La main de Geary retomba sur ses touches de com. « À toutes les unités du détachement Danseuse, remontez de cinq degrés. Exécution immédiate ! »
L’Indomptable bondit à l’instar des autres vaisseaux de l’Alliance. Geary réprima une pointe de déception à l’idée d’avoir manqué cette belle occasion, en même temps qu’une poussée de colère contre Tanya pour l’avoir gâchée. Il ne prit que partiellement conscience du bref instant où les formations des vaisseaux obscurs passèrent en trombe près des siens en lâchant quelques tirs, qui firent parfois mouche sur les bâtiments les plus bas de l’Alliance.
Une petite seconde ! « Comment auraient-ils pu se trouver à notre portée après un tel changement de vecteur ? Ils n’auraient jamais dû en être capables, en dépit de l’avantage que leur confère leur maniabilité supérieure.
— Parce qu’ils ont procédé à la dernière seconde à des manœuvres leur permettant de prendre une de nos formations en tenaille entre toutes les leurs, répondit Desjani en pointant son écran d’un doigt haineux. Si vous aviez effectué votre passe de tir comme prévu, la sous-formation de Badaya aurait été déchiquetée. Repassez-vous les dernières manœuvres à l’écran si vous ne me croyez pas. »
Geary entreprit de faire grimper ses vaisseaux encore plus haut dans la perspective qu’ils replongent pour engager de nouveau le combat. « Comment saviez-vous qu’ils s’y prendraient ainsi ?
— Parce que c’est ce que vous auriez fait. N’avez-vous jamais effectué des simulations basées sur vos engagements antérieurs ?
— Sur les combats que nous avons livrés, voulez-vous dire ? Non. » Une fois lui suffisait largement.
« Moi si, déclara Desjani. Parce que j’avais envie d’en savoir davantage sur votre manière de combattre. J’y jouais le rôle de l’ennemi et, quand j’ai vu arriver ces vaisseaux obscurs, j’ai eu brusquement l’impression de revivre une simulation reproduisant très exactement vos propres manœuvres. C’est ce qui m’a perturbée.
— Ils me plagient !
— Pas seulement du plagiat ! C’est vous tout craché. Ils recourent à des tactiques automatisées basées sur les vôtres et sur votre manière de combattre. Avec un simulacre de Black Jack qui prend les décisions. »
La situation venait encore d’empirer. « Comment me surpasser moi-même ? Pourquoi ne l’avons-nous pas compris des heures plus tôt ? J’aurais pu alors me repasser ces combats et voir ce que ces simulations pouvaient nous apprendre. »
Tanya lui décocha un regard exaspéré. « Bon, eh bien, pardonnez-moi de ne l’avoir pas compris avant !
— Ce n’est pas ce que j’ai… » Il prit soudain conscience que ses formations atteignaient le sommet de leur parabole et commençaient à redescendre vers les vaisseaux obscurs, et il enfonça ses touches de com. « À toutes les unités du détachement Danseuse, remontez de cent vingt degrés. » Ce virage les éloignerait de l’interception. Ils esquiveraient les vaisseaux obscurs, qui, eux, fonderaient leur propre trajectoire sur la présomption qu’il engagerait de nouveau le combat le plus tôt possible. Parce que c’était ce que ferait Black Jack.
Mais l’ennemi réagit aussitôt : ses vaisseaux négociaient des virages sur l’aile plus serrés que ceux dont les siens étaient capables et accéléraient aussi bien plus vite. « À toutes les unités, virez de quatre-vingts degrés sur tribord. Exécution immédiate »
Les trois sous-formations de l’Alliance obliquèrent quasiment à angle droit pour de nouveau piquer vers les lointaines étoiles.
« J’ai besoin d’un moment de réflexion. Peut-être qu’en décrochant les deux autres formations et en leur permettant d’opérer de manière autonome… » Mais c’était précisément ce qu’aurait décidé Black Jack, se rendit-il compte. Bien que Tulev fût un bon commandant et Badaya pas mauvais non plus, si Geary tentait de gérer, contre un adversaire aussi doué, trois formations se déplaçant sur des vecteurs totalement différents, l’un des deux courrait un grand risque de se laisser coincer et submerger.
Comment rompre le contact avec une force plus maniable et rapide que la sienne ?
« Il faut tenter une autre passe de tir, affirma-t-il. Je dois les désorganiser suffisamment pour gagner du temps afin de pouvoir y réfléchir, et seule une passe de tir me le permettra. »
Il fit plonger et se retourner de nouveau ses vaisseaux, en effectuant un virage aussi serré que possible pour chercher à atteindre l’arrière de la formation en V des vaisseaux obscurs, qui les survolait.
Mais ceux-ci réagirent encore trop vite et virèrent à leur tour plus serré, altérant leur trajectoire pour une autre interception frontale.
Geary s’efforça de déterminer laquelle de leurs trois sous-formations était la plus vulnérable. La géométrie lui interdisait de virer assez serré pour remonter, et il ne tenait pas non plus à piquer de nouveau sur tribord et vers le bas, de sorte qu’il opta pour bâbord.
Vit-il réellement les premiers frémissements d’une parade des vaisseaux obscurs dans les quelques dernières secondes où tout pouvait encore changer ? Une parade qui risquait de prendre la sous-formation de Badaya dans un étau mortel. Ou bien la pressentit-il seulement ?
« À toutes les unités, piquez de vingt degrés vers le bas. »
Les vaisseaux de l’Alliance obéirent dans une embardée à ce brusque changement de vecteur et frôlèrent dangereusement la formation ennemie, qui, effectivement, fondait droit sur la position qu’auraient dû occuper les bâtiments de Badaya.
Ils les manquèrent de très peu, hors de portée qu’ils étaient tous de la plupart des armes ennemies, mais assez proches toutefois des vaisseaux obscurs pour que ceux-ci tirent une volée de missiles.
« À toutes les unités, retournez-vous et détruisez les missiles », ordonna Geary.
Tous ses croiseurs de combat, croiseurs lourds, légers et destroyers pivotèrent aussitôt, présentant leur plus lourd armement à la vague de missiles en approche, en même temps qu’ils continuaient de progresser à reculons au même taux d’accélération. Leurs lances de l’enfer se déchaînèrent, faisant exploser la plupart des missiles juste avant qu’ils ne touchent leur cible ; mais quelques vaisseaux au moins durent lâcher ponctuellement des grappes de mitraille défensive pour détruire les derniers.
Et les vaisseaux obscurs se retournaient de nouveau.
Geary coula un regard vers Desjani, laquelle regardait fixement son écran sans piper mot ni lui prodiguer de recommandations comme à son habitude. Parce qu’elle est consciente que la situation est inhabituelle. Elle ne voit pas quels conseils me donner quand je m’affronte moi-même. Et ses suggestions me manquent parce qu’elles m’ont souvent sauvé la mise et…
Bien sûr ! « Sans doute détiennent-ils les simulations de combats que j’ai livrés, Tanya, mais ils ne vous ont pas, vous.
— Très flatteur, répondit-elle d’une voix tendue. Mais je ne vois pas le rapport avec nos chances de victoire dans celui-ci. Je n’étais pas en train de gagner la guerre toute seule quand vous avez fait votre apparition, rappelez-vous.
— Ce que je veux dire, c’est que nous formons une équipe, expliqua Geary en faisant preuve d’une patience qu’il ne ressentait pas vraiment. Vous voyez ce qui m’échappe et moi ce qui vous échappe. Le simulacre de Black Jack dont disposent les vaisseaux obscurs ne contiendra pas ces subtilités. Et j’ai la conviction qu’on a téléchargé des procédures tactiques vieilles d’un siècle dans cette simulation, des méthodes qu’on a graduellement oubliées au cours de la guerre mais que j’ai remises en vigueur parce que je les connaissais encore. J’ai remarqué qu’on avait recouru dans l’attaque du vaisseau estafette aux méthodes exactes préconisées par le manuel pour ce type précis de situation. Ce qui veut dire que la simulation, en face, est programmée pour contrecarrer les miennes seules. »
Les yeux de Tanya brillèrent d’un féroce enthousiasme. « Plus j’influence vos tactiques, plus je vous suggère des méthodes qui ne cadrent pas avec votre propre entraînement, et moins la simulation sera en mesure de les prévoir ?
— Exactement. Vous disiez avoir étudié les simulations de mes combats passés pour apprendre à m’imiter. À présent, j’ai besoin de votre aide pour désapprendre à combattre comme j’en ai l’habitude. Mais assez subtilement encore pour faire leur fête à ces vaisseaux obscurs. »
Elle sourit. « Je vais donc vous dire très exactement comment mener votre prochaine passe de tir.
— C’est-à-dire ? demanda-t-il en regardant les vaisseaux obscurs se rassembler à deux minutes-lumière du détachement de l’Alliance, prêts à se lancer à ses trousses.
— Faites très précisément ce que vous aviez prévu pour la dernière passe de tir. Vous comptiez frapper leur sous-formation de queue sur bâbord, n’est-ce pas ? Réitérez.
— Hein ? lâcha Geary, mystifié.
— Vous ne répétez jamais tout à fait la même manœuvre une fois que vous l’avez appliquée, amiral. Ces vaisseaux s’attendent à ce que vous visiez une autre cible. Ils partiront de ce principe parce que leur simulation leur soufflera que vous ne frappez jamais deux fois d’affilée au même endroit ni de la même manière. »
Il la fixa. « Je t’aime.
— Je vous demande pardon, amiral ? » Cela dit, elle souriait.
« Excusez-moi. » Si on l’avait entendu sur la passerelle, on feignait admirablement l’ignorance.
Il ordonna au détachement de piquer à nouveau vers le bas : les trois sous-formations achevèrent de décrire une courbe verticale qui les ramenait face aux vaisseaux obscurs. S’il y avait eu réellement un « haut » et un « bas », leur alignement aurait sans doute été complètement inversé, mais ça n’avait aucune importance dans l’espace. L’essentiel, c’était que l’ennemi avait lui aussi réajusté sa propre formation et légèrement plongé pour se préparer à une seconde interception frontale.
« C’est exactement ainsi que je les aurais rangés si j’avais commandé ces vaisseaux obscurs, déclara Geary. Vous aviez raison. Absolument.
— En serions-nous enfin arrivés au moment où vous commencez à comprendre ? s’enquit-elle.
— C’est déjà fait. Je nous ai arrachés à la première passe de tir, n’est-ce pas ? »
Les deux formations en V étaient alignées sur le même plan, les trois sous-formations de Geary légèrement basculées d’un côté par rapport à celles de l’ennemi. Ce qui n’était que plus propice cette fois. « Formation Delta un, déportez-vous de deux degrés sur bâbord et d’un degré vers le bas à T quarante et un. Formation Delta deux, déportez-vous de six degrés vers bâbord et de trois vers le bas à T quarante virgule cinq. Formation Delta trois, déportez-vous d’un degré vers bâbord à T quarante-deux. Verrouillez-vous sur les cibles de la sous-formation ennemie la plus éloignée sur bâbord. »
C’est complètement inepte. Tout son entraînement et toute son expérience lui dictaient de n’en rien faire, de ne pas viser de nouveau le flanc gauche de la formation des vaisseaux obscurs à l’occasion d’un engagement aussi proche que possible de la première passe de tir. Mais, si j’en ai l’impression, alors c’est effectivement ce que je dois faire.
Pendant les quelques secondes qui précédèrent le contact, les trois sous-formations – en commençant par celle de Badaya sur le flanc supérieur gauche du détachement – altérèrent leur vecteur et se déportèrent légèrement pour se concentrer là où Geary s’attendait à voir apparaître la sous-formation ennemie la plus éloignée sur la gauche dès que les vaisseaux obscurs, à leur tour, s’élanceraient pour intercepter les siens là où ils croyaient les trouver.
L’échange de tirs fut très éphémère. Les systèmes de contrôle automatisés ouvrirent le feu pendant la très fugitive seconde où les deux forces se retrouvèrent à portée d’armes l’une de l’autre.
Geary sentit l’Indomptable vibrer sous les frappes et ses tripes se contracter. Il se demanda si le vaisseau était gravement endommagé.
Puis, les senseurs des vaisseaux de l’Alliance scrutant l’espace derrière eux pour évaluer les résultats de la rencontre, les écrans se réactualisèrent.
Ça n’était pas parfait. Pas entièrement. Mais, s’attendant à y trouver Geary, les vaisseaux obscurs avaient viré vers le haut et tribord. Rapide et exécutée avec une grande précision, la manœuvre les avait placés pour la plupart en mauvaise position, tandis que ceux de l’Alliance cernaient quasiment leur sous-formation de gauche et la soumettaient au feu nourri de douze croiseurs de combat, huit croiseurs lourds, treize croiseurs légers et vingt-cinq destroyers.
Un des croiseurs de combat ennemi était complètement détruit ; il ne restait plus qu’un nuage de débris pour marquer sa position. L’autre s’était brisé en plusieurs morceaux qui s’éloignaient lentement les uns des autres en laissant dans leur sillage de plus menus fragments à mesure qu’ils dérivaient. Le croiseur lourd avait été sévèrement endommagé et tournoyait sur lui-même, hors de contrôle, toutes ses armes pratiquement HS, et, sur les quatre destroyers de cette sous-formation, trois avaient été déchiquetés tandis que le quatrième s’était brisé en deux et que ses deux moitiés tenaient à peine ensemble.
Geary enregistra tout cela puis se pencha sur les dommages infligés à ses propres vaisseaux. Au cours des quelques secondes qui avaient précédé le contact et durant lesquelles l’ennemi avait pu distinguer ce qui se passait et accorder la priorité à telle ou telle cible, il avait manifestement concentré tous ses tirs sur la formation centrale du détachement de Geary. En dépit de leur infériorité numérique, l’armement plus conséquent des vaisseaux obscurs leur avait permis de placer quelques frappes heureuses. Le Risque-tout avait été touché plusieurs fois, il avait perdu une batterie de lances de l’enfer ainsi que deux lance-missiles. Le Victorieux aussi avait été frappé et il avait perdu la moitié de ses lance-missiles, mais aucun des deux croiseurs de combat n’avait souffert de dommages à sa propulsion ni à sa capacité de manœuvre. L’Adroit, en revanche, penchait vers bâbord, privé de tout contrôle sur ses manœuvres.
Geary entendait les rapports d’avarie qui parvenaient à Tanya Desjani. Frappes à mi-vaisseau. Deux batteries de lances de l’enfer hors service. L’Indomptable s’en sortait relativement bien, soit par chance, soit grâce à sa position dans la sous-formation.
Les croiseurs lourds Bartizan et Haidaté avaient été atteints à la poupe, mais pas très gravement. Les croiseurs légers Absetzen et Toledo étaient blessés mais encore opérationnels, mais le Lanceur, leur vaisseau frère, était hors de combat et s’éloignait en tournoyant sur lui-même.
Bizarrement, seuls deux destroyers de l’Alliance, le Kururi et le Sabar, avaient été atteints. Les vaisseaux obscurs avaient réussi, mieux qu’à l’ordinaire, à concentrer leur feu sur les plus gros bâtiments.
Tanya s’employait déjà à faire revenir sur leurs pas les trois formations, en décrivant une boucle qui, incurvée vers l’étoile, grimpait légèrement à la rencontre des vaisseaux ennemis, lesquels effectuaient la même manœuvre en sens inverse. Geary fut un instant tenté de détacher deux de ses sous-formations afin de les manœuvrer séparément pour embrouiller un adversaire d’ores et déjà ébranlé par des pertes inattendues, mais il se rendit compte que c’était précisément ce que ferait Black Jack. « Qu’en pensez-vous ? demanda-t-il à Tanya.
— Jamais deux sans trois.
— Recommencer ? Mais il n’y a plus de sous-formation de gauche.
— Il en reste toujours une à la gauche de l’autre ! » insista-t-elle.
L’instinct de Geary lui soufflait que mener une troisième passe de tir identique conduirait à la catastrophe. « Dur de décider, marmonna-t-il. J’ai l’impression que je vais y perdre la moitié de mes vaisseaux. »
Le V de la formation de l’Alliance avait à présent basculé, presque perpendiculaire au plan du système, et revenait sur les vaisseaux obscurs qui, eux, s’étaient adroitement rassemblés en un bloc rectangulaire dont le côté le plus long formait l’avant. Si aucun des deux adversaires ne modifiait ses vecteurs, le V des trois sous-formations de Geary trancherait à angle droit ce rectangle noir, exactement comme une pointe de flèche une motte de beurre.
Mais la formation ennemie évoquait davantage une barre d’acier qu’une motte de beurre. Portée par sa vélocité et son élan, la pointe de flèche en fendrait sans doute le centre, mais elle essuierait de terribles dommages au passage.
« La gauche ? murmura Geary.
— Oui, la gauche », affirma Tanya.
Mais que feraient les vaisseaux obscurs ? S’attendraient-ils à ce qu’il frappe plutôt le centre ? Non, Black Jack ne ferait jamais ça.
Geary changea de point de vue : il s’imagina qu’il commandait au rectangle ennemi et cherchait un moyen d’éliminer la pointe de flèche. Je présumerais qu’elle vise un flanc de ma formation et je grimperais légèrement pour concentrer mes tirs sur le pic de la pointe. Et elle ne s’attendrait pas à ce que je vire de nouveau sur bâbord. Elle partirait du principe que je vais cette fois frapper son flanc droit. Ce qui signifie que leurs manœuvres de dernière minute ressembleront à… « Je sais ! »
Il se déconcentra une seconde : la formation de vaisseaux obscurs venait de frôler d’assez près l’Adroit à la dérive pour lui décocher une nouvelle salve de missiles, tous verrouillés sur le croiseur de combat désemparé. Impossible qu’il survive à ce tir de barrage. « Adroit, abandonnez votre bâtiment. Je répète, Adroit, abandonnez le vaisseau séance tenante. Évacuez-le aussi vite que possible. »
L’équipage n’avait manifestement pas eu besoin d’encouragements. Cela dit, Geary ne pouvait guère l’en blâmer. Des modules de survie jaillissaient déjà du seul spécimen survivant de ce que la flotte avait plaisamment surnommé les croiseurs de combat « classe économique ». Dans quelques minutes, quand les vaisseaux obscurs arriveraient sur lui, le dernier exemplaire de ces bâtiments aurait vécu.
Rassuré maintenant qu’il savait les spatiaux de l’Adroit hors de danger, du moins autant qu’ils pouvaient l’être, Geary appela le capitaine Tulev. « Delta un a fait les frais de la dernière passe de tir, si bien que je vais procéder à d’ultimes ajustements de notre approche, de manière à ce que Delta deux se retrouve cette fois en première ligne. »
Plus impassible et inébranlable que jamais, Tulev hocha la tête. « Ils concentrent leur feu sur les croiseurs de combat, à ce que je vois.
— Oui. Mais les croiseurs lourds et légers de Delta un ont eux aussi souffert de quelques frappes. Je vais ordonner à Delta un et Delta trois de vous suivre de très près, afin de diviser un peu l’attention de l’ennemi. »
Les immenses paraboles décrites dans l’espace par les deux formations adverses se stabilisaient puisqu’elles se faisaient désormais face et fonçaient l’une vers l’autre pour un nouveau contact. « Activez les boucliers à cent pour cent ! aboya Desjani.
— Commandant, un générateur de boucliers a été touché pendant la dernière passe de tir et nous essayons encore de…
— Nous sommes à dix minutes du contact. Finissez-en ! »
Ayant donné ses ordres, Geary alla s’asseoir à côté de Desjani pour regarder les deux groupes se précipiter vers l’engagement. « C’est drôle, déclara-t-il.
— Je rirais bien un bon coup.
— Pas drôle dans ce sens. Je vous ai dit tout à l’heure qu’il me fallait tracer et consolider les motifs adéquats. Eh bien, nous affrontons à présent celui de mes propres tactiques et nous allons devoir le briser.
— Peut-être est-ce un anti-patron, déclara-t-elle. Vous devez le briser parce que c’est la version renversée du motif réel.
— Ça me va parfaitement. »
Durant les dernières secondes précédant le contact, le rectangle des vaisseaux obscurs ne se contenta pas de pivoter légèrement sur l’aile et de grimper pour concentrer ses tirs sur la contre-attaque de Geary à laquelle ils s’attendaient. Mais, profitant de leur plus grande maniabilité, ils comprimèrent toute leur formation pour grimper vers le haut. Si Geary s’était conformé à ce qu’avait prévu leur modélisation tactique, sa propre formation aurait été sévèrement ratissée.
Mais ses vaisseaux n’étaient plus là.
Le détachement de l’Alliance avait à nouveau piqué vers le bas et bâbord, et découpé l’extrémité de l’aile gauche ennemie comme à la tronçonneuse.
L’Indomptable ne tressaillit qu’à deux reprises dans le sillage de la passe de tir. Geary fixait intensément son écran dans l’attente des résultats. Les rapports d’avarie affluaient, pour la plupart en provenance du Delta deux de Tulev, dont les croiseurs de combat avaient essuyé le plus gros des tirs ennemis. Le Léviathan et le Dragon avaient été les plus touchés, mais ils bougeaient encore. Derrière eux, dans la sous-formation de Badaya, l’Inébranlable avait aussi accumulé les impacts.
Mais, alors qu’il se repassait au ralenti ce combat si fugace, Geary s’aperçut que l’Inébranlable ne les avait encaissés que parce qu’il s’était approché assez près d’un croiseur de combat ennemi pour activer son projecteur de champ de nullité. Celui-ci avait percé un énorme trou dans la coque du vaisseau obscur, l’envoyant valdinguer hors de sa formation, la plupart de ses systèmes HS.
Un autre croiseur de combat ennemi avait été détruit, ainsi qu’un croiseur lourd. Deux autres avaient été durement touchés et trois destroyers étaient hors de combat ou explosés.
« Allez, les gars, susurra Desjani à l’adresse des icônes des vaisseaux obscurs sur son écran. Un dernier petit coup. »
Or, au moment d’ordonner à ses propres sous-formations de se retourner, Geary constata que les vaisseaux obscurs rescapés, soit deux croiseurs de combat, un croiseur lourd et cinq destroyers, ne faisaient pas demi-tour pour revenir à la charge. Ils avaient pivoté et accéléraient à plein régime vers le point de saut pour Varandal.
« On dirait bien que nos berserkers ont eu leur content. » Il s’efforça de passer son ordre suivant sans trop claironner. « À toutes les unités du détachement Danseuse, virez de quarante-cinq degrés sur bâbord et de sept vers le haut. Accélérez à 0,2 c. Exécution immédiate.
— On ne les rattrapera jamais, fit observer Desjani.
— Non, mais on doit les poursuivre jusqu’au point de saut au cas où ils fileraient à Varandal. »
Cela étant, le constat de Tanya avait brisé l’intense concentration qu’il portait aux vaisseaux obscurs. Il se renversa dans son fauteuil pour observer ce qui s’affichait sur son écran. Quelques ennemis blessés, ainsi que des bâtiments de l’Alliance sévèrement endommagés, dérivaient dans l’espace alentour. Sans compter de nombreux modules de survie de l’Adroit. L’Inébranlable, dont la passe de tir rapprochée avait éliminé un croiseur de combat ennemi, avait en partie payé son audace de plusieurs frappes à son unité de propulsion principale et commençait déjà à peiner derrière la sous-formation du capitaine Tulev. Dans l’ensemble du système d’Atalia impitoyablement pilonné par l’attaque des vaisseaux obscurs, sauvetages et secours auraient largement de quoi occuper une flotte entière.
Additionnés, tous ces constats exigeaient qu’il laissât quelques vaisseaux sur place, et l’Inébranlable eût-il été en état de suivre que Geary aurait malgré tout porté son choix sur le capitaine Tulev pour remplir cette mission.
« Capitaine Tulev, je détache la formation Delta un sous votre commandement. Vos vaisseaux resteront à Atalia pour porter secours à tous ceux qu’ils pourront, recueillir les modules de survie, aider aux réparations des bâtiments de l’Alliance et assister les occupants des équipements orbitaux et autres installations d’Atalia endommagés. Veillez à ce qu’aucun des vaisseaux obscurs hors de combat ne puisse repartir. Je tiens à ce qu’ils soient neutralisés de façon permanente. Prenez à leur bord tous les prisonniers que vous pourrez. Faites-moi savoir ce que vous aurez appris de leur bouche et de l’examen des épaves. Nous les ramènerons afin qu’ils soient jugés pour leurs crimes. Quand vous aurez le sentiment d’avoir fait tout votre possible, regagnez Varandal. »
Tulev salua sans que ses traits trahissent une quelconque réaction à ces ordres. « Si d’autres vaisseaux obscurs se montrent, je dois les regarder comme hostiles, j’imagine ?
— Oui. J’espère sincèrement que les spatiaux survivants pourront nous expliquer… » Geary s’interrompit brusquement, un constat venant de s’imposer à lui. « Nous n’avons vu aucune capsule de survie s’échapper des vaisseaux que nous avons détruits, n’est-ce pas ?
— Non. Nous continuons de nous en approcher prudemment. Nous gardons en mémoire l’exemple des Énigmas. »
Ces extraterrestres avaient fait exploser leurs bâtiments endommagés pour interdire aux hommes d’obtenir des renseignements sur leurs équipages. Mais comment les matelots des vaisseaux obscurs auraient-ils pu être des Énigmas ?
« Nous allons filer les survivants, apprit-il à Tulev. S’ils tentent d’attaquer Varandal, les défenses de l’Alliance auront besoin de nos correctifs logiciels pour détecter les agresseurs. S’ils poursuivent leur route, nous les suivrons. Il faut apprendre d’où ils viennent. »
Le visage de Tulev ne révélait toujours rien de ses sentiments. « Autant qu’on puisse le dire, les problèmes de notre système d’exploitation avaient une origine officielle. Supposez que la réponse à la question de leur provenance ne soit pas celle que nous souhaitons entendre.
— Je dois savoir. Nous devons savoir. Nous ne sommes pas les Mondes syndiqués mais l’Alliance.
— J’en conviens. Vous nous l’avez assez souvent rappelé. Mais d’autres l’ont peut-être oublié. »
À la tension et l’inquiétude permanentes qui régnaient un peu plus tôt s’était substituée la perspective d’une longue traque n’offrant strictement aucun espoir de rattraper la proie. Celle-ci pouvait toujours se retourner pour attaquer, mais Geary ne s’attendait pas à ce qu’elle le fît. Aucune simulation tactique fondée sur les décisions qu’il avait prises antérieurement ne se traduirait par un tel retournement de situation, à moins que cette situation ne fût invraisemblablement désespérée et ne laissât pas d’autre choix.
« Comment est l’Indomptable ? s’enquit-il.
— Paré et déterminé, répondit Desjani, l’air très sérieuse. Je vais être honnête. Ces vaisseaux obscurs me fichent la trouille. J’aime autant que les gars et les filles de Tulev soient chargés de les explorer.
— Il sera prudent. »
Ironiquement, une alerte se mit brusquement à clignoter, pressante. « Amiral ! appela le lieutenant Yuon. Un… deux… non, tous les vaisseaux obscurs endommagés se sont autodétruits !
— Pas de modules de survie », fit remarquer Desjani.
Geary s’affaissa dans son fauteuil. Son estimation de l’identité et de la provenance des vaisseaux obscurs prenait un sale coup dans l’aile. « Au moins aucun des vaisseaux de Tulev n’en était-il encore assez proche. Par quel fichu moyen se sont-ils autodétruits ? Même les fragments qui n’auraient pas dû se trouver près du cœur d’un réacteur ont été réduits en poussière.
— Explosion de tous les débris équivalente à celle de la surcharge d’un réacteur, confirma le lieutenant Castries. Ces vaisseaux étaient programmés pour ne rien laisser d’exploitable.
— Un équipage humain consentirait-il à s’engager sur un tel bâtiment ? demanda Desjani à Geary.
— Je… Bon sang, Tanya, je n’en sais rien. Comment des Énigmas auraient-ils pu s’aventurer si loin dans l’espace humain ? Par quel biais détiendraient-ils des armes de l’Alliance ? Pourquoi leurs survivants fuiraient-ils vers Varandal ? »
Elle eut un rire rauque de dérision. « Logique ! Je vous ai posé une question dont vous ne connaissiez pas la réponse. J’aurais dû m’attendre à ce que vous me fassiez le même coup.
— On va rester aux trousses des survivants, déclara Geary. Jusqu’à ce qu’ils se retournent pour nous combattre ou qu’ils nous conduisent à leur base. Nous finirons bien alors par obtenir des réponses.
— Puis-je d’abord me permettre une autre question ? » Desjani fixait sombrement son écran. « Pourquoi avons-nous repéré ces gens quand ils attaquaient Indras ?
— Comment aurions-nous pu manquer ça ? Nous ne les voyions sans doute pas, eux, mais nous ne pouvions pas ignorer les destructions.
— Parce que nous transitions par Indras, souligna-t-elle. Et pourquoi cela ?
— Ça fait deux questions. Parce que… Parce que les Danseurs insistaient pour rentrer chez eux sans plus tarder.
— Et qu’ils tenaient de nos entretiens antérieurs que notre route de prédilection passerait par Indras. »
Geary la dévisagea, troublé. « Selon vous, les Danseurs nous auraient incités à traverser Indras à un moment où nous repérerions cette agression ?
— Ils nous ont affirmé qu’ils devaient rentrer chez eux sans délai et qu’il en était de même pour nous, non ?
— Comment auraient-ils pu savoir ce que faisaient les vaisseaux noirs ?
— Je l’ignore. Peut-être que le long trajet circulaire qu’ils ont effectué pour revenir de Varandal était précisément destiné à recueillir des informations. Je l’ignore, répéta-t-elle, mais est-ce que ça ne donne pas l’impression qu’on nous a comme conduits ici ?
— Peut-être. » Ce pouvait être une coïncidence. Cela dit, Geary avait la vision de Danseurs tissant une vaste toile, couvrant une bonne partie de la Galaxie et chargée de les conduire, ses vaisseaux et lui, jusqu’à ce système précis à un moment précis. « S’ils l’ont fait, au moins nous ont-ils laissé le choix de notre réaction.
— C’est vrai, convint Tanya. On peut toujours conduire quelqu’un quelque part, mais deviner ce qu’il fera une fois sur place est autrement difficile. »
Encore une complication. Et peut-être de taille, celle-là.
Geary se sentait trop vanné pour y réfléchir. Il consulta son écran. Même au maximum de leur accélération, et celle-ci était conséquente, les vaisseaux obscurs mettraient environ huit heures à atteindre le point de saut pour Varandal. Il faudrait quelques heures de plus à ceux de Geary.
Il ferait mieux d’en profiter pour se reposer. Se détendre. Mais il resta sur la passerelle à observer son écran, où tous les vaisseaux semblaient ramper à une allure d’escargot à travers les vastes étendues du vide interplanétaire.
« Amiral ? »
L’alerte fit sursauter Geary. Il se demanda s’il avait piqué du nez où s’il s’était simplement évadé. Une fenêtre virtuelle venait de s’ouvrir près de son siège, encadrant non seulement le lieutenant Iger, mais aussi le lieutenant Jamenson. « Oui ?
— Nous avons d’importantes informations, amiral », affirma Iger.
Geary chassa les dernières brumes qui lui obscurcissaient l’esprit, se redressa dans son siège et fixa Jamenson d’un œil intrigué. « Nous ?
— Oui, amiral. Vous avez permis au lieutenant Jamenson d’accéder au compartiment du renseignement et à nos informations, et nous nous sommes dit, mes experts et moi-même, qu’un œil neuf ne saurait nuire puisque nous n’arrivions à aucune conclusion.
— Et qu’en a déduit le lieutenant Jamenson ? »
Le lieutenant Jamenson en question n’arborait pas son sempiternel sourire. Ses cheveux eux-mêmes semblaient d’une nuance plus sombre, plus proche du vert forêt que de son vert pomme habituel. De son côté, Iger avait l’air tout aussi solennel. « Que se passe-t-il ? insista Geary.
— Nous ne savons toujours pas qui a construit et contrôle ces vaisseaux obscurs, admit Iger, mais nous… le lieutenant Jamenson, je veux dire… a réussi à démêler l’écheveau de leur construction. »
Jamenson activa un écran voisin. « Amiral, j’étais à la recherche de ce qui ne cadrait pas dans le tableau, puisque c’est pour ça que je suis douée, et je me suis demandé : “Que manque-t-il de ces épaves ?” Ou, plutôt, de la poussière qu’elles ont laissée. Quelque chose aurait dû se trouver qui n’y était pas. Beaucoup de choses, en réalité. Ne serait-ce que la quantité habituelle de molécules d’eau et de matières organiques provenant de leurs réserves. Et des… restes de leurs spatiaux. Des… fragments… anatomiques des matelots, à moins que les vaisseaux n’aient été volatilisés. Ainsi que des capsules de survie et des débris de capsules.
— Il n’y avait rien de tout ça ? s’étonna Geary, épouvanté par ce que cela impliquait.
— Non, amiral. Rien. Mais, d’après le pourcentage des différents types de molécules, ces vaisseaux présentaient en revanche une quantité anormale d’éléments structurels de la coque et de toutes ces armes supplémentaires. Sans compter leur manière de manœuvrer, comme s’ils n’avaient pas à s’inquiéter des impacts sur les matelots.
— Il n’y avait pas d’équipage », conclut Geary. Ce n’était pas une question mais un constat.
« Non, amiral. Il n’y en avait pas. Tous les matelots, du moins ceux que nous avons détruits, étaient entièrement robotisés et contrôlés par des programmes d’intelligence artificielle. »
Iger opina, les yeux baissés. « Ça expliquerait ce qui s’est produit à Atalia, amiral. Les IA ont été victimes d’un dysfonctionnement dans l’identification de la menace… d’une mauvaise interprétation de leurs ordres d’attaque, toutes choses qui affectent aléatoirement les systèmes automatisés à des moments imprévisibles ; sur un vaisseau normal, l’équipage humain pourrait intervenir et y mettre un terme.
— Ça expliquerait en effet beaucoup de choses, convint Geary, dont le sang s’était comme figé. Merci. Cette information est d’une importance capitale. Bien joué. »
Il mit fin à la communication et se tourna vers Desjani, qui lui rendit son regard avec une expression horrifiée.
« Vous avez entendu ?
— J’ai entendu. Des vaisseaux entièrement robotisés et contrôlés par IA. Envoyés en mission de manière complètement autonome, sans aucune surveillance humaine. Personne ne serait assez stupide pour l’autoriser.
— Ils se croyaient malins. » Les réponses lui étaient venues aussi clairement que si elles s’étaient inscrites devant ses yeux en lettres capitales. « C’est pour ça qu’ils ont construit cette flotte secrète et confié son commandement à Bloch. On a dû les convaincre que le système d’exploitation par IA était cette fois infaillible. Qu’il ne planterait jamais, ne serait pas victime de bogues ni ne fonctionnerait plus de manière incohérente et inattendue.
— Tout le monde se sert d’ordinateurs », répondit Desjani, La colère avait remplacé sa stupeur. « Ils savaient forcément que c’était impossible. Les appareils se détraquent. Ils ne sont pas magiques mais électroniques, avec des matériaux et des logiciels qui peuvent s’altérer, se détériorer ou planter, précisément parce qu’ils ne sont pas magiques. Et, plus compliqués ils sont, plus ils risquent de se détraquer. Je ne suis qu’un commandant de croiseur de combat, mais je sais au moins ça ! Comment pouvaient-ils l’ignorer ?
— Parce que ç’avait l’air de la solution idéale. Bloch aux commandes, puisqu’il est le seul officier supérieur de la flotte avec assez d’ancienneté pour conduire une flotte robotisée, et qu’on avait l’assurance qu’il se plierait sans rechigner à tous les ordres à mon encontre. Et, disposant d’une modélisation programmée sur une IA répliquant mes tactiques, Bloch serait en mesure de me surclasser, lui, si personne d’autre n’en était capable. Mais cette IA devait comporter des sauvegardes lui interdisant de retourner sa flotte robotisée contre le gouvernement de l’Alliance. La plus puissante flotte en activité, dont les coûts en effectifs seraient pratiquement voisins de zéro, dont la loyauté serait garantie, et qui pourrait contrecarrer mes visées. Avec elle, Bloch, ou tout autre, prendrait en dernier recours le contrôle de toute la défense de l’Alliance. C’est pour cette raison que le Grand Conseil a voté ce programme à une majorité suffisante. Il répondait à toutes les questions et semblait à l’épreuve des sottises. »
La main de Desjani se crispa comme si elle se refermait sur une arme. « Seuls des sots auraient pu le croire à l’épreuve des sottises. Des IA immunisées contre tout dysfonctionnement ? Croient-ils aussi à la petite souris qui vient chercher les dents sous l’oreiller ?
» Ces imbéciles ne se doutent-ils donc pas de ce qu’ils ont fait ? cracha-t-elle. Au nom de la protection de l’Alliance, ils ont créé un moyen de la détruire ! Qu’adviendra-t-il si ces vaisseaux obscurs échappent de nouveau à leur laisse et se remettent à tirer sur d’autres systèmes de l’Alliance comme ils l’ont fait à Atalia ? L’Alliance s’effondrera comme un château de cartes à la surface d’une étoile à neutrons, et personne ne pourra plus la reconstruire. Ils ont… » Elle chercha fébrilement ses mots. « Comment ont-ils pu s’imaginer qu’en offrant à l’Alliance un moyen de se suicider ils travaillaient à sa préservation ?
— Je n’en sais rien, Tanya. Tout ce que je sais, c’est que leur plan leur explose à la figure et à celle de gens innocents. » Il se souvint des paroles d’une femme de la Vieille Terre qui contemplait les épaves mangées de rouille d’anciennes machines de guerre terrestres, elles aussi robotisées. « Ils ont choisi de remettre notre sécurité entre les mains d’objets incapables de loyauté, de morale ni de sagesse. La même folie qui avait déjà guidé les anciens. Comment l’humanité a-t-elle réussi à survivre alors qu’elle est incapable de retenir les leçons de ses erreurs les plus monumentales ?
— Parce que des gens comme vous et moi ramassent les morceaux. Quand nous le pouvons. » Tanya baissa la voix mais s’exprima avec une ardeur non dénuée de violence. « Allons-nous filer les vaisseaux obscurs jusque chez nous ? Pour découvrir leur base ?
— Oui.
— Ne m’avez-vous pas dit que le programme de construction de cette flotte secrète prévoyait vingt cuirassés, vingt croiseurs de combat et le nombre d’escorteurs prévus pour autant de gros vaisseaux ?
— Si.
— Et, si je me fonde sur mon expérience ici, tous plus lourdement armés et plus maniables que nos bâtiments correspondants, et capables en outre d’une accélération supérieure ?
— Oui, répéta Geary.
— Et dotés d’une IA tactique conçue pour vous surpasser, renchérit Desjani. Elle n’y parvient pas mais reste redoutable. Si sa courbe d’apprentissage est à l’avenant, elle deviendra encore plus coriace. Vous savez que je ne crains pas les combats. Que je vous suivrais jusqu’en enfer si vous me le demandiez. Comme la flotte tout entière, au demeurant. Mais comment, au nom de tous nos ancêtres, pourrions-nous vaincre cette flotte secrète ?
— Je n’en sais rien encore. Mais nous devons découvrir sa base, et il nous faudra bien la vaincre si le gouvernement ne se résout pas à débrancher le monstre qu’il a lui-même créé. Si nous ne le détruisons pas, l’Alliance n’y survivra pas. »