Quatorze

« On m’a officiellement signifié que mes soldats et moi-même devions rester attachés à la flotte jusqu’à nouvel ordre », déclara le général Carabali.

Le sourire de Geary lui parut éloquent. « Content de l’apprendre, général, affirma-t-il. J’ai d’ores et déjà autorisé tous mes vaisseaux à donner quartier libre à autant de leurs matelots que possible, afin que le plus grand nombre profitent d’une permission. Vous êtes autorisée à appliquer la même politique vis-à-vis de vos unités d’infanterie.

— Merci, amiral, mais j’ai cru comprendre que celle qui reste attachée à l’Indomptable n’en profiterait pas.

— Non, hélas.

— Il lui faudra s’acquitter d’une mission bien particulière, n’est-ce pas ? La Vieille Terre est aussi le berceau des nôtres. Le détachement de l’Indomptable sera responsable d’une petite cérémonie destinée à marquer le coup. »

Une fois qu’il eut raccroché, Geary contempla d’un œil mélancolique le listing de sa boîte de réception. Les fusiliers n’étaient pas les seuls à vouloir une commémoration sur la Vieille Terre. Les requêtes pleuvaient de tous côtés.

Sa cabine lui avait paru étrangement silencieuse et tranquille ces derniers jours, bien que l’Indomptable vibrât d’excitation en anticipation de ce voyage. La déception de l’équipage, quand les spatiaux avaient appris qu’ils ne rentreraient pas en permission à Kosatka, d’où ils provenaient en majorité, avait été largement contrebalancée par cette certitude qu’ils allaient voir le berceau de l’humanité. Leurs actions à Kosatka, déjà très élevées du fait qu’ils appartenaient au vaisseau amiral de Black Jack, atteindraient un niveau astronomique quand on apprendrait qu’ils avaient aussi visité le Système solaire.

De fil en aiguille, ses pensées conduisirent Geary à s’étonner de n’avoir pas eu de nouvelles de Tanya de toute la journée. Il appela sa cabine.

« Bonjour, amiral, l’accueillit-elle avec un bref sourire.

— Nous n’avons toujours pas eu quartier libre aujourd’hui. Vous m’en voyez désolé.

— Peut-être en jouirons-nous sur la Vieille Terre pour visiter quelque site célèbre, comme la base de la mer de la Tranquillité.

— Romantique perspective », repartit Geary.

Desjani ne se dérida pas. Elle fixait son bureau d’un œil noir. « On a du pain sur la planche. L’Indomptable est couvert de vieilles balafres. Ce n’est pas grave. Il les a gagnées honorablement. Mais tout le reste doit être parfait.

— Il me semble me souvenir de certain sermon qu’on m’a fait quant à la recherche de la perfection, lâcha Geary. L’Indomptable a bénéficié de la priorité en matière de remplacement de ses systèmes vieillissants, de sorte qu’il est quasiment comme neuf, et, avant cela, c’était déjà le meilleur croiseur de combat de la flotte.

— C’est le meilleur croiseur de combat, point barre, rectifia-t-elle avant de se renfrogner à nouveau. Pouvez-vous vous permettre de laisser à Smyth le soin de superviser les travaux de réparation de nos vaisseaux pendant notre absence ?

— L’amiral Timbal surveillera le capitaine Smyth. Êtes-vous sûre qu’il n’y a rien d’autre, hormis les préparatifs de départ, Tanya ? Je sais que la perspective d’embarquer ces trois sénateurs à notre bord ne vous enchante guère, mais vous n’aurez pas à beaucoup les côtoyer.

— Surtout si mes prières sont exaucées. » Elle enfouit brièvement son visage dans ses mains puis releva les yeux. « Je dois vous demander un service.

— Lequel ? »

Elle hésita, ce qui ne lui ressemblait guère.

« Quelqu’un va arriver de Varandal pour me voir. Une personne qui s’est rendue à Varandal parce qu’elle espérait y trouver la flotte. Elle tient à me rencontrer… et je ne peux pas le lui refuser. Je sais qu’elle aimerait aussi vous voir. Pouvez-vous en trouver le temps ?

— Tanya, le temps est sans doute ce qui me manque le plus, mais si quelqu’un au monde jouit d’une priorité sur l’usage que j’en fais, c’est vous. Même si j’ai un million de questions à régler et que la moitié d’entre elles au moins auraient déjà dû l’être hier. » Si c’était là ce qu’exigeait la gestion d’une flotte, que devait-il en être de celle de l’Alliance ? Quiconque y aurait un tant soit peu réfléchi devrait assurément décliner le poste de dictateur.

Cela dit, l’amiral Bloch n’avait jamais fait à Geary l’effet d’un profond penseur.

« Je sais qu’on vous demande beaucoup, reprit Tanya, mais ça compte énormément pour moi. S’il vous plaît, Jack. »

Elle l’appelait rarement ainsi, même lorsqu’ils étaient seuls. Il lui adressa un regard étonné. « Je vous ai déjà promis de le faire, Tanya. De quoi s’agit-il ? Qui est cette personne ?

— De quoi il s’agit ? » Elle effleura le ruban de la Croix de la flotte accrochée sur sa poitrine. « De ça. Qui elle est ? La fille d’un homme que j’ai envoyé à la mort. »

Greta Milam était grande et mince, avec un visage sérieux même quand il se forçait à sourire. Bien qu’elle n’eût sans doute que vingt et quelques années, elle faisait plus vieille. « Je suis très honorée de vous rencontrer, amiral, déclara-t-elle en prenant place dans le siège que Tanya venait de lui offrir.

— Tout l’honneur est pour moi, répondit Geary. J’ai cru comprendre que votre père avait servi avec le capitaine Desjani. »

C’était manifestement aussi maladroit que stupide, car Tanya tiqua, tandis que Milam paraissait plongée dans un profond désarroi.

Elle dévisageait Tanya et sa figure affichait successivement des sentiments mitigés. « Oui, répondit-elle malgré tout. Sur le Flèche. Je vous suis encore reconnaissante de la lettre que vous m’avez envoyée après cette intervention, capitaine, et qui racontait ce qu’avait fait mon père. Elle nous a davantage réconfortées, ma mère et moi, que tout ce qu’on a pu tenter par la suite. »

Desjani donnait l’impression de prendre sur elle pour réprimer les émotions qui l’agitaient. « Le chef Milam était un authentique héros. Il méritait bien plus que moi la Croix de la flotte.

— J’ai appris que vous aviez insisté pour qu’on lui décerne cette récompense, dit Greta. Je l’ai encore. Elle compte beaucoup pour moi.

— Tant mieux, lâcha Desjani d’une voix sourde.

— Je me suis toujours demandé… Est-ce vous qui lui avez parlé en dernier ?

— Oui. Il vivait encore.

— Quelles ont été ses dernières paroles ? Votre lettre n’en disait rien, alors je me suis posé la question. Les gens se raccrochent parfois à des trucs inattendus. Petite fille, j’ai remarqué que votre lettre ne le précisait pas, alors… je me le suis toujours demandé. »

Tanya fixa longuement la fille du chef Milam avant de répondre. « Il m’a dit qu’il ne me restait plus qu’une minute.

— Je vous demande pardon ? » Greta Milam ne s’attendait manifestement pas à ça.

« Il se trouvait près du cœur du réacteur du croiseur lourd syndic que nous venions d’accoster, répondit Tanya. Il le réglait pour un effondrement partiel. J’étais moi-même à l’entrée d’un des tubes d’abordage du croiseur, où je combattais les Syndics qui s’efforçaient de regagner leur vaisseau pour nous arrêter. Il a dit… Il a dit qu’il ne restait plus que six matelots en vie avec lui et que les Syndics allaient incessamment investir leur compartiment. Il m’a aussi demandé de vous dire, à votre famille et à vous, qu’il était mort honorablement. Je l’ai fait. Je vous ai raconté ce qu’il avait fait. Je vous ai répété ses paroles. »

Elle détourna le regard, reprit contenance puis affronta de nouveau Greta Milam. « Je lui ai souhaité un accueil honorable parmi les vivantes étoiles, puis il m’a demandé de ramener tous les matelots qui restaient à bord du Flèche et m’a expliqué que, si nous réussissions à le gagner dans la minute qui suivrait, nous aurions de bonnes chances de survivre même s’il était réduit à l’état d’épave.

— De combien de matelots s’agissait-il ? » s’enquit Geary. Il se sentait un peu comme un intrus, comme s’il n’avait rien à faire là.

« Ceux qui m’accompagnaient ? Neuf. Nous étions partis à cent. Non. À deux cent trente-cinq. Il n’en restait plus que cent pour combattre les Syndics qui nous avaient abordés. »

Greta Milam cligna des paupières pour refouler ses larmes. « Je dois vous avouer, capitaine Desjani, que je vous en ai voulu un certain temps. D’avoir survécu à mon père.

— Ne vous bilez pas pour ça, répondit Desjani. Moi aussi.

— Mais j’ai parlé à d’autres rescapés. Ils m’ont dit que vous vous attendiez tous à mourir. Que c’est un miracle si quelques-uns ont réussi à ressortir du croiseur lourd. Mais aussi que c’est grâce à vous. Que, sans vous, mon père serait mort de toute façon, les Syndics auraient remporté la bataille et personne n’aurait su comment il était mort. Grâce à vous, il a eu l’occasion de mourir en faisant quelque chose dont tout le monde se souviendrait, et nous avons tous pu apprendre ce qu’il avait accompli. Je tenais à vous en remercier et à vous supplier de me pardonner de vous l’avoir jamais reproché. »

Desjani hocha lentement la tête. « Bien sûr. Je… Je regrette souvent de n’avoir pas pu le sauver aussi. Nous lui devons tous la vie.

— C’est un drôle d’embrouillamini, n’est-ce pas ? Qui est redevable à qui et de quoi ? Mais la guerre est finie à présent. Nous pouvons nous en féliciter.

— Il meurt encore des matelots. »

Greta Milam garda le silence quelques secondes. « Je ne voulais pas avoir l’air de dire que ça ne comptait pas. »

Desjani fit la moue et secoua la tête. « Pardonnez-moi. J’ai toujours du mal à me rappeler cette journée. Je… Je n’en parle jamais.

— Désolée.

— Ne le soyez pas. Votre père… J’aurais pu m’abstenir de lui donner cet ordre. Je n’aurais pas dû lui ordonner de faire cela. Il s’est sacrifié pour sauver la vie de nombreux autres, et je suis bien certaine que ses dernières pensées ont été pour votre mère et vous. »

Milam baissa les yeux dans une vaine tentative pour dissimuler ses larmes, puis elle se leva. « Je ferais mieux d’y aller. Merci. Cette rencontre… J’y tenais beaucoup. Oui, encore merci. »

Mais, quand Desjani la reconduisit à l’entrée de sa cabine, elle s’arrêta devant l’écoutille en fixant la plaque apposée juste à côté. « Le nom de mon père est inscrit sur cette plaque. Tous… Tous ces noms sont-ils ceux d’amis à vous qui ont trouvé la mort ?

— Oui, répondit Tanya d’une voix sourde. Je ne les oublie pas. »

Après que Milam eut été confiée aux bons soins du chef Gioninni, resplendissant dans son uniforme de parade destiné à honorer la fille d’un défunt collègue, Desjani se rassit. « C’était dur.

— Je connais enfin quelques détails de cette bataille qui t’a valu la Croix de la flotte, laissa tomber Geary.

— Je ne la méritais pas. Contrairement au chef Milam. Je ne sais pas non plus pourquoi on me l’a décernée. » Elle inspira profondément et ses paupières se crispèrent comme si elle souffrait. « T’ai-je raconté le rêve que j’ai fait après ce combat ? » demanda-t-elle à brûle-pourpoint.

Geary secoua la tête. « Non. Tu ne m’as jamais rien dit à ce sujet, ni sur ce qui s’est passé ensuite.

— Écoute, tu as ma permission d’afficher les enregistrements officiels si ça te chante. Je ne vais pas m’étendre là-dessus. Mais tu es en droit de…

— Tu as fait un rêve ? » la coupa-t-il.

Desjani fixait résolument le pont pour éviter de croiser son regard. « J’étais… stressée. Mon vaisseau détruit, son équipage pratiquement anéanti, on s’était battus au corps à corps… Bref, je n’étais pas au mieux de ma forme. On m’a donné des médocs pour me faire dormir. J’ai rêvé. J’ai rêvé que je te voyais en train de dormir.

— Quoi ? »

Tanya releva brusquement la tête et ses yeux cherchèrent les siens, comme pour le mettre au défi de la croire, le pousser à se montrer sceptique. « Je t’ai vu dormir, Black Jack.

— Moi ? Tu m’as vu, moi ?

— Pas exactement. » Sa voix restait assurée. « Je ne distinguais pas tes traits. Ton visage était dans l’ombre. Mais je savais de qui il s’agissait. Tu étais allongé dans l’obscurité. Je ne comprenais pas pourquoi. Black Jack était censé se trouver en compagnie des vivantes étoiles ou des lueurs de l’espace du saut, quelque part dans la lumière. Mais il faisait noir tout autour de toi. Et froid. Je me souviens de ça. »

Noir et froid. À l’époque, il se trouvait encore en hibernation, congelé, et dérivait dans l’espace à bord d’une capsule de survie endommagée. Il la scruta. « Tu es sûre qu’il ne s’agit pas d’un faux souvenir, alimenté par ce que tu as appris après que ton vaisseau m’a recueilli ?

— Non. Je n’oublie jamais un seul détail de ce rêve. Je t’ai vu et je t’ai crié dessus.

— Ta première réaction à ma vue a été de me crier dessus ? Je n’ai aucune peine à le croire.

— Très drôle. » Desjani se passa les mains dans les cheveux ; elle semblait revivre un ancien traumatisme. « Je te hurlais de te réveiller. De venir nous aider. Mais, entre-temps, le chef Milam avait rappliqué. Il m’a fait signe qu’il était encore trop tôt. Puis nous nous sommes comme estompés, toi et moi. Je ne me souviens jamais de mes rêves au réveil, serait-ce d’une bribe, mais je me rappelle parfaitement celui-là. » Elle le scruta de nouveau. « Et, quand on t’a trouvé et amené à bord de mon bâtiment bien des années plus tard, j’ai tout compris en te regardant. Pas besoin d’analyse de l’ADN ni d’aucune autre. J’ai su que tu étais l’homme que j’avais vu dans mon rêve. Et qui était enfin venu nous sauver. »

Geary sentit se ranimer son vieux malaise, cette impression de n’être nullement à la hauteur des mythes forgés autour du héros qu’il était censément. La foi de Desjani en ce héros restait aussi ardente qu’au début, encore que, dans son esprit, elle fût désormais capable de le distinguer de l’homme qu’elle connaissait. Elle vénérait Black Jack. Elle aimait John Geary, certes, mais jamais elle ne le vénérerait, les vivantes étoiles en soient remerciées ! « Tanya, tu me connais maintenant. Tu sais qui je suis vraiment.

— Je te connaissais à l’époque et je te connais maintenant. Te souviens-tu de la première fois où tu m’as vue ?

— Oui. Très clairement. » En émergeant de l’hébétude induite par un très long sommeil de survie, il avait vu, le surplombant, un capitaine du beau sexe inexplicablement décoré de la Croix de la flotte. La vue de ce ruban avait été pour lui un premier indice : il avait dormi bien plus longtemps qu’il ne l’aurait dû. « Tu me regardais comme si…

— Comme si je te connaissais. Je n’ai parlé de ce rêve à personne. Je me demandais s’il n’était pas le produit de la fièvre et du stress. Ou si mes ancêtres ne m’avaient pas envoyé une vision. Rencontrerais-je un jour l’homme qui m’était apparu ? Et l’aiderais-je à mettre fin à une guerre interminable et meurtrière ? Et puis tu es arrivé et j’ai compris que j’avais un rôle à jouer. Qu’on m’indiquerait ce rôle. »

Pas étonnant que Tanya lui eût apporté tout le soutien dont il avait besoin, et qu’elle lui aurait même sacrifié son honneur s’il l’avait exigé d’elle. « Tu as fait tout cela parce que tu croyais qu’on t’avait investie d’une mission ?

— Oh, s’il te plaît ! Je l’ai fait parce que j’en avais envie. Non, pas de tomber amoureuse de mon supérieur. Ça, je l’ai combattu. C’est arrivé malgré tout. Mais, tout le reste, je l’ai choisi. Les vivantes étoiles peuvent sans doute nous montrer la voie, mais nous seuls pouvons décider de l’emprunter. Black Jack entre tous devrait le comprendre.

— Il me semble. » Geary s’efforçait de trouver les mots justes et y échouait. « Tu vas bien ?

— Très bien. » Elle cligna des paupières, se redressa dans son fauteuil et lui rendit son regard comme s’ils venaient de discuter d’un problème de routine. « Mon quart d’heure d’apitoiement sur moi-même touche à sa fin. Et toi, à présent ? J’étais tellement préoccupée que je n’ai même pas remarqué que tu t’inquiétais de tout autre chose. »

Il n’eût servi à rien de nier quand Tanya l’observait. « À propos du Grand Conseil. Je n’ai jamais vécu sous l’impression que c’était une machine bien huilée, mais, là, c’est pire que tout. Au lieu de débattre des problèmes, ils se contentent de se descendre mutuellement à coups de petites phrases assassines.

— Ne l’ont-ils pas toujours fait ? »

Elle ne pouvait que réagir de la sorte, bien entendu. Son opinion des politiques qui dirigeaient l’Alliance aurait difficilement pu descendre un cran plus bas. « Pas de manière aussi virulente. Ni en ma présence durant notre première entrevue. Et, à la seconde, celle où j’ai reçu mes instructions pour notre expédition dans l’espace Énigma, j’ai eu l’impression que les sénateurs étaient à peu près unanimes quant à ces ordres de mission, même si tous ne partageaient pas les mêmes raisons de nous y envoyer. »

Tanya hocha la tête ; elle affichait un sourire dénué de toute gaieté. « Parmi lesquelles l’espoir de ne pas nous voir en revenir.

— Entre autres », acquiesça Geary. Combien d’entre eux avaient-ils été dans cet état d’esprit ? Il n’aurait pu préciser leur nombre. Il soupçonnait Rione elle-même de l’ignorer. Ce n’était pas une motivation qu’on pouvait livrer à la publicité ou dont on pouvait laisser une trace écrite. « J’ignore comment rapetasser l’Alliance, Tanya. Ceux qui pourraient en avoir une idée font partie du Grand Conseil, mais ils n’ont pas l’air bien décidés à s’en charger.

— Une chance que tu ne sois pas le dictateur de ce foutoir, hein ? À propos, tu n’aurais pas remarqué qui manquait à l’appel, par hasard ?

— Qui donc ? Tanya, je n’ai aucune idée de…

— Bien sûr que si. » Elle embrassa l’espace d’un geste. « Le capitaine Badaya, qui représente tous ceux qui croient Black Jack capable de guérir par magie tous les maux dont souffre l’Alliance. »

Geary allait pour lui répondre, mais il marqua une pause. « Tu as raison. Pourquoi donc ne le voit-on plus ? » Afin d’empêcher le coup d’État qu’il s’apprêtait à perpétrer en son nom, on avait incité Badaya à croire que Geary dirigeait déjà l’Alliance en coulisse. Mais alors pourquoi, depuis que la flotte était rentrée à Varandal, ne s’était-il pas présenté à Black Jack pour lui demander ce qu’il comptait faire de ces foutus politiciens ?

« Si je peux te répondre franchement, et je sais que tu y tiens, le capitaine Badaya s’est peu à peu persuadé que le château de cartes de l’Alliance s’écroulerait encore plus vite que prévu si Black Jack prenait les commandes, répondit Desjani en posant les coudes sur la table et en se penchant pour le regarder dans les yeux. Il a réfléchi, ce qui, selon moi, ne lui ressemble guère, et il a fini par ajouter deux et deux. Il s’imagine sans doute à présent que tu cherches seulement à orienter doucement le Grand Conseil dans la bonne direction et que tu t’efforces de le consolider plutôt que de lui couper les pattes. »

Elle leva les yeux au ciel en soupirant. « Et, depuis que tu nous as fait traverser l’espace Énigma et celui des Bofs, que tu as vaincu les Énigmas, les Bofs et de nouveau les Syndics, que tu ne l’as pas jeté en pâture aux loups pour les erreurs qu’il a commises durant la bataille d’Honneur, Badaya est devenu l’un de tes plus proches alliés, quoi que tu fasses. Ce qui est bien dommage puisque je ne peux pas le blairer, mais que peux-tu y faire ?

— J’espère que tu as raison. Le QG de la flotte reste aussi étrangement silencieux. Nous n’avons encore reçu aucune récrimination de sa part, aucune demande exigeant que nous lui restituions des vaisseaux ou du personnel importants destinés à une réaffectation immédiate. Rien sinon un accusé de réception de routine des rapports que nous lui avons transmis.

— Tu veux encore connaître mon opinion ?

— Tu le sais bien.

— Oui. » D’un grand geste du bras, Desjani indiqua de nouveau la direction approximative du QG de la flotte, à des années-lumière de distance. « Je crois qu’on a peur de toi là-bas et qu’on essaie de décider de ce qu’on va faire ensuite.

— Tanya…

— Je parle très sérieusement. Ils croyaient t’avoir déboulonné. Diverses coteries du QG s’étaient persuadées qu’elles t’avaient refilé une mission pourrie et t’avaient mis des bâtons dans les roues, qu’au mieux tu en reviendrais à cloche-pied, avec ta réputation et ta flotte en lambeaux. Au lieu de cela, tu rentres à la maison avec une flotte quasiment intacte, en ayant excédé de très loin tes instructions et remporté une grande victoire pour l’humanité ! » Desjani le fixa en hochant la tête. « Ils te craignent. Ils se demandent ce qui pourrait bien t’abattre. »

Ce n’était pas une bonne nouvelle, mais elle expliquait sans doute le mystérieux silence du QG, sinon le désarroi croissant du Grand Conseil. « Cette fois, j’espère que tu te trompes, parce que je ne tiens pas trop à ce qu’on se mette à réfléchir à d’autres méthodes plus ingénieuses pour triompher de moi. »

Dernièrement, la flotte avait perdu l’Orion, le Brillant et l’Invulnérable (celui qui précédait le dernier du nom), ainsi qu’un bon nombre de vaisseaux plus petits. Geary ne tenait pas à ce que d’autres bâtiments périssent avec leur équipage parce que certaines personnes cherchaient séparément à l’abattre au lieu de s’unir pour tenter conjointement de trouver un moyen de sauver l’Alliance.

Plus que deux jours avant le départ, et Geary devait absolument distraire quelques heures de son emploi du temps déjà très chargé pour accorder au médecin principal de la flotte l’entretien qu’il avait requis. Il accueillit donc l’homme de l’art, fraîchement débarqué par une navette sur l’Indomptable, sous les espèces du docteur Nasr. En dépit de leurs très nombreuses conversations en tête-à-tête, ils ne s’étaient encore jamais rencontrés.

Nasr avait l’air triste et éreinté. Geary l’avait souvent vu fatigué, surtout après une bataille, quand l’équipe médicale de la flotte avait fait des pieds et des mains pour sauver tous les blessés qu’elle pouvait. Mais triste ? C’était nouveau.

« Qu’est-ce qui vous amène à bord de l’Indomptable ? lui demanda-t-il.

— Pourrions-nous parler en privé ?

— Dans ma cabine ?

— J’en serais très honoré, amiral. »

Ils arpentèrent donc les coursives. Nasr, silencieux, portait une bouteille thermos. Une fois dans la cabine de Geary et l’écoutille scellée, le médecin en dévissa le couvercle, dévoila deux petits verres de porcelaine qu’il posa sur le bureau et les remplit ensuite d’un breuvage noir et fumant sans en renverser une seule goutte. Chacun de ses mouvements trahissait un homme habitué à des gestes soigneux et précis.

Il en tendit un à Geary. « Café, amiral. Une mouture spéciale. Porterez-vous un toast avec moi ?

— Certainement », répondit Geary en s’emparant précautionneusement du petit verre. Le café avait chauffé la porcelaine, mais pas au point de la rendre brûlante. « À quoi boirons-nous ?

— À nos tentatives, à notre échec, à la lutte éternelle que mènent les hommes pour bien faire, au désaccord éternel sur notre conception de ce qu’est le bien et à la mort des deux derniers Vachours. »

Geary s’interrompit à mi-geste, le verre au bord des lèvres. « Ils sont morts ?

— Oui. Buvez, je vous prie, amiral. »

Geary porta le verre à sa bouche et but une gorgée d’un café à l’arôme puissant, corsé mais savoureux, qui descendit tout droit dans son estomac. « Que s’est-il passé ? » Bien qu’il se fût plus ou moins attendu à cette nouvelle, et qu’il n’aurait rien pu faire de toute façon pour empêcher ça, elle le chagrina profondément. Il comprenait mieux maintenant la tristesse du docteur Nasr.

« L’Institut Shilling les maintenait en vie et faisait même un travail méritoire, déclara le médecin en abaissant son verre vide. Mais on lui a repris les Vachours.

— Le gouvernement ?

— Non. Les tribunaux. De bonnes âmes, des groupes de pression bien intentionnés qui proclamaient que les Vachours avaient le droit de s’exprimer en leur nom propre et de décider de leur sort au lieu d’être maintenus dans ce qu’ils appelaient une existence de mort-vivant. Je peux le comprendre. Ça ne me plaisait pas non plus, au demeurant. Mais je savais que nous ne pouvions guère obtenir mieux. Néanmoins, les tribunaux ont fait ce à quoi ils se sentaient contraints. Ils ont désigné des avocats pour servir de tuteurs aux Vachours et les représenter légalement. Et, au procès, ces avocats ont argué avec pertinence que nos extraterrestres devaient jouir des mêmes droits que les hommes. »

Geary s’assit pesamment et secoua la tête. « Mais ils ne sont pas humains. Ça ne veut pas dire qu’ils nous sont inférieurs, mais qu’on ne peut pas leur appliquer les mêmes critères. Ils ne raisonnent pas comme nous.

— C’est ce qu’a plaidé l’Institut Shilling, répondit Nasr en s’asseyant en face de Geary. J’ai été cité à la barre des témoins. J’ai narré mes expériences quant aux soins que je leur ai moi-même administrés. J’ai montré mes dossiers médicaux : gardez-les éveillés et ils mettront volontairement fin à leurs jours. Simple comme bonjour.

— Mais on n’a pas voulu vous croire. »

Nasr fixa le pont d’un œil noir. « Affirmer que le meilleur traitement qu’on puisse prodiguer à un être pensant est son maintien dans un coma provoqué reste un argument pour le moins indigeste, amiral. Les avocats, les tribunaux, tous ces gens et groupes bien intentionnés ont refusé de le gober. On a confié la garde des Vachours à des tuteurs désignés par la cour. Ils ont été transférés dans un autre établissement médical. De bonnes âmes se sont rassemblées autour d’eux, prêtes à accueillir amicalement cette nouvelle espèce au nom de l’humanité, on a diminué les doses de sédatif jusqu’à ce qu’ils reprennent conscience et, cinq secondes plus tard, ils étaient morts tous les deux. »

Le médecin secoua la tête. « Une de ces bonnes âmes est sortie de leur chambre, m’a regardé et s’est mise à pleurer : “Pourquoi ? Pourquoi ? — Parce qu’ils sont ce qu’ils sont et pas ce que vous voulez qu’ils soient”, lui ai-je répondu.

— Fichtre ! chuchota Geary.

— C’était inéluctable, amiral. Nous nous sommes illusionnés, vous et moi. Nous avons agi avec eux comme s’ils étaient humains. Gardez-les en vie et on finira par trouver une solution. Mais toute solution est chimérique. Vous savez comme moi qu’on vous reproche cet épouvantable massacre de Vachours lors de la capture de leur vaisseau. Cette bataille m’a toujours laissé un poids sur la conscience, mais je savais aussi que nous avions tout tenté pour éviter un carnage. Certains commentateurs, hors de la flotte, nous rendent seuls responsables de la mort de ces extraterrestres, voire du déclenchement des hostilités.

— Je sais, laissa tomber Geary. Je l’ai entendu dire. La moitié de ces critiques affirment que nous sommes les seuls fautifs parce qu’ils se méfient du gouvernement, et l’autre parce qu’ils se méfient des militaires. Apparemment, ceux qui daignent accorder des mobiles personnels aux Vachours ne courent pas les rues.

— Détrompez-vous. Nombreux sont ceux qui ont pris note de nos tentatives pour communiquer avec eux et éviter le bain de sang. Mais ils se font beaucoup moins entendre que les autres. » La voix du médecin se fit plus amère et râpeuse. « Je n’avais encore jamais été accusé de faute professionnelle. Au tribunal, on a laissé croire que, par mon comportement, j’avais été la cause principale du décès des premiers Vachours confiés à ma garde, qui, lorsqu’ils reprenaient conscience, se suicidaient aussitôt.

— On vous fait ce reproche ? se récria Geary, révolté. Personne ne s’est inquiété plus que vous du sort de ces extraterrestres.

— Il faut bien qu’il y ait un méchant, amiral. » Nasr soupira pesamment. « Je n’ai pas été autorisé à être présent, ni même à proximité, quand on a réveillé les deux derniers. J’ai appris par ceux qui s’y trouvaient que les bonnes âmes citées plus haut souriaient largement aux Vachours pour leur souhaiter la bienvenue quand on a diminué leur sédation.

— Ils souriaient ? Personne n’avait donc lu nos rapports ? N’étaient-ils pas conscients que, pour une proie, tout sourire évoque un prédateur montrant les crocs et prêt à mordre ?

— On fait souvent fi des données qui entrent en conflit avec nos convictions, déclara le médecin. Ç’a toujours été un gros problème dans tous les domaines, dont celui de la médecine, même chez ceux qui auraient dû s’en méfier. »

Geary ferma les yeux, cherchant à se calmer plutôt qu’à hurler de fureur. Le café lui pesait à présent sur l’estomac. « Donc ces deux Bofs ne sont pas seulement morts, ils ont été assassinés par ignorance délibérée.

— C’est un peu sévère, amiral. Ces gens voulaient bien faire, tout comme nous. Ce qui nous distingue, c’est que nous nous sommes fondés sur nos idéaux et ce que nous avions vu pour intervenir, et eux sur leurs idéaux et ce qu’ils voulaient voir. Je devrais ajouter que quelques personnes nous reprochent déjà ces deux derniers décès, même si la nouvelle en a été tenue secrète. Certains de nos anciens contempteurs sont désormais convaincus que nous disions la vérité, mais pas tous. Les toxines métabolisées par leur organisme qui ont causé la mort des Vachours en sont une preuve irréfutable. Sauf pour ceux qui refusent de tenir pour vrai ce qui entre en conflit avec leur conception personnelle de la réalité. »

Geary opina. « J’aimerais… Bon sang, j’aurais préféré une autre réponse. Je sais pourtant que vous avez fait tout votre possible.

— Et vous aussi, amiral. » Le docteur Nasr se leva. « Je vous ai fait perdre assez de temps. »

Geary se redressa pour le retenir un instant. « Docteur, les Danseurs nous ont demandé de les escorter vers une autre destination de l’espace humain. Vous en avez sûrement entendu parler. Accepteriez-vous d’embarquer pour ce voyage à bord de l’Indomptable ?

— Très honoré. Cette destination est-elle bien celle qui m’est revenue aux oreilles ?

— Oui. La Vieille Terre. »

Nasr mit un moment à répondre. « Je vois. Un très grand honneur, en effet. J’accepte assurément de vous accompagner. Peut-être la Vieille Terre recèlera-t-elle des réponses aux questions qui nous taraudent.

— Ce serait super », convint Geary.

Mais il ne le croyait pas.

Les trois sénateurs chargés de représenter le Grand Conseil et le gouvernement de l’Alliance avaient embarqué à bord de l’Indomptable avec toute la pompe et la cérémonie exigées par le protocole. On avait aussi assigné une cabine au docteur Nasr. Tant Charban que Rione conservaient celles qu’ils occupaient précédemment, même si l’on avait changé la plaque de la porte en fonction de leur nouvelle affectation d’« envoyés ». Les réserves, magasins et compartiments de stockage du vaisseau étaient bourrés jusqu’à la gueule de pièces détachées, de matériaux destinés à leur fabrication, de vivres et de boissons sous toutes les formes, solides, liquides ou pâteuses, et de toutes les armes autorisées par le règlement pour un croiseur de combat de sa classe.

Quitter seuls l’orbite leur fut une sensation singulière. Au lieu d’occuper le centre de la flotte et d’en être le pivot, le croiseur de combat solitaire se dirigea avec une majestueuse dignité vers le portail de l’hypernet de Varandal. Les vaisseaux des Danseurs l’y rejoindraient, mais, pour l’heure, les astronefs extraterrestres se livraient encore à une série de manœuvres complexes à distance des installations humaines.

La première flotte, elle, restait sur son orbite, offrant ainsi le spectacle d’une armada apparemment inébranlable. Ses vaisseaux avaient triomphé de toutes les menaces qu’on leur avait opposées sous le commandement de Geary, mais lui-même avait fini par comprendre qu’ils étaient en réalité extrêmement vulnérables aux mêmes pressions et tensions qui minaient l’Alliance. La flotte ne pouvait être plus solide et puissante que l’Alliance qu’elle défendait. Factions, cynisme, incertitude et jeux politiques à courte vue risquaient de la détruire quand ni Syndics, ni Énigmas ni Bofs n’avaient pu en venir à bout.

La veille au soir, Geary avait tenu une réunion avec les capitaines Badaya, Duellos, Tulev, Armus et Jane Geary. « Je compte annoncer demain à la flotte que le capitaine Badaya me remplacera pendant mon absence. J’espère que vous ferez de votre mieux pour le soutenir, tous les quatre. Maintenez la cohésion. Quoi qu’il arrive, que la flotte reste stable et diligente. Je sais qu’à vous cinq vous pouvez y arriver. »

Badaya secoua la tête. « Pas avec moi aux manettes, déclara-t-il.

— Ce serait une erreur », concéda Duellos.

Geary les fixa d’un œil incrédule. « Le capitaine Badaya jouit de la plus grande ancienneté. Rien ne permet de lui dénier ce poste de commandant par intérim.

— Je ne dispose pas d’assez d’appuis, insista l’intéressé. Bon nombre de commandants de vaisseau seraient sans doute prêts à me suivre sans hésitation, mais quantité d’autres se méfient de moi.

— Moins qu’avant à coup sûr, tempéra Duellos, mais, en cas d’incident grave, le doute planerait dans certains quartiers quant à la légitimité du capitaine Badaya.

— Et quant à ma loyauté, ajouta Badaya. Laissons cela. Il y a eu par le passé de profonds désaccords sur la ligne d’action à suivre. Les opinions que je professais à l’époque sont notoirement connues. Si la flotte devait affronter sous mon commandement un défi sérieux à propos de questions politiques, on risquerait la scission. »

Le regard de Geary balaya alternativement tous ses capitaines. Un par un, chacun confirma d’un hochement de tête qu’il abondait dans le sens de Badaya. « Vous me placez dans une drôle de position, déclara Geary, dépité. Si je court-circuite le capitaine Badaya, j’aurai l’air de lui infliger un affront. Mais, si je jette mon dévolu sur lui, cela pourrait, selon vous, engendrer de graves problèmes d’autorité en cas de crise.

— On n’y verra pas une rebuffade si l’on sait que vous comptiez offrir l’intérim au capitaine Badaya mais qu’il a décliné lui-même cet honneur, laissa tomber Armus en martelant soigneusement chacun de ses mots. Tenez demain une conférence stratégique comme vous comptiez le faire, annoncez que vous confiez temporairement à Badaya le commandement de la flotte et permettez-lui de le refuser. »

Un tantinet agacé, mais prenant pleinement la mesure de la sagesse du conseil, Geary finit par opiner. « Très bien. Donc, quand le capitaine Badaya aura décliné, je nommerai le capitaine Tulev.

— Non, amiral, dit Tulev. Je dois également refuser. »

L’agacement de Geary virait doucement à la colère. Pourquoi fallait-il que ce fût si compliqué ? « Pourquoi ? demanda-t-il.

— Parce que je suis un apatride, répondit Tulev sans rien laisser voir des sentiments que lui inspirait ce constat. Un homme sans planète. Les Syndics ont détruit mon monde d’origine pendant la guerre. Une certaine partie de la flotte voit en moi un homme n’appartenant qu’à l’Alliance, sans qu’aucune fidélité à une patrie précise vienne contrebalancer cette allégeance. »

Geary s’efforça de réprimer sa fureur : si Tulev pouvait aborder avec autant de calme une question qui lui était si douloureuse, la colère de tout autre ne pourrait que passer pour mesquine, même inspirée par des raisons sérieuses. « Dois-je prendre la peine de citer un troisième nom ou bien en avez-vous déjà décidé pour moi ?

— Il ne s’agit pas d’une mutinerie, fit observer Duellos. Vous avez choisi de nous réunir avant d’annoncer votre décision à l’ensemble de la flotte parce que vous vous fiez à notre jugement, et nous vous livrons justement le fond de notre pensée. Vous vouliez savoir ce que nous dirions de la nomination du capitaine Badaya au poste de commandant intérimaire, n’est-ce pas ? »

Geary opina après une brève hésitation. « J’imagine. Alors quel conseil me donneriez-vous ?

— Il ne serait pas mauvais que la flotte restât sous les ordres d’un Geary », déclara Tulev.

À la surprise de Geary, ses collègues approuvèrent d’un hochement de tête, tandis que, de son côté, Jane semblait mal à l’aise. « Elle n’a pas votre ancienneté, souligna-t-il.

— Mais elle a le nom, repartit Badaya. Ainsi que des états de service impressionnants. Et nous l’épaulerons tous. Cela devrait suffire à préserver la flotte jusqu’à votre retour. »

Duellos examinait intensément le dessus de sa main lorsqu’il reprit la parole en affectant la désinvolture. « Tanya aussi est d’accord. »

Il eût été bien aimable de sa part de me le faire savoir avant cette réunion. « Le commandement de la flotte ne peut pas être attribué par népotisme, protesta-t-il.

— Rien à voir, fit Duellos. Jane a gagné ce droit par son seul mérite. En outre, dans la mesure où elle n’appartient pas à la flotte depuis très longtemps, elle ne traîne derrière elle aucune casserole liée à des querelles d’ordre politique. Mais le nom de Geary n’est pas seulement important pour la flotte. Si d’aventure des gens du gouvernement ou du QG nous préparaient quelque surprise après votre départ, à Tanya et vous, à bord de l’Indomptable, ils ne retoqueraient sans doute pas leurs plans parce qu’il leur faudrait affronter un Badaya, un Tulev, un Armus ou un Duellos. Mais si le commandant de la flotte était une Geary ? Les retombées politiques seraient alors autrement sérieuses, car une descendante de Black Jack jouirait auprès de la population d’un capital de sympathie avec lequel seul Black Jack lui-même pourrait rivaliser. »

Jane Geary opina à son tour d’un air contrit. « J’ai passé ma vie à tenter d’échapper à ce patronyme parce que j’étais consciente du pouvoir qu’il recelait. Je n’ai pas suggéré moi-même ce choix et je ne l’ai accepté qu’à contrecœur, mais je dois reconnaître le bien-fondé de la logique qui le sous-tend.

— Je vois. » Et ça ne me plaît pas. Ce choix nous accorde trop de pouvoir, à Jane comme à moi. Mais c’est précisément le but de la manœuvre. Un tel pouvoir pourrait faire réfléchir un individu s’apprêtant à commettre une sottise. « Très bien. Je tiendrai une réunion demain matin, le capitaine Badaya déclinera le poste de commandant intérimaire en mon absence, puis…

— Je proposerai le capitaine Geary à votre place, lâcha Armus. Je n’appartiens à aucune faction. Tout le monde sait que je me contente de bien faire mon boulot. Venant de ma part, ce sera mieux accueilli. »

Tous approuvèrent de la tête et, le lendemain matin, l’affaire était dans le sac.

Alors que l’Indomptable approchait du portail de l’hypernet, les six vaisseaux des Danseurs, arrivant de plus bas et latéralement, rappliquèrent à haute vélocité pour prendre position autour du croiseur de combat en une formation circulaire. Les sénateurs Sakaï, Suva et Costa se précipitèrent pour assister à l’événement de la passerelle, où le capitaine Desjani les accueillit officiellement, avec toute la considération requise mais non sans une certaine fraîcheur, avant de retourner aux devoirs de sa charge.

Geary lui adressa un signe de tête. « Entrez notre destination, commandant. » Il regarda Tanya manipuler les commandes de la clé de l’hypernet en éprouvant une étrange impression de fatalité.

Elle lui fit un petit sourire assorti d’un regard en biais quand le mot Sol apparut sur l’écran de contrôle. « Je ne m’étais pas attendue à entrer un jour cette destination, marmonna-t-elle avant de poursuivre d’une voix plus distincte : Demande autorisation d’emprunter l’hypernet, destination le Système solaire. »

Geary hocha de nouveau la tête. « Autorisation accordée. »

Tanya entra l’instruction et les étoiles disparurent.

Cette fois, ils ne se trouvaient pas dans l’espace du saut, mais littéralement nulle part. Hors de la bulle renfermant l’Indomptable et les six vaisseaux des Danseurs, il n’y avait que le néant. Ils ne bougeaient pas non plus. Ils se retrouveraient tout bonnement à destination dès que le laps de temps requis se serait écoulé, et ils seraient passés de Varandal à Sol sans s’être déplacés entre les deux astres, du moins en termes de physique. Ça paraît peut-être absurde, mais, dès qu’on sort un tantinet de l’étroit créneau de réalité qu’occupent normalement les hommes, nombre de phénomènes physiques semblent n’avoir aucun sens.

Et, dans cette mesure, que ce long transit exigeât moins de temps qu’un plus bref voyage par l’hypernet pouvait paraître parfaitement approprié. « Seize jours, précisa Desjani.

— Rien qu’un petit saut jusqu’à un système stellaire démilitarisé et retour à la maison, affirma Geary. Pour une fois, nous n’avons pas à nous demander si quelque chose risque de mal se passer… » Le regard féroce que venait de lui décocher Desjani lui coupa le sifflet. « Quoi ?

— Vous alliez vraiment dire ça ? s’enquit-elle.

— Tanya, qu’est-ce qui pourrait bien…

— Assez ! Je ne veux même pas le savoir et vous non plus ! »

Загрузка...