, autant je doute qu’il suffirait à retaper l’Alliance si elle était à ce point brisée. Qui, selon vous, commandite ici les agressions contre nous ?
— Dame Vitali affirme que l’argent venait d’en dehors du système solaire.
— Elle a raison, me semble-t-il. Mais d’où exactement ?
— Les vaisseaux du Bouclier de Sol ne visaient pas seulement l’Indomptable, mais aussi les sénateurs de l’Alliance qui étaient à son bord, fit remarquer Geary. Dans la mesure où ils prônent un très large éventail de points de vue différents, qu’on s’en prenne à tous en même temps trahit un commanditaire originaire du territoire des Mondes syndiqués.
— Plausible mais improbable. L’espace syndic est bien plus éloigné de la Vieille Terre que celui de l’Alliance, lequel n’est pas non plus tout proche. » Toute trace d’humour s’était évanouie lorsqu’elle le fixa sans ciller. « Je reconnais avoir été surprise par l’audace des tentatives d’aujourd’hui. Je ne l’aurais pas dû. Il y a dans l’Alliance de puissants personnages qui sacrifieraient volontiers leurs soi-disant amis et alliés au nom d’une cause prétendument plus noble. Inclure quelques-uns des siens dans les pertes afin de passer soi-même pour une victime est un antique stratagème, tant dans le crime qu’en politique. Nous avons plaisanté de ma capacité à en user contre vous, mais je ne le ferai jamais car je vous crois la seule chance de l’Alliance. D’aucuns, néanmoins, voient en vous un danger en puissance ou une entrave à la solution qu’ils préconisent. Tant que Black Jack était mort, il restait pour le gouvernement un martyr idéal, qui lui servait très exactement comme il le souhaitait. Ne vous bercez pas d’illusions. D’autres préféreraient revenir à l’époque où ils pouvaient encore l’utiliser pour atteindre leurs objectifs, parce que, selon eux, il était mort, inoffensif et incapable d’agir de son propre chef. De tous ces gens, vous ne savez vraiment pas à qui vous pourriez vous fier. »
Geary soupira, baissa un instant les yeux puis les releva pour la fixer de nouveau. « Si je ne puis me fier à personne, pourquoi devrais-je me fier à vous, Victoria ?
— Je n’ai rien dit de pareil. Vous avez toujours votre capitaine. Quant à moi, je ne vous demande pas de me faire confiance parce que je serais un parangon de vertu sur qui la lumière des vivantes étoiles brillerait avec un éclat particulier. Vous savez que ce n’est pas le cas. » Son mince sourire était revenu. « Non. La raison pour laquelle vous pouvez vous fier à moi est la même que celle pour laquelle j’ai choisi de me fier à dame Vitali. L’intérêt bien compris. J’aimerais sauver l’Alliance, et je crois que seul un Black Jack vivant en est capable. »
Ça ressemblait beaucoup trop à ce que Tanya lui avait dit devant l’ancien mur pour ne pas le mettre mal à l’aise, et Geary avait appris au fil du temps qu’il valait mieux prêter l’oreille les rares fois où ces deux femmes tombaient d’accord. « Et comment exactement dois-je m’y prendre ?
— En restant en vie. Si cette condition n’est pas remplie, rien n’est possible. »