« Lieutenant Iger, sauriez-vous quelque chose à ce propos ? demanda Geary avec une lenteur appuyée. Aucune explication à ce qui se passe ici ? Seraient-ce de vagues rumeurs ?
— Non, amiral. Je n’en ai aucune idée », répondit l’officier du renseignement. Il semblait en proie à une colère qui ne lui ressemblait guère. « Il y a un truc… bizarre. Nous captons des vidéos qui devraient nous montrer ces vaisseaux obscurs, pourtant rien de tel n’y figure. Sans ces destructions, qui d’ailleurs perdurent, je croirais volontiers que tout le monde est devenu cinglé à Indras. Mais elles ne font aucun doute. »
Geary braqua le regard sur son écran, qui continuait de rapporter des attaques sans rien montrer des agresseurs. « Transmissions. Établissez-moi des liens pour une conférence stratégique. Avec le capitaine Desjani, le capitaine Badaya sur l’Illustre et le capitaine Tulev sur le Léviathan. »
Un peu plus d’une minute après, Geary apparaissait aux capitaines Tulev et Badaya, assis tous deux dans le fauteuil de commandement de leur vaisseau respectif. Desjani se tenait à côté de lui, également connectée. « Quelqu’un aurait-il une idée de ce qui se passe à Indras ?
— Le système est bel et bien victime d’une agression, assura Badaya. Je préconise le maintien de tous nos vaisseaux en état de préparation maximale au combat, du moins jusqu’à ce que nous ayons découvert qui sont les agresseurs et s’ils nous sont aussi hostiles.
— Ça ressemble aux Énigmas, avança Tulev. Mais nous avons encore inspecté les systèmes du Léviathan sans trouver la trace de logiciels malveillants qui les corrompraient et nous cacheraient les assaillants.
— Que viendraient faire les Énigmas à Indras, de toute façon ? s’interrogea Badaya. Il s’agit probablement d’une arme secrète des Syndics qui se retourne contre eux. Voire de représailles d’un de leurs systèmes entrés en rébellion.
— Les autochtones rapportent qu’ils peuvent voir ce qu’ils appellent des “vaisseaux obscurs”, déclara Geary. Pourquoi les agresseurs d’un système stellaire syndic aveugleraient-ils nos senseurs et pas ceux des Syndics ? Leur gouvernement central lui-même n’a aucune raison de s’en prendre à l’un des siens, et, au vu des dommages que nous pouvons observer, le contingent ennemi doit être bien plus important que tout ce que peuvent aligner, à notre connaissance, les Syndics comme les systèmes rebelles de cette région de l’espace.
— S’il s’agit d’un virus syndic… reprit Badaya.
— Nous l’aurions déjà trouvé ! le coupa Desjani. Mes singes sont compétents. Autant qu’on peut l’être.
— Les Danseurs auraient-ils implanté quelque chose dans nos systèmes ? s’inquiéta Tulev. Aussi différent de ce que nous connaissons que les virus quantiques Énigmas.
— Ce n’est pas exclu, convint Geary. Mais pourquoi ? Qu’est-ce qui aurait bien pu les y pousser et pourquoi aideraient-ils les agresseurs d’Indras ?
— Je viens de vérifier pour la seconde fois, dit Desjani. Nous avons gardé en isolement complet le matériel de transmission qui nous sert à communiquer avec les Danseurs. Ils n’auraient pu infecter nos systèmes qu’en disposant de virus susceptibles de s’évader de ce matériel, de traverser le pont en rampant vers d’autres compartiments, invisibles à l’œil nu, et de s’introduire en frétillant dans nos autres équipements. S’ils en sont capables, alors nous avons affaire à une technologie si différente de la nôtre et tellement plus évoluée que nos chances de la repérer sont pratiquement voisines de zéro.
— Et s’il s’agissait de Bofs ? suggéra Badaya, attirant aussitôt tous les regards sur lui. Nous avons escorté très longtemps leur supercuirassé. Quelque chose aurait pu s’en échapper, progresser à travers les systèmes des fusiliers et de la flotte puis infecter tous nos vaisseaux.
— Une contamination dont la source serait l’Invincible ? » Geary y réfléchit un instant, tandis que son regard se reportait fugacement sur son écran, où une autre installation syndic d’Indras venait d’exploser sous l’impact de projectiles cinétiques invisibles aux senseurs de l’Alliance.
« Des vaisseaux bofs ne pourraient pas attaquer Indras, protesta Desjani. Comment seraient-ils venus jusqu’ici ? En outre, les assaillants utilisent des projectiles cinétiques qui, autant que nous le sachions, n’existent pas à bord des vaisseaux bofs. Sans compter que, selon mes gens, le matériel que nous avons trouvé sur l’Invincible est totalement différent du nôtre. Comment leurs logiciels auraient-ils pu migrer vers nos systèmes quand leurs systèmes d’exploitation et les nôtres sont incompatibles ? »
Le silence perdura un instant. « Nous avons apparemment éliminé toutes les forces hostiles susceptibles d’aveugler nos senseurs, finit par dire Tulev. Quels autres ennemis la flotte se connaît-elle ?
— En dehors du gouvernement et de son propre QG, voulez-vous dire ? » demanda Badaya, sarcastique.
Geary le dévisagea plusieurs secondes avant de reprendre la parole : « Tanya, vous venez bien de dire que vos singes avaient l’absolue certitude qu’il n’y avait rien de suspect dans nos systèmes, n’est-ce pas ?
— Rien, amiral, répondit-elle avec véhémence. À moins que ce ne soit tout nouveau et inhabituel, et que ça ne dérive de principes complètement différents de ceux que nous avons appliqués, envisagés, rencontrés ou imaginés jusque-là.
— Capitaine Tulev ? Capitaine Badaya ? Les gens des systèmes de sécurité de vos vaisseaux sont-ils du même avis ? »
Tous deux hochèrent la tête. « J’aimerais que le capitaine Cresida soit encore là pour élucider ce problème, ajouta Tulev. Mais je ne jurerais pas qu’elle-même pourrait nous fournir la réponse.
— Un autre aviso vient d’être détruit, annonça Desjani. Il fuyait manifestement ce qui l’a frappé. Je n’avais encore jamais participé à un combat où seul un des deux adversaires était visible. Où voulez-vous en venir, amiral ?
— Je lisais autrefois de vieux romans policiers, répondit Geary. Vraiment très, très anciens. Dans l’un d’eux, le détective disait que, quand on a éliminé toutes les possibilités, ce qui reste est forcément la réponse. Je ne l’ai jamais oublié. Et, maintenant que nous avons éliminé celle d’un logiciel non autorisé, qui brouillerait nos systèmes et irait peut-être jusqu’à effacer des vidéos syndics que nous interceptons l’image des agresseurs, que reste-t-il ?
— Un logiciel autorisé ? demanda Tulev, non sans laisser percer une rare surprise dans sa voix.
— Exactement. Quelque chose qui est déjà censé s’y trouver, qui provoque ce phénomène et qui ne déclenche aucune alarme de nos filtrages de sécurité parce qu’il ne s’agit ni d’un ver, ni d’un virus, ni de rien d’apparenté, mais fait partie intégrante de notre système d’exploitation.
— Pourquoi le QG de la flotte ferait-il une chose pareille ? »
Badaya allait répondre quand Geary lui coupa vivement la parole. « Peut-être n’en est-il pas responsable. Pas plus que le gouvernement. Peut-être est-ce le fait de certaines officines et de programmes secrets, sans que la majorité des gens en soient seulement informés dans les hautes sphères. Peut-être le gouvernement ou le QG de la flotte y ont-ils partiellement collaboré. Du moins si je ne me trompe pas complètement. Ordonnez à vos gens de chercher de ce côté !
— Mais quoi donc ? » s’enquit Badaya d’une voix cette fois plaintive.
Tulev répondit à sa question en faisant preuve d’une logique parfaitement objective. « Nous ne savons pas sous quel nom se présente ce logiciel, ni non plus dans quel sous-système il opère, mais nous savons au moins ce qu’il est censé faire. Nous pouvons donc nous mettre en quête de celui qui répond à cette fonction, où qu’il se trouve.
— Exactement, dit Geary. Pendant que nous cherchons, je vais conduire le détachement au point de saut pour Kalixa, mais à une vélocité ne dépassant pas 0,05 c. »
S’il s’était senti impuissant en observant les événements qui se déroulaient à Midway, ici, à Indras, alors qu’il assistait à une bataille littéralement unilatérale et que le détachement de l’Alliance continuait de longer les franges extérieures du système, Geary éprouvait plutôt une étrange sensation d’incompréhension.
« Amiral, nous recevons un appel des Syndics. Transmis par un canal d’urgence. Ils doivent se servir de systèmes de contrôle parallèles. »
Guère surprenant, compte tenu des dommages infligés à leurs systèmes principaux. « Basculez sur mon écran. »
La CECH qui lui apparut n’était pas Yamada. Elle n’était pas non plus impeccablement vêtue ni n’affichait une expression hypocritement calculatrice. Elle donnait plutôt l’impression, en réalité, qu’on venait de faire s’effondrer son univers. « C’est un acte de guerre ! L’Alliance nous a ouvertement attaqués sans aucun avertissement, en provoquant d’énormes dommages et pertes en vies humaines ! Cessez immédiatement toute agression à notre encontre et retirez sur-le-champ vos vaisseaux de ce système ! »
Desjani souffla d’exaspération. « Elle s’imagine que nous les attaquons ? Elle ne voit donc pas que nous ne tirons pas et que l’attaque battait déjà son plein avant notre arrivée ?
— J’aimerais bien savoir qui ou quoi s’en prend à eux », marmonna Geary. Il tapa une réponse. « Aux dirigeants d’Indras, ici l’amiral Geary de la flotte de l’Alliance. Nous ne vous attaquons pas. Aucun de mes vaisseaux n’a ouvert le feu sur vous, et ils ne le feront que si nous sommes nous-mêmes agressés. Nous nous efforçons en ce moment même de déterminer l’identité des bâtiments qui s’en prennent à Indras, mais, sur mon honneur, je vous jure qu’ils ne sont pas sous mon commandement ni n’obéissent à mes ordres. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »
Au cours des heures qui suivirent, on constata à certains signes que l’attaque s’essoufflait : les cibles détruites étaient de moins en moins nombreuses. « Commandant, le schéma de l’évolution des frappes semble indiquer que les vaisseaux hostiles se replient vers le point de saut pour Kalixa, rapporta Castries.
— Menaceraient-ils Atalia ? s’interrogea Geary. Et s’y arrêteront-ils ou poursuivront-ils leur route dans l’espace de l’Alliance ? »
Desjani assourdit la voix. « Si nous ne les distinguons pas à cause de ce qu’ont fait certains officiels de l’Alliance, ça signifie que…
— Je sais ce que cela signifie. Je sais aussi que, même si c’est vrai, je ne peux pas non plus présumer, tant que j’ignore qui ils sont, que ces vaisseaux ne représentent pas une menace pour l’Alliance. »
Quelques heures plus tard, la même CECH syndic répondait à Geary. Sa mise était légèrement plus correcte et sa mine bien plus furibonde. Le bunker qu’elle occupait était surpeuplé et il y régnait une atmosphère de parfaite stupeur, que Geary lui-même pouvait ressentir à travers son message. « Vous devez nous prendre pour des imbéciles. Nos agresseurs sont en train de battre en retraite vers l’espace de l’Alliance. Je n’ai aucune idée du nombre de nos morts d’aujourd’hui. Votre gouvernement ferait bien de se préparer à répondre de cette agression ! »
Geary la toisa, les mâchoires douloureusement crispées. « Si des gens de l’Alliance en sont responsables, ils viennent tout bonnement d’ajouter de nouveaux problèmes à ceux que nous avions déjà sur les bras.
— Mes gars croient avoir trouvé quelque chose, déclara Desjani, l’air plus sombre que d’habitude. Ils cherchent encore ce qu’ils peuvent en faire. »
L’écran de Geary ondula. Au même moment, deux nouveaux symboles apparurent très fugitivement près du point de saut pour Kalixa. « Qu’est-ce que c’était que ça ? Ils sont partis ?
— Ils ont sûrement sauté, confirma Desjani. Nous pouvons déjà nous estimer heureux de les avoir entrevus. Mes singes croient avoir trouvé la réponse : il y a au moins un sous-programme, dissimulé dans une partie du logiciel du senseur, qui semble bloquer certaines données de manière sélective. C’est… Que diable est-il arrivé aux images de ces vaisseaux que nous avons détectés juste avant leur saut ?
— Elles se sont… évanouies, commandant, répondit Castries, tout à la fois horrifiée et mystifiée. Elles ont disparu des écrans et je ne trouve aucune trace d’elles dans nos enregistrements.
— À croire qu’il nous reste d’autres logiciels trompeurs à découvrir, dit Geary.
— En effet », admit Desjani. Geary l’avait rarement vue aussi irritée. « Ce que mes gens ont trouvé est sans conteste l’œuvre des hommes et fait partie intégrante des mises à jour régulières du logiciel de nos systèmes. C’est pour cette raison qu’ils l’ont si vite repéré, en se concentrant sur les mises à jour plutôt que sur chacune des mille milliards de lignes d’encodage. Ils sont pratiquement sûrs que c’est relié aux sous-programmes intégrés d’autres logiciels commandant aux systèmes du vaisseau, et la disparition de ces images vient de le confirmer. Ils s’efforcent encore pour l’instant de les dépister. »
Geary fixa son écran. « Quelqu’un a officiellement implanté dans le système d’exploitation de notre bâtiment ces sous-programmes qui nous empêchent de voir les vaisseaux obscurs. » Que son pressentiment se fût révélé exact ne le faisait pas jubiler pour autant.
« Oui, amiral. Il faut présumer que ces sous-programmes existent dans le logiciel de tous nos bâtiments. » Desjani réfléchit en se mordillant la lèvre. « Ce qu’ont fait les Énigmas a dû inspirer une idée à certains individus de l’Alliance. Ils la leur ont soufflée et l’ont appliquée.
— Pas seulement à la flotte, répondit Geary. Vous ai-je dit qu’à Yokaï une installation orbitale de l’aérospatiale en passe d’être réactivée avait capté des images fantômes ? On a d’abord cru à un bogue du logiciel, les données d’un simulateur d’entraînement contaminant les systèmes actifs jusqu’à ce qu’on les purge. Et à juste titre : c’était effectivement provoqué par le logiciel, mais pas parce qu’il créait des cibles fallacieuses. Ses dernières mises à jour peinaient à interdire aux systèmes d’en détecter de bien réelles.
— L’aérospatiale aussi ? Si ça se trouve, ça touche aussi tous les systèmes de surveillance et de repérage civils. Ces vaisseaux obscurs pourraient bien rester invisibles à tout le monde dans l’espace de l’Alliance. » Desjani tourna la tête pour le regarder droit dans les yeux. « Ce qui veut dire qu’ils sont des nôtres. Que l’Alliance vient effectivement de ravager Indras, mais qu’on en fera porter la responsabilité à notre détachement parce qu’il a eu le malheur de tomber sur ce système stellaire quand ça s’est produit.
— Qu’avez-vous vu de ces vaisseaux avant que leur image ne disparaisse ? »
Desjani trancha l’espace d’un geste coléreux. « Pas grand-chose. Ils ressemblaient à un croiseur de combat et à un croiseur lourd. Ils auraient aussi bien pu être de facture syndic que de la nôtre.
— Pourquoi les Syndics les appellent-ils des vaisseaux obscurs ? se demanda Geary en cherchant à se souvenir du bref aperçu qu’il avait eu des bâtiments inconnus. Ils ne m’ont pas paru le moins du monde affectés de cette bizarrerie.
— En effet. Sauf qu’un revêtement de la coque en brouillait peut-être le modelé.
— Informons déjà Tulev et Badaya de ce qu’ont trouvé vos gens de la sécurité. » Geary réfléchit un instant à ses options puis enfonça quelques touches. « À toutes les unités de la formation Danseuse, accélérez à 0,1 c. Exécution immédiate.
— Vous avez l’intention de rattraper ces vaisseaux ? s’enquit Desjani.
— Peut-être.
— Que ferez-vous si nous y réussissons ?
— Je ne le sais pas encore. Soit celui qui a ordonné ces attaques ne se rendait pas compte que notre détachement risquait de se retrouver compromis, soit il cherchait sciemment à nous mêler à cette opération, la flotte et moi-même. Je ne tolérerai un tel comportement de la part de personne. »
Convoqué dans la cabine de Geary, le lieutenant Iger secouait la tête avec un entêtement borné. « Je ne sais rien de tout cela, amiral. Si un logiciel officiel sabote effectivement nos détections, alors il affecte aussi mon travail en bloquant les images de ces vaisseaux. »
Geary se tenait debout derrière lui, assez à l’écart pour ne pas avoir l’air menaçant, mais assez près pour bien lui faire comprendre qu’il voulait des réponses. « Les avez-vous entraperçus avant qu’on ne perde cette unique image d’eux ?
— Oui, amiral. Très fugacement. J’étais en train de zoomer sur eux quand elle a disparu de mes systèmes comme si elle n’avait jamais existé.
— Avez-vous distingué des détails ?
— Pas beaucoup, amiral. » Le lieutenant s’exprimait avec la méfiante raideur d’un homme qui sait d’avance que ses propos seront mal accueillis. « Tout ce que je peux en dire, amiral, c’est qu’à la faveur de ce bref laps de temps ces deux vaisseaux m’ont paru de facture décidément humaine, et même que leur modèle partage une lignée commune avec les vaisseaux de l’Alliance. Cela dit, ceux des Syndics descendent aussi, peu ou prou, de la même lignée.
— Lieutenant, la dernière fois que nous avons traversé Indras, vous m’avez dit que le système avait servi de pivot à des activités clandestines dirigées contre l’Alliance.
— Oui, amiral.
— Et voici que nous le traversons de nouveau et que nous trouvons les installations syndics d’Indras détruites. »
Iger regardait jusque-là droit devant lui ainsi que l’exigeait le protocole, mais il tourna les yeux vers Geary. « Amiral, je ne nie pas que des gens de l’Alliance auraient pu décider de… euh… d’envoyer un message aux Syndics. Mais je n’en sais rigoureusement rien.
— Un bon nombre de cibles civiles ont été frappées aussi, reprit Geary. Beaucoup de cargos, quelques sites à la surface ou installations orbitales.
— Oui, amiral.
— Ce n’était pas une frappe chirurgicale, lieutenant. Peut-être quelqu’un l’a-t-il cru à un moment donné, mais ces vaisseaux ont pris pour cibles ce qui n’aurait jamais dû l’être, à moins que nous ne soyons revenus à une politique de bombardements aveugles. Et, ce faisant, on a peut-être rouvert les hostilités avec les Syndics et déclenché une reprise de la guerre. Nous savons, vous comme moi, que la population de l’Alliance verrait cette dérive d’un très mauvais œil. »
Iger détourna le regard, manifestement dans ses petits souliers. « Amiral, certaines coteries l’accueilleraient au contraire favorablement. Vous le savez aussi bien que moi. Sans doute pas la majorité, loin s’en faut. Mais, amiral, cette… entreprise était pour le moins maladroite. Certes, une attaque des Syndics sans provocation de notre part serait à une reprise de la guerre une justification que la majorité de l’Alliance accepterait. Mais pas ça. Pas comme ça.
— Si ces vaisseaux gagnent Atalia et poursuivent leur route dans l’espace de l’Alliance, il n’est pas question que je garde le silence à leur sujet ni sur ce qu’ils ont fait à Indras.
— Je comprends, amiral. Je ne vois aucune raison de vous suggérer de vous en abstenir, puisque ni vous ni moi n’avons été informés d’un programme couvrant de telles activités.
— Si l’on vous en faisait part officiellement à notre retour, faites-le-moi savoir. Me le direz-vous si l’on vous met dans la confidence en vous ordonnant de ne pas m’en parler ? »
Iger n’hésita pas une seconde. « Oui, amiral. Sans hésitation. »
Le bref saut vers Kalixa laissa néanmoins aux équipes de sécurité de l’Indomptable le temps d’identifier les sous-programmes spéciaux tissés dans de larges pans de son système d’exploitation. « On s’est manifestement donné beaucoup de mal, confia Desjani à Geary.
— A-t-on bien tout déniché ?
— Nous le croyons. Nous le saurons à Kalixa. Nous devrions pouvoir repérer certains de ces vaisseaux avant qu’ils ne sautent. » Elle fixa la cloison d’un œil noir comme si elle s’était rendue coupable d’un crime haïssable. « Ces sous-routines ne se contentaient pas de bloquer les données pour nous empêcher d’y avoir accès. Elles les effaçaient si consciencieusement que les plus doués de mes singes n’en trouvaient plus aucune trace. Serait-ce la méthode qu’a choisie le gouvernement pour garder le secret sur la nouvelle flotte qu’il est en train de construire ?
— Nous ignorons encore s’il s’agit de vaisseaux de l’Alliance.
— Mon œil ! » Desjani crispa le poing et en frappa la cloison pécheresse. « Mais, si l’amiral Bloch se retrouve à sa tête, j’aimerais savoir qui commande ces vaisseaux particuliers. Comment peuvent-ils bien garder secrètes les réaffectations du personnel qui les arme ? Leur équipage est-il seulement composé de militaires ?
— Si nous parvenons à les rattraper, je compte bien obtenir des réponses à ces questions, affirma Geary. Vos gens ne pourraient-ils pas concocter un correctif logiciel que nous enverrions à tous les vaisseaux du détachement pour neutraliser ces sous-programmes furtifs ?
— Ils sont sur le coup, amiral. »
Kalixa n’était pas désert.
« Les voilà ! s’exclama Desjani en dénudant les dents en un rictus carnassier. Ils y sont tous, d’après vous ?
— Six croiseurs de combat, s’étonna Geary. Quatre croiseurs lourds. Une douzaine de destroyers. Que peut-on en dire ?
— Déjà que ce ne sont pas des modèles standard de l’Alliance, amiral, répondit le lieutenant Yuon. Qu’ils n’émettent pas non plus d’identification. Qu’ils sont recouverts d’un revêtement qui brouille les détails visuels, mais que nous en distinguons suffisamment pour repérer de trop nombreux projecteurs et lance-missiles sur des bâtiments équivalents au nôtre. Chacun des croiseurs de combat est sensiblement de la taille de l’Indomptable, mais nos systèmes évaluent leur armement au double du nôtre. Les croiseurs lourds et les destroyers répondent à peu près aux mêmes caractéristiques.
— Comment a-t-on réussi à entasser tout cet armement dans un vaisseau ? s’étonna à son tour Desjani. Allons-nous adresser un message à ces types, amiral ? »
Geary secoua la tête. « Ils sauteront vers Atalia avant qu’il ne les atteigne. Mais ça veut dire aussi qu’ils ne sauront pas que nous les suivons. Nous pourrons leur filer le train jusqu’à ce qu’ils nous apprennent de quel système stellaire exactement ils sont originaires. Ce correctif logiciel est-il prêt ? Peut-on le dispatcher ?
— Il le sera avant que nous ne quittions Kalixa. »
Geary s’attendait à tomber sur une scène identique à Atalia : les vaisseaux obscurs piquant vers un point de saut qu’ils auraient quasiment atteint et regagnant leur base, où qu’elle se trouvât.
« Par mes ancêtres ! » souffla Desjani, proprement sidérée par ce que montraient les écrans.
Atalia n’avait jamais brillé par ses défenses et autres installations militaires. Il ne lui restait que ce qui avait survécu à la guerre et aux vagues répétées des raids de l’Alliance. Ses cités, petites, fréquemment pilonnées et rafistolées, ressemblaient à celles de Batara. Depuis la fin du conflit et sa rupture avec les Mondes syndiqués, le système revendiquait une fragile indépendance qui tenait davantage à la faiblesse des Syndics qu’à sa capacité à assurer sa propre défense, et il s’efforçait péniblement de reconstruire une infrastructure sur les décombres de la guerre.
Mais cette tentative avait elle aussi été réduite à néant.
Les vaisseaux obscurs ne se concentraient pas en formation serrée mais s’éparpillaient par tout le système, où ils détruisaient méthodiquement une cible après l’autre.
« Ils attaquent Atalia ! s’exclama Geary, incrédule. Pourquoi agresseraient-ils ce système ? Ils détruisent tous les vaisseaux, jusqu’aux plus petits appareils. Voilà un cargo battant pavillon de l’Alliance qui vient d’exploser !
— Regardez là-haut, amiral, lâcha Desjani d’une voix durcie. Vers le point de saut pour Varandal. »
Geary s’exécuta. Il repéra le vaisseau estafette de l’Alliance, à proximité du point de saut et à des heures-lumière de l’Indomptable. Son équipage devait être aussi médusé, à la vue des ravages dont était victime Atalia, que l’avaient été ceux des vaisseaux de Geary au spectacle de la destruction d’Indras. Ses spatiaux se demandaient sûrement s’ils devaient rester, dans l’espoir d’en apprendre davantage sur cette agression, ou bien filer vers Varandal pour rapporter le peu qu’ils en savaient.
Puis il repéra deux destroyers obscurs qui viraient vers le haut en direction de l’estafette. « Ça ressemble à des passes de tir plus qu’à une approche du point de saut.
— En effet, répondit Desjani d’une voix dépourvue d’émotion. Et l’estafette ne les voit pas venir. »
C’était un de ces moments atroces que doivent endurer ceux qui opèrent dans l’espace. Geary aurait voulu envoyer une mise en garde, faire tout ce qu’il pouvait pour empêcher ce qu’il prévoyait, mais il était impuissant, puisque ce qu’il avait sous les yeux s’était produit des heures plus tôt. C’était désormais de l’histoire ancienne, et il ne pouvait qu’y assister, incapable de réagir, en regrettant futilement de ne pouvoir changer le passé.
Il regarda les deux destroyers fondre sur l’estafette, dépasser en trombe, en une passe de tir parfaitement exécutée, le petit vaisseau désarmé qui ne se doutait de rien, puis déchiqueter sa coque au très léger blindage sous de multiples frappes de leurs lances de l’enfer et d’un barrage de mitraille tirée à bout portant. Geary était conscient qu’aucun des matelots ne pouvait avoir survécu. « Nos ancêtres nous préservent. Ils viennent d’anéantir une estafette de l’Alliance. » Il reporta le regard sur la position du cargo battant pavillon de l’Alliance qui venait d’être détruit, au moment précis où un autre vaisseau obscur criblait de tirs l’unique module de survie qui s’en était échappé et cherchait à filer en lieu sûr : un sillage de débris le remplaçait à présent. « Seraient-ils devenus fous ?
— Peut-être. Que fait-on ? » demanda Desjani en se tournant vers lui. Pour la première fois dans son souvenir, Tanya semblait complètement désemparée, incapable de fournir réponses ou suggestions.
« Lieutenant Iger ! » appela Geary en y mettant plus de véhémence que d’ordinaire.
L’officier du renseignement peina visiblement à reprendre la parole, soit pour cette raison, soit parce qu’il était témoin de ce qui se passait à Atalia. « Oui, amiral, réussit-il enfin à répondre.
— Lieutenant, je veux savoir s’il existe une justification ou une raison logique au spectacle auquel nous assistons. Je sais dans quoi Indras était impliqué. Mais, s’agissant d’Atalia, rien d’identique n’est jamais parvenu à mes oreilles.
— Atalia n’est en rien concerné par ces rumeurs, amiral, parvint à bafouiller Iger. C’est vrai, il y a des agents ici. Les leurs, les nôtres. C’est une… plaque tournante. Les rapports que j’ai pu lire affirment qu’Atalia s’efforce de nous satisfaire, de sorte que nous protégeons ce système. Cette… Je n’en ai aucune idée, amiral. La… L’estafette. Amiral… si je savais quelque chose…
— Merci, lieutenant. Je tenais seulement à m’en assurer. »
Desjani reprit la parole sans davantage laisser transparaître ses émotions. « À les voir s’attaquer ainsi au trafic commercial, les vaisseaux obscurs mettent les bouchées doubles par rapport à ce qu’ils ont fait à Indras. Autant dire qu’ils s’en prendront ensuite à d’autres cibles civiles.
— Et ils ont déjà détruit des bâtiments civils et militaires de l’Alliance ! » En dépit de l’énormité de la décision qu’il allait arrêter, Geary sentit une ferme, sinistre détermination le gagner. « Cette agression n’a aucune justification plausible. Aucune raison logique. Peu importe à qui obéissent ces vaisseaux. Ils ne transmettent pas leur identification, ils sont d’un modèle inconnu et ils attaquent l’Alliance en même temps qu’Atalia. Tout cela fait d’eux des pirates. Nous allons les arrêter. »
Il porta la main à ses commandes et s’exprima avec la plus extrême clarté. « Aux vaisseaux non identifiés qui opèrent dans le système stellaire d’Atalia, ici l’amiral Geary de la flotte de l’Alliance. Vous avez agressé des bâtiments et tué du personnel militaire de l’Alliance, et vous continuez à mener des attaques injustifiées contre la population du système stellaire neutre d’Atalia. Faites taire vos armes séance tenante, débranchez-les et désactivez-les, abaissez vos boucliers et adoptez des orbites fixes jusqu’à l’arrivée de mes vaisseaux. Toute désobéissance à ces ordres se traduira par mon recours à la force dont je dispose pour éliminer la menace que vous posez aux gens d’Atalia comme à d’autres systèmes stellaires. Cet ultimatum ne sera pas réitéré. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »
Il pressa une autre touche de com. « À toutes les unités du détachement Danseuse, virez de cinquante-trois degrés sur tribord et de quatre vers le haut, et accélérez à 0,2 c. Tous les vaisseaux non identifiés de ce système devront être regardés comme hostiles. Feu à volonté en cas de menace ! »
Tanya attendit que l’Indomptable eût adopté son nouveau vecteur pour activer le champ d’intimité autour de leurs fauteuils. Elle se pencha légèrement : « Vous êtes sûr ?
— Ouais. Sûr et certain.
— Si ce sont des vaisseaux de l’Alliance…
— Alors ils disposent d’un très bref laps de temps pour commencer à se conduire comme tels.
— Oui, amiral. » Tanya se redressa puis elle eut un sourire torve. « Soit nous nous en tirons en héros, soit on nous pendra. »
Le capitaine Tulev appela pour poser peu ou prou la même question que Tanya et il parut se satisfaire de la réponse de Geary.
Badaya n’éleva aucune objection. Sans doute exultait-il à l’idée que les soupçons qu’il nourrissait de longue date contre certaines coteries du gouvernement de l’Alliance se vérifiaient, se dit Geary. Si du moins ça s’avérait.
« À 0,2 c, nous sommes encore à treize heures d’une interception du plus proche des vaisseaux obscurs, annonça le lieutenant Castries. Pourvu toutefois qu’il reste sur son vecteur actuel.
— Merci, lieutenant. » Geary consulta son écran : les vaisseaux obscurs n’apercevraient son détachement et ne recevraient son ordre exigeant leur reddition que deux heures et demie plus tard. « À toutes les unités du détachement Danseuse, baissez le niveau d’alerte maximale. Maintenez au niveau optimal la préparation du matériel au combat, mais laissez se reposer votre équipage pendant les douze prochaines heures. »
De façon pour le moins surprenante, les premiers vaisseaux obscurs qui virent ceux de Geary et captèrent son message ne réagirent pas et poursuivirent leurs activités comme si de rien n’était. Lui-même assistait au carnage en sentant grandir sa colère et sa frustration. Ils ne répondirent à l’apparition des vaisseaux de l’Alliance que six heures après l’émergence du détachement Danseuse à Atalia.
Et cette réaction ne fut pas de bon augure.
Il les regarda virer sur l’aile l’un après l’autre, puis altérer leur vecteur, à une célérité impressionnante, pour commencer à se rassembler. « Est-ce moi qui me trompe, Tanya, ou bien…
— Non, amiral, votre constat est partagé. Ils sont formidablement maniables. » Les traits de Desjani n’exprimaient qu’une froide concentration. « Bien plus que les nôtres.
— Peut-être ressemblent-ils aux vaisseaux humains, mais leurs manœuvres me rappellent celles des Énigmas. »
Le lieutenant Castries avait déjà procédé à ses analyses et en annonçait les résultats. « Ils ne rivalisent pas avec les Énigmas, mais leur maniabilité est plus proche de celle de leurs vaisseaux que des nôtres. L’amélioration est d’environ trente pour cent, en nous fondant sur les observations limitées dont nous disposons jusqu’ici.
— Les Énigmas n’ont pas de croiseurs de combat, protesta le lieutenant Yuon. Rien d’aussi gros.
— Peut-être ont-ils copié nos modèles, suggéra Desjani. Ils les ont vus. Ils auraient pu reproduire leur apparence. Il s’agit peut-être d’une nouvelle tentative de leur part pour nous faire reprendre la guerre contre les Syndics.
— Si les Énigmas cherchaient à nous leurrer, pourquoi en auraient-ils fait des copies exactes au lieu de construire des vaisseaux qui différeraient autant des nôtres par leur apparence que par leur puissance de feu ? » demanda Geary. Il s’apprêtait à poursuivre mais s’interrompit un instant pour réfléchir puis se tourna vers Yuon. « Nous voyons maintenant leurs armes tirer. Que pouvez-vous me dire de leur signature ?
— Elles valent celles de l’Alliance, amiral. La signature de leurs lances de l’enfer est identique à celle des nôtres, et l’un d’eux vient de lancer un missile : un spectre ou une copie parfaite d’un spectre. »
Quelques secondes s’écoulèrent dans un silence total. Tous réfléchissaient.
« Qui diable sont-ils donc ? finit par s’interroger Desjani. Ils manœuvrent comme des Énigmas, et notre logiciel a été secrètement modifié pour nous interdire de les voir, ce qui correspond aussi aux méthodes des Énigmas. Ils ont attaqué un système stellaire contrôlé par les Syndics puis un système neutre protégé par l’Alliance et des possessions de l’Alliance sur place. Et, à présent, ils ont l’air de se préparer à nous agresser. Tout cela évoque les Énigmas ou une autre espèce extraterrestre. Comme les Bofs, ils refusent de répondre à nos tentatives pour communiquer. Pourtant leurs vaisseaux et leurs armes sont de la même facture que ceux de l’Alliance, tandis que les modifications apportées à notre système d’exploitation pour nous aveugler ont été acheminées par des canaux officiels au lieu d’être le fruit d’une cyberattaque. Qu’en déduire ? »
Geary consulta son écran, où les trajectoires des vaisseaux obscurs continuaient de converger. « M’est avis que la réponse n’a plus aucune importance. Compte tenu de l’avantage que leur procure leur maniabilité supérieure et, désormais, de notre éloignement de tout point de saut, j’ai l’impression que nous ne pourrons pas les esquiver s’ils nous tombent dessus. Nous devons d’abord les vaincre puis trouver la réponse à ces saccages.
— Ils se ramassent en trois formations », fit observer Yuon.
Geary fixa son écran en se renfrognant. Les vaisseaux obscurs allaient manifestement adopter une formation en image miroir, encore que plus réduite, des trois cubes en V de son détachement.
« Pas de réponse à votre message, aucune espèce de communication, mais ils se disposent en formation de combat, résuma Desjani. Ils tiennent décidément à livrer bataille. C’est parfaitement insensé. Ce qu’ils ont fait à Indras pourrait au moins s’expliquer partiellement, mais, ici, c’est de la destruction pure et simple. Et maintenant ils préfèrent combattre que fuir, ce dont ils seraient capables. À croire que ce sont des berserkers.
— Des “berserkers” ?
— Vous savez, ces guerriers mythiques qui devenaient fous furieux et se battaient comme des forcenés jusqu’à ce qu’on les taille en pièces.
— Peut-être est-ce bien à cela que nous avons affaire, lâcha Geary. Les voilà !
— Ils accélèrent sur une trajectoire d’interception de nos vaisseaux », confirma le lieutenant Castries.
S’il s’était agi de vaisseaux de guerre communs, la situation n’aurait pas été trop problématique puisque les forces de Geary étaient supérieures en nombre : deux fois plus d’escorteurs et de croiseurs de combat. Mais, si les estimations des systèmes des senseurs étaient correctes, la force de frappe de chacun des vaisseaux obscurs correspondait aussi à celle de deux des vaisseaux de Geary, et ils disposaient également d’un gros avantage en matière en maniabilité. « Nous allons devoir frapper tour à tour chacune de ces formations, et le plus durement possible. »
Geary décida de procéder à une ultime vérification : ne pouvait-on emprunter une autre voie ? « Lieutenant Iger, avons-nous des nouvelles de ces vaisseaux obscurs ? Rien ? »
Iger avait recouvré ses esprits et affichait à présent une mine aussi morose que celle de Geary. « Nous n’avons intercepté aucune communication en provenance de ces vaisseaux, amiral. Atalia aussi leur a envoyé des messages pour proposer sa capitulation, mais ils n’y répondent pas non plus. »
Combattre restait donc la seule option. Geary entreprit de planifier mentalement ses mouvements. Les vaisseaux obscurs qui chargeaient le détachement de l’Alliance accéléraient aussi à 0,2 c. Si les deux groupes se croisaient à une vélocité combinée de 0,4 c, leurs chances d’acquérir une cible seraient voisines de zéro. Ils s’enchevêtreraient à cent vingt mille kilomètres par seconde, ce qui ne leur fournirait guère un créneau suffisant pour frapper un vaisseau adverse, même si, à cette vélocité, les distorsions affectant leur vision du cosmos n’étaient pas réellement significatives.
Maintenant que les vaisseaux obscurs se dirigeaient à une telle vitesse vers une interception du détachement Danseuse et que leur trajectoire s’incurvait en direction du long arc de cercle qu’il décrivait lui-même, le délai de la rencontre se réduisait spectaculairement. « Deux heures avant le contact sur les vecteurs actuels », rapporta le lieutenant Castries.
Geary cligna des paupières, se passa la main dans les cheveux et se redressa dans son fauteuil avant d’enfoncer ses touches de com. « À toutes les unités du détachement Danseuse, ici l’amiral Geary. Nous avons rencontré des vaisseaux de modèle et d’allégeance inconnus, qui ont agressé et détruit des bâtiments civils et militaires de l’Alliance. Ils s’en prennent maintenant à nous et nous allons les détruire, puis nous établirons leur origine et leurs motivations. Toutes les unités devront être en état d’alerte maximale dans une heure. En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »
Il n’y eut point d’acclamations cette fois. Les sentiments de l’équipage et ceux de son amiral concordaient : tous avaient tristement conscience de la nécessité d’éliminer cette menace aussi mystérieuse que meurtrière.
La concentration des vaisseaux obscurs, au cours de l’heure qui suivit, n’avait qu’un seul bon côté : au moins avaient-ils cessé leurs attaques contre Atalia. Une ferme résolution s’était emparée des équipages de l’Indomptable et des autres vaisseaux de l’Alliance à mesure que se répandait le bruit de leurs forfaits, de leur maniabilité et de l’armement dont ils disposaient.
Geary attendit que l’instant du contact ne fût plus éloigné que de quarante-cinq minutes, soit à neuf minutes-lumière de l’ennemi, avant d’ordonner la manœuvre de décélération : ses vaisseaux se retournèrent pour réduire leur vélocité à 0,1 c.
« L’ennemi freine également », annonça Castries.
Desjani eut l’air intriguée. « Ils ont commencé à décélérer il y a sept minutes, presque en même temps que nous, mais avant de nous avoir vus entreprendre la manœuvre.
— Coïncidence », fit Geary. Il observait les formations adverses. Tanya l’avait prévenu contre sa tendance à attaquer par le haut et tribord. Cette fois, il allait plutôt s’en prendre à la sous-formation de droite, qui arrivait derrière leur vaisseau de tête. Elle se composait de deux croiseurs de combat, d’un croiseur lourd et de quatre destroyers. Si j’arrive à lui balancer le plus gros de ma puissance de feu en évitant les autres sous-formations, je peux éliminer un tiers de leur capacité combative.
Une minute-lumière et demie les séparait encore de l’ennemi (les deux bords avaient réduit leur vélocité à 0,1 c, de sorte qu’ils n’opéreraient le contact que dans quinze minutes) quand Geary, les préparant au brusque virage vers tribord et le haut qui leur permettrait d’éviter les deux tiers des vaisseaux obscurs et de frapper le dernier aussi durement que possible, procéda à quelques derniers légers ajustements de ses formations.
Tanya se montrait toujours extraordinairement calme en de pareils moments ; elle se concentrait entièrement sur la bataille. Mais, cette fois, elle fixait son écran en fronçant les sourcils comme si quelque chose la perturbait.
« Qu’est-ce qui vous dérange ? s’enquit Geary.
— Je ne sais pas. Quelque chose.
— Quand vous aurez mis le doigt dessus, faites-moi signe. » Il se concentra de nouveau sur la force ennemie. Les vaisseaux obscurs continuaient d’arriver sur eux sans modifier leurs vecteurs, en piquant droit sur le centre de la sous-formation de l’Alliance qui occupait la pointe du V. Celle dont l’Indomptable était le pivot.
Il était presque temps d’ordonner la manœuvre, de procéder à cet infime ajustement de dernière minute. La main de Geary planait au-dessus de ses touches de com, prête à transmettre le commandement.
« Amiral ! l’interrompit brusquement Tanya d’une voix empreinte de conviction. Avortez l’attaque ! Tout de suite. Ordonnez à tous les vaisseaux de s’écarter très loin et de s’abstenir de toute passe de tir. Éparpillez-les tous azimuts. »
Il ne disposait que d’une ou deux secondes pour décider s’il suivait son conseil et perdait ce faisant le bénéfice d’une parfaite position offensive, ou s’il l’ignorait et s’en tenait à son plan.
Rien qu’une ou deux secondes.
Bon sang !