Huit

Contrainte d’incurver sa trajectoire pour ramener les vaisseaux de l’Alliance sur un vecteur piquant droit sur le point de saut, la flotte arrivait sur lui de très haut.

« On ne distingue toujours rien », rapporta le lieutenant Castries d’une voix tendue.

Tout le monde s’attendait plus ou moins à une surprise. Et, après l’agression près du portail, à ce que les Syndics remissent le couvert ici. « Les mines restent l’option la plus plausible, affirma Desjani. Mais, si elles se trouvent juste devant le point de saut, nous sommes encore un peu trop loin pour les détecter. »

Geary observait la trajectoire d’un vaisseau isolé qui devançait la flotte de l’Alliance et avait beaucoup ralenti à l’approche du point de saut. « Allons-nous rattraper ce cargo ? s’enquit-il.

— Il devrait sauter dix minutes avant que nous n’atteignions le point de saut, amiral, répondit Castries.

— Intéressant, fit remarquer Desjani.

— En effet. » Geary entra les instructions lui permettant de visualiser la trajectoire qu’avait adoptée jusque-là le vaisseau marchand. « Un esprit soupçonneux pourrait se demander pourquoi ce cargo a quitté une installation orbitale juste après que nous avons viré de bord et piqué sur le point de saut comme pour nous y devancer de peu.

— Il passe ainsi pour inoffensif, admit Desjani. Mais ce serait une diversion bien faiblarde. Observer ce cargo ne suffit pas à retenir notre attention. »

Celle de Geary était précisément attirée par des manœuvres au sein de sa propre formation : les Danseurs. Leurs bâtiments avaient quitté le voisinage de l’Invulnérable et fonçaient vers le point de saut à travers les vaisseaux de l’Alliance comme s’ils étaient pressés de l’atteindre les premiers. « Émissaire Charban ! Expliquez aux Danseurs, dans les termes les plus explicites, que nous soupçonnons du danger au point de saut ! Il ne faut surtout pas qu’ils y précèdent les nôtres !

— Tout de suite, amiral, répondit Charban, dont la physionomie exprimait inquiétude et résignation en opposition ouverte. Mais ils ne m’écoutent pas toujours. Je vais laisser les “soupçons” de côté. Ils feront peut-être davantage attention si nous parlons plutôt d’une certitude.

— Que faire s’ils foncent tête baissée dans ce que nous croyons être un champ de mines ? demanda Desjani.

— Prier. »

En proie à une appréhension croissante, Geary voyait les Danseurs se rapprocher de plus en plus des vaisseaux de tête de la formation de l’Alliance. Ce que Charban leur expliquait ne suffisait visiblement pas à les arrêter. Je devrais le rappeler. Lui dire qu’il faudrait sans tarder leur insuffler une peur panique des vivantes étoiles. Mais qu’arrivera-t-il si c’est précisément ce qu’il est en train de faire, que je l’interromps à cet instant critique et que je retarde ainsi la transmission de son message ? Bon sang de bon sang de bonsoir…

Une alarme retentit, pressante, arrachant brusquement Geary et tout l’effectif de la passerelle à leur observation angoissée des mouvements des Danseurs.

« Un signal de détresse », lâcha le lieutenant Castries.

Geary loucha sur son propre écran, où un nouveau symbole venait de se superposer à l’icône du cargo. « En provenance du vaisseau marchand ?

— Oui, amiral. Il rend compte de fluctuations dans le noyau de son réacteur.

— Que disent nos senseurs ? demanda Desjani.

— Qu’ils les détectent, commandant. Celles que nous captons correspondent à une défaillance des mécanismes de contrôle du cœur du réacteur. »

S’agissait-il du stratagème auquel ils s’attendaient ? Ou bien d’un problème réel ?

Et les Danseurs étaient désormais très près de la zone de danger dont les systèmes de manœuvre de la flotte venaient d’évaluer le rayon ; elle entourait à présent le cargo syndic d’un cercle lumineux.

« Pour l’amour de nos ancêtres, émissaire Charban, annoncez aux Danseurs que ce cargo va exploser ! »

L’image de Charban, les traits tirés, lui apparut brièvement, hochant la tête : « Le professeur Schwartz et moi-même n’arrêtons pas de le leur hurler ! Nous allons les prévenir de cela aussi !

— Peut-être n’explosera-t-il pas », corrigea aimablement Desjani.

Geary se retourna pour la foudroyer du regard et elle fit la grimace. « Pardon, amiral, mais… nous n’y pouvons strictement rien. »

Les Danseurs se trouvaient à présent à l’intérieur de la zone dangereuse et se déployaient pour la contourner en direction du point de saut.

Geary les observait, lugubre. « Nos alliés extraterrestres me tourmentent autant que nos ennemis extraterrestres, grommela-t-il.

— Les fluctuations du cœur du réacteur empirent, rapporta le lieutenant Castries, dont la voix trahissait désormais un désarroi croissant.

— Des tirs de semonce ? suggéra Desjani, l’air de ne pas trop y croire elle-même.

— Ils sont hors de portée, dit Geary. Et, s’ils se montrent déjà incapables ou refusent de comprendre un avertissement les invitant à s’éloigner d’une zone dangereuse, comment interpréteront-ils ces tirs ? »

Le lieutenant Castries reprit la parole : « Amiral, le cargo vient de transmettre un signal annonçant l’abandon du vaisseau. L’équipage gagne ses capsules de survie. »

Geary se tourna vers Desjani et constata qu’elle observait son écran en affichant un visage de marbre. « Vous pensez comme moi ?

— Probablement. Ils vont éjecter leurs capsules et exiger un sauvetage humanitaire. Puis leur cargo explosera. Et, là, pendant que ces deux événements distrairont notre attention et que nos senseurs seront affectés par le contrecoup de la destruction du réacteur, nous commencerons à heurter des mines. Si nous ne sommes pas aussi distraits par le spectacle de vaisseaux de Danseurs les heurtant.

— Ouais. Encore une diversion, comme l’avait prévu le sergent-chef Gioninni. Voilà leurs capsules de survie.

— Et leur demande de sauvetage.

— L’équipage du cargo requiert assistance de façon pressante, dit le lieutenant Castries. Il rend compte de graves blessures. Les fluctuations du cœur de son réacteur ont atteint des niveaux plus que préoccupants. Nous nous trouvons tous hors de la zone dangereuse en cas d’explosion. Mais les Danseurs, eux…

— … sont dedans, conclut Desjani. Mais ils sont sur le point de… Oh, merde ! »

Sentiment partagé par Geary quand il vit les vaisseaux des Danseurs, encore proches jusque-là de la lisière de la zone dangereuse, modifier soudain leur trajectoire pour revenir vers les capsules récemment éjectées. « Ils ne peuvent pas être à ce point stupides ! s’exclama-t-il. Même si Charban et Schwartz ne leur avaient rien dit, ils auraient dû détecter eux-mêmes les fluctuations du cœur de ce réacteur. Ils savent sûrement… » Il s’interrompit brusquement, une pensée venant de le traverser.

« Quoi ? s’enquit Desjani.

— Est-ce qu’ils ne nous manipuleraient pas ? Ne se mettent-ils pas délibérément en danger pour…

— Ils piquent sur un champ de mines à haute vélocité ! » le coupa-t-elle. Son expression s’altéra, car une révélation venait de la frapper. « Ils ont de meilleures capacités furtives que nous. Ce qui signifie qu’ils disposent aussi d’une meilleure détection des capacités furtives.

— Ils repéreraient des mines qui nous resteraient invisibles ? Alors pourquoi font-ils… ? » Geary frappa le bras de son fauteuil assez violemment pour se fouler la main. « Ils nous préviennent !

— Ou ils nous narguent ! »

Déployant une maniabilité avec laquelle aucun vaisseau humain n’aurait rivalisé, les Danseurs avaient pratiquement rejoint la capsule de survie éjectée par le cargo.

« Minute ! » ordonna Geary alors que Desjani s’apprêtait à ajouter quelque chose. Trop d’événements se déroulaient en même temps, et ses propres pensées tourbillonnaient. « Je dois me concentrer sur tous ces éléments à la fois. Tout remettre d’équerre. Le champ de mines. Nous postulons qu’il est bel et bien là, mais derrière le cargo. Le cargo. Prêt à exploser. Mais nous sommes hors de la zone dangereuse.

— Évidemment, lâcha Desjani. Ils ne tiennent pas à ce que nous changions de cap.

— Une seconde, Tanya, s’il vous plaît. Les Danseurs. Hors de notre formation, dans la zone dangereuse qui entoure le cargo mais sur le point d’intercepter les capsules de survie. S’ils se maintiennent dans cette position, ils seront hors de la zone dangereuse quand le cœur du réacteur explosera. »

Il s’interrompit, cherchant ce qu’il aurait pu manquer. « Lieutenant, les Syndics disposent-ils dans ce système d’appareils qui leur permettraient de récupérer ces capsules de survie à temps pour sauver l’équipage ?

— Euh… oui, amiral, répondit Castries. D’au moins deux vaisseaux qui pourraient s’en charger bien avant la limite d’expiration de ses systèmes de survie.

— Nous n’avons donc pas à nous en inquiéter en dépit de l’insistance de ses occupants ?

— Pas très malin de leur part de n’avoir pas pris les devants, fit remarquer Desjani.

— Il leur fallait préserver l’apparence de la normalité, expliqua Geary. Rien d’autre dans les parages et, dans un rayon d’une heure-lumière, cela aurait frisé l’inexplicable. Donc le cargo et son équipage, si équipage il y a, ne sont pas un problème. Il faut partir du principe que les Danseurs captent bien les signaux “danger” transmis par le cœur du réacteur du cargo et qu’ils s’en tiendront à l’écart, tout comme ils repèrent mieux que nous les mines que les Syndics ont semées près du point de saut.

— Très bien, convint Desjani. Nous n’avons donc plus à nous soucier que de nos propres vaisseaux.

— Mais… commandant… Ils déclarent avoir du personnel grièvement blessé, lui rappela un lieutenant Castries de plus en plus médusé.

— Lieutenant, vous pouvez parier qu’il n’y a aucun blessé à bord de ces capsules. Je serais très étonnée, d’ailleurs, d’y trouver du personnel. Tout ce que nous avons vu et entendu jusque-là était vraisemblablement préenregistré, et ce cargo doit être télécommandé.

— Vraisemblablement », répéta Geary.

Mais la diversion avait bien failli opérer, même si c’était à cause de la variable inattendue qu’avaient introduite les Danseurs dans l’équation.

Il pianota sur ses touches de com. « À toutes les unités de la première flotte. Réduisez la vélocité à 0,03 c. Exécution immédiate. » Autres touches. « Émissaire Charban… »

D’ordinaire maître de lui, Charban semblait lui-même sur le point d’exploser de fureur. « Ils se contentent de répéter ce que nous leur disons ! Nous transmettons “Danger devant !” et ils nous renvoient “Danger devant !” et ainsi de suite !

— J’ai plutôt l’impression que les Danseurs cherchent à nous prévenir, déclara Geary. Ils ne répètent pas ce que vous leur dites, ils en conviennent.

— Ils en… » Frémissant, Charban s’efforçait de reprendre contenance. « Je peux donc cesser ?

— Oui. Mais j’aimerais que vous leur annonciez autre chose. Veuillez informer les Danseurs que nous réduisons sévèrement la vélocité en raison de dangers qui guettent la flotte. Et faites-leur comprendre qu’ils ne doivent pas nous devancer au point de saut.

— Nous réduisons sévèrement la vélocité ? répéta Charban. À quelle vélocité exactement est-ce que ça correspond ? Peu importe. Je ne pourrais pas le leur préciser même si vous me répondiez. Je vais leur demander de régler leur allure sur la nôtre. Ils devraient y arriver. »

Les propulseurs de manœuvre de l’Indomptable s’allumèrent, faisant culbuter le vaisseau cul par-dessus tête, puis son unité de propulsion principale se ralluma, réduisant sa vélocité de façon drastique. Sa carcasse gronda sous la tension, mais Desjani, les yeux braqués sur les compteurs affichant les chiffres de tension de la coque, ne les regardait grimper qu’en affichant un désintérêt rassurant.

« Neuf cents kilomètres par seconde ? demanda-t-elle. Je pourrais nager dans le vide plus vite que ça. Pourquoi ralentir à ce point la flotte ? Je croyais que vous alliez chercher à esquiver le champ de mines.

— Trop épineux, répondit Geary. Nous devons postuler qu’il se trouve juste devant l’entrée du point de saut. Les Syndics ne pourraient maintenir un champ de mines pendant très longtemps si près d’un point de saut, mais, à en juger par leur attaque précédente, ils savaient manifestement que nous ne tarderions plus à arriver à Sobek. Nous allons donc réduire considérablement la vélocité, au point de nous mettre à ramper, ce qui permettra aux senseurs de la flotte de détecter toutes les mines qui se trouveraient sur notre trajet, et à nos armes de les éliminer une à une. Nos vaisseaux vont percer dans ce champ de mines un tunnel assez large pour que la flotte tout entière s’y engouffre en valsant.

— Sous leurs yeux ? demanda Desjani en souriant. Les Syndics ne vont pas apprécier ce pied de nez.

— Et nous émergerons à Simur en nous déplaçant tout aussi lentement, poursuivit Geary. C’est essentiel. Ils nous tendent des traquenards en se basant à la fois sur les itinéraires que nous devons nécessairement emprunter et sur nos méthodes standard. S’ils nous ont effectivement posé un piège à Simur, ils ont dû s’attendre à ce que nous l’esquivions dès notre émergence. Ainsi qu’à d’autres tactiques auxquelles nous pourrions recourir. Mais la seule chose à laquelle ils ne seront pas préparés, c’est à nous voir émerger à une vélocité aussi réduite, parce que nous ne le faisons jamais.

— Jusqu’à aujourd’hui.

— Surcharge imminente du cœur du réacteur », annonça le lieutenant Castries.

Les Danseurs se trouvaient encore dans la zone dangereuse, tout comme le module de survie, mais, pendant que Geary observait son écran, leurs six vaisseaux bondirent, frôlèrent en trombe les capsules et se retrouvèrent en lieu sûr.

Distant désormais de la flotte de moins d’une minute-lumière, le cargo explosa enfin devant elle ; la décharge d’énergie le réduisit aussitôt en une sphère de fragments, allant du grain de poussière au débris massif, qui troublaient la perception des senseurs. Alors que ce globe en expansion grossissait encore rapidement, les capsules de survie atteignirent l’orée de la zone dangereuse et essuyèrent assez d’impacts pour qu’on vît distinctement les dommages qui leur étaient infligés.

« Du beau boulot, admit Desjani à contrecœur. Ils ont minuté l’explosion à la perfection, de manière à ce que les capsules soient touchées mais pas détruites, rendant ainsi plus critique encore l’organisation d’une prompte opération de sauvetage.

— Et, à ce qu’on dirait, les Danseurs savaient parfaitement ce qu’ils faisaient depuis le tout début. Nous nous échinions à les protéger alors que, de leur côté, ils changeaient de cap pour nous éviter un danger qu’eux seuls avaient vu. »

Desjani fit la grimace. « J’aime bien me sentir dans la peau de l’associé principal quand j’ai affaire aux Danseurs. Mais j’ai comme l’impression qu’ils se regardent eux-mêmes comme le partenaire majoritaire. Plus âgé et avisé que les crétins d’humains que nous sommes.

— Je poserai la question à Charban », promit Geary, conscient que cette question le turlupinait aussi. Accepter qu’il existe au-delà de notre entendement des puissances qui en savent plus que nous est une chose, mais se convaincre que des créatures vivantes puissent nous être supérieures en quelque domaine en est une autre, entièrement différente. Charban aurait-il remarqué chez les Danseurs des signes laissant entendre qu’ils se regardent comme supérieurs à nous ? Et saurions-nous seulement identifier une telle attitude chez des êtres si différents ?

Mais ce n’était certainement pas le moment d’en débattre. Il lui fallait continuer à se concentrer sur les événements qui se déroulaient hors de l’Indomptable. Quant à Charban, il avait bien mérité un peu de répit après le fiasco qu’avait été sa récente tentative de communication avec les extraterrestres.

Que le vaisseau se déplaçât à 0,03 ou à 0,2 c ne changeait rien à la perception qu’on en avait. L’espace n’offrait aucun repère permettant d’évaluer sa vitesse de déplacement, comme par exemple, sur une planète, les turbulences atmosphériques, des bruits ou des objets proches dont la position relative changerait en fonction de sa célérité. Qu’il filât à 0,05, à 0,1 ou à 0,2 c, l’Indomptable restait pour ses occupants identique à lui-même. Tout comme, à l’extérieur, l’espace infini. Mais, sur l’écran de Geary, le vecteur symbolisant sa vélocité s’était réduit aux dimensions d’un moignon, et la réduction parallèle de sa vélocité réelle déjouait les calculs de ceux qui lui avaient préparé un traquenard. Les fragments du cargo désintégré continueraient de se répandre et leur densité de diminuer à mesure que leur sphère en expansion gagnerait en volume. Quand les vaisseaux de l’Alliance atteindraient enfin la zone de l’explosion, rien n’occulterait plus leurs senseurs. Ou bien peu.

« Joli, approuva Desjani.

— Merci, commandant.

— Mais ne prenez pas la grosse tête. Il pourrait y avoir un piège dans le piège. » Elle tapota ses touches de com. « Félicitations, sergent-chef Gioninni.

— Je vous demande pardon, commandant ?

— Vous aviez mis le doigt dessus, chef. Maintenant, j’aimerais savoir quelle position de repli vous auriez adoptée en cas de défaillance des mines. »

Gioninni semblait dubitatif. « Une sorte de plan de rechange au plan B si la diversion échouait ?

— Quelque chose comme ça, oui.

— Aucune idée, commandant. Ils n’ont plus assez de temps ni d’espace pour nous nuire dans ce système stellaire. Bon, s’agissant du prochain, je garderais l’œil ouvert. Mais, pour déceler un autre traquenard qui nous serait tendu avant le saut, il vous faudrait un cerveau bien plus… euh… stratégique que le mien. »

Desjani sourit. Difficile de dire si on devait cette mimique à la dernière déclaration de Gioninni ou aux mines explosant sous le coup des lances de l’enfer des vaisseaux de l’Alliance qui commençaient à les détecter. « Nul n’est plus doué que vous dans ce domaine particulier de la stratégie, chef. Vous venez même de surpasser certains cerveaux syndics.

— Bah, ce n’est pas grand-chose, allez, commandant. Les Syndics sont bêtes comme chou. C’est bien pour ça qu’ils sont des Syndics.

— Bien vu, chef. Tâchez de garder le nez propre. » Desjani mit fin à la communication et se renversa dans son fauteuil en faisant la grimace, bien que la destruction des mines s’accélérât graduellement, à mesure que la flotte s’enfonçait dans leur champ à une vélocité qu’on aurait pu qualifier de lourdaude dans l’espace. « Si je revois un jour ce système stellaire, ce sera toujours trop prématuré.

— Nous n’avons aucune raison d’y revenir, affirma Geary.

— Nous ne nous attendions même pas à devoir jamais le traverser, lui rappela-t-elle. Hé, je viens d’avoir une idée.

— Laquelle ? » Geary se creusa désespérément les méninges en quête d’une menace qu’il aurait pu négliger, d’une décision qu’il aurait dû prendre, d’un…

« Les paris, s’expliqua-t-elle. Si vous nous ralentissez à ce point, ça va flanquer un sacré souk.

— Tanya… »

Cela étant, la première flotte quittant enfin Sobek, Geary lui-même se sentit devenir plus léger.

Quatre jours avant Simur.

Quatre jours pour réfléchir à chaque mesure qu’il avait prise depuis le départ de Varandal.

Quatre jours pour s’attarder sur les pertes subies par la flotte lors de la traversée de l’espace Énigma, celle du système stellaire bof, de la bataille contre les Bofs à Honneur, du retour dans l’espace humain par le territoire des Danseurs (les Lousaraignes) puis, de nouveau, du combat contre les Énigmas à Midway. Et maintenant à Sobek.

Il avait cru que tout cela était fini. Que nul n’aurait plus à mourir sous ses ordres, qu’on ne perdrait plus aucun vaisseau. Mais les Énigmas, les Bofs et les Syndics lui avaient à nouveau montré qu’il se trompait.

On avait encore vaincu les Énigmas, et sans doute en avait-on appris un tout petit peu plus long sur eux, mais on n’avait accompli aucun progrès notable vers la compréhension mutuelle et la coexistence pacifique. Combien des décisions qu’il avait arrêtées dans leur espace étaient-elles erronées et avaient-elles créé plus de problèmes que de solutions ?

Et avait-il pris les bonnes à Midway, ou bien avait-il apporté son soutien à deux dictateurs aussi malfaisants que les CECH syndics qu’ils avaient d’ailleurs été naguère ?

Les deux prisonniers bofs survivants continuaient d’osciller entre la vie et la mort, du moins tant que le docteur Nasr leur administrerait suffisamment de sédatifs pour les maintenir dans l’inconscience et leur éviter de se supprimer, mais pas en assez fortes doses pour les tuer. Autant de calculs médicaux qui, s’il leur arrivait encore de se traduire par une issue malheureuse chez les hommes, étaient d’autant plus risqués qu’on les appliquait à des êtres vivants dont la faculté ne savait rigoureusement rien.

Et ils avaient été contraints de les massacrer en si grand nombre, ces Bofs. Pas étonnant que l’Invulnérable donnât l’impression d’être bourré jusqu’à la gueule de fantômes furieux. Sans doute y avait-il une explication matérielle – un quelconque dispositif bof – à leur existence, mais Geary n’arrivait pas à s’expliquer ce qui pouvait susciter de telles sensations, et, quelque part, il ne pouvait pas s’empêcher de se demander si les spectres qui hantaient l’Invulnérable n’étaient pas précisément ce qu’ils semblaient.

Quant aux Danseurs eux-mêmes, si Charban ne se trompait pas, ils jouaient à de petits jeux subtils avec l’humanité.

Le retour dans l’Alliance ne lui permettrait guère de souffler. S’il avait deviné juste, de puissantes factions, tant au sein du gouvernement que dans l’armée, complotaient et intriguaient les unes contre les autres, en même temps que contre lui-même et la flotte.

En vérité, il ne connaissait personne intimement dans ce lointain futur : un siècle s’était écoulé depuis sa propre époque. Tous ceux qu’il avait connus et qui avaient partagé ses expériences dans une Alliance le plus souvent en paix étaient morts depuis beau temps. Les inconnus qui les avaient remplacés, eux, n’avaient vécu qu’une guerre plus terrifiante encore que tout ce qu’il aurait pu imaginer.

Il était affalé dans son fauteuil devant son bureau quand Tanya entra dans sa cabine. « Que me vaut cet honneur ? s’enquit-il. Vous ne venez jamais ici.

— Je ne viens pas fréquemment parce que je ne tiens pas à ce qu’on s’imagine que j’en profite pour coucher vite fait avec mon amiral de mari, rétorqua-t-elle en le scrutant. Mais mon amiral de mari se terre depuis si longtemps dans sa cabine que mon équipage commence à commérer. Et, maintenant que je l’observe, il tire une mine d’enfer. Quel est le problème ? »

À la plus grande surprise de Geary, son mutisme céda comme une digue sous la pression d’un flot irrépressible de paroles. « Je ne suis pas taillé pour ça, Tanya. Je commets sans cesse des erreurs. On meurt sans arrêt autour de moi. Je me suis planté avec les Énigmas et les Bofs. Je n’aurais pas dû accepter cette mission ni le commandement de cette flotte.

— Oh ! C’est tout ? »

Il la fixa plusieurs secondes d’un œil incrédule avant de recouvrer l’usage de la parole. « Comment peux-tu… ?

— Amiral, sans vous je ne serais plus là. Parce que j’aurais combattu les Syndics avec l’Indomptable jusqu’à la mort de mon dernier matelot quand ils ont piégé la flotte à Prime. Vous vous en souvenez, n’est-ce pas ? Que serait-il arrivé si vous n’aviez pas été là ?

— Bon sang, Tanya, ce n’est pas le…

— Il faut rester concentré sur les aspects positifs, amiral. Parce que… oui, vous commettrez toujours des erreurs. On mourra encore sous vos ordres. Devinez quoi ? Même si vous étiez le plus parfait des stratèges, le plus génial, le plus chanceux, le plus brillant et talentueux des généraux de toute l’histoire de l’humanité, des gens continueraient de mourir sous vos ordres. »

Elle s’exprimait avec lenteur, d’une voix très dure et âpre. « Vous croyez-vous vraiment le seul à avoir perdu quelqu’un ? À regretter de n’avoir pas agi différemment ? À se persuader d’avoir laissé tomber tous ceux qui comptaient sur lui ? Si vous persistez à vous juger à l’aune de la perfection, vous resterez toujours en deçà. Visez-la tant que vous voudrez. C’est même une qualité que j’apprécie chez un leader, et que je trouve de loin préférable à l’exigence de la perfection chez ses subordonnés. Mais ce n’est pas parce qu’on ne l’atteint pas, inéluctablement, qu’il faut se regarder comme un raté. Songez plutôt à ce qui aurait pu se passer sans vous. Au nombre de ceux qui auraient pu trouver la mort. À tout ce que vous n’auriez pu empêcher. Nous avons besoin de Black Jack aux commandes parce qu’il est le pire commandant que nous ayons eu à l’exception de tous ceux sous lesquels j’ai servi.

— Vous avez fini ? demanda-t-il.

— Non. » Elle se pencha et le regarda droit dans les yeux. « Et vous m’avez aussi. »

Les ténèbres qui pesaient sur lui jusque-là lui parurent soudain s’alléger, s’éclaircir. Tanya était sans doute une enfant de la guerre, mais le lien qui les unissait était plus fort que tout ce qu’il avait connu, fût-ce un siècle plus tôt. Il n’était pas seul. « Ça pourrait être pire, donc ?

— Oui, bon sang ! » Elle arqua un sourcil. « Quoi d’autre ?

— Rien.

— Est-ce l’amiral qui me ment ou mon mari ? »

Il secoua la tête. « J’aurais dû me douter que je ne pouvais rien vous cacher. Je me demandais… »

Après avoir longuement et patiemment attendu la suite, Tanya finit par lui adresser un sourire parfaitement factice. « Merci de m’éclairer.

— Pourquoi me supportes-tu ? Tu pourrais trouver mieux. »

Elle éclata de rire, dernière réaction à laquelle il était prêt. « Tu m’as cernée ! Je te garde juste sous la main en attendant mieux.

— Tanya, bon sang…

— Comment peux-tu me demander ça ? Comment oses-tu seulement le dire ? » Elle expira longuement puis reprit contenance. « Quand as-tu consulté pour la dernière fois les réducteurs de tête de l’infirmerie ?

— Je n’ai pas… Je ne pourrais pas te le dire comme ça.

— Vous êtes censé donner le bon exemple à tous, officiers, matelots et fusiliers de la flotte, amiral. Ce qui inclut un examen psychologique quand le stress devient trop difficile à gérer. Si tes spatiaux ne te voient pas prendre soin de toi-même, ils se diront qu’ils n’en ont pas besoin non plus. Pour qu’ils appellent au secours en cas d’urgence, il faut d’abord qu’ils te voient le faire. »

Il hocha de nouveau la tête. « Oui, m’dame. »

— Et ne commence pas avec ça ! Tu sais que j’ai raison ! Pourquoi dois-je me mettre à ta recherche pour découvrir ce qui ne va pas chez toi ? Pourquoi ne m’as-tu pas appelée ? Et quand as-tu tenu pour la dernière fois une vraie conversation avec tes ancêtres ? Nos ancêtres, devrais-je dire, puisque nous sommes maintenant liés.

— Il y a une semaine. Pour leur parler de l’Orion. »

Tanya se mordit la lèvre et s’accorda un instant avant de répondre. « Très bien. J’ai essayé de rédiger un message pour la sœur de Shen.

— Et je m’apitoyais par trop sur moi-même pour songer à t’apporter du réconfort. » Geary tendit la main vers Desjani mais ne la toucha pas. « Merci, Tanya, de m’avoir rappelé à mes responsabilités. Elles devraient servir à me stimuler plutôt qu’à me noyer. Je vais passer à l’infirmerie.

— Quand ?

— Euh… plus tard.

— Dans quinze minutes, amiral, je vous accorde ce délai pour vous reprendre. Retrouvez-moi ensuite dans ma cabine et nous y descendrons ensemble. Cela fait, nous nous rendrons aux chapelles pour parler à nos ancêtres.

— Oui, m’da… » Elle le fixa si férocement qu’il pila net. « D’accord, Tanya, voulais-je dire.

— Quinze minutes », répéta-t-elle avec sévérité avant de sortir.

Il s’apprêta à faire sa toilette mais s’interrompit un instant pour remercier les vivantes étoiles de la présence de Tanya dans sa vie. Black Jack lui-même a besoin de temps en temps d’un bon coup de pied aux fesses, et je peux m’estimer heureux d’avoir sous la main quelqu’un qui s’en charge.

Charban écarta les mains, haussa les épaules et secoua la tête, tout cela en même temps. « Je ne sais pas ! J’ignore ce que les Danseurs pensent de nous, sauf qu’ils ont l’air de voir en nous des alliés. Je me suis rendu compte en réfléchissant à mes propres tentatives de communication avec eux que je les regardais un peu comme des enfants. Peut-être parce qu’ils ne peuvent pas se faire clairement comprendre, peut-être parce qu’ils sont si imprévisibles, et peut-être aussi parce que ça m’est plus commode. Nous voient-ils comme des enfants, eux ? C’est tout à fait possible. Mais est-ce vrai ? Je n’en ai aucune idée.

— Le docteur Schwartz a-t-elle ressenti les mêmes impressions ? » demanda Geary. Ils se trouvaient dans sa cabine, d’où tout signe de sa récente déprime avait été effacé. Le docteur Schwartz, quant à elle, était à bord d’un des transports d’assaut, injoignable donc, dans l’espace du saut, par les moyens de communication habituels, sauf pour de très brefs messages. D’autres soi-disant experts en intelligences non humaines accompagnaient sans doute aussi la flotte, mais Geary avait appris à se fier davantage aux intuitions du docteur Schwartz qu’aux éclaircissements apportés par tout autre universitaire.

« Non, elle n’y a pas fait allusion. » Charban renversa soudain la tête pour fixer la voûte. « Que voyez-vous là-haut, amiral ?

— Au plafond ? » Geary se démancha le cou à son tour, découvrit l’enchevêtrement de câbles, de tubes, de tuyaux et de conduits de ventilation commun aux plafonds de l’Indomptable et de tous les autres vaisseaux. « Du matériel. Comparable à l’organisme d’un être vivant. Le sang même du bâtiment coule dans cette ferraille, tout comme l’air et les signaux qui en font ce qu’on pourrait appeler son système nerveux. Nous le laissons apparent afin qu’il soit plus aisément accessible en cas de réparation. »

Charban opina. « Distinguez-vous des motifs ? Des images ?

— Bien sûr. Ça m’arrive. Comme à tout le monde, non ?

— Aux humains, rectifia Charban. Mais que voient les Danseurs ? Nous ne sommes jamais entrés dans un de leurs vaisseaux. Les divers “organes” y sont-ils exposés comme dans les nôtres ? Ou bien les parois sont-elles aussi parfaitement lisses et soigneusement profilées que leur fuselage ? Comment décriraient-ils ce que nous voyons nous-mêmes ? Y verraient-ils un fouillis obscène ? Distingueraient-ils des images dans ce plafond, eux ? Et lesquelles ? Ou quels motifs ? Nous ne le savons pas. Et pourtant ce sont précisément de tels aperçus qui nous permettraient de mieux comprendre les Danseurs. Nous les partageons avec tous nos congénères, même ceux que nous haïssons, en une sorte de réseau commun de connaissances, de compréhension mutuelle. C’est ce qui nous permet de deviner leurs mobiles, les raisons qui les poussent à se conduire de telle ou telle manière. Mais les Danseurs ? Pour quelle raison font-ils ceci ou cela ? »

Geary le scruta un instant avant de répondre. « Qu’en est-il des motifs ? De ce mode de raisonnement spécifique auquel ils semblent se plier ?

— Je tombe d’accord avec le docteur Schwartz. Les Danseurs raisonnent effectivement en termes de motifs. Ils voient toute chose comme une imbrication d’éléments composant une image qui leur est compréhensible. » Charban écarta de nouveau les mains pour exprimer son impuissance. « Mais où nous situons-nous dans ces motifs ? Nous ne pouvons que le deviner. J’interpréterais volontiers leurs relations avec moi comme une forme de… politesse. Mais on peut se montrer courtois avec un associé, un égal, un supérieur, ou même avec quelqu’un qui vous est très inférieur. “Noblesse oblige”, comme dit le vieux dicton. Cela dit, il y a une autre possibilité : les Danseurs eux-mêmes pourraient ne pas savoir sur quel pied danser avec nous, exactement comme nous avec eux. Chez nous, cela engendre des pulsions contradictoires. Une sorte d’effroi, certes, mais en même temps l’impression que ce sont des enfants irresponsables qu’il faut sans cesse surveiller.

— Vous voulez dire qu’ils improviseraient au fur et à mesure qu’ils nous côtoient ?

— C’est possible. Ils réagissent à chaque événement en fonction d’une certaine image unifiée de nous mais en se pliant à celle qui leur paraît la meilleure sur le coup. » Charban s’interrompit pour réfléchir, le visage animé. « J’ai cette impression, amiral… quand quelqu’un doit absolument faire quelque chose, ça se voit. Quel qu’il soit, il y a dans son comportement ou dans sa personne des signes qui indiquent qu’il est soucieux, motivé, préoccupé. Choisissez le terme. Ça m’arrive parfois avec les Danseurs. Avant notre départ de Midway, c’était même devenu plus sensible : la certitude qu’ils étaient pressés de partir, de gagner l’espace de l’Alliance, mais qu’ils se gardaient de le dire si ouvertement. »

Au tour de Geary de secouer la tête. « Pourquoi seraient-ils pressés d’atteindre l’espace de l’Alliance et refuseraient-ils de l’avouer ?

— Je n’en sais rien. Si jamais la réponse vous vient, m’en ferez-vous part ? »

Geary réussit à sourire. « Qu’en pense l’émissaire Rione ?

— L’émissaire Rione ? Ce qu’elle en pense ? Si jamais la réponse vous vient, m’en ferez-vous part ? »

Les extraterrestres n’étaient pas les seuls à se conduire bizarrement. Après s’être entretenu avec Charban, Geary se rendit compte qu’autre chose le turlupinait. Quelque chose que la tension obscurcissant son esprit lui avait dissimulé jusque-là.

En l’occurrence, la réponse résidait peut-être dans un passé récent.

Il afficha des archives et les laissa défiler en s’efforçant de fournir à son subconscient les indices qui lui permettraient de démêler cet écheveau.

Quand l’alarme de son écoutille retentit, il accorda distraitement l’entrée à son visiteur et se rendit graduellement compte que Tanya était revenue et qu’elle lui faisait les gros yeux.

« Quoi ? s’enquit-il en la fixant par-dessus l’écran qui surplombait sa table de travail.

— J’aurais cru que vous ne vous abîmeriez pas aussi vite dans de vains regrets passéistes.

— Quoi ? répéta-t-il avant de comprendre. Pardon, Tanya. Je suis encore resté longtemps injoignable ?

— De manière inhabituellement prolongée, affirma-t-elle en le reluquant d’un œil soupçonneux. Que faisiez-vous, si vous ne vous morfondiez pas de nouveau sur vos erreurs passées ? N’est-ce pas là un enregistrement de l’attaque de l’Invulnérable à Sobek ? »

Geary se frotta la bouche de la main, sans quitter des yeux les images de la destruction des navettes furtives et de la contre-attaque de son infanterie. « Quelque chose a changé. Je m’efforce de découvrir ce que c’est. »

Desjani se rapprocha de l’écran pour l’étudier. « L’attaque de l’Invulnérable était une opération spéciale classique. Approche en combinaison furtive, abordage indétectable d’un vaisseau… ce n’est pas une première. On l’a autant fait que les Syndics. Il faut néanmoins des circonstances bien précises pour que ça marche.

— Mais les attaques suicides ? C’était différent, cela.

— Oui, admit-elle. Pas les champs de mines, toutefois, mais, en revanche, la manière dont ils s’y sont pris pour nous y conduire. Tu cherches un point commun ? »

Il hocha la tête et regarda de nouveau les fusiliers anéantir les Syndics qui avaient abordé le supercuirassé. « Il ne s’agit pas d’assauts massifs, mais d’une succession de petites attaques. Ils n’essaient pas d’amasser le plus de troupes possibles en une seule position ni de triompher de nous en un combat franc. » Il la regarda. « On se sert encore de l’expression “picoré à mort par des piafs” ?

— Picoré à… ? Oh ! On dit “par des vaches”, nous. “Léché à mort par des vaches.”

— C’est répugnant.

— En quoi est-ce plus répugnant que “picoré à mort par des piafs” ?

— Je n’en sais rien. » Il fixa son écran en fronçant les sourcils. « Les Syndics n’espèrent pas nous vaincre ni même nous arrêter. Mais ils ne se contentent pas de nous grignoter peu à peu en attaquant nos vaisseaux l’un après l’autre en une succession d’escarmouches. Ces opérations soudaines, sans avertissement, semblent destinées à nous déstabiliser. »

Desjani hocha la tête, le regard pensif. « De petits coups répétés là où l’on ne s’y attend pas. Comme dans les arts martiaux. Au lieu d’un choc frontal avec l’adversaire, on s’efforce de le déséquilibrer et de le pousser à commettre des erreurs. » Elle s’interrompit puis le fixa avec intensité. « Ils ne peuvent pas te battre.

— Je n’ai pas besoin de…

— Je ne chantais pas vos louanges, amiral. » Elle pointa l’écran de l’index. « Pour le moment, les Syndics n’ont plus assez de vaisseaux pour nous entraîner dans une bataille ouverte. Premier fait. S’ils réussissaient malgré tout à en rassembler autant, ils sauraient aussi que tu leur tannerais le cuir. Deuxième fait. Ils savent qu’aucun stratège ne t’arrive à la cheville dans un combat spatial. Troisième fait. Les Syndics eux-mêmes sont capables de se rendre compte des dégâts qu’on peut commettre en frappant assez souvent et assez fort au même endroit.

» Leurs plans ont changé, amiral. Ils ne chercheront plus à engager directement le combat avec toi tant qu’ils n’auront pas décimé tes forces, suffisamment au moins pour que Black Jack lui-même ne puisse plus l’emporter. Désolée, mais c’est un vieux dicton. À la place, ils vont nous livrer d’autres combats, de ceux où tu n’as pas encore montré que tu les surpassais. Une succession ininterrompue et sans cesse changeante d’attaques surprises, non conventionnelles, qui n’épuiseront pas trop leurs ressources mais viseront à nous éreinter, physiquement et moralement. »

Que l’avenir pût réserver d’autres Sobek le glaça. « Comment cette idée t’est-elle venue ?

— J’en ai entendu parler. Il y a très longtemps. » Desjani se mordit les lèvres puis détourna les yeux en battant des paupières. « Par mon frère. Petit, il était fanatique des forces terrestres. Il n’arrêtait pas de nous parler de toutes les formes de combat au sol. De la guerre de guérilla. Il avait un fantasme dans lequel les Syndics s’emparaient d’une planète qu’il habitait et où il organisait et menait la résistance contre les occupants, et finissait par triompher d’eux. Il avait tout planifié dans sa tête. »

Geary avait consulté l’histoire de la famille de Tanya, du moins son versant officiel. Il savait donc que le jeune frère de Tanya avait trouvé la mort dès son premier engagement contre les Syndics : un des milliers de soldats des forces terrestres de l’Alliance qui avaient péri lors d’une offensive avortée contre une planète syndic. Il n’était donc pas devenu le héros dont il avait rêvé durant toute son enfance, n’avait pas eu le temps d’exécuter les plans détaillés qu’il avait si fièrement décrits à ses parents et à sa grande sœur.

Que dire ? Tanya avait repris contenance, comme elle l’avait déjà fait des milliers de fois auparavant, et elle le regardait de nouveau droit dans les yeux comme si de rien n’était. Il la côtoyait depuis assez longtemps pour savoir ce que signifiait ce regard fixe : Ne t’aventure pas sur ce terrain. Rien de ce que tu diras ne tombera juste, alors oublie et parlons d’autre chose.

« Tu pourrais bien avoir raison, finit-il par lâcher lentement en s’efforçant de ne pas mettre les pieds dans le plat. Je n’ai jamais donné la preuve d’une aptitude particulière à gérer de telles attaques fréquentes et non conventionnelles. Peut-être ne suis-je même pas très doué dans cet exercice. Toujours est-il que je n’en ai pas l’habitude. Et la flotte est déjà bien assez handicapée par la vétusté de nos vaisseaux et les rigueurs qu’ils ont dû affronter. »

Desjani hocha la tête. « Les Syndics se battent toujours pour gagner. Ils croient encore pouvoir l’emporter. Sans doute cherchent-ils en partie à ce que nous ripostions afin de se servir de cette reprise des hostilités pour rendre sa cohésion à l’empire des Mondes syndiqués, du moins à ce qu’il en reste, mais, même si la guerre reprend, ne t’attends pas à ce qu’ils combattent à notre manière.

— Combien de temps l’Alliance pourrait-elle soutenir une telle guerre d’usure ?

— Tu connais déjà la réponse et le chiffre n’est pas très important, ni en années ni même en mois. »

Tanya ne quitta pas sa cabine sans l’avoir fermement exhorté à se faire voir de ses matelots, et Geary passa un petit moment à réfléchir, les yeux dans le vague. Les blessures physiques qui ne vous tuaient pas sur-le-champ guérissaient désormais aisément, sans laisser de séquelles, mais les blessures morales, elles, les événements et les souvenirs qui vous navraient d’une autre manière, ne pouvaient qu’être soignées, sans plus. Effacer les souvenirs provoque plus de dégâts que les garder intacts, de sorte que le traitement consiste à gérer la blessure plutôt qu’à la guérir.

Durant leur trop brève lune de miel, Tanya l’avait réveillé une fois en sursaut, par un hurlement qui les avait tirés brutalement du sommeil tous les deux. Elle avait affirmé ensuite ne pas se souvenir du rêve qui le lui avait arraché. Lui-même se réveillait parfois en nage, après avoir revécu ou imaginé des événements où mort et échec prenaient une place de premier plan.

Techniquement, la guerre était finie. Pour les Syndics, elle semblait seulement avoir pris une tournure différente. Tandis qu’elle ne quitterait jamais les hommes et les femmes de l’Alliance qui l’avaient vécue.

Il se leva en soupirant. Il lui fallait encore s’entretenir avec les officiers et les matelots de l’Indomptable, puis passer à l’infirmerie pour une consultation. L’espace du saut lui portait sans doute sur les nerfs. Les hommes peuvent s’habituer à beaucoup au fil du temps, mais jamais à l’espace du saut. À moins qu’il ne les ait déjà en pelote à cause de ce qui les attendrait à l’émergence.

Que pouvaient bien leur avoir préparé les Syndics à Simur ?

Загрузка...