Douze

Vue sous un certain angle, la mission était relativement simple : il devait amener ses vaisseaux et les cargos jusqu’à la principale planète habitée, débarquer les réfugiés et, chemin faisant, éliminer les menaces posées par les bâtiments de guerre, lesquels venaient certainement de Tiyannak. Si simple qu’elle tenait en une seule phrase.

Cela étant, comme l’a enseigné à peu près l’ancien et sage stratège, à la guerre, tout ce qui est simple finit par se compliquer.

Geary se tourna vers Duellos. « Que savez-vous du capitaine de frégate Pajari ?

— Pas grand-chose, reconnut le commandant de l’Inspiré. Il me semble qu’elle a pris le commandement de l’Éperon il y a environ un an. »

Dans le courant de l’année, comme au demeurant depuis son réveil, Pajari n’avait manifestement rien fait d’assez louable ou stupide pour attirer l’attention de Geary sur sa personne. Mais c’était aussi vrai de nombreux commandants de la flotte, puisqu’elle comptait près de deux cent cinquante croiseurs lourds, croiseurs légers et destroyers. En raison de leur ancienneté et de leur poids, ceux des cuirassés et croiseurs de combat tendaient à prendre la parole pendant les réunions stratégiques, mais les commandants des vaisseaux plus petits gardaient le silence, sauf à exprimer unanimement leur approbation ou désapprobation. Un des regrets les plus vivaces de Geary était de n’avoir jamais eu le temps de connaître personnellement chacun de ces officiers.

Il consulta les états de service de Pajari et apprit qu’elle n’avait reçu son commandement que quatre ans plus tôt et avait servi sur trois vaisseaux (dont deux avaient été détruits au combat) avant de prendre celui de l’Éperon. À l’instar de nombreux officiers de la flotte, elle était sans doute très jeune pour son grade et ses responsabilités, mais elle avait une expérience du combat bien plus grande que celle de Geary aux mêmes âge et grade.

« Je compte lui confier le commandement de l’escorte du convoi de réfugiés, déclara-t-il. Pajari devra désamorcer les menaces le visant avec les croiseurs légers et tous les destroyers, pendant que je conduirai les croiseurs de combat à l’assaut du cuirassé. »

Duellos arqua les sourcils. « Vous ne prendrez aucun destroyer pour nous accompagner ?

— Compte tenu de la taille de notre troupeau de cargos et des trois flottilles qui fondent sur eux d’au moins trois directions différentes, Pajari aura l’usage de tous nos escorteurs. » Geary grossit l’image du cuirassé qui filait sur une interception des cargos : il accélérait de manière pondérée mais régulière, tel un énorme animal blindé prenant de la vitesse sans que rien ne puisse l’arrêter. En dépit des millions de kilomètres qui les séparaient encore des vaisseaux ennemis, l’image qui leur en parvenait était d’une clarté adamantine : malgré leur grande et croissante vélocité, ils avaient l’air parfaitement immobiles sur fond d’espace infini. Les deux croiseurs lourds et les deux avisos qui accompagnaient le cuirassé n’étaient pas déployés, et, au lieu de se comporter comme les escorteurs d’une formation typique, en restaient extrêmement proches. « Nous ne parviendrons pas aisément à séparer ses escorteurs du cuirassé.

— Non. C’est une formation bien peu conventionnelle et qu’on aura du mal à contrecarrer, convint Duellos. Toute passe de tir visant ses escorteurs nous conduirait assurément à portée de ses armes. D’un autre côté, leurs systèmes de manœuvre doivent être asservis au cuirassé. Ils s’en trouvent si près que la seule manière d’éviter d’infimes variations ou hésitations lors d’une manœuvre pourrait se solder par une très méchante collision. »

Geary opina. « Comment retourner cela à notre avantage ?

— Je m’efforce encore de trouver une réponse à cette question, amiral. »

À sa propre surprise, Geary se fendit d’un sourire torve. « Aucune suggestion quant à la manière de nous en prendre au cuirassé ? »

Duellos montra le fond de la passerelle d’un geste. « Mes gens procèdent à des simulations en quête de solutions.

— Qu’ont-ils trouvé jusque-là ?

— Jusque-là ? » Duellos haussa les épaules pour signifier son impuissance. « Plusieurs combinaisons vouées à l’échec.

— Vous et moi, nous savons tous les deux comment faire. Il faut séparer le cuirassé de la colonne menaçante. On pourrait profiter de la maniabilité et de l’accélération supérieures des croiseurs de combat pour rogner graduellement le cuirassé, mais cette méthode prendrait plus de temps que celui qui nous est imparti. La seule façon de le neutraliser, assez vite du moins pour protéger les cargos de réfugiés, serait d’endommager sa propulsion principale. Si nous pouvions également porter atteinte à sa capacité de manœuvre, ce serait encore mieux. »

Duellos fit la grimace. « J’ai déjà affronté une situation identique, amiral. Trois croiseurs de combat, ce serait le minimum dont nous aurions besoin pour ce faire. Si l’on part du principe que les boucliers de proue du cuirassé fonctionnent à plein régime, le seul moyen rapide qu’auraient ces trois croiseurs de combat de mettre sa propulsion hors service serait d’effectuer des passes de tir rapprochées à intervalles serrés. Dans l’idéal, le premier croiseur affaiblirait ses boucliers de proue, le deuxième les frapperait assez violemment pour les rendre inopérants ou, tout du moins, à deux doigts de flancher, et le troisième en profiterait pour placer dans le mille et détruire ses unités de propulsion principales. Mais le cuirassé ne restera pas les bras croisés. Il manœuvrera, il se retournera pour empêcher ces passes de tir de toucher ses boucliers de proue et il cherchera à frapper durement nos croiseurs de combat chaque fois qu’ils monteront à l’assaut. »

Geary hocha la tête, tout en réfléchissant à d’autres éventualités. « Et si nos croiseurs s’en rapprochaient assez pour se servir de leurs projecteurs de champs de nullité ?

— Contre un cuirassé intact ? Nous en perdrions au moins un, sinon deux. Et rien ne garantit que leur sacrifice nous permettrait de lui porter des coups incapacitants.

— On s’en abstiendra, alors. » Geary secoua la tête. « Nos seuls atouts sont le nombre… trois croiseurs de combat contre un seul cuirassé… et la maniabilité.

— Tandis que son unique désavantage est le manque de maniabilité.

— Non, pas le seul. En les gardant si près de lui, il neutralise aussi ses escorteurs. Nous ne pouvons pas les abattre, mais ils ne peuvent pas non plus intervenir lors de nos attaques. »

Geary ferma les yeux pour se repasser de tête ce qu’il allait lui dire puis il enfonça ses touches de com. « Commandant Pajari, je vous confie le commandement de la formation Écho. Vous disposerez de vos croiseurs légers et de vos trois escadrons de destroyers. Votre mission consistera à garder les cargos de réfugiés rassemblés et à les protéger contre les attaques. »

Surprise, Pajari salua. « Je ne vous décevrai pas, amiral. Voulez-vous que je poursuive sur la même trajectoire menant à la planète habitée ?

— Oui. Vous pouvez l’altérer si besoin pour parer les menaces, mais nous savons, vous et moi, que les cargos n’y pourront pas grand-chose. Les soldats du colonel Kim empêcheront sans doute leurs équipages de paniquer et de tenter de fuir, mais ils resteront impuissants contre la maniabilité d’escargot de ces bâtiments. Il y a de fortes chances pour que d’autres vaisseaux de guerre ennemis se dissimulent derrière cette planète, alors tenez-vous-le pour dit. » Geary avait désigné la superTerre enfoncée plus profondément à l’intérieur du système. « Peut-être deux ou trois autres croiseurs légers et avisos. Si les attaques dirigées contre nous sont coordonnées, dans les heures qui viennent nous devrions voir la flottille ennemie proche de la principale planète habitée effectuer une sortie pour vous intercepter, et, dès qu’on se sera persuadé que nous avons affecté toutes nos forces au combat contre les deux autres flottilles, surgir tout ce qui se dissimule encore derrière l’autre planète. Si nous ne réussissons pas à arrêter celle du cuirassé, il vous faudra sans doute aussi nous aider à repousser ces vaisseaux.

— À vos ordres, amiral ! répondit Pajari en plissant les yeux pour mieux se concentrer sur les paroles de Geary. Vous les avez appelés des ennemis, amiral. Sommes-nous libres d’engager le combat, si besoin, avec d’autres vaisseaux de ce système ?

— Vous l’êtes. Je pars du principe qu’ils font tous partie des mêmes forces que ceux de la géante gazeuse. La destruction du Flèche a suffisamment donné la preuve de leur extrême hostilité. » Le sacrifice du vaisseau léger avait au moins fourni cette importante information, si bien qu’il n’avait pas été complètement vain : on n’aurait plus à attendre des vaisseaux adverses qu’ils tirent les premiers pour ouvrir le feu, puisqu’ils l’avaient déjà fait. « Engagez le combat et éliminez tout ce qui menacerait vos vaisseaux et les cargos.

— À vos ordres, amiral ! » À cette allusion au Flèche, les yeux de Pajari avaient brasillé.

« Commandant, votre mission est de protéger les vaisseaux de réfugiés, réitéra plus instamment Geary. Tâchez de ne pas l’oublier en vous lançant à la poursuite de quelque vaisseau ennemi.

— Certainement pas, amiral. » Pajari eut un lent sourire. « Ils s’imaginent sans doute que nous allons nous ruer à leurs trousses et perdre de vue notre mission. Nous n’en ferons rien. Mais, s’ils le croient, ça peut nous servir.

— En effet, convint Geary en souriant à son tour. Avez-vous déjà mené des opérations d’escorte de convois ?

— Oui, amiral. Pas pour un ramassis aussi indiscipliné que ce train de vaisseaux de réfugiés, mais les principes de base restent identiques. Je connais les tactiques dont usaient les Syndics pour attirer l’escorte loin de son convoi et fondre ensuite sur lui. Je m’y attendrai.

— Très bien. Pour ma part, je me charge du cuirassé. Geary, terminé. » Rassuré quant à Pajari, il coupa la transmission puis adressa un signe de tête à Duellos. « Ébranlez vos croiseurs, commandant. Nous avons un cuirassé à mettre hors de combat. »

Duellos sourit, tandis que le personnel de la passerelle poussait des vivats.

Geary attribua le nom de code de Formation Alpha aux trois croiseurs de combat puis marqua une pause pour étudier soigneusement la situation avant d’ordonner les manœuvres suivantes. La grosse masse peu maniable des cargos et de leurs escorteurs se trouvait encore à un peu plus de trois heures-lumière de la planète habitée, qui, elle, n’orbitait qu’à sept minutes et demie de l’étoile. Si Batara avait été Sol, le berceau de la Vieille Terre, ce monde aurait sans doute paru insupportablement torride aux humains, mais Batara brûlait un poil moins férocement que le soleil, de sorte qu’il n’était que très chaud selon leurs critères. Dans la mesure où la planète tournait si près de son étoile, les vaisseaux de l’Alliance et les cargos de réfugiés donnaient pour l’heure l’impression de se diriger légèrement vers la gauche de l’étoile.

Les deux croiseurs légers et les quatre avisos proches de la planète, à qui Geary avait donné le nom de Flottille Un, se trouvaient eux aussi directement dans l’axe de leur progression, mais à des heures-lumière de distance.

Le cuirassé et ses escorteurs, que Geary appelait à présent la Flottille Deux, n’étaient qu’à quinze minutes-lumière seulement des vaisseaux de l’Alliance, sur tribord avant. Vue de l’Inspiré, ils arrivaient donc de droite en visant une interception du convoi des réfugiés filant vers l’intérieur du système. Puisque la Flottille Deux fondait droit sur eux – encore que sa trajectoire décrivît dans l’espace un immense arc de cercle –, sa position relative par rapport aux cargos ne changerait pas à mesure qu’elle s’en rapprocherait. Pour les cargos, le cuirassé arriverait toujours par tribord, mais il grossirait régulièrement – et implacablement – en fonction de la réduction de la distance les en séparant.

La superTerre, qui se trouvait jusque-là devant la formation de l’Alliance, avait d’ores et déjà croisé sa future trajectoire, juste au-dessous des vaisseaux, et poursuivait sur son orbite, indifférente aux mesquins agissements des hommes. Lorsque les bâtiments de l’Alliance atteindraient cette orbite, la planète se trouverait légèrement sur leur gauche et s’éloignerait d’eux, dans sa révolution autour de l’étoile, à l’allure relativement modérée de vingt mille kilomètres par seconde. Si d’autres vaisseaux ennemis se cachaient encore derrière, ils jailliraient au moment voulu pour attaquer les vaisseaux de réfugiés de face et par bâbord.

Celui qui a tendu ce traquenard a sacrément cogité. Si nous avions foncé dans le panneau la tête la première et riposté aux deux premières attaques à mesure qu’elles se déclenchaient, nous nous serions retrouvés dans un sale pétrin à l’apparition de la troisième force d’assaut. « Inspiré, Formidable et Implacable, ici l’amiral Geary. Vous êtes désormais la Formation Alpha. Votre mission est d’éliminer le cuirassé. À T cinquante, virez de vingt-sept degrés sur bâbord et de deux vers le bas, puis accélérez à 0,15 c. Geary, terminé. »

Quelques minutes plus tard, Geary sentait l’Inspiré tourner sur la droite. La commande « bâbord » exigeait du vaisseau qu’il s’éloignât de l’étoile tandis que « tribord » lui signifiait au contraire de s’en rapprocher. Dès leur émergence à Batara, les vaisseaux de l’Alliance avaient automatiquement attribué le rôle de « haut » à l’un des côtés du plan du système et celui de « bas » au côté opposé. Ces conventions parfaitement arbitraires étaient le seul moyen dont disposaient les hommes pour fixer des directions qui leur soient mutuellement compréhensibles dans un espace où n’existe ni haut ni bas, ni gauche ni droite. S’il avait ordonné au Formidable de tourner à « droite », l’autre croiseur de combat aurait pu emprunter une direction à cent quatre-vingts degrés de celle de l’Inspiré. Mais, puisque l’étoile se trouvait juste à la gauche de la proue de chaque vaisseau, chacun savait où il devait aller.

La propulsion principale de l’Inspiré s’activa à plein régime, la violence de l’accélération arrachant des grincements de protestation à ses tampons d’inertie. Geary lui-même se sentit plaqué à son siège par les forces qu’ils ne parvenaient pas à compenser entièrement. Aucun autre vaisseau n’était capable de l’accélération d’un croiseur de combat, dont les unités de propulsion étaient sans doute supérieures à celles d’un cuirassé, mais qui devait en revanche sacrifier une bonne partie de son blindage, des générateurs de boucliers et de l’armement propres au cuirassé. Les croiseurs de combat étaient conçus pour arriver le plus vite possible là où on les envoyait avec une redoutable puissance de feu, mais pas pour affronter des cuirassés.

Geary vit s’allonger spectaculairement les vecteurs des trois croiseurs de combat qui chargeaient le cuirassé.

« Une heure et dix minutes avant contact avec la Flottille Deux, annonça le lieutenant chargé de la surveillance des opérations. Distance restante : 29,7 minutes-lumière. Vitesse de rapprochement 0,27 c.

— Ils arrivent sur nous à 0,12 c, dit Duellos à Geary. Ils ne ralentiront pas pour nous combattre.

— Non, j’ai l’impression, convint Geary. Ils cherchent à atteindre les cargos afin de nous forcer à lancer des attaques désespérées pour les protéger. Nous freinerons avant le contact de manière à réduire notre vélocité combinée à moins de 0,2 c. » Au-delà, la distorsion apportée par la relativité à l’espace environnant devenait trop importante pour que les systèmes conçus par les hommes pussent la compenser, ce qui rendait pratiquement impossible un contrôle du feu déjà très compliqué.

« Comment allons-nous procéder ? demanda Duellos au terme d’une minute de silence.

— Je m’y attelle encore.

— Le commandant de ce cuirassé est un Syndic. Il réfléchit et agit toujours selon le manuel.

— Sauf si c’est un rebelle, auquel cas un jeune officier plus inventif et moins conventionnel aurait pu être bombardé commandant, répondit Geary. Rappelez-vous comment étaient les ex-officiers syndics des forces rebelles de Midway.

— C’est effectivement un sujet d’inquiétude, concéda Duellos. Toutefois, les ex-Syndics de Midway avaient l’expérience du maniement d’un vaisseau. Ils n’avaient pas affronté l’Alliance dans la zone des batailles, en mourant au combat aussi vite qu’ils arrivaient. Les Syndics d’ici sont les survivants des derniers affrontements de la guerre et de tous les combats qui se sont déroulés depuis. Ils ont probablement reçu un entraînement réduit au minimum et n’ont vraisemblablement pas beaucoup d’expérience.

— D’accord, lâcha Geary. C’est probable, j’en conviens.

— En outre, ses quatre escorteurs serrent le cuirassé de trop près, ce qui ne manquerait pas d’inquiéter un pilote, même habile et chevronné.

— Il se servirait de manœuvres automatisées, tandis que les systèmes de manœuvre de ses escorteurs seraient asservis au sien ? demanda Geary.

— Ça me paraît à peu près certain. Nous allons devoir devancer les réactions de ce système, prévoir ce qu’il fera quand il nous verra nous diriger vers la poupe du cuirassé. »

Dans certaines circonstances, quatre-vingt-dix minutes peuvent faire l’effet d’une éternité. Mais pas quand on fonce au-devant d’un cuirassé ennemi.

Geary simula tactique sur tactique, mode d’approche sur mode d’approche, conscient que Duellos et son équipage devaient faire de même et éliminer les solutions l’une après l’autre. Sachant que la capacité de manœuvre et d’accélération de croiseurs de combat était leur plus gros avantage sur un cuirassé, il s’obstinait chaque fois à pousser la vitesse de la rencontre au maximum. Mais plus la vélocité des croiseurs de combat était élevée, plus les complications prenaient de l’ampleur. Les plus hautes vélocités exigent de négocier des virages de plus en plus larges, alors qu’ils le sont déjà à la vitesse moyenne d’un vaisseau de guerre. Elles rendent aussi plus malaisés les changements de vecteur sur de courtes distances ou en un bref laps de temps, et, si les croiseurs de combat de Geary se retrouvaient contraints de parer les tentatives du cuirassé pour pivoter afin de se soustraire à leurs attaques, ils devraient procéder à d’importantes rectifications de dernière seconde dans leurs passes de tir.

Geary se cala dans son siège pour fixer son écran d’un œil furibond. Il tendait déjà la main pour lancer une nouvelle simulation quand il s’arrêta à mi-geste. Pourquoi me faudrait-il raisonner en termes de vitesse ? Pourquoi me bloquer là-dessus, me focaliser sur ce seul atout ? Parce que, s’il est impératif d’intercepter ce cuirassé le plus vite possible, est-il bien avisé de procéder à la rencontre à si haute vélocité ? Les simulations continuent de m’affirmer le contraire. Au lieu de me frapper la tête contre un mur chaque fois plus dur, ne ferais-je pas mieux de tenter l’approche opposée et de voir ce qui se produit ?

Il ralentit de manière drastique la vitesse de la rencontre, assez du moins pour que les manœuvres de décélération requises prennent bien plus de temps qu’il n’en fallait pour le rassurer. Mais, une fois la simulation lancée, il obtint cette fois un résultat partiel.

Il la ralentit davantage et simula quelques solutions.

Il souriait à présent.

Duellos le remarqua. « Ce sourire signifie que vous avez trouvé quelque chose, j’espère.

— Nous ne pouvons pas permettre aux croiseurs de combat d’accélérer au maximum pour livrer leurs assauts le plus vite possible, expliqua-t-il.

— Nous ne pouvons pas… » Duellos le dévisagea. « Comment ça ? C’est à cela que servent les croiseurs de combat.

— C’est à cela que nous les utilisons normalement : approches et attaques rapides. Mais ce qu’il nous faut en l’occurrence, c’est une approche lente. » Geary afficha sa simulation la plus réussie. « Regardez. Nous arrivons à une vélocité relativement lente pour procéder à des passes de tir alternées sur la poupe du cuirassé. Il commence à se retourner pour nous présenter sa proue. Il y est contraint. Une fois qu’il a activé ses propulseurs de manœuvre et commencé à pivoter, nous nous servons des capacités supérieures des croiseurs de combat pour modifier l’ordre de leur passage. Ce qui change complètement la manière dont il doit s’orienter pour riposter à chaque passe de tir individuelle. »

Duellos opina et, à son tour, sourit de satisfaction. « Il assistera à nos changements de vecteur et cherchera à pivoter dans l’autre sens. Mais sa masse est telle et il aura pris tant d’élan qu’il aura le plus grand mal à faire machine arrière, de sorte que nous nous réadapterons plus vite que lui. » Son sourire s’effaça soudain. « Mais, à ces vélocités relatives, nos vaisseaux lui fourniront de meilleures cibles, si du moins il parvient à réunir assez de puissance de feu pour les viser.

— Si nous cantonnons nos passes de tir à sa seule poupe, cela limitera le nombre de ses armes disponibles. Que savons-nous exactement des capacités de manœuvre d’un cuirassé syndic ?

— De ce modèle ? Beaucoup. Les vaisseaux de l’Alliance les ont vus en action lors de nombreux engagements et ont analysé ensuite leurs mouvements. Ce que contiennent nos simulations n’est pas parfait mais reste malgré tout d’une grande précision.

— Nous pouvons donc prévoir l’instant où il se mettra à pivoter et le délai qu’il lui faudra pour réagir. Ça ne marcherait pas s’il disposait d’une forte escorte pour interférer dans nos manœuvres et repousser nos assauts, ou s’il y avait deux cuirassés en mesure de se couvrir mutuellement et d’interdire à nos croiseurs de combat de leur porter de multiples frappes en un bref laps de temps. Mais, contre un unique cuirassé qui a choisi de protéger ses escorteurs plutôt que de se faire protéger par eux, ça peut être efficace. »

Duellos ne répondit pas tout de suite cette fois ; il étudiait le projet de Geary sous tous ses angles. « Amiral, je me dois de souligner que le temps de décélération supplémentaire requis pour réduire suffisamment la vélocité relative à notre approche du cuirassé sera considérable. Si cette manœuvre échoue, nous n’aurons guère le loisir de lui trouver un plan de substitution avant que le cuirassé n’arrive à portée de tir des cargos.

— Vous avez raison. Autre chose ?

— Voulez-vous que j’établisse les manœuvres de freinage des trois croiseurs de combat ?

— Oui. » Geary savait qu’il n’était pas le timonier le plus talentueux au monde, que Tanya le surpassait de très loin en ce domaine et que Duellos lui-même était sans doute plus doué que lui. Ce serait une bonne occasion de voir Roberto à l’œuvre de près.

« Amiral, la Flottille Deux altère son vecteur, rapporta l’officier de surveillance des opérations en même temps que résonnaient des alarmes. Elle vire vers l’extérieur du système et accélère vers une interception de notre formation Écho.

— Manœuvre préétablie », laissa tomber Duellos.

Geary hocha la tête. La Flottille Un, à des heures-lumière de la planète habitée, avait commencé à bouger il y avait des heures. Si celle du cuirassé ne s’était pas dévoilée un peu plus tôt, elle n’aurait été repérée que depuis très peu de temps par les vaisseaux de Geary, et l’image de la Flottille Un, piquant elle aussi sur les cargos de réfugiés, l’aurait suivie de près. « Ils ne se rendront compte du sabotage de leur timing que dans une heure et demie environ. S’ils continuent de venir sur nous, le capitaine de frégate Pajari s’en chargera. »

Cette dernière affirmation n’était pas dénuée non plus d’un soupçon de superstition : elle plaçait toute sa confiance en Pajari en même temps que tous ses espoirs en une manière de vœu pieux.

Geary se concentra de nouveau sur le cuirassé en s’efforçant de pressentir les mouvements de tous les vaisseaux, les délais qui les séparaient, induits par les vastes distances que devait franchir la lumière, d’anticiper les prochaines manœuvres et de s’y préparer.

Le brouhaha étouffé des échanges à voix basse du personnel de la passerelle en train de s’activer lui parvenait, tout comme il entendait les ordres que Duellos passait pour les manœuvres et ses réponses aux appels successifs des commandants du Formidable et de l’Implacable, qui tous se résumaient plus ou moins à cette phrase : « Que diable sommes-nous en train de faire ? »

L’Inspiré bascula et se retourna presque entièrement. Sa propulsion principale s’alluma. Non loin, le Formidable et l’Implacable épousèrent le mouvement. Ils luttaient à présent contre l’énorme vélocité qu’ils avaient acquise un peu plus tôt, tandis que leurs systèmes de propulsion s’échinaient à freiner leur élan sur leur trajectoire initiale pour le reprendre ensuite en direction du cuirassé.

Le vecteur des croiseurs de combat dans l’espace s’incurva pour plonger vers le cuirassé et ses escorteurs. La vélocité relative continua de se réduire quand ils dépassèrent en trombe l’ennemi qui arrivait sur eux, en le survolant tout en se maintenant légèrement à l’écart, hors de portée de ses armes sauf des missiles, qu’il préféra s’abstenir de tirer.

À un moment donné, une fois la flottille adverse dépassée, leurs deux vecteurs se confondirent fugacement. Durant ce bref espace de temps, les croiseurs de combat de l’Alliance comme le cuirassé et ses escorteurs parurent suspendus dans l’espace, comme figés dans une immobilité relative.

Puis, leurs unités de propulsion s’activant à plein régime, leur coque et leurs tampons d’inertie protestant avec vigueur contre les forces qui s’exerçaient sur eux, les croiseurs de combat entreprirent d’accélérer droit sur le cuirassé.

Toujours dans son fauteuil de commandement, Duellos avait l’air détendu, mais ses yeux ne quittaient pas Geary ; il guettait les ordres qui, du moins fallait-il l’espérer, feraient de ces passes de tir le succès requis.

« Toutes les armes sont parées à tirer, annonça la vigie des systèmes de combat. Boucliers au maximum. Contrôle des dommages pleinement opérationnel. »

Un point lumineux apparut sur l’écran de Geary, signalant que deux lance-missiles de l’Implacable venaient de tomber en rade. « Défaillance de la jonction électrique ! rapporta son commandant, l’air prête à mordre une bouchée de sa propre coque. Je réactiverai ces foutus machins dès qu’on arrivera à portée, même si je dois le faire à la main ! »

Elle n’aurait pas à patienter bien longtemps pour s’atteler au problème. Les croiseurs de combat continuaient d’accélérer et se rapprochaient du cuirassé. L’Inspiré était en première ligne pour le frapper, suivi par le Formidable puis l’Implacable. Cette fois, pas de formation fantoche : le Formidable arrivait juste derrière l’Inspiré, mais légèrement décalé d’un côté, tandis que l’Implacable suivait, décalé de l’autre. Geary avait tenu à adopter la plus simple des formations afin de présenter aux systèmes de contrôle des manœuvres du cuirassé des solutions aussi trompeuses que possible et à inciter ses officiers humains à la suffisance.

« Il ne libère pas ses escorteurs », murmura Geary avec soulagement. Si le commandant du cuirassé avait ordonné à ses croiseurs lourds de se porter à l’attaque des croiseurs de combat, il lui aurait sérieusement compliqué l’approche.

« Ça y est », souffla Duellos.

Le cuirassé avait commencé à pivoter : sa poupe basculait et sa proue se relevait. Geary n’avait nullement besoin de consulter l’écran des manœuvres pour comprendre que, si tout le monde gardait le même cap et la même vélocité, il se retournerait exactement à l’allure nécessaire pour présenter ses armes les plus lourdes et le blindage plus épais de sa proue au passage de chaque croiseur de combat.

« Laissez-lui encore quelques secondes pour gagner de l’élan », ordonna Geary. Trois… deux… un. « À toutes les unités de la formation Alpha. Propulsion réduite à zéro. Exécution immédiate. »

Les croiseurs de combat coupèrent leur propulsion principale. Ils fondaient toujours sur le cuirassé mais n’accéléraient plus, si bien que leur vitesse de rapprochement avait cessé d’augmenter.

Les systèmes automatisés de contrôle des manœuvres du massif cuirassé s’en apercevraient et prendraient les mesures nécessaires pour le contrecarrer en poussant à plein régime ses propulseurs, qui s’évertueraient alors à ralentir son retournement pour tenter de présenter à nouveau sa proue à l’Inspiré quand il arriverait à portée de ses armes.

Si les officiers du cuirassé avaient suffisamment d’expérience et l’esprit assez affûté, ils avaient sans doute eu le temps de comprendre ce que faisait Geary et de percer son plan à jour, mais tout juste celui d’outrepasser les consignes du pilote automatique pour abaisser de nouveau sa proue. Ses poissons-pilotes auraient sans doute pu l’imiter, et plus prestement, mais, submergée, l’équipe de commandement du cuirassé avait probablement oublié, lors de ces quelques précieuses et fugaces secondes, que les croiseurs lourds et les avisos ne pouvaient manœuvrer de manière autonome qu’en échappant à son contrôle.

« Implacable, accélérez au maximum de votre capacité et modifiez si besoin votre cap pour cibler la propulsion principale », ordonna Geary.

Puis, quelques secondes plus tard : « Formidable, accélérez au maximum de votre capacité et modifiez si besoin votre cap pour cibler la propulsion principale. »

Et, tandis que tous sur la passerelle attendaient anxieusement : « Inspiré, accélérez au maximum de votre capacité. Frappez sa propulsion ! »

Les croiseurs de combat bondirent de nouveau, mais, tout à coup, ils n’arrivaient plus dans le même ordre. L’Implacable était désormais en première ligne, suivi du Formidable, tandis que l’Inspiré fermait la marche. Concomitamment, aucun ne se trouverait plus à portée des armes du cuirassé au moment précis où celui-ci l’attendait. Les propulseurs du vaisseau ennemi s’activèrent de nouveau pour freiner sa rotation et tenter d’annuler sa manœuvre précédente. Il vacilla sous ces élans contrariés et la pression exercée sur ses contrôles de manœuvre, la force d’inertie s’appliquant toujours à le faire pivoter dans un sens alors que ses propulseurs se déchaînaient pour inverser le sens de sa rotation. Une brusque poussée de sa propulsion principale l’aurait peut-être aidé à esquiver les assauts des croiseurs de combat, mais c’eût été là une manœuvre non conventionnelle, à laquelle ni des systèmes automatisés ni des officiers formés comme l’avaient été les siens n’auraient seulement songé.

Le cuirassé resta un instant en suspension dans l’espace, comme pris en tenaille entre des forces contraires, sa proue pointée vers le « haut ».

Ses quelques rares armes de poupe qui pouvaient prendre pour cible un vaisseau arrivant dans son dos ouvrirent le feu durant le bref instant où l’Implacable se trouva à leur portée, tandis que lui-même grimpait à une vélocité relative de plusieurs milliers de kilomètres par seconde. Aucun être humain n’aurait pu viser et tirer dans ces conditions. Seuls des systèmes automatisés de contrôle des tirs étaient capables d’évaluer avec précision l’instant où une cible filant à une telle vitesse pouvait être acquise.

Geary entendit les deux lance-missiles abîmés de l’Implacable se déclarer parés à tirer, quelques secondes avant que le croiseur de combat ne passe en trombe sous la poupe du cuirassé et ne crache une salve de missiles, de lances de l’enfer et même de mitraille, réglée pour ne se disperser, au plus loin de sa portée, que sur une très faible étendue. Alors que le croiseur s’écartait déjà du cuirassé, ses lances de l’enfer continuèrent d’inlassablement pilonner les missiles de l’ennemi en dépit du médiocre angle de tir, et elles en détruisirent la plupart avant qu’ils ne fissent mouche.

Le Formidable arrivait juste derrière. Il s’employa à marteler la même zone de la poupe. Ses missiles, ses lances de l’enfer et sa mitraille faisaient scintiller les boucliers déjà affaiblis du cuirassé, qui flanchaient à mesure qu’ils amortissaient les coups. Mais l’ennemi était mieux préparé cette fois, et d’autres armes s’activèrent à son bord en même temps qu’il infléchissait sa trajectoire verticale ; il arrosa le Formidable de frappes et lui décocha une autre salve de missiles, qui se lancèrent aux trousses du croiseur de combat dès qu’il prit du champ.

Les yeux de Geary étaient rivés à son écran : il vit le cuirassé commencer à s’ébranler, tandis que d’autres armes entraient en action pour viser l’Inspiré, lequel se livrait à sa dernière, plus importante et plus périlleuse passe de tir.

Le croiseur de combat dépassa le cuirassé comme un bolide et arrosa son énorme unité de propulsion principale de coups répétés, quelques secondes seulement après que ses boucliers se furent effondrés et avant qu’ils ne puissent se reformer.

Geary sentit vibrer l’Inspiré, non seulement en raison du déchargement de ses propres armes, mais à cause des nombreuses frappes qui l’avaient secoué. Le vaisseau fit une lourde embardée quand quelque chose de massif – peut-être un missile, voire plus d’un – le heurta. Des alarmes retentirent et certaines zones de son écran vacillèrent, le temps que l’énergie soit automatiquement redirigée. Geary espérait seulement que son vaisseau n’avait pas été trop durement touché pour continuer à se focaliser sur le cuirassé : pour l’heure, ses senseurs, comme ceux des autres croiseurs de combat, regardaient derrière eux pour tenter d’évaluer les dommages infligés à l’ennemi.

« Il vaudrait mieux que nous l’ayons mis hors de combat, déclara Duellos, la voix tendue. J’ai perdu momentanément le contrôle des manœuvres de mon vaisseau et la moitié de sa propulsion principale. »

Geary entendait les divers observateurs de la passerelle énoncer les dommages consécutifs aux frappes. « Batteries un alpha et trois bêta de lances de l’enfer HS. Lance-missiles déconnectés. Perforations multiples à l’arrière du milieu de la coque. Tous les boucliers se sont effondrés mais sont en train de se réactiver avec l’apport d’énergie de secours. Encore à dix pour cent pour l’instant. Pertes humaines inconnues. »

Les rapports d’avarie de l’Implacable et du Formidable s’affichaient aussi. Tous deux avaient subi beaucoup moins de dommages que l’Inspiré, mais aucun n’était intact.

Les débris des munitions qui avaient été tirées interféraient sans doute avec l’évaluation des dommages infligés au cuirassé, mais Geary se rendit compte que ses propulseurs de manœuvre s’activaient toujours à plein régime. « Qu’est-ce qu’il fabrique ? »

Duellos s’arracha l’espace d’une seconde à l’étude des avaries de son vaisseau. « Il est blessé. »

Le cuirassé continuait de culbuter cul par-dessus tête et se retournait très vite. « Ses contrôles de manœuvre sont enrayés, lâcha Geary. Minute ! Il oriente partiellement sa poupe dans notre direction. »

L’écran se réactualisa triomphalement et Geary se laissa retomber sur son siège en poussant un soupir de soulagement : « Merci, ô mes ancêtres ! On l’a eu. »

Les armes de l’Inspiré avaient infligé de monstrueux dommages aux unités de propulsion principales du cuirassé pendant qu’elles étaient provisoirement privées de la protection de leurs boucliers. Le bâtiment lourdement armé et blindé se trouvait dans l’incapacité de modifier son vecteur et tournoyait dans l’espace. Les impacts des frappes l’avaient légèrement dévié de sa trajectoire initiale, si bien qu’il allait désormais survoler de très peu les cargos de réfugiés au lieu de traverser par le milieu leur formation passablement relâchée.

Cela étant, le réduire au silence au moyen d’armes conventionnelles exigerait encore un bon bout de temps, mais… « Il ne peut plus manœuvrer. Disposez-vous de projecteurs de bombardement cinétique en état de marche, capitaine Duellos ? »

Normalement, un vaisseau était parfaitement capable d’esquiver les gros projectiles qu’on lui lançait. Les distances sont trop grandes dans l’espace et il n’était que trop aisé d’altérer légèrement la course d’un bâtiment de manière à ce que le « caillou » lui passe sous le nez sans faire aucun dégât. Il suffisait que le projectile le rate d’un mètre.

Mais le cuirassé, lui, en était désormais incapable. Il était comme verrouillé sur sa trajectoire, du moins jusqu’à ce que son équipage ait réussi à réparer ses systèmes de manœuvre, et Geary savait que les vaisseaux syndics n’avaient pas les mêmes capacités à s’autoréparer que ceux de l’Alliance. Loin s’en fallait. Aux yeux des CECH syndics, ce n’eût pas été « rentable ».

Bien sûr, ce n’étaient pas eux qui payaient le prix fort pour cette économie.

« D’un seul qu’on pourrait orienter vers la trajectoire du cuirassé, répondit Duellos.

— Activez-le dès que vous pourrez, ordonna Geary. Formidable et Implacable, procédez à un bombardement cinétique de l’ennemi. Tous les cailloux dont vous disposerez. Éliminez-le avant qu’ils n’aient réussi à réparer. »

Les croiseurs de combat entreprirent de cracher leurs projectiles. Ces armes d’une simplicité enfantine – des blocs de métal solide profilés pour traverser l’atmosphère des planètes ciblées lors de leur plongeon vers la surface – filèrent vers la trajectoire du cuirassé en dessinant un mortel arc de cercle métallique, visant la position qu’occuperait le cuirassé quand elles le télescoperaient.

En dépit de l’énergie libérée par la collision de massifs objets métalliques se déplaçant à des milliers de kilomètres par seconde et rencontrant un obstacle, le cuirassé aurait aisément encaissé quelques frappes. S’il avait pu dévier de sa trajectoire de seulement quelques secondes d’arc, il aurait sans doute esquivé la plupart de ces projectiles.

Les deux croiseurs lourds et les deux avisos qui lui collaient jusque-là aux basques s’en détachèrent subitement, soit parce qu’on leur avait ordonné de ne plus asservir leurs manœuvres à celles du cuirassé, soit parce qu’ils ne tenaient pas à mourir stupidement et avaient repris leur destin en main.

« Implacable et Formidable, abattez ces croiseurs lourds, ordonna Geary.

— Remettez vite fait nos systèmes de manœuvre en état ! » rugit Duellos, furieux de ne pouvoir prendre part au combat.

Des modules de survie commencèrent de s’échapper du cuirassé – son équipage cherchait à sauver sa peau : d’abord quelques-uns puis en masse, ses milliers de spatiaux se démenant pour survivre.

Un premier projectile fit mouche, puis un deuxième, arrachant de colossales étincelles à ceux des boucliers du cuirassé qui paraient les coups. Troisième frappe, puis deux autres encore : la dernière pénétra la protection pour heurter le blindage. Une volée d’une demi-douzaine d’autres le tamponnèrent successivement, déchirant son blindage et vaporisant d’entières sections de sa coque. L’un de ceux-là vint même heurter ses unités de propulsion principales déjà hors service, tandis qu’il continuait de tournoyer sur lui-même, impuissant.

Trois autres frappes et, en l’espace d’une seconde, le cuirassé se volatilisa : le cœur de son réacteur avait essuyé trop de dommages et s’était mis en surcharge.

Geary soupira, brusquement en proie à une lassitude qui le submergea, à la vue du nuage de gaz et de débris en expansion qui occupait à présent la place du cuirassé et allait bientôt s’ajouter aux innombrables épaves de vaisseaux de guerre détruits à Batara au cours du dernier siècle.

« Commandant, nous avons partiellement récupéré le contrôle des manœuvres ! »

Duellos crispa le poing et en racla le bras de son fauteuil de commandement, dans un éclat de fureur à peine réprimé. « Les croiseurs lourds et les avisos vont s’en tirer », dit-il à Geary.

Celui-ci prit la mesure de la fuite frénétique des escorteurs et des larges virages que le Formidable et l’Implacable, lancés à leurs trousses, devaient négocier dans l’espace, et il hocha la tête. « Vous avez raison. Nous ne pourrons pas les rattraper, sauf s’ils se retournent pour combattre. Réjouissez-vous plutôt, Roberto. L’Inspiré s’est joint à ses frères pour porter l’estocade.

— C’est vrai. » Duellos baissa les yeux en respirant lourdement comme s’il venait de piquer un sprint. « Mais ça nous a coûté cher. Les rapports d’avarie affluent encore. Ce n’est plus qu’un filet, mais j’ai perdu des gens. C’est cela le vrai motif de mon mécontentement.

— J’en suis navré.

— Je sais bien. Vous ne faites pas partie de ces fumiers qui se contentent de dire “c’est le prix de la victoire” en haussant les épaules. » Il consulta son écran du regard. « Et maintenant ? »

Geary l’imita. « Si nous cherchions à traquer ces escorteurs, nous pourrions bien être encore sur leurs traces dans une semaine, sans être pour autant plus près de les rattraper.

— Les avisos finiront par épuiser leurs cellules d’énergie, tout comme d’ailleurs les croiseurs lourds et nous aussi par la même occasion. Je vais me lancer et préconiser ce à quoi, selon moi, vous inclinez déjà. Si gratifiant qu’il serait d’achever ces vermines pour venger le Flèche, les traquer risque d’être un pénible coup d’épée dans l’eau, voire très exactement ce qu’ils cherchent. Je crois que nous devrions plutôt regagner le voisinage de l’amas des cargos pour réparer nos avaries, protéger le convoi et garder l’œil ouvert si d’aventure on nous réservait d’autres surprises. »

Geary consulta de nouveau les dommages dont avait souffert l’Inspiré et résista à la tentation de secouer la tête. Certaines réparations seraient hors de portée de l’équipage. L’Inspiré ne serait plus en état de livrer pleinement un combat tant qu’il n’aurait pas reçu les secours d’un auxiliaire ou d’un chantier spatial.

Les cargos de réfugiés et leurs escorteurs de la formation Écho avaient continué de progresser vers l’intérieur du système pendant que les croiseurs de combat plongeaient latéralement et légèrement vers le bas pour leur interception du cuirassé. Geary ordonna à l’Implacable et au Formidable de faire machine arrière et les deux commandants ne cherchèrent pas à dissimuler leur désappointement à la perspective d’avorter leur traque. Ils s’exécutèrent néanmoins, témoignage d’une obéissance que le récent exemple du Flèche avait interdit à Geary de tenir pour acquise.

L’Inspiré ne pouvait plus que claudiquer de conserve avec les deux croiseurs de combat qui l’avaient rejoint pour regagner la formation de l’Alliance en adoptant une trajectoire oblique à travers le système. À moins d’une heure-lumière, les croiseurs légers et les avisos qui composaient la Flottille Un piquaient toujours sur les vaisseaux de réfugiés, encore inconscients de la disparition du cuirassé sur lequel ils comptaient.

Mais, pour l’heure, Geary prêtait davantage d’attention aux croiseurs lourds et aux avisos qui avaient accompagné le cuirassé détruit. Dès qu’il était devenu flagrant que les croiseurs de combat de l’Alliance ne les pourchassaient plus, les vaisseaux ennemis avaient décéléré et s’étaient retournés. Ils campaient à présent sur leurs positions. « Ils sont très disciplinés, fit-il remarquer à Duellos.

— Qui ça ? Cette bande ? » Duellos fixa son écran en fronçant les sourcils. « Très disciplinés. Qu’allons-nous en faire ? Même après la destruction de son cuirassé, les atouts que détient encore Tiyannak lui suffiront à s’emparer de ce système et probablement aussi de quelques autres après notre départ.

— Voyons jusqu’où va leur sens de la discipline, et ce que nous pourrions découvrir d’autre à leur sujet. » Geary appela le capitaine Pajari, qui se trouvait encore à quatorze minutes-lumière. « Je vous ramène l’Inspiré, commandant. J’aimerais que vous détachiez les destroyers du neuvième escadron avec l’ordre d’intercepter quelques-unes des capsules de survie éjectées du cuirassé. Qu’ils recueillent autant de prisonniers que possible. Je vous envoie le Formidable et l’Implacable pour protéger les opérations et embarquer à leur bord les prisonniers ramassés. Geary, terminé. »

Duellos semblait plus renfrogné que jamais, mais il donna son approbation d’un signe de tête. « L’Inspiré ne ferait que les ralentir. Le Neuvième est le plus petit escadron de destroyers et Pajari n’a plus à s’inquiéter de la menace que faisait peser cette flottille sur le convoi. Vous voudriez savoir si les croiseurs lourds se précipiteront à la rescousse de leurs camarades quand nous commencerons à recueillir les capsules de survie, n’est-ce pas ?

— Et, s’ils le font, nos croiseurs de combat auront peut-être une chance de les épingler, déclara Geary. Je sais que Savik, le commandant du Formidable, est compétent, mais je n’ai guère eu l’occasion de voir ce dont était capable Ekrhi, celui de l’Implacable.

— Elle est douée, à mon avis. Autant que Savik. Chacun d’eux est capable de commander la force de protection des opérations. Mais Savik est plus ancien dans son grade. »

Geary appela ce dernier sur le Formidable. « Je vous détache, vous et l’Implacable, en tant que formation Bêta. Vous la commanderez. Votre mission sera de rester assez près des destroyers pour les protéger de ces deux croiseurs lourds et de ces avisos si d’aventure ils cherchaient à nous empêcher de faire prisonniers les rescapés du cuirassé. Si vous réussissiez à les attirer, ce serait d’autant mieux, mais je ne veux perdre aucun destroyer, aussi ne vous en approchez pas trop. »

Savik acquiesça de la tête, souriant. « Entendu, amiral. Combien de prisonniers voulons-nous faire ? Des modules de survie se sont échappés en grand nombre du cuirassé avant son explosion.

— Je tiens à ce que l’opération dure assez longtemps pour que les croiseurs lourds la voient et qu’ils y réagissent, si du moins ils le font. Mais arrêtez dès que leur nombre menacera d’excéder votre capacité d’accueil.

— Vu, amiral. Qu’allons-nous en faire ? Ce sont des Syndics, n’est-ce pas ?

— Techniquement parlant ? Je ne crois pas. Interrogez-les pour tenter de découvrir ce qu’ils savent de la situation qui règne ici et à Tiyannak, et cherchez à apprendre le nombre des vaisseaux dont dispose ce dernier système. » Geary pointa l’étoile de l’index. « Quand nous atteindrons la principale planète habitée, je les larguerai avec les réfugiés. Je ne m’attends certes pas à ce que ça plaise à Batara, mais je ne tiens pas non plus à ce que le QG de la flotte et le gouvernement m’infligent une volée de bois vert pour avoir ramené des prisonniers de guerre qu’il leur faudrait nourrir, enfermer, et dont ils devraient prendre soin. »

Après avoir dépêché les deux croiseurs de combat, Geary contempla encore son écran un bon moment. Maintenant qu’il avait déjoué d’assez sévère manière l’embuscade qu’on avait tendue à ses forces, il était plus que temps d’appeler les autorités de Batara. « Il me faut un canal de transmission vers la principale planète habitée. »

L’officier des trans tapota sur son écran. « C’est prêt, amiral.

— Merci. » Geary marqua une pause pour réfléchir puis toucha la commande. « Aux actuels dirigeants de Batara, ici l’amiral Geary de la flotte de l’Alliance. Mes vaisseaux ont été attaqués sans préavis par des bâtiments hostiles opérant ouvertement dans votre système. J’exige de votre part, séance tenante, un message m’informant du statut, autonome ou assujetti à un gouvernement extérieur, de votre système stellaire, et m’exposant celui de tous des vaisseaux de guerre présents à Batara et n’appartenant pas à l’Alliance. Je défendrai par tous les moyens nécessaires ceux qui sont placés sous mon commandement et la protection de l’Alliance. Nous reconduisons des cargos remplis de citoyens de Batara jusqu’à sa principale planète habitée. Ils y seront déposés, ainsi qu’un régiment des forces terrestres de l’Alliance qui veillera à ce que rien ne vienne perturber leur retour. Toute tentative pour intervenir dans notre opération se heurtera à l’intégralité des forces qui sont à ma disposition, ainsi que toute agression du personnel militaire de l’Alliance ou des civils placés sous sa protection. Dans l’attente de votre réponse et de vos explications. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé.

— Tanya approuverait, affirma Duellos.

— Tanya me presserait déjà de soumettre ce système et celui de Tiyannak à un bombardement dévastateur.

— Et elle se plaindrait férocement de ce machin qui encombre la soute de mes navettes. Tiens, quand on parle du loup… Voilà le lieutenant Nuit.

— Sorcière nocturne », corrigea Popova. Mais son sourire était empreint de gravité. « Amiral, je suis montée sur la passerelle parce qu’aucun canal interne automatisé ne me permet de vous transmettre le statut de mon coucou. Il n’a subi aucun dommage. Y a-t-il quelque chose que je puisse faire ? »

En guise de réponse à sa proposition bénévole, Duellos, qui, pendant qu’il inspectait les dommages infligés à son vaisseau, avait de nouveau paru d’humeur acariâtre, lui décocha un sourire cauteleux, puis : « Sauf si vous tenez à faire une sortie avec votre AAR pour prendre l’Inspiré en remorque.

— Vous filez déjà passablement vite, commandant. Mon coucou pourrait soutenir le rythme, mais il brûlerait ses cellules d’énergie en un rien de temps et ce serait alors à vous de le remorquer.

— Économisez-les jusqu’à notre atterrissage, conseilla Geary au lieutenant de l’aérospatiale. Nos navettes auront sûrement besoin de toute la capacité de dissuasion dont sont capables vos coucous, et sans doute aussi de l’appui de leurs tirs.

— Amiral, les croiseurs lourds accélèrent sur un vecteur parallèle au nôtre », signala le lieutenant responsable de la surveillance des opérations.

Geary consulta son écran. « Pas parallèle. Ils piquent sur les capsules de survie du cuirassé.

— Pas si le Formidable et l’Implacable peuvent les en empêcher », déclara Duellos. Les deux croiseurs de combat accéléraient à leur tour et réglaient leur course de manière à rencontrer les croiseurs lourds ennemis près de la nuée de modules de survie.

Mais ceux-ci virèrent de nouveau sur l’aile en voyant s’approcher les vaisseaux de l’Alliance. Geary hésita une seconde, la main figée au-dessus de ses touches de com ; il attendait de voir ce qu’allait faire le capitaine Savik. Mais ses craintes se révélèrent infondées : Savik avait fait se retourner les croiseurs de combat pour les placer en orbite à une bonne minute-lumière des capsules. Les croiseurs lourds rectifièrent leur vélocité et adoptèrent la même orbite, tant et si bien que croiseurs de combats, croiseurs lourds et modules de survie semblaient suspendus dans l’espace, en immobilité relative les uns par rapport aux autres, et que les capsules occupaient à présent un périlleux no man’s land entre les deux groupes de vaisseaux de guerre.

« Le neuvième escadron de destroyers se dirige vers les modules de survie, rapporta le lieutenant des opérations. Il file à 0,15 c, de sorte qu’il devrait les atteindre dans une heure et demie.

— Très bien. » Geary étudia le mouvement des destroyers, non sans s’inquiéter du niveau de leur carburant. « Si ces manœuvres à haute vélocité se poursuivent, il nous faudra transférer des cellules d’énergie des croiseurs de combat aux destroyers pour les empêcher de se retrouver à sec.

— Redistribuées entre tous ces destroyers, celles que nous détenons ne nous mèneront pas bien loin, fit remarquer Duellos. Qu’est-ce que c’est que ça ? » s’interrogea-t-il alors que retentissait une nouvelle alarme.

Deux croiseurs légers venaient de surgir de derrière la superTerre ; ils virèrent latéralement sur l’aile et prirent la direction des cargos de réfugiés. « Apparition prématurée, laissa tomber Geary. Ils ont dû recevoir l’ordre d’avancer leur attaque.

— Aucun message en provenance du cuirassé n’aurait pu les atteindre assez tôt pour qu’ils se présentent à nous maintenant, convint Duellos. Voyons comment ils réagiront en constatant qu’il n’est plus là pour les soutenir. »

Au terme d’une heure d’observation, la réponse leur creva les yeux. « Tous les vaisseaux ennemis ont désormais assisté à la destruction du cuirassé et aucun m’a modifié son vecteur, affirma le lieutenant des opérations. Mais les deux groupes de croiseurs légers filent toujours sur une interception des cargos de réfugiés.

— Et les croiseurs lourds sont encore positionnés près des modules de survie, ajouta Duellos. Peut-être ne s’agit-il plus de Syndics techniquement parlant, mais ils combattent toujours comme des Syndics. »

Geary acquiesça d’un signe de tête. En dépit de ce que racontait la propagande, rares étaient les militaires de l’Alliance qui doutaient du courage des hommes et des femmes combattant pour les Syndics. Bien au contraire, leur détermination à mourir pour un régime si manifestement injuste les mystifiait ; cela étant, ils avaient cruellement appris d’expérience que l’ennemi était aussi coriace que résolu. Mais les Syndics étaient également soumis à une stricte, sinon rigide, discipline. Ils se pliaient aux ordres à la lettre, et parfois même en zélotes. « Où en sont les réparations de votre propulsion principale et de votre contrôle des manœuvres ?

— Elles avancent. L’Inspiré a pratiquement récupéré toute sa capacité de manœuvre, mais les deux unités de propulsion principales qui sont encore hors ligne étaient gravement endommagées. Mes ingénieurs ne peuvent me fournir aucun délai quant à l’achèvement des travaux. »

L’Inspiré serait dans l’incapacité de rejoindre les autres escorteurs des réfugiés avant que la Flottille Un ne les atteigne. La tâche d’interdire à ces croiseurs légers et à ces avisos de s’en prendre aux cargos impuissants incomberait donc au capitaine de frégate Pajari.

Une demi-heure encore avant que la flottille ennemie n’arrive sur les cargos et leurs escorteurs, et autant pour que le neuvième escadron de destroyers atteigne les modules de survie et entreprenne de hisser les prisonniers à leur bord. « Il est temps de m’adresser à la population de Batara. Dans son ensemble. Cette fois, il me faut une diffusion couvrant toutes les fréquences de transmission et l’intégralité du système stellaire.

— À vos ordres, amiral ! répondit l’officier des trans. Une seconde, amiral. Voilà ! C’est bon, amiral. »

Geary se redressa dans son fauteuil, vérifia que son uniforme faisait aussi bonne figure que possible puis effleura la commande. « À la population et à tous les vaisseaux du système stellaire de Batara, ici l’amiral Geary de la flotte de l’Alliance. Le seul but de notre présence est le rapatriement de ceux de vos concitoyens qui ont échoué dans l’espace de l’Alliance. Nous repartirons après les avoir déposés. L’Alliance n’a aucune visée sur ce système et n’a nullement l’intention d’imposer une dictature au peuple de Batara. Néanmoins, nous avons été soumis, sans aucune provocation de notre part, aux agressions de vaisseaux de guerre dont l’allégeance nous demeure inconnue. Nous avons riposté à ces attaques et nous continuerons de le faire en prenant les mesures nécessaires pour éliminer toute menace contre nos vaisseaux et la population de Batara. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé.

— Pure curiosité de ma part, dit Duellos, mais pourquoi ne pas leur avoir directement fait savoir que nous étions en mission humanitaire ?

— Parce que j’ai appris quelque chose il n’y a pas si longtemps en bavardant avec d’ex-Syndics. Pour eux, les mots “humanisme” et “humanitaire” sont synonymes de “tripatouillages”. Ils indiquent que celui qui les emploie ment tant sur ses motifs que sur ses objectifs réels, et qu’on s’en sert pour justifier une magouille visant un profit personnel. Si je leur avais expliqué que nous étions en mission humanitaire, ils auraient eu l’impression que je reconnaissais être venu les trahir. »

Duellos fixa son écran d’un œil morose. « Il m’arrive parfois de les prendre en pitié. Les Syndics, je veux dire. Mais je me rappelle alors qu’ils combattaient férocement pour un régime qui les exploitait sans merci, je me souviens du nombre des nôtres qu’ils ont tués au nom de ce même régime, et la moutarde me monte de nouveau au nez.

— Combien de gens l’Inspiré a-t-il perdus dans le dernier affrontement ?

— Le décompte définitif des pertes s’élève à dix-sept morts et trente-cinq blessés. Tous ces blessés sont désormais hors de danger, mais certains auront encore besoin d’être sérieusement rafistolés. Nous pouvons nous estimer heureux que ce ne soit pas pire. »

L’Implacable n’avait eu que deux blessés et le Formidable un mort et huit blessés. Tous avaient infligé à l’ennemi davantage de dommages qu’ils n’en avaient subi, mais ça n’avait rien de bien réconfortant.

Tout en attendant des réponses ou des réactions à ses messages, Geary continuait d’observer les mouvements des vaisseaux de guerre et des cargos de réfugiés, mouvements qui, en raison des énormes distances qu’ils devaient parcourir, semblaient s’effectuer au ralenti. Pajari avait disposé la majeure partie de ses escorteurs disponibles en deux formations rectangulaires faisant chacune face à l’une des flottilles ennemies en approche. Les destroyers du neuvième escadron continuaient de recueillir des modules de survie à leur bord et d’en extraire les hommes et femmes qui les occupaient, jusqu’à pratiquement excéder leur capacité d’accueil, auquel cas ils filaient rejoindre le Formidable et l’Implacable pour transférer les prisonniers sur les croiseurs de combat, plus spacieux.

Il repéra la manœuvre avant que ne l’annonce le lieutenant chargé de la surveillance des combats. « Les croiseurs lourds accélèrent vers une interception de nos destroyers, amiral ! »

Quelques instants plus tard, il vociférait une nouvelle mise en garde : « Les deux flottilles de croiseurs légers accélèrent à leur tour pour mener des passes de tir sur les vaisseaux de réfugiés, amiral ! »

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