« Charban ! Dites aux Danseurs d’éviter la formation de la Convention.
— Ils n’en sont plus qu’à quelques minutes-lumière ! protesta l’envoyé, et, si je lis correctement ce que montre cet écran, ils vont très vite la croiser puisqu’ils sont en train d’accélérer. »
Geary étudia son propre écran. Malheureusement, l’ex-général des forces terrestres ne se trompait pas : les Danseurs n’avaient pas seulement réduit leur vélocité après s’être retournés pour permettre aux vaisseaux de la Convention de les rattraper plus vite, ils continuaient aussi d’accélérer, freinant ainsi leur élan dans un sens tout en prenant de la vitesse dans l’autre, face à l’ennemi. Leurs vecteurs les conduisaient tout droit au cœur de la formation adverse. « Ont-ils accusé réception de votre mise en garde les engageant à ne pas s’approcher de ces vaisseaux ? demanda-t-il, à la torture.
— Oui. Distinctement. “Compris.” J’ignore ce qu’ils fabriquent. » Charban semblait lui aussi mécontent et désemparé.
Les yeux rivés sur son écran, le visage blême, Desjani ne disait rien. L’Indomptable était en train d’accélérer au maximum des capacités de ses unités de propulsion principales. Tout comme eux tous, elle ne pouvait guère qu’observer.
« Commandant, l’interpella le lieutenant Castries d’une voix où perçait l’effroi, l’accélération des Danseurs excède nos évaluations de la résistance de leur coque. S’ils continuent à ce rythme, leur vélocité sera de 0,11 c quand ils rencontreront la flottille de la Convention.
— Merci… » Desjani s’interrompit brusquement puis dévisagea un instant Castries avant de se tourner vers Geary. « Les conventionnels filent à 0,24 c. La vélocité combinée dépassera 0,35 c quand ils se croiseront. »
Peut-être restait-il une petite chance. « Sauf si leurs systèmes de visée et de contrôle du tir sont de très loin supérieurs aux nôtres, ils n’auront guère l’occasion de faire mouche.
— En outre, les Danseurs font des cibles très réduites. Et la puissance de feu des conventionnels n’est pas aussi grande que nous le pensions. » Desjani avait crispé la main et son poing battait lentement, doucement et rythmiquement l’appui-bras de son fauteuil.
« Une minute avant que les Danseurs et la formation de la Convention opèrent le contact », annonça Castries.
Geary cligna des paupières quand les deux groupes de vaisseaux s’interpénétrèrent. Les Danseurs avaient rétréci leur propre formation, brusque changement de vecteur rendant pratiquement impossible une opération qui, pour les bâtiments de la Convention, était déjà particulièrement ardue : contrôler ses tirs. Les Danseurs avaient frôlé d’assez près le vaisseau central de la formation ennemie pour que Geary bloque sa respiration l’espace d’une seconde, même s’ils l’avaient dépassé avant qu’il n’ait compris ce qu’ils faisaient.
« Je sais bien que nous pouvons travailler ensemble, laissa tomber Desjani d’une voix outrée, mais ces Danseurs sont vraiment timbrés. » Elle gifla ses contrôles, réduisant ainsi légèrement la poussée des unités de propulsion principales de l’Indomptable.
Devant eux, les vaisseaux de la Convention avaient pivoté et commençaient à freiner pour chercher à se renverser au lieu de faire décrire à leur formation un large virage sur l’aile. « Ils ont trop d’élan à perdre, gémit Desjani. Et là, ils gâchent tout.
— Un demi-tour sur place a toujours davantage de panache qu’un virage de toute la formation, fit remarquer Geary.
— Et une flotte se serait donc accoutumée à le faire en temps de paix ? Les imbéciles ! Très bien, tout le monde. Nous allons pouvoir les intercepter plus vite. Voyons si nous ne pourrions pas amocher l’autre aile de leur oiseau. »
Les vaisseaux de la Convention réduisant très vite leur vélocité, le délai avant le contact se réduisait en proportion. Desjani ajusta la trajectoire du croiseur de combat pour l’orienter vers le flanc encore indemne de la formation ennemie.
« Vous les prévenez que vous allez les frapper longtemps à l’avance », murmura Geary.
Tanya le fixa en arquant un sourcil. « Non. Je les préviens longtemps à l’avance que je vais les frapper là où je veux le leur faire croire. J’ai observé un certain Black Jack. C’est coutumier chez lui. »
Mais il n’a toujours pas appris à la fermer. « Pardon. »
Desjani indiqua très soigneusement leurs cibles aux systèmes de visée de l’Indomptable alors que s’égrenaient les toutes dernières secondes avant le contact. « Retenez vos tirs », ordonna-t-elle à son équipage avant d’imprimer brusquement au croiseur de combat une trajectoire légèrement différente. L’écart était sans doute infime, mais, compte tenu des distances impliquées et de la taille relativement réduite de la formation de la Convention, cette embardée latérale faisait traverser à l’Indomptable son aile déjà passablement érodée au lieu de l’aile opposée encore intacte.
C’est à peine si Geary prit conscience des alarmes, alors que les missiles ennemis visant la position où s’était trouvé le croiseur de combat avant de changer de trajectoire s’efforçaient vainement de compenser, et que ses rayons de particules et sa mitraille criblaient le vide.
Les cibles de l’Indomptable, elles, n’avaient pas changé de vecteur, si bien qu’il put les tirer comme des canards durant la fraction de seconde où elles restèrent à sa portée, juste avant qu’il ne dépasse la formation ennemie.
Cette fois, Desjani avait ignoré les corvettes. Le plus clair de ses frappes avait atteint un mégacroiseur, qui quittait à présent sa formation en chancelant, tous ses systèmes HS. Les autres tirs, dont ceux du générateur de champs de nullité, en avaient frappé un second, lequel restait encore dans la formation, sans doute, mais perclus de dommages. Le trou qu’avait laissé le champ de nullité dans sa coque donnait l’impression qu’un géant avait croqué une grosse bouchée de sa proue.
Sous la poussée de ses propulseurs de manœuvre, l’Indomptable se retournait sur bâbord et remontait de nouveau pour viser l’aile encore intacte de la formation ennemie. Les vaisseaux de la Convention avaient enfin réduit leur vélocité et recommençaient d’accélérer vers les Danseurs, qui se livraient entre eux, en direction du portail de l’hypernet, à une complexe série d’entrelacs. Mais ils avaient également freiné et maintenaient leur vélocité à un régime qui permettrait à l’adversaire de les rattraper.
« Ils les appâtent, laissa tomber Geary, sidéré. Ils dansent sous leurs yeux mais hors d’atteinte, comme pour les narguer. » Et le commandant de la Convention, enragé, dépité de ne pouvoir s’en prendre au croiseur de l’Alliance, sa cible initiale, lâchait la proie pour l’ombre et se cramponnait à son espoir de frapper des vaisseaux extraterrestres aussi fuyants que des truites.
De quoi Charban se plaignait-il, déjà ? Il s’imaginait que les Danseurs leur cachaient quelque chose, qu’ils ne voulaient pas révéler qu’ils étaient parfaitement capables de communiquer avec les hommes. Ça revient sensiblement au même, pas vrai ? On agite la carotte sous les yeux de celui à qui on a affaire, en la maintenant soigneusement hors de portée de sa main. Est-ce que les Danseurs procèdent de la même manière avec nous ? Mais pourquoi ? Parce que c’est leur façon de faire et qu’ils n’en sont même pas conscients quand vient le moment de dialoguer ? Ou bien le font-ils volontairement, pour nous inciter à poursuivre un objectif qu’ils nous dissimulent ?
« Ils se contentent de maintenir la formation », laissa tomber le lieutenant Yuon, manifestement mystifié.
Geary mit un moment à comprendre que Yuon faisait allusion aux vaisseaux de la Convention. Mais c’était exact. Bien qu’elle eût perdu près de la moitié de ses bâtiments, la flottille conservait obstinément la même formation, celle d’un oiseau asymétrique auquel manquait désormais une aile.
« Exactement le contraire de ce que nous faisions avant de vous rencontrer, n’est-ce pas ? » déclara Desjani. La compréhension perçait lentement dans sa voix. « Nous combattions en fonçant bille en tête, à l’emporte-pièce, sans nous préoccuper de la stratégie jusqu’au moment où vous nous avez rappelé à quel point une bonne formation pouvait multiplier notre efficacité. Mais ces gens, eux, ont l’air parfaitement incapables de songer à la rompre. Ils ne l’ont même pas réajustée en fonction de leurs pertes pour tenter de les compenser ou de renforcer leurs défenses. Comme si chacun devait impérativement se maintenir à la même position par rapport au vaisseau pivot et ne jamais en déroger, même si les vivantes étoiles lui apparaissaient et lui ordonnaient de déguerpir. »
L’Indomptable avait fini de négocier son virage et, au lieu de poursuivre son chemin vers l’aile encore intacte de la formation ennemie, piquait à présent droit sur son centre. Cette fois, Desjani entendait manifestement éliminer son vaisseau amiral. Geary se garda bien de contester cette décision stratégique.
La flottille de la Convention ne pivota pas pour affronter le croiseur de combat qui fondait sur elle. Elle persistait à accélérer à plein régime vers les Danseurs. La vélocité de ses vaisseaux restait encore légèrement inférieure à celle de l’Indomptable, et ses armes de poupe ciblèrent le croiseur de combat de l’Alliance qui arrivait sur eux d’en bas, en même temps que Desjani braquait les siennes sur sa cible.
Une volée de missiles spectres bondit de l’Indomptable pour viser un mégacroiseur, puis le croiseur de combat traversa de nouveau la formation ennemie pour pilonner celui d’où leur était parvenue la transmission de Môssieu le Médaillé.
L’Indomptable entreprit de négocier un nouveau large virage sur l’aile. Ses propulseurs de manœuvre l’orientaient à présent vers le bas et tribord. Geary vit exploser le vaisseau amiral ennemi. Tout près du site de son explosion, le mégacroiseur ciblé par la volée de missiles spectres avait accusé de multiples frappes et s’éloignait de sa formation en tournoyant sauvagement.
« Une dernière passe de tir devrait faire l’affaire, affirma Desjani.
— Commandant ! appela le lieutenant Castries. Ils larguent des modules de survie !
— De quel vaisseau ? s’enquit sèchement Desjani.
— De… euh… de tous ! »
Geary se surprit de nouveau à fixer son écran d’un œil incrédule. Le mégacroiseur malmené par la seconde passe de tir crachait effectivement des capsules de survie, tout comme celui qui avait perdu sa propulsion, mais aussi celui qui restait indemne et les trois corvettes rescapées. « Ils paniquent.
— Ils… quoi ? » Le regard de Desjani lui disait que ses derniers mots n’avaient aucun sens pour elle.
« Leur commandant est mort. Ils ne savent peut-être même pas pourquoi il nous a agressés. La plupart de leurs vaisseaux ont été détruits. Ils se savent inférieurs à nous en matière de puissance de feu, de maniabilité et d’habileté tactique. Ils paniquent.
— Quoi ? répéta Desjani. Ce… Comment ça ? Ils ont subi des pertes, alors ils renoncent ? » Elle avait l’air encore plus décontenancée que Yuon un peu plus tôt.
Geary balaya la passerelle des yeux et lut la même incompréhension sur tous les visages. « Ils n’ont jamais livré une vraie bataille, reprit-il en détachant les syllabes. Rien que des exercices d’entraînement contre des ennemis factices, qui sans doute perdaient chaque fois. Parce qu’aucun commandant n’aime être vaincu et que, lors de manœuvres, les officiers supérieurs prennent toujours le commandement de vaisseaux de leur camp. C’est la première fois qu’ils affrontent un véritable ennemi, un adversaire qui ne coopère pas avec eux, qui ne tombe pas sur le dos et ne continue pas de faire le mort parce que c’est prévu par le scénario, un ennemi chevronné, donc, qui a l’expérience des vrais affrontements et se bat pour de bon. C’est la première fois aussi qu’ils assistent à la destruction de leurs vaisseaux, qu’ils voient mourir des camarades et que leur entraînement et leurs armes ne donnent pas les résultats escomptés. Tout ce qu’on leur a appris tombe à l’eau, leurs officiers n’ont probablement aucune idée de ce qu’il faut faire quand ça ne se passe pas exactement comme dans le scénario, et la discipline à bord de ces bâtiments s’est tout bonnement effondrée quand chacun a cherché à sauver sa peau. »
Desjani secoua la tête. « La prochaine fois qu’ils voudront combattre, ils auront tout intérêt à être prêts, non ? On les éliminerait comme un rien, n’est-ce pas ? Un seul vaisseau de l’Alliance pourrait les anéantir tous pendant qu’ils se pâment encore à la vue du sang. » Elle donnait l’impression d’être à la fois furieuse et pleine de mépris.
« Si l’envie nous en prenait, rectifia Geary. En avez-vous envie ?
— Sûrement pas, bon sang ! Des gens capables d’abandonner un vaisseau en parfait état ne méritent pas qu’on gaspille l’énergie nécessaire à canarder leurs capsules de survie à la lance de l’enfer ! »
Geary pouvait sans doute comprendre ce que devaient ressentir les matelots et officiers des vaisseaux de la Convention, maintenant que leurs modules de survie s’échappaient des bâtiments abandonnés qui, s’ils n’étaient pas abordés avant, à la lisière du Système solaire, par l’équipage de quelque cargo de passage, poursuivraient leur route et se perdraient bientôt dans l’immensité du vide interstellaire. Et aussi ce qu’éprouvaient Desjani et les vétérans endurcis placés sous ses ordres, tous hommes et femmes qui naviguaient depuis trop longtemps en compagnie de la Mort pour que sa subite apparition pût encore les surprendre ou les choquer. La guerre leur était familière. Les spatiaux de la Convention n’avaient connu que parades, manœuvres ou exercices d’entraînement au résultat planifié. L’Indomptable avait été conçu et armé pour la guerre et, en dépit de leur apparence martiale, les vaisseaux de la Convention pour la paix. Quand les équipages et les bâtiments de l’Alliance et ceux de la Convention se rencontraient, le résultat ne pouvait être que prévisible.
Geary arracha le regard à son écran en se demandant si cette bataille entre l’Alliance et la Convention serait la dernière. « Envoyé Charban, veuillez prier les Danseurs de nous rejoindre. Nous allons reprendre notre route vers la Vieille Terre, comme prévu. Sénateurs Suva, Costa et Sakaï, envoyée Rione, le combat est terminé. Le Système solaire n’est plus investi par une force d’occupation, et la menace pesant sur les représentants du gouvernement de l’Alliance a été éliminée. » Il avait ajouté cette dernière information pour bien rappeler aux sénateurs qu’eux aussi s’étaient trouvés dans le collimateur de la Convention. « Nous gagnons donc la Vieille Terre », répéta-t-il pour leur gouverne.
Les vaisseaux des Danseurs rattrapaient déjà l’Indomptable, en se conformant à un schéma qui avait sans doute un sens pour les extraterrestres mais restait incompréhensible aux hommes.
« Ils veulent descendre à la surface », déclara Rione. Elle s’adossa à son siège de la salle de réunion comme si elle n’avait plus la force de rester debout.
« À la surface, répéta Geary. Ils comptent dépêcher un représentant sur la Vieille Terre ?
— Oui. Les autorités du Système solaire déclarent qu’elles vont devoir en discuter et elles nous demandent de patienter. Le gouvernement qui gère la région où se trouve le Kansas nous a malgré tout invités à atterrir. Il aspire au prestige que lui conférera son statut de site de débarquement des extraterrestres. » Rione regarda l’image de la Vieille Terre tourner lentement au-dessus de la table de conférence. L’Indomptable et les Danseurs étaient en orbite autour de la célèbre planète et survolaient nuages blancs, océans bleus et continents dont tout humain avait observé les images mais que bien peu de gens encore en vie avaient vus de leurs yeux. Rares étaient les lumières visibles dans les régions du globe encore plongées dans le noir, mais c’était normal. C’eût été un vain gaspillage. En revanche, les images aux riches couleurs montrant villes et cités à la prodigieuse densité de population – parfois choquante pour des gens venant de planètes où la présence humaine était bien plus récente – valaient, elles, le détour.
Mais des zones mortes parsemaient de nombreuses cités : quartiers détruits par la guerre et toujours pas reconstruits, secteurs jadis très peu peuplés, même à l’époque où la Vieille Terre était à son apogée, et désertés depuis au cours des rudes périodes qui avaient suivi. Sa population restait certes encore impressionnante, mais elle pouvait à présent la nourrir sur le long terme.
Certaines cités côtières étaient bordées de digues et de barrages empêchant les eaux qui avaient dû monter autour d’elles de les inonder. Ailleurs, des cités moins fortunées étaient jalonnées de tours et de flèches en décrépitude émergeant des eaux qui avaient submergé les plus bas édifices.
« Étonnant, n’est-ce pas ? fit observer la sénatrice Suva. Ils ont survécu à tant de malheurs. Les cicatrices se voient encore, mais les gens de la Vieille Terre sont en train de la faire lentement revivre. »
Geary hocha la tête. « Quelqu’un m’a affirmé récemment que nous avions appris à vivre sans pour autant espérer un avenir meilleur. Mais je ne crois pas que ce soit entièrement vrai. L’espoir a toujours habité ici. La Vieille Terre a survécu à toutes ses épreuves et s’est malgré tout débrouillée pour envoyer les premiers colons dans les étoiles. Les colonies qu’ils ont bâties ont à leur tour essaimé ailleurs, jusqu’à ce que l’humanité occupe des centaines de systèmes stellaires.
— On évoque non seulement la Vieille Terre comme le berceau de l’humanité mais aussi comme l’exemple même d’un monde où la vie se cramponne, où la détermination ne faillit jamais et où la victoire, du moins la survie, reste toujours possible, nota Charban en souriant.
— À un coût sans doute très élevé, ajouta Rione.
— À propos de victoire, vous serez certainement très heureux d’apprendre que la population du Système solaire entretient des avis très mitigés sur sa libération, par nous-mêmes, des forces d’occupation de la Convention, amiral », intervint la sénatrice Costa d’une voix acide. Maintenant que la bataille était terminée, Costa en acceptait l’augure sans aucune trace de ses précédentes réserves. « Elle est sans doute assez satisfaite d’être délivrée de l’occupant, mais elle n’accueille pas avec le même enthousiasme les hostilités, ni notre présence prolongée.
— Que pense-t-elle de la menace qui pesait sur vous et les sénateurs de l’Alliance ? » demanda Geary.
Le sourire de Costa s’élargit, plus sardonique que jamais. « Rien à ce propos. Ni questions ni curiosité. Le silence. C’est à se demander si quelqu’un de Sol n’a pas trempé dans l’affaire.
— Nous prendrons contact avec autant de gens que nous le pourrons et peut-être en apprendrons-nous davantage, déclara Sakaï. Nous avons obtenu le consentement des autorités présidant au tourisme dans le Système solaire, amiral, s’agissant de la visite de la Terre par l’équipage de l’Indomptable, à raison d’un tiers de l’effectif par jour et ce pendant trois jours. La Vieille Terre elle-même enverra des navettes pour dispatcher ces groupes dans différentes villes. Les ancêtres des spatiaux de notre vaisseau venaient de divers pays, et l’on s’efforcera d’exaucer les vœux de ceux qui souhaitent visiter les sites qui leur tiennent le plus à cœur. L’Alliance prendra à son compte les frais occasionnés par ces allers et retours.
— Sol n’a pas proposé de s’en charger ? demanda Geary.
— Cela exigerait des discussions et des procédures particulières, répondit Sakaï. Je me suis dit que nous n’aurions pas des décennies pour régler ces problèmes. Il reste une autre question dont nous devons débattre. Les autorités de la région de la Vieille Terre où se trouve la province nommée Kansas aimeraient avoir des précisions sur le site où voudraient se rendre les Danseurs. Ce Kansas est très vaste. »
Charban pressa une touche et fit apparaître à l’écran l’image d’une graphie anguleuse. « Les Danseurs m’ont envoyé ceci quand nous avons atteint l’orbite. Ces lettres désignent un mot qu’on doit sans doute prononcer Li-on ou Ly-ons.
— Nous le transmettrons aux autorités d’en bas, affirma Sakaï. Peut-être sauront-elles nous dire où ça se trouve.
— Ont-elles su expliquer pourquoi l’expansion de l’humanité s’est faite vers le cœur de la Galaxie plutôt que vers l’extérieur ? » demanda Geary. La question le turlupinait depuis qu’elle avait été soulevée.
Le petit sourire de Sakaï n’était-il pas teinté d’une ombre légère ? Difficile à dire. Mais même sa voix avait quelque chose de tranchant. « C’est à cause des premières colonies établies vers l’extérieur. Toutes étaient obsédées par leur sécurité et leur retour sur investissement. Elles craignaient aussi que les plus récentes, celles qui venaient de s’établir dans le voisinage, ne deviennent des ennemies ou des concurrentes en puissance, de sorte qu’elles instituèrent des contrôles très serrés sur la circulation et le transit par leurs systèmes et, par-là même, élevèrent des barrières à d’autres explorations ou colonisations. Dans la mesure où la technologie du saut obligeait quiconque voulait se rendre plus loin à passer par leur système, elles réussirent sans doute à prévenir toute menace à leur sécurité en interdisant l’exploitation de systèmes stellaires plus éloignés, mais elles finirent par s’isoler du reste de l’humanité et devenir des trous perdus, qu’on finit par oublier.
— Elles auraient donc gagné ? s’enquit Geary, sarcastique.
— C’est ce qu’elles croyaient. »
Geary fit un dernier pas sur la rampe et sentit le sol de la Vieille Terre sous sa semelle. Ma dernière visite à une planète a été pour Kosatka avec Tanya. Et, avant cela… un siècle plus tôt, même si ça paraît bien plus bref. Et maintenant nous voilà ici, Tanya et moi. Au berceau de l’humanité. Là d’où viennent les ancêtres de tous les hommes.
Il cligna des yeux, ébloui par le soleil brillant de midi et le vent fort et froid soufflant sur la lande, chargé de particules de poussière et de saleté qui s’étaient accumulées pour former des crêtes et de petites dunes sculptées par les vents.
Non loin, une tour de pierre sombre érodée s’élevait des décombres d’un édifice plus vaste dont les fenêtres aux vitres brisées fixaient le paysage, aveugles. La navette s’était posée sur une aire à ciel ouvert entourant des ruines. En contemplant le terrain d’atterrissage pendant l’approche, Geary avait remarqué qu’elle formait un grand carré autour de l’immeuble délabré. Çà et là, des dalles de ciment, vestiges d’autoroutes, perçaient sous le terreau balayé par le vent.
D’autres ruines sombres ou de petits monticules marquant l’emplacement d’autres édifices plus petits et aujourd’hui enfouis encerclaient l’esplanade. Tous se rangeaient le long de voies rectilignes, balisant d’anciennes routes ou rues. Des bâtiments s’étaient jadis élevés là, mais des siècles d’abandon s’étaient soldés par leur effondrement : le temps et les éléments avaient érodé l’œuvre de l’humanité.
Il fit quelques pas et constata que la route cimentée avait fait place à des briques. Quelques-unes gisaient sous son pied, encore intactes mais fissurées. Ce tronçon de route avait dû rester enterré pendant un bon moment, pour n’être que très récemment dévoilé par les vents incessants.
Quelques arbres rabougris saillaient de l’herbe jaunie qui dessinait de petites oasis entre les crassiers. Les plus gros troncs étaient partiellement ensevelis, et leurs restes pourrissants semblaient témoigner de la fertilité qui avait été naguère l’apanage de cette terre.
Tanya était venue se placer à côté de lui et elle regardait autour d’elle avec curiosité. « C’est là que les Danseurs voulaient venir ? J’ai déjà vu des planètes bombardées en meilleur état.
— Ça devait être une jolie ville autrefois, fit-il remarquer. Je ne vois aucune trace de destruction. Elle a dû être abandonnée. » Il pointa quelques immeubles du doigt. « On voit encore les signes de réparations. Des gens se sont certainement incrustés ici le plus longtemps possible, même quand le secteur était devenu un désert. »
Un aéronef s’était posé à proximité et ses occupants en étaient descendus pour arpenter cette désolation. « Entre autres fléaux, la Vieille Terre a été jadis victime d’un bombardement orbital, déclara l’un d’eux, le visage attristé. C’est ici que se trouvait Lyons, dans le Kansas. Comme beaucoup de villes semblables, elle n’a pas survécu aux grands changements climatiques, aux guerres et aux nombreuses autres épreuves qu’a endurées ce monde. Les gens sont restés et ont tenté de les garder en vie, elle et plusieurs de ses pareilles, mais, avec le temps, leurs efforts n’ont pas été suffisants. Vous avez sous les yeux ce qu’il est advenu, à cause de la folie de quelques-uns, des rêves du plus grand nombre.
— Seuls les processus naturels viennent perturber ces villes, ajouta un autre Terrien. Ce sont des monuments commémoratifs, des rappels.
— Comme de vivre dans un cimetière », murmura Desjani à l’oreille de Geary.
Une femme sourit puis s’agenouilla pour toucher quelques touffes d’herbe un peu plus verte qui poussaient sur le flanc d’un monticule. « Nous avons finalement réussi à inverser le processus climatique qui entraînait l’assèchement de ce territoire. Parvenir à un accord entre toutes les puissances de la planète ne fut pas une tâche aisée, mais, graduellement, nous avons pu prendre des mesures pour rendre sa stabilité à la planète en évitant les traumatismes qui lui avaient été infligés par le passé. Les pluies reviennent. Elles ramèneront les fleuves, les rivières, les torrents et les lacs, puis les arbres et les animaux des plaines reviendront. Et, plus tard, les gens. Ils se construiront peut-être ici de nouveaux foyers et rebâtiront cette ville, ajouta-t-elle en jetant un regard aigu vers l’homme qui avait parlé de ne pas perturber ces villes. Ce n’est pas un musée, mais une planète vivante.
— Nous ne devrions pas nous disputer devant des étrangers, répondit-il, l’air contrarié.
— S’ils ne veulent pas répéter toutes nos erreurs, ils doivent les connaître et savoir comment nous y avons remédié. » Elle se redressa et brossa la poussière de son pantalon. « Cela étant, à ce que j’ai cru comprendre, pas mal d’erreurs ont été commises aussi sur les mondes de nos enfants. Cette guerre interminable entre l’Alliance et les Mondes syndiqués a-t-elle vraiment pris fin ?
— Oui », répondit Geary. En grande partie, précisa-t-il mentalement. « À voir tout cela, à réellement comprendre combien de gens sont morts sur la Vieille Terre, on se demande comment l’homme a pu survivre assez longtemps pour atteindre les étoiles.
— Et réitérer les mêmes folies, ajouta la sénatrice Suva en balayant du regard les environs, le visage tragique.
— Je suis persuadée que nous serions désormais capables d’identifier à la fois ces folies et ceux dont la politique a conduit à les perpétrer », déclara Costa d’une voix acerbe en fixant Suva d’un air entendu.
Celle-ci lui décocha un regard meurtrier. « J’en suis certaine.
— Nous n’avons peut-être pas les réponses à toutes ces questions, lâcha Rione comme si elle s’adressait à la cantonade, mais nous avons beaucoup de certitudes, n’est-ce pas ?
— Devons-nous vraiment importer nos querelles ici ? s’enquit le docteur Nash avant que Suva et Costa eussent eu le temps de répliquer vertement à Rione ou d’à nouveau se déchirer. Vos ancêtres ou les miens ont peut-être vécu ici ou visité ce pays. Leur souvenir ne mérite-t-il pas un peu de respect, plutôt que des disputes ? »
Geary regarda autour de lui et constata que le sénateur Sakaï et Charban l’avaient également rejoint. « Qu’en pensez-vous ? leur demanda-t-il.
— Le Foyer est dans un sale état, n’est-ce pas ? laissa tomber Charban.
— Nous avons eu de la chance, lâcha la Terrienne qui s’était déjà exprimée. Les enseignements que nous avons tirés et la technologie que nous avons développée en faisant de Mars un monde habitable ont joué un très grand rôle dans la réhabilitation et le rétablissement de cette planète que nous avions tellement abîmée. Et tout ce que nous avons appris sur les écosystèmes viables afin de construire des vaisseaux habités capables de convoyer des générations des nôtres vers d’autres étoiles, lors de voyages dans l’espace conventionnel qui duraient plus d’un siècle, nous a, en retour, aidés à réparer nos propres écosystèmes.
— Ironique, n’est-ce pas ? demanda un autre de ses compagnons. Ce n’est qu’en quittant notre Foyer que nous avons trouvé les moyens de le sauver. Vous devriez visiter d’autres régions, voir nos forêts, nos cités. Toute la planète ne ressemble pas à ce que vous avez sous les yeux, et, même ici, la vie aura bientôt recouvert toutes les cicatrices du passé.
— Une planète vivante, insista la femme en décochant de nouveau un regard pénétrant à l’homme qui avait parlé de tout laisser en l’état. Une planète fatiguée, sans doute, mais toujours vivante, et tout le monde ne s’y sent pas épuisé. Ceux que ça démange quittent fréquemment notre monde pour les étoiles, vous savez ? Elles sont notre soupape de sûreté. »
Tant mieux pour vous, se dit Geary. Mais c’est à nous qu’il revient de se charger des desiderata de ces agités quand ils voyagent entre les étoiles.
Il avait remarqué qu’aucun des Terriens n’avait abordé le sujet de la bataille contre les vaisseaux de la Convention ni de leur agression délibérée d’un bâtiment de l’Alliance. Qu’ils esquivaient sciemment toute discussion à cet égard.
La conversation fut interrompue par l’arrivée d’une navette des Danseurs, lisse ovoïde identique à leurs vaisseaux mais bien plus petit, qui vint se poser sur l’ancienne route près de ses homologues humaines. Tout le monde regarda le scintillant appareil atterrir, qui se balançait légèrement au-dessus du sol, telle une ballerine faisant une pointe.
Geary sentit se hérisser les poils de sa nuque. Il regarda autour de lui et vit le docteur Nasr opiner de la tête.
« Les gens d’ici ont installé autour de toute cette zone un écran chargé de l’isoler, expliqua Nasr. Ils l’ont activé par mesure de précaution contre une éventuelle contamination.
— Qu’est-ce qui va se passer ? demanda un des Terriens.
— Les Danseurs se chargent de la mise en scène, lui répondit Rione. Il va nous falloir les regarder faire. »
Un orifice circulaire s’ouvrit dans le flanc de la navette ovoïde. Il s’élargit rapidement, passant de la taille d’une pointe d’épingle à celle d’une grande ouverture. Une courte mais large rampe en jaillit comme une langue et s’étira jusqu’au sol.
« Ça s’est déjà produit ? s’enquit un second Terrien. Souvent ? Ou bien est-ce la première fois qu’une intelligence non humaine foule le sol du berceau de l’humanité.
— Alors ils ont choisi un site bien étrange pour le faire, grommela la sénatrice Costa.
— Notre pays entre tous ceux de la planète, se rengorgea une Terrienne.
— Mais quelle signification peut-il bien avoir pour ces extraterrestres ? s’étonna le premier homme à juste titre.
— Les Danseurs ont toujours des raisons bien à eux, déclara Charban, même si elles nous paraissent à nous privées de sens. Il me semble voir bouger quelque chose dans leur navette. »
Deux Danseurs vêtus des combinaisons protectrices dissimulant au moins partiellement leur laideur pour des yeux humains apparurent au sommet de la rampe. Moitié loups, moitié araignées géantes, ainsi les auraient décrits la plupart des hommes. C’était la première fois que Geary en voyait un en « chair et en os » et il se félicita de la présence de cette tenue même s’il rougit de sa réaction.
Les Danseurs portaient un objet entre eux et avançaient à une allure étrangement lente.
C’était un conteneur oblong fait d’une matière translucide et d’environ un mètre sur deux. Dedans…
« Nos ancêtres nous gardent ! hoqueta la sénatrice Suva. Un homme ? »
Le docteur Nasr s’avança jusqu’au conteneur pendant que les Danseurs le déposaient sur un carré de terrain à peu près plat, avec les mêmes gestes lents et précautionneux. Il baissa les yeux sur l’objet puis tira un instrument de sa ceinture pour l’examiner. « Et un homme mort depuis très longtemps. Le corps a été protégé par ce conteneur et préservé de la décomposition par une momification d’origine naturelle. Il semble porter une sorte de combinaison protectrice. Il n’y a aucun signe de traumatisme. Je ne saurais dire comment il est décédé, mais ce n’est pas de mort violente. »
Un troisième Danseur sortit de la navette en tenant devant lui un autre conteneur beaucoup plus petit que le premier. Celui-là était opaque.
Nasr prit la boîte en se fendant d’une légère courbette respectueuse et regarda à l’intérieur. Il enfonça la main dedans et en retira de petits objets. « Quelqu’un reconnaît-il ceci ? »
Un des Terriens s’avança et s’en empara prudemment. « Ce sont d’antiques supports de données. Même s’ils ont été convenablement stockés et préservés, il est peu probable, après tout ce temps, que les données qu’ils contenaient soient encore lisibles. Nous pourrons peut-être en récupérer quelques bribes malgré tout.
— Et ça ? » Le docteur Nasr brandissait une épingle métallique qui scintillait au soleil, irisée.
La plupart des Terriens avancèrent d’un pas pour l’examiner, puis l’un d’eux la tendit vers Geary et les représentants de l’Alliance. « Ça dit Opération Long Saut dans la langue ancienne.
— De quoi s’agissait-il ? » s’enquit Geary en regardant l’épingle sans y toucher. Souiller de ses doigts ce vestige du passé lui semblait inconvenant.
« Je vérifie. » Un des délégués de la Terre consultait une tablette de données. « Il n’y a pas grand-chose là-dedans. Le goût du secret qui régnait à l’époque et la destruction, entre-temps, de nombreuses archives nous ont fait perdre beaucoup d’informations. En gros, ce que nos historiens ont réussi à reconstituer, c’est que l’opération Long Saut était une de nos premières tentatives pour atteindre les étoiles en procédant par sauts successifs. Plusieurs vaisseaux expérimentaux, automatisés ou pilotés par l’homme, se sont perdus. Les expériences suivantes ont démontré que ces sauts étaient mal calibrés et visaient trop loin pour que la technologie de l’époque pût les gérer.
— Ils ne sont jamais ressortis de l’espace du saut », déclara Desjani d’une voix horrifiée. Si quelque chose pouvait sérieusement secouer un spatial, c’était la perspective de s’y retrouver piégé. « Ils sont morts pendant le saut. Puissent nos ancêtres les prendre en pitié. Un saut jusqu’à l’espace des Danseurs, peut-être de plusieurs décennies ? Cet homme a dû mourir bien avant d’en émerger. Il ne pouvait pas y avoir à bord assez de vivres, d’eau et de support vital pour survivre fût-ce une infime fraction de cette période, même si la solitude ne l’avait pas déjà rendu fou.
— Il n’y a aucune trace de violence, répéta le docteur Nasr. Auto-infligée ou autre. Peut-être l’oxygène a-t-il manqué ou bien y a-t-il eu une défaillance d’un autre système vital critique, entraînant ce malheureux pilote vers une fin aussi paisible qu’il pouvait l’espérer.
— Mais le vaisseau qui l’abritait a bien dû finir par émerger de l’espace du saut, asséna Charban. Comment ?
— Qui sait ? Pourquoi voudrait-on conduire des expériences impliquant l’envoi d’un individu dans l’espace du saut si l’on ne s’attend pas à l’en voir ressortir ? interrogea Desjani. Aucun homme n’accepterait d’y participer dans ces conditions en connaissance de cause, et à quoi bon gaspiller des drones ?
— Peut-être son vaisseau est-il arrivé par inadvertance à proximité d’un point de saut très éloigné de sa destination initiale et a-t-il rejailli dans l’espace conventionnel, avança Geary. À moins que l’espace du saut ne finisse tôt ou tard par éjecter ce qui n’a rien à y faire, pourvu que l’objet en question passe assez près d’un puits de gravité. Mais qui donc était cette personne ?
— Ceci va peut-être nous l’apprendre, déclara Nasr en montrant un petit rectangle de métal repoussé sur lequel étaient gravés des lettres et des chiffres minuscules.
— La même forme ancienne de notre langue, dit un représentant de la Terre en lui prenant l’étiquette des mains, avant de l’incliner pour la présenter à la lumière du soleil. C’est difficile à déchiffrer. Ça dit : Major… Paul… Crabaugh. 954… 457… 9903. Oui, le premier mot doit être “major”. Un grade, un nom et un numéro d’identification personnelle en usage à l’époque.
— Voici le dernier objet que contenait la boîte », reprit Nasr. Il tenait à la main une autre pièce de métal, approximativement de la taille de sa paume, de forme rectangulaire et ornée au recto d’un motif émaillé. L’émail antique brillait au soleil.
Un Terrien s’en empara et Geary dut se démancher le cou pour voir le motif. Cinq grosses capitales s’y inscrivaient, aisément déchiffrables, au-dessus d’un paysage représentant une prairie à l’herbe verdoyante parsemée de grosses fleurs aux pétales jaune vif.
« Les six grandes lettres désignent le Kansas, lut le Terrien. Les plus petites Lyons. Cette ville même. Ce doit être un souvenir. Peut-être de sa famille. Fabriqué à l’époque où cette ville était encore animée et où la végétation y poussait encore, comme elle ne tardera plus à revenir. Il l’a emporté dans l’espace pour qu’il lui rappelle son pays.
— Nous savons donc à présent pourquoi les Danseurs voulaient venir ici, déclara Rione. Pour l’y ramener. »
Tous restèrent cois un long moment. Les Danseurs attendaient toujours devant l’écoutille de leur navette, en silence. Les seuls bruits audibles étaient les sifflements du vent dans les ruines.
« Pourquoi ne nous ont-ils pas expliqué pourquoi ils y tenaient tant ? finit par demander Desjani.
— Comment auraient-ils bien pu nous l’expliquer ? rétorqua Charban. Apparemment, ils éprouvaient comme l’obligation de rapatrier ce corps. S’ils nous avaient dit à Varandal qu’ils le détenaient, nous aurions exigé qu’ils nous le remettent. Qu’aurions-nous fait si, pour quelque raison qu’ils n’auraient su nous expliquer, ils avaient refusé de nous livrer la dépouille ?
— Nous aurions interprété ce geste de travers », laissa tomber Rione.
Le docteur Nasr s’agenouilla près du conteneur avec les restes du major Crabaugh. « Je ne décèle aucun signe d’une autopsie ni d’aucune autre procédure invasive. S’ils ont examiné son corps, ils ont uniquement recouru à des méthodes d’investigation non invasives.
— Ils l’ont respecté », traduisit Costa, l’air fâchée. Mais, à la voir fusiller du regard ses propres congénères, on se rendait compte que sa colère n’était pas dirigée contre les Danseurs. « Ils ne l’ont pas dépecé, n’ont pas profané sa dépouille, ne l’ont pas traité comme un animal inconnu découvert un matin devant leur porte. Bien au contraire, ils se sont comportés avec lui comme s’il était… » Elle cherchait ses mots.
« Un des leurs », l’aida Nasr. Il se leva mais continua de fixer le défunt. « Ils ignoraient d’où il venait, qui il était et même ce qu’il était. Son apparence différait énormément de la leur, peut-être le trouvaient-ils aussi hideux qu’eux-mêmes le paraissent à nos yeux. Mais ils ont examiné les artefacts qu’il avait sur lui, l’ont étudié lui-même et ont vu en lui un être qui devait leur ressembler à maints égards. Un être dont les restes méritaient le respect. Un être nanti d’une famille et d’un foyer, qui tous deux attendaient peut-être son retour. Ils l’ont regardé et ont ignoré les différences. Ils n’ont vu que ce que cet humain avait de commun avec eux et, quand ils l’ont pu, ils ont rapatrié sa dépouille soigneusement préservée.
— Ils nous font honte », déclara la sénatrice Suva. Elle se tenait très droite et des larmes coulaient sur ses joues. « Ils nous font honte. Nous n’aurions pas fait aussi bien. Nous ne l’avons jamais fait et, même après des siècles de prétendu progrès, nous continuons de ne voir que ce qui nous sépare.
— Je refuse d’éprouver de la honte, marmotta Costa en défiant Suva du regard. Je ne leur serai jamais inférieure. Ce qu’ils peuvent, je le peux aussi. »
Suva hésita une seconde puis secoua la tête. « On peut toujours essayer.
— Nous les avons si longtemps cherchés, affirma Sakaï, debout près de Geary. Pendant des siècles nous avons tenté de trouver des êtres qui nous ressembleraient mais seraient pourtant différents. Cela fait, nous avons cru que nous pourrions apprendre d’eux, quels qu’ils soient, ils verraient en nous-mêmes ce que nous n’y voyons pas. Les philosophes avaient raison, semble-t-il. Mais le savoir ne suffira pas à surmonter la folie humaine.
— Nous ne savons même pas si nous interprétons correctement leur geste, intervint Geary d’une voix si basse que seuls Sakaï et Desjani l’entendirent. Mais je ne crois pas avoir envie de creuser cette éventualité. Peut-être vaudrait-il mieux laisser pour l’instant en suspens la question de ce que nous avons cru y voir. »
Tanya tendit le bras pour s’emparer du poignet de Geary. « Ces questions-là me dépassent. Je ne suis qu’un capitaine. Nous avons amené les Danseurs ici et ils ont fait ce qu’ils voulaient faire. Et maintenant ? »
Geary balaya du regard les décombres de la ville, les restes enfin rapatriés du major Crabaugh, les Danseurs dans leur cuirasse et les hommes et femmes de l’Alliance et du Système solaire ; puis l’herbe nouvelle qui, pointant çà et là, commençait à évoquer celle de l’antique émail. Le passé pesait lourdement sur la Vieille Terre, pourtant le vivant se tournait vers l’avenir.
« Rentrons à la maison, dit-il. Dès que l’équipage aura fini de visiter le Foyer, que les sénateurs et les autorités terriennes auront achevé leurs pourparlers et que les cérémonies seront terminées, rentrons chez nous. On a du pain sur la planche. »