Cinq

Selon les clauses du traité de paix signé avec les Mondes syndiqués, Geary ne pouvait pas se permettre de tirer tout bonnement sur des vaisseaux désarmés émettant des codes d’identification commerciaux. Il ne prit pas la peine de le rappeler. Tanya le savait, tout le monde le savait. Y compris les dirigeants syndics qui avaient ordonné cette opération. S’ils s’étaient attendus à le voir hésiter, se demander ce qu’il devait faire en de telles circonstances, ils s’étaient lourdement trompés. « Ces vaisseaux se comportent de manière aussi dangereuse qu’agressive, déclara-t-il pour la gouverne de l’enregistrement officiel. Nous avons le droit de riposter. Légitime défense. Diffusez une mise en garde : tout vaisseau entrant dans l’enveloppe de tir d’un des nôtres sera abattu. Rediffusez huit fois en boucle, sur tous les canaux de sécurité et de coordination standard. »

Tandis que l’officier des trans de Desjani se démenait pour envoyer ce message, Geary appuya sur la touche d’adresse générale à la flotte. « À toutes les unités de la première flotte. Les vingt-trois estafettes qui accélèrent actuellement sur une trajectoire d’interception de notre formation ont été avisées de se tenir à l’écart. Si elles poursuivent sur ce vecteur, elles devront être regardées comme hostiles. Toutes celles qui entreront dans votre enveloppe d’engagement devront être mises hors de combat ou détruites par tous les moyens. »

Autre appel, interne cette fois. « Émissaire Rione et émissaire Charban, annoncez aux Danseurs que ces vaisseaux sont dangereux. Dites-leur qu’ils sont hors de contrôle, hostiles, enfin tout ce qui pourra les convaincre que ces estafettes pourraient les télescoper s’ils ne cherchent pas à les esquiver autant qu’il leur est possible. »

Rione répondit, la voix empreinte de résignation. « Nous allons essayer. Cela dit, dans le meilleur des cas, quand nous avons tout le temps devant nous, les Danseurs ne nous écoutent pas toujours. Mais nous allons essayer.

— Merci, lâcha Geary avec véhémence.

— Verrouillez les armes sur ces estafettes et préparez-vous à engager le combat, ordonna Desjani à son équipage avant d’adresser à Geary un regard résolu. Exactement comme au bon vieux temps. Tuer les Syndics avant qu’ils ne nous tuent. Ils connaissent les chances qu’ont ces estafettes de traverser nos défenses si elles se déplacent assez vite. Elles vont accélérer au maximum de leur vélocité sur la distance qu’il leur reste à parcourir afin de déjouer nos solutions de tir. »

Geary grommela une vague réponse sans cesser de fixer son écran. Les estafettes étaient de simples compartiments de petite taille destinés à l’équipage, au stockage et aux commandes, et fixés à des unités de propulsion principales surdimensionnées ainsi qu’à un réacteur conçu pour des bâtiments du double de leur taille. Construites pour se déplacer rapidement, elles avaient déjà atteint 0,1 c et continuaient d’accélérer.

Dans l’espace du saut, les vaisseaux humains ne voyagent pas réellement plus vite que la lumière. Ils contournent cette limitation en se rendant ailleurs, dans une autre dimension ou un univers différent. Les experts ignorent toujours auquel des deux correspond l’espace du saut, mais ils savent au moins que les distances y sont beaucoup plus courtes que dans notre propre univers. Une semaine se traduit par le franchissement d’une distance équivalente à celle de plusieurs années de transit dans l’espace conventionnel. Curieusement, peu importe la vélocité à l’entrée dans l’espace du saut ou à son émergence. La durée du voyage ne dépend que de la distance à couvrir.

L’hypernet résout les problèmes posés par la vitesse de la lumière grâce à une autre méthode, recourant à la physique quantique, qui projette littéralement l’astronef dans une bulle de néant n’existant nulle part, créée à un portail et réapparaissant à un autre connecté au premier, sans pour autant qu’il se soit déplacé techniquement parlant.

Ces deux phénomènes restent pour le moins singuliers.

Mais ce qui se produit quand un appareil pousse de plus en plus sa vélocité dans l’espace conventionnel l’est encore davantage. La théorie de la relativité en avait prophétisé les étranges conséquences physiques bien avant que les hommes n’en eussent fait l’expérience. Les objets approchant de la vitesse de la lumière gagnent en masse en même temps que le temps se ralentit pour eux, relativement au monde extérieur. Pour un observateur situé en dehors, les objets semblent d’autant plus se raccourcir qu’ils se déplacent plus vite. Théoriquement, pour l’univers extérieur, un vaisseau voyageant à la vitesse de la lumière devrait se présenter sous la forme d’une masse infinie de longueur nulle, où le temps ne s’écoulerait pas.

Pour ceux qui seraient à l’intérieur, en revanche, masse et longueur resteraient identiques à elles-mêmes, mais la vision qu’ils auraient du monde extérieur s’altérerait : plus leur vélocité serait grande et plus il leur paraîtrait gauchi, distordu. La distorsion relativiste devient déjà un problème important à 0,1 c, encore que les senseurs et les systèmes de combat conçus par les humains soient capables de la compenser avec précision jusqu’à 0,2 c. Au-delà, les marges d’erreur deviennent trop grandes pour permettre à la technologie existante de compenser les distorsions relativistes, et le problème déjà extrêmement épineux de toucher un objet volant à des dizaines de milliers de kilomètres par seconde devient ce que les ingénieurs de la flotte traduisent dans leur jargon par ce terme technique : TFI. Trop foutrement impossible.

À en croire les projections des systèmes de combat, ces estafettes auraient accéléré jusqu’à 0,2 c et au-delà quand elles entreraient dans l’enveloppe d’engagement des vaisseaux de Geary. Dans la mesure où ceux-ci voyageaient à près de 0,1 c, la vitesse de rapprochement cumulée dépasserait 0,3 c, ce qui aurait un impact dévastateur sur la précision des tirs.

Desjani secoua la tête en se mordant les lèvres. « Nous pourrions ralentir pour réduire la vélocité relative, mais cela compliquerait pour nos vaisseaux la tâche d’esquiver les tentatives de télescopage. »

Geary hocha la tête. « Il nous faudrait être au point mort pour réduire à 0,2 c la vitesse relative d’engagement, et, même si nous le voulions, nous n’aurions pas le temps de ralentir autant la flotte. Si nous continuons à augmenter la vélocité, nous aurons sans doute plus de mal à faire mouche, mais il nous sera aussi plus facile d’esquiver les assauts, tandis que les estafettes rencontreront plus de difficultés pour toucher leurs cibles. J’accélérerai à la dernière minute. L’accroissement de la vélocité ne nous posera guère plus de problèmes de précision que ceux qu’il nous faudra déjà affronter, mais il pourrait en revanche détourner de leur trajectoire les estafettes chargées de nous éperonner. »

Ces petits vaisseaux continuaient de foncer sur la flotte et d’accélérer, et les projections des trajectoires des soi-disant appareils « commerciaux » syndics visaient désormais, sans le moindre doute, le cœur de la formation de l’Alliance, où l’Invulnérable formait certainement la plus grosse cible de toute l’histoire. Serait-ce l’Invulnérable qu’ils visent ? Ou bien les Danseurs, qui récemment, pour des raisons qui leur sont propres, ne cessent de se regrouper autour de lui ? À moins qu’il ne s’agisse des auxiliaires et des transports d’assaut, qui eux aussi se trouvent dans cette partie de ma formation ? Ces estafettes sont en nombre suffisant pour les cibler presque tous. « À toutes les unités de la première flotte, ces vaisseaux qui arrivent sur nous sont programmés pour une mission suicide. Changez de vecteur à intervalles aléatoires pour déjouer leurs attaques et procédez à des modifications de trajectoire individuelle encore plus amples dès qu’il devient trop tard pour l’assaillant de compenser. Que toutes les unités protègent les transports d’assaut, les auxiliaires et l’Invulnérable.

— Vous avez fait le maximum, marmonna Desjani, le regard rivé sur son écran.

— Ce n’est pas suffisant.

— Tout dépend de ce qu’on entend par “suffisant”. » Ses yeux cherchèrent ceux de Geary. « Nous avions l’habitude de perdre la moitié de nos vaisseaux même quand nous l’emportions. Nous pouvons en perdre quelques-uns aujourd’hui. C’est aux vivantes étoiles et à l’habileté de chaque commandant d’en décider. »

Il aurait volontiers protesté mais aucun argument ne lui venait à l’esprit, de sorte qu’il resta coi. Quelque chose le taraudait toutefois, une idée qui aurait pu avoir son utilité mais qui s’entêtait à lui échapper.

Puis ça lui revint, presque trop tard pour en faire usage. Ses yeux se braquèrent sur le compte à rebours du délai estimé pour la collision avec les estafettes, dont les chiffres s’égrenaient si vite que le relevé numérique restait flou. « À toutes les unités de la première flotte, exécutez la formation Fox-trot 3 modifiée à T quarante et un.

— Fox-trot 3 modifiée ? s’étonna Desjani sans quitter son écran des yeux. Oh, ça pourrait marcher.

— Ça ne peut pas nuire. » Geary marqua une pause pour s’efforcer de minuter son intervention suivante puis enfonça quelques touches de son unité de com. « À toutes les unités de la première flotte, accélérez à 0,1 c. »

Elles n’y parviendraient pas. Même les vaisseaux les plus aptes à accélérer, croiseurs de combat, croiseurs légers et avisos, auraient le plus grand mal à bondir en avant à ces vélocités croissantes. Mais l’espace est immense, le plus grand vaisseau humain reste infinitésimal face à cette immensité et, compte tenu de la vitesse à laquelle les bâtiments de l’Alliance et les estafettes syndics se précipitaient les uns vers les autres, la plus infime embardée dans la projection d’une trajectoire pouvait se traduire par un frôlement au lieu d’une collision.

L’Indomptable vibra légèrement quand ses propulseurs de manœuvre s’allumèrent à T quarante et un, le faisant basculer sur un nouveau vecteur en même temps que ses unités de propulsion principales continuaient d’accélérer. Toute la formation de l’Alliance se scinda en trois groupes, chacun s’écartant des deux autres tandis que la masse des vaisseaux se déployait en cône autour de leur trajectoire d’origine, un peu comme l’eau gicle d’une lance. Les vecteurs de chaque vaisseau se modifiaient à tout instant, de sorte que les assaillants devraient deviner où allait passer le bâtiment qu’ils visaient, ce qui leur compliquerait encore la tâche.

Les Danseurs restaient à proximité de l’Invulnérable, attirant à leur tour le danger, et, pendant les dernières secondes qui précédèrent l’interception, Geary vit les trajectoires des vingt-trois estafettes s’incurver vers le bas, les vaisseaux lousaraignes et la lourde masse du supercuirassé bof. En dépit des quatre cuirassés humains qui le remorquaient, l’énorme bâtiment capturé aux Vachours semblait modifier sa trajectoire et sa vélocité à une allure d’escargot.

Geary disposait de huit cuirassés se déplaçant en même temps que l’Invulnérable : quatre attelés au supercuirassé et quatre autres chargés de l’escorter. Une fraction de seconde avant le fracas du contact, Geary remarqua que le mouvement d’un de ses cuirassés s’était légèrement déporté. La trajectoire de l’Orion avait dévié de manière inattendue.

Il n’était plus temps de demander au commandant Shen ce qu’il fabriquait, ni même d’essayer de comprendre en quoi cette manœuvre de l’Orion était déplacée.

Même lorsque des vaisseaux limitent leur vitesse d’engagement à 0,2 c, ils se croisent beaucoup trop vite pour que les sens humains puissent l’enregistrer. Geary vit les vingt-trois estafettes arriver pratiquement sur la partie de sa formation contenant l’Invulnérable, les transports d’assaut, les auxiliaires et les Danseurs, puis distingua quatre de ces vaisseaux syndics qui avaient manqué leur cible et qu’avait également ratés le déluge de feu déclenché par les systèmes automatisés des bâtiments de l’Alliance, capables de réagir bien plus vite qu’un être vivant.

« Que s’est-il passé, par l’enfer ? » demanda-t-il. Quelque chose clochait horriblement. Il manquait une unité dans la formation de l’Alliance.

La réponse s’afficha sur son écran.

L’Orion.

C’est à peine si Geary remarqua que les quatre dernières estafettes s’efforçaient de rebrousser chemin pour une autre estocade, et s’il éprouva du soulagement en constatant que des missiles spectres les prenaient en chasse et les éliminaient.

Son écran lui repassait au ralenti l’instant du contact : quelques tirs faisant mouche, certaines estafettes disparaissaient dans un nuage informe de poussière et d’énergie alors que d’autres poursuivaient leur course, visant manifestement les Danseurs à présent, lesquels Danseurs, maudits soient-ils, semblaient quasiment immobiles à côté de l’Invulnérable ; les autres estafettes ciblaient les transports d’assaut et les auxiliaires. Les Danseurs esquivaient leurs assaillantes à la toute dernière seconde. Le Titan, le Typhon et le Mistral, quant à eux, semblaient presque s’aligner par rapport à l’ennemi et donnaient l’impression d’incurver leur trajectoire trop lentement pour éviter les estafettes qui les visaient, tandis que chaque vaisseau de l’Alliance vomissait mitraille et faisceaux de particules de ses lances de l’enfer dans un ultime geste défensif. L’Orion tanguait légèrement sur sa trajectoire et se relevait un tantinet, juste assez pour que cinq estafettes rescapées, qui fondaient sur le Titan et les deux autres transports d’assaut, le frappent tant de plein fouet que par des ricochets.

Un cuirassé lui-même ne saurait résister à de si nombreux impacts infligés par une telle masse à une telle vélocité. L’énergie libérée fut assez formidable pour réduire l’Orion et les cinq estafettes en un nuage de gaz et de poussière.

L’Orion avait disparu, en même temps que le commandant Shen et tout son équipage.

« Tous les appareils ennemis anéantis, rapporta le lieutenant Castries d’une voix plus atterrée que triomphante. L’Orion a été détruit. Les autres vaisseaux de la flotte sont indemnes.

— Maudits soient-ils ! » murmura Geary. Il comprenait à présent la haine que vouait Desjani aux Syndics, les raisons qui avaient poussé la flotte de l’Alliance à exercer des représailles répétées pour venger de telles exactions et à perdre en chemin le sens de l’honneur et de la morale ; comment la soif de vengeance avait pu, au finale, triompher de l’éthique.

« Ils prétendront plus tard qu’ils n’étaient pas au courant, ragea Desjani d’une voix sourde et féroce. Les Syndics d’ici, je veux dire. Qu’ils ne savaient absolument pas à qui appartenaient ces estafettes. Vous pouvez en être sûr.

— Oui. » Et rien ne pourrait l’infirmer. Les estafettes et leur équipage d’un homme avaient été pulvérisés. Les morts ne parlent pas.

Il aspirait à châtier les Syndics de ce système stellaire, tous autant qu’ils étaient, pas seulement les donneurs d’ordres mais aussi ceux qui laissaient faire sans réagir, ceux qui soutenaient leurs dirigeants par leur passivité, leur inaction ou leur consentement.

Non. Ne fais rien pour aggraver encore la situation.

Mais l’Orion n’était plus là, victime d’une attaque qui ne pouvait se traduire que par sa destruction.

« Amiral. » La voix de Rione lui parvint au travers du brouillard de sa rage. Elle lui fit un drôle d’effet, comme si ses émotions à elle aussi bouillonnaient juste derrière le masque rigide de sa face. « Je voulais vous demander si le portail de l’hypernet n’aurait pas été endommagé par un combat qui s’est déroulé à proximité. Ce serait une grosse perte pour ce système stellaire si son portail s’effondrait suite à cette bataille aussi brutale que superflue. »

Geary mit quelques secondes à comprendre, puis il sentit comme une froide résolution combattre en lui sa colère enfiévrée. Il appuya sur une touche. « Capitaine Smyth ? »

Le Tanuki n’était distant que de quelques secondes-lumière, de sorte que la réponse lui parvint très vite. « Oui, amiral ? s’enquit Smyth d’une voix feutrée.

— Je crains que le portail de l’hypernet n’ait souffert de dommages dus à des tirs égarés ou à des débris de ces estafettes. J’aimerais qu’on l’inspecte soigneusement pour s’assurer qu’on ne lui a infligé aucun dégât susceptible de provoquer son effondrement. Bien que son dispositif de sauvegarde interdise en principe l’émission d’une onde de choc dévastatrice consécutive, ce phénomène pourrait toutefois grever dans un avenir prévisible tout le commerce passant par ce système stellaire. »

Smyth fit la moue. « L’affrontement ne s’est pas déroulé assez près, amiral… » Il hésita une seconde puis la compréhension se fit jour dans son regard et il hocha la tête. « Mais le portail aurait effectivement pu souffrir de certains dommages. Invisibles à moins de s’en trouver assez près. Et catastrophiques. Il serait pour le moins… malencontreux que le portail de ce système s’effondre.

— En effet, capitaine Smyth. Voulez-vous bien vous en occuper ?

— À vos ordres, amiral. Certains fragments de l’Orion auraient pu en effet entrer en collision avec ses torons. Ce serait pour le moins ironique, n’est-ce pas ?

— Certes, capitaine Smyth. Ironique. Je vais ralentir la flotte pour permettre à vos ingénieurs de procéder à une inspection consciencieuse.

— Oh, ce sera fait, amiral, ne craignez rien. » Les lèvres de Smyth se retroussèrent, dévoilant ses dents en un sourire dépourvu de tout humour.

L’image de Rione, toujours présente, n’avait pas réagi aux ordres de Geary. « Amiral, reprit-elle dès qu’il coupa la communication avec Smyth, nous devrions peut-être contacter les autorités syndics de ce système, tant pour leur signaler officiellement notre présence que pour élever une plainte contre l’accueil qu’on nous a réservé. »

Geary réfléchit à la réponse. Il avait les idées confuses. « Les accuser de complicité de meurtre ne servirait de rien, j’imagine.

— Non. Si vous ne croyez pas pouvoir vous adresser à elles sans leur cracher au visage, je peux encore envoyer un message au nom du gouvernement de l’Alliance. »

Geary se tourna vers l’image de Rione. « Je vous en serais reconnaissant. Je vois mal ce que je pourrais bien dire à ces… individus, compte tenu de mon actuel état d’esprit.

— Je comprends, amiral. » Elle ferma brièvement les yeux puis les rouvrit pour le fixer. « S’adresser courtoisement à des gens qu’on a surtout envie d’étrangler avec leurs propres tripes fait partie des prérogatives d’un politicien.

— Merci, madame l’émissaire.

— Et puis-je également vous présenter officiellement mes condoléances pour la perte dont a souffert la flotte aujourd’hui ? » La voix de Rione se fêla sur les derniers mots. Elle coupa précipitamment la communication avant qu’il n’eût le temps de relever.

Craignant de les broyer s’il perdait le contrôle de lui-même, Geary effleura d’un geste délibérément retenu les touches de commandes de son unité de com. « À toutes les unités de la première flotte, adoptez de nouveau la formation Delta et réduisez la vélocité à 0,02 c. Exécution immédiate. » Les ingénieurs de Smyth auraient besoin de temps pour s’acquitter de leur tâche.

Un silence de mort régnait sur la passerelle de l’Indomptable.

« Le commandant Shen avait une fille dans la flotte, déclara Desjani d’une voix morne. Je l’informerai de ce qui s’est passé.

— Je suis… désolé, Tanya. Je sais que Shen était un ami.

— J’ai perdu beaucoup d’amis, amiral. » Elle baissa la tête et respira profondément. « Vous avez vu ce qu’il a fait, n’est-ce pas ?

— Oui. Cette manœuvre de dernière minute. J’ignore comment, mais il a pressenti qu’il devait placer l’Orion sur le trajet des kamikazes qui visaient le Titan, le Typhon et le Mistral.

— D’instinct, amiral. C’était un fichtrement bon pilote. Meilleur que moi. Alors, le portail de l’hypernet d’ici est endommagé, hein ?

— Trop pour qu’on puisse le sauver. Il y a de grandes chances, selon moi.

— Quel dommage. » Tanya exhala encore lentement puis se redressa, en même temps que son visage se décrispait. « Lieutenant Yuon ?

— Oui, commandant.

— L’Indomptable a abattu plusieurs de ces estafettes. Bien joué. Prévenez les servants que je passerai les féliciter personnellement.

— À vos ordres, commandant. »

Tanya s’apprêtant à se lever, Geary retint son attention d’un geste. « Y a-t-il quelque chose que je puisse faire ?

— Tout un tas, amiral, répondit-elle. Vous devez veiller sur une flotte. Et moi sur mon vaisseau.

— C’est vrai. On en parlera plus tard, Tanya. »

Elle esquissa un salut puis quitta la passerelle.

Geary reporta le regard sur son écran, où ses vaisseaux se regroupaient en une large formation tandis que les navettes d’un des auxiliaires piquaient sur le portail de l’hypernet.

Il regrettait seulement de ne pouvoir leur ordonner de se mettre en quête d’éventuels survivants de l’Orion. Mais cet ordre aurait été aussi vain que futile cette recherche. Il ne fallait certes pas oublier les morts, mais c’était sur les vivants qu’on devait se concentrer.

Alors que ses mains se mouvaient déjà pour transmettre de nouvelles instructions, il interrompit son geste pour consulter son écran. Énorme et encombrant, l’Invulnérable continuait de s’échiner pour reprendre sa position.

L’Invulnérable. Aucune des estafettes ne s’en était prise au supercuirassé.

Celles chargées de le frapper auraient-elles été détruites trop loin de leur cible pour que leur trajectoire pointât dans sa direction ? Ou bien les assaillants avaient-ils reçu l’ordre de ne pas frapper l’Invulnérable ?

Parce que les Syndics voulaient ce vaisseau. Geary en avait la certitude.

Ce qui pouvait vouloir dire que…

« Tanya ! Capitaine Desjani ! »

Elle l’entendit juste avant que ne se referme l’écoutille de la passerelle. Elle se rouvrit instantanément et Tanya le rejoignit aussitôt. « Quoi ?

— Vous feriez mieux de rester ici, je crois. » Il toucha une commande. « Amiral Lagemann, maintenez le niveau d’alerte à bord de l’Invulnérable. » Autre touche. « À toutes les unités de la première flotte. Restez parées au combat. »

Assise dans son fauteuil, Desjani fixait son écran. « Que voyez-vous donc ?

— Il s’agit plutôt de ce que je n’ai pas vu.

— Vous croyez qu’ils auraient préparé autre chose ? Une autre attaque imminente ?

— C’est une quasi-certitude ! Ils nous ont fait venir dans ce système pour que les estafettes nous éperonnent, mais, pour eux, ces attaques suicides n’auraient pas pu nous arrêter même dans le plus optimiste des cas d’école.

— Mais qu’auraient-ils bien pu échafauder quand rien… ?

— Amiral Geary, hurla l’officier des trans en même temps que se déclenchaient les alarmes des systèmes de combat. L’Invulnérable se dit victime d’une attaque !

— La seconde chaussure de la paire vient de tomber ! » aboya Geary. Une fenêtre virtuelle s’ouvrit devant lui.

« Nous avons des intrus à bord », rapporta l’amiral Lagemann d’une voix à la fois vive et sereine. Son visage était dans l’ombre. Toute la zone de l’Invulnérable où il se tenait était plongée dans l’obscurité, hormis la faible clarté que prodiguaient de temps en temps les écrans. « Ils ont coupé ce qui, pour eux, devait ressembler à notre principal canal de communication, mais c’était un leurre.

— Vous disposiez aussi d’une ligne de com factice ? » s’étonna Geary en tapant sur des touches pour ouvrir une fenêtre montrant les fusiliers de l’Invulnérable et lui procurant un contact direct avec le général Carabali.

« Bien sûr. » En dépit de la légèreté de son ton, Lagemann semblait inquiet. « Les indications d’un abordage restent faibles et diffuses. Tous doivent porter des cuirasses furtives, ce qui signale des forces spéciales syndics. Nous les savons à bord, mais nous ignorons leur nombre exact et leur position précise. Nous nous efforçons d’en apprendre davantage sans révéler la nôtre sur le supercuirassé.

— Le major Dietz et vous-même aviez de toute évidence mis dans le mille. Qu’en est-il des sentinelles postées près du sas ? Les avez-vous perdues ?

— Non. » Lagemann eut un demi-sourire. « Elles ne s’y trouvaient plus. Nous les avions fait rentrer quand ces kamikazes ont fondu sur nous. Ça faisait peut-être partie intégrante du plan d’abordage des Syndics, mais, pour ce qui me concerne, ce n’est pas plus mal. Nous aurions perdu une escouade de fusiliers avant même d’avoir compris que nous avions affaire à une équipe d’assaut en cuirasse furtive. Tandis que, là, ils sont avec moi, sur le qui-vive et en train d’enfiler leur cuirasse de combat intégrale. »

Geary marqua une pause pour se tourner vers Desjani avant de répondre. Celle-ci venait de proférer une obscénité, un mot dont il aurait juré qu’elle ne pouvait pas le connaître, et elle poursuivait sur sa lancée d’une voix brûlante de rage : « Une diversion ! Ces foutues attaques suicides n’étaient qu’une diversion ! Pendant que nous y ripostions, des navettes furtives ont réussi à intercepter l’Invulnérable et leurs troupes d’abordage se sont faufilées à son bord !

— Oui. L’Orion est bel et bien mort à cause d’une diversion. » Geary aurait dû voir rouge, mais il s’était comme glacé intérieurement. « Les navettes furtives des Syndics doivent toujours se trouver non loin de l’Invulnérable. » Il y avait une manœuvre prévue à cet effet, une opération préétablie qu’il lui suffisait de mettre en branle. « Modèle Recherche et Destruction Sigma. » Il enfonça une touche de son unité de com. « À tous les croiseurs légers et destroyers de la première flotte, modèle Recherche et Destruction Sigma. Exécution immédiate. Cadre de référence de la recherche : proximité de l’Invulnérable. Objet : toute navette furtive syndic. Destruction immédiate dès détection.

— Modèle Recherche et Destruction Sigma ? » Desjani chercha dans sa base de données. « Jamais fait ça, moi. De quand date ce programme ?

— Il remonte à plus d’un siècle, répondit Geary. Mais il est actif dans les systèmes de manœuvre de tous les bâtiments de la flotte. Il suffit de l’entrer et les systèmes automatisés placeront les vaisseaux voulus aux positions requises, en fonction du nombre de ceux dont la formation a besoin pour remplir cette mission.

— Ça fait beaucoup », lâcha Desjani avec un sourire mauvais, sans quitter son écran des yeux.

Tous les destroyers et croiseurs légers de la première flotte, soit environ deux cents vaisseaux, étaient en train de basculer en une formation serrée de recherche, concentrée sur la région de l’espace proche de l’Invulnérable et de la trajectoire qu’il avait adoptée. Repérer des navettes furtives pouvait se révéler d’une incroyable difficulté, surtout si elles s’abstenaient de manœuvrer. Mais, avec tous ces bâtiments à l’affût dont les relevés seraient automatiquement combinés, comparés et collationnés par les systèmes de combat de la flotte, la plus pointue des technologies furtives aurait le plus grand mal à cacher les anomalies qu’ils décèleraient.

Si seulement j’avais eu le temps de déclencher ce programme de recherche avant que les Syndics n’abordent l’Invulnérable, songea amèrement Geary. Mais c’était précisément l’objectif de l’attaque suicide : nous contraindre à y réagir, nous obnubiler et nous empêcher d’envisager d’autres menaces.

« Ils sont dans la principale salle de contrôle factice, rapporta l’amiral Lagemann. Les senseurs de Lamarr du sas principal annoncent qu’ils sont déjoués. Et… le mulet persan présent sur place a cessé d’émettre. »

Un leurre mort. Geary dut refouler un absurde élan de chagrin à l’annonce de la « mort » du brave et fidèle petit leurre des fusiliers. « Qu’en est-il de la fausse passerelle ? »

L’image du major Dietz venait également d’apparaître à côté de Geary, en cuirasse de combat intégrale. « L’équipe d’abordage syndic a dû coordonner ses frappes pour atteindre simultanément ces deux cibles, mais elle a dû se heurter à des retards en raison de son ignorance de la disposition des lieux à bord du supercuirassé. Elle aura le plus grand mal à nous trouver et, si elle y parvient, elle tombera sur des soldats prêts à l’accueillir.

— Amiral Lagemann, on ne peut pas laisser aux Syndics le contrôle de l’Invulnérable, déclara Geary.

— Ils ne le prendront pas, affirma le major Dietz. Je laisse une entière compagnie, renforcée par des matelots, pour garder cette zone. » Il réussit à ne pas se montrer sarcastique à la perspective de spatiaux en armes fournissant aux fusiliers un renfort efficace. « J’emmène l’autre compagnie, scindée en plusieurs escouades, à l’assaut des deux compartiments leurres investis par les Syndics. S’ils ont embarqué des armes nucléaires à bord de l’Invulnérable, ils les auront très certainement laissées sous bonne garde dans ces compartiments. Nous ne pouvons pas débusquer des gens en cuirasse furtive, surtout dans un espace aussi vaste et avec si peu de fusiliers, mais nous pouvons en revanche rendre la vie très difficile à leurs gardes et éventuellement nous emparer de ces armes.

— Avez-vous eu confirmation de la présence d’armes nucléaires syndics à bord de l’Invulnérable ? demanda Geary.

— Non, amiral. Ça reste une hypothèse, fondée sur une estimation des intentions probables de l’ennemi. Mais je recommande fermement de partir du principe que l’équipe d’abordage syndic possède au moins un engin nucléaire.

— Vos estimations se sont révélées extrêmement précieuses jusque-là, major Dietz. J’approuve votre recommandation. Amiral Lagemann, général Carabali, nous postulerons donc que les Syndics ont embarqué des armes nucléaires à bord de l’Invulnérable. »

Le canal du général Carabali venait de s’ouvrir et elle répondit par un hochement de tête aux derniers mots de Geary. « Nous partirons de ce principe, amiral. Demande permission d’envoyer des renforts à bord de l’Invulnérable.

— Quels effectifs et dans quel délai ? s’enquit Geary.

— Tous ceux du Tsunami, répondit-elle. Soit près de huit cents fantassins. Et dès qu’il pourra se ranger le long du supercuirassé. J’aimerais aussi amener le Typhon à proximité de l’Invulnérable au cas où sa défense exigerait également la présence des fusiliers de ce second transport d’assaut.

— Permission accordée. Dépêchez dès que possible ces fantassins sur l’Invulnérable.

— Compris, amiral. On s’en occupe. »

Geary se tourna vers le major Dietz. « Vous avez capté ? Vous avez bon nombre d’amis en chemin.

— Oui, amiral. » Dietz semblait étudier certain des écrans obscurs qui l’entouraient. « Un autre senseur de Lamarr vient tout juste d’être débranché dans une coursive. Ils nous cherchent. Je vais faire sortir mes soudards et leur faciliter les retrouvailles. Deux escouades piqueront vers la salle de contrôle factice et deux autres vers la fausse passerelle. Notre contre-attaque distraira aussi les Syndics et leur interdira de se rendre compte qu’un tas d’autres fusiliers vont monter à bord. » Il entreprit de s’éloigner puis s’arrêta en affichant une expression intriguée. « Une fusillade ? Amiral, des senseurs nous rapportent qu’on tire dans un secteur où ne se trouve aucun des nôtres.

— Ils tirent sur des ombres ? suggéra Lagemann.

— Des ombres ? Ce sont sûrement des forces spéciales syndics. Voire de ces fanatiques des forces de sécurité qu’il m’est arrivé de combattre. Des vipères. Des gars fichtrement coriaces et très bien entraînés. Ils ne tireraient sûrement pas sur des ombres… » L’expression de Dietz s’altéra. « En cuirasse furtive, la tactique conventionnelle est d’agir isolément ou, au maximum, par groupes de deux ou trois. Même s’ils avaient infiltré un bataillon entier à bord, ils ne convergeraient pas sur un objectif en groupes plus nombreux. Ils ne sont forts que d’une compagnie tout au plus.

— Alors ?

— Les fantômes, amiral ! Ces Syndics déambulent tout seuls ou à deux dans le noir, et dans des secteurs du bâtiment où nous-mêmes ne nous rendons qu’en escouade ! L’un d’eux a dû craquer et se mettre à tirailler au hasard.

— Qu’ils paniquent serait plutôt positif, non ?

— Bien sûr, amiral, répondit le major Dietz, en s’efforçant manifestement d’expliquer patiemment à ses supérieurs ce qu’ils auraient dû comprendre depuis un bon moment. Sauf s’ils ont des armes nucléaires. »

Geary aspira une longue goulée d’air entre ses dents. Des soldats isolés détenant des armes nucléaires et assaillis par une foule de spectres invisibles ? « Stoppez-les avant qu’ils ne perdent les pédales et ne fassent exploser ce bâtiment de l’intérieur ! ordonna-t-il à ses deux interlocuteurs.

— C’est l’idée générale, amiral, déclara Carabali. Entrez dès que vous êtes prêts ! commanda-t-elle à Dietz.

— J’en tiens une ! » hurlèrent en même temps Desjani et le lieutenant Castries, faisant tressaillir Geary.

Il se concentra de nouveau sur son écran et y vit vaciller le symbole d’une navette syndic, à mesure que les senseurs de la flotte décelaient d’infimes indications de sa présence. Un des croiseurs légers les plus proches acquit une solution de tir, et une lance de l’enfer la transperça.

Un instant plus tard, ses systèmes furtifs endommagés flanchant, la navette clignota puis apparut en pleine vue. Une douzaine d’autres faisceaux de particules la déchiquetèrent aussitôt.

« En voilà une autre », fit Desjani. Les signes de la présence d’une deuxième navette clignotaient à leur tour sur son écran. « On les a coincées à l’intérieur de la formation de recherche. Si elles ne bougent pas, les loger ne sera plus qu’une question de temps. Si elles bougent, ce sera encore plus rapide. »

Geary dut faire un réel effort de volonté pour s’arracher à la quête des navettes sans pour autant reporter son attention sur la situation à bord de l’Invulnérable mais pour la concentrer plutôt sur le tableau général et toute la région de l’espace proche de la flotte. « L’attaque suicide était une diversion, au moins en partie, rappela-t-il à Desjani. Peut-être est-ce également vrai de l’abordage. »

Elle ravala une réplique cinglante pour réfléchir. « Peut-être. Mais je ne vois rien pour l’instant, et personne ne peut camoufler plus gros qu’une navette sans que nos senseurs le détectent. Personne d’humain, je veux dire, et je serais très surprise que les Danseurs aient partagé leur technologie furtive avec les Syndics. »

Les vaisseaux visibles les plus proches étaient des cargos syndics qui, tous, se trouvaient à plus de trente minutes-lumière des bâtiments de l’Alliance. Geary prit le temps d’étudier son écran, mais lui non plus ne repéra rien. « J’aimerais voir ce qui se passe à l’intérieur de l’Invulnérable, capitaine Desjani, déclara-t-il.

— Bien sûr. Lieutenant Castries ! appela Tanya. Tenez le compte des navettes syndics qui explosent. Je surveille tout le reste pendant que l’amiral se charge d’observer l’abordage de l’Invulnérable. » Elle baissa la voix. « Allez-y. On tient le restant à l’œil.

— Prévenez-moi si vous croyez avoir repéré quelque chose…

— Je combats les Syndics depuis plus longtemps que vous, Black Jack ! Je connais mon boulot !

— Oui, commandant. J’en suis encore à apprendre le mien. » Il se concentra sur la situation à bord de l’Invulnérable, le lieutenant Castries venant d’annoncer la détection et la destruction de deux autres navettes furtives.

Le supercuirassé restait le problème le plus urgent pour l’heure. Ce n’était que de son bord, du moins si l’équipe d’abordage syndic parvenait à sécuriser ses positions et à menacer de le détruire de l’intérieur, qu’on pourrait infliger à la flotte un nouveau coup dévastateur.

Le nombre des images transmises par les fusiliers restait relativement restreint, puisque deux compagnies seulement se trouvaient pour l’instant à bord de l’Invulnérable. La moitié d’entre elles restaient d’ailleurs pratiquement fixes dans la mesure où les unités qui les transmettaient étaient tapies en position défensive.

Mais d’autres se déplaçaient. Geary en sélectionna une en tapotant sur l’image d’un chef d’escouade, dont le casque lui retransmit aussitôt ce que voyait son propriétaire.

La fenêtre qui venait de s’ouvrir sous ses yeux présentait la vue qui s’offrait à ce dernier, y compris tous les symboles apparaissant sur la visière de son casque, tandis qu’il arpentait les coursives obscures et désertes de l’Invulnérable. Un frisson dévala l’échine de Geary au souvenir des fantômes bofs qui les hantaient.

Le soldat qu’il observait était nerveux ; c’était une femme, et la vue qui s’offrait à elle ne cessait de changer à mesure qu’elle s’évertuait à déceler les présences invisibles qui l’entouraient. Mais sa voix restait ferme et assurée pour guider son escouade dans ce dédale de coursives. En l’absence de gravité, les fusiliers devaient se haler à la force des poignets. « Pas trop vite, lança-t-elle. Ils sont en combinaison furtive intégrale. Fiez-vous aux indications. ’Ski, réveille-toi et ouvre l’œil, bordel !

— Je l’ouvre, sergent.

— Tu parles ! »

Les fantassins descendirent une coursive enténébrée en jouant des pieds et des mains, prirent à gauche à un carrefour, remontèrent en flottant une échelle conçue pour des extrémités bien plus petites que celles des humains puis dévalèrent une autre coursive. Leurs constantes patrouilles les avaient familiarisés avec la topographie du vaisseau extraterrestre, et ils pouvaient se déplacer en ne consultant qu’occasionnellement les plans du vaisseau qu’affichait l’écran de leur visière. « Faites gaffe, les prévint leur chef d’escouade. Le major affirme qu’ils sont dans les parages.

— Quelque chose arrive sur nous, sergent !

— Je n’ai aucun signe de mouvement, Tecla.

— Là. Regardez ! Comme si des gens en combinaison furtive se déplaçaient beaucoup plus vite qu’ils ne le devraient, en bousculant des trucs.

— Vu ! Ils viennent sur nous. Attendez qu’ils aient tourné l’angle. »

Mais le soldat invisible des forces spéciales syndics ne tourna jamais l’angle. Il (ou elle) avait dû regarder en arrière en fonçant à toute blinde, parce que la coursive résonna soudain du bruit d’un impact comme s’il avait heurté la cloison en ratant le virage.

« On les tient ! » beugla un fusilier en faisant feu.

Les tirs parurent ricocher sur un objet invisible puis l’image d’un humain en cuirasse de combat se dessina, criblée un instant plus tard d’une douzaine de balles avant que le Syndic eût pu réagir.

Geary se frotta les yeux, tout en essayant de s’imaginer ce que l’homme avait fui : des Bofs l’entourant de toutes parts, fantômes authentiques ou fantasmes engendrés par un ultime système défensif voire la structure même du vaisseau, ainsi que l’avait suggéré le capitaine Smyth ? En tout cas, ça semblait assez réel pour secouer n’importe qui.

Il bascula sur le circuit vidéo d’un autre chef d’escouade qui, lui, s’approchait de la principale salle de contrôle factice de l’ingénierie. Les fusiliers arrivaient par vagues précipitées, couverts par plusieurs de leurs compagnons pendant qu’ils se ruaient en avant, pour ensuite couvrir à leur tour ces derniers. Ce n’était certes pas la méthode de progression la plus rapide qui fût, mais Geary pouvait comprendre qu’on y recourût contre un ennemi invisible, en dépit du besoin d’accéder en vitesse à ce compartiment.

L’escouade fit halte avant l’angle de la coursive où s’ouvrait le principal sas donnant sur le compartiment factice. Son chef passa le bout du doigt derrière le coin ; la caméra fixée à son index lui fournit une image claire du passage perpendiculaire.

Rien, apparemment. Le sas était ouvert. On ne voyait personne.

« Pourquoi ont-ils laissé cette écoutille ouverte, sergent ? demanda un fusilier.

— Pour qu’on l’emprunte, affirma le sergent. Une vieille ruse. On laisse un accès libre à l’objectif que l’ennemi cherche à investir en espérant qu’il s’y engouffrera sans se poser de questions. Le nombre de ceux qui tombent dans le panneau vous surprendrait.

— Qu’est-ce qu’on fait, sergent ?

— Major ?

— Il faut qu’on entre là-dedans le plus vite possible, sergent Cortez, répondit Dietz. Si les Syndics ont emporté des armes nucléaires, l’une d’elles se trouve probablement à l’intérieur. Il faut les déborder sans délai.

— Entendu, major. On va se servir de grenades à rebonds pour les éblouir et neutraliser leurs cuirasses furtives, les gars. Équipes un et deux, préparez vos grenades. Réglez-les sur “poussière”.

— Poussière, sergent ? Pas éclats ?

— Vous m’avez entendu. Vous avez besoin d’un dernier coup d’œil, les gars ?

— Ouais, sergent. »

Le sous-off passa de nouveau l’index derrière l’angle et laissa l’image s’afficher plus longuement sur la visière du casque de ses hommes.

Qu’est-ce qu’une grenade à rebonds ? Geary tourna le regard sur un des côtés de l’écran du fusilier et repéra un inventaire de l’armement. Il cliqua sur l’icône correspondante et obtint une image et une description : une grenade revêtue d’une chemise extrêmement élastique, assez épaisse pour que son explosif se comporte à la manière d’un jouet SuperBall.

« C’est vu ? s’enquit le sergent en retirant le doigt armé d’une caméra.

— Ouais, sergent. Fastoche. J’ai marqué des buts plus durs en dormant.

— Tâchez de ne pas foirer. À mon signal, tirez l’un après l’autre dans cet ordre : Denny, Lesperance, Gurganus, Taitano, Caya, Kilcullen. C’est compris ? »

Six des fusiliers répondirent affirmativement.

« Les autres, préparez-vous à foncer dans le tas. Prêts ? Tirez, tirez, tirez, tirez, tirez, tirez. »

Chacun des fusiliers cités balança sa grenade en fonction de sa place dans la séquence de tir. En vue plongeante, Geary vit les grenades rebondir sur la cloison opposée puis ricocher encore sur celle qui lui faisait face pour emprunter la coursive perpendiculaire avant de s’engouffrer dans le sas béant du compartiment factice. Il se rendit alors compte que les tirs avaient été légèrement espacés pour interdire aux grenades de se heurter l’une l’autre et de bâcler ainsi leurs rebonds. En l’espèce, chacune explosant après son entrée dans le compartiment, on eut droit à six tirs couplés parfaits.

« Giclez ! » hurla Cortez.

Geary vit les fantassins se précipiter, tourner l’angle et foncer vers le sas ouvert d’où s’évadaient à présent des nuages de poussière.

Les contours diffus, indistincts de silhouettes humaines en cuirasse de combat apparaissaient à présent dans la poussière, détourées et révélées par elle en dépit de leur capacité furtive. Brusquement conscientes qu’elles étaient désormais au moins partiellement visibles, ces sentinelles ouvrirent le feu et réussirent à abattre un des fusiliers avant d’être frappées à leur tour par une douzaine de tirs.

Les soldats de l’Alliance ripostaient âprement dans tous les sens, changeaient de direction et s’engouffraient dans le compartiment. En dépit de sa première visite, Geary était quasiment incapable de le reconnaître tant il était saturé de poussière. Il comprit enfin pourquoi les grenades avaient été réglées sur « poussière » : réduite en une fine poudre, leur chemise annihilait l’avantage que leur cuirasse furtive procurait aux Syndics. Leurs silhouettes se dessinaient dans les nuages tourbillonnants. L’image retransmise à Geary par la cuirasse du sergent tressauta soudain sauvagement : l’homme avait été touché, il était plié en deux et titubait le long de la paroi du compartiment.

Geary changea précipitamment de point de vue, jetant son dévolu sur le caporal qui menait à présent l’escouade. Deux autres tirs se firent encore entendre dans le compartiment puis le silence retomba, tandis que les gars de l’escouade le passaient au crible en quête d’ennemis survivants.

« Le sergent est tombé ! Ç’a l’air moche.

— Vois ce que tu peux faire, commanda le caporal Maksomovic. Et Tsing ?

— Mort.

— Merde ! Il reste des Syndics en vie ?

— Pas pour longtemps.

— Bon sang, Caya, si vous en trouvez un encore en état de respirer, toi ou les autres, laissez-le vivre ! On a reçu l’ordre de faire des prisonniers aux fins d’interrogatoire, et vous avez intérêt à obéir !

— D’accord, d’accord, Mack. Hé, celle-là est encore… Laisse tomber ! »

Geary voyait le caporal Maksomovic flotter près d’une silhouette en cuirasse syndic désormais privée de toute capacité furtive. « On peut la “ressusciter” ?

— Pas avec un trou de cette taille dans la peau. C’est à se demander comment elle a pu tenir si longtemps.

— Eh, Mack, je crois avoir trouvé l’arme nucléaire qu’on cherchait.

— N’y touche surtout pas, Uulina ! » L’image se déplaça hâtivement pour se focaliser sur un cylindre trapu dressé dans un des angles du compartiment. Sur l’écran de visière du caporal, son système de combat identifia automatiquement l’arme ennemie et fournit des informations cruciales. « Major, on a un engin nucléaire confirmé. À fusion. »

Le major Dietz semblait tout à la fois soulagé et inquiet. « Armé ?

— Euh… ? Commutateur d’armement. » L’écran de visière du caporal Maksomovic éclaira en surbrillance la partie de l’arme qu’il regardait, lui fournissant ainsi un schéma des positions « on » et « off » du commutateur d’armement. « Non, major. Le commutateur n’a pas été basculé.

— La minuterie ?

— Non, major. Pas de compte à rebours en cours.

— Bien joué. Conservez vous-même cet engin jusqu’à ce qu’on puisse vous passer un ingénieur de l’armement qui vous expliquera comment le désactiver. Et méfiez-vous : les Syndics pourraient tenter de vous le reprendre.

— Oui, major. Major, on a un blessé…

— On a vu. Une autre escouade est en chemin avec deux médecins de la flotte. Ne laissez surtout pas les Syndics récupérer cette arme nucléaire.

— Merci, major. Compris : on garde l’engin à tout prix. Très bien, les gars, reprit le caporal en s’adressant à ses hommes, les équipes paires surveillent le sas ouvert, les équipes impaires l’écoutille fermée. Ne restez pas tassés, ça leur faciliterait la tâche de vous dégommer ! Déployez-vous ! Kilcullen, vois ce que tu peux faire pour le sergent en attendant l’arrivée des toubibs.

— Où tu vas, Mack ?

— Je dois surveiller Duduche la Bombinette. Guettez les Syndics pendant que je la tiens à l’œil. »

Une autre voix se fit entendre. Geary se rendit compte qu’il accédait au canal de commandement des fusiliers. « Comment ça se passe, Vili ? demandait le général Carabali.

— J’ai la situation en main, répondit le major Dietz. Zone de commandement sécurisée et contre-attaque en cours. Nous tenons la salle de contrôle de l’ingénierie factice et nous nous préparons à reprendre la fausse passerelle.

— J’ai vu. Très bien, tout le monde. Le major Dietz reste le commandant sur site. Prenez vos ordres de lui quand vous embarquez sur l’Invulnérable. »

Concert de réponses en provenance des capitaines et lieutenants commandant aux compagnies et pelotons du Typhon transférés sur le supercuirassé. Le major Dietz entreprit de donner des ordres pour envoyer les unités vers divers ponts et coursives afin de former un cordon chargé de balayer l’Invulnérable de long en large.

« L’unité de manœuvre est l’escouade, déclara-t-il. Rien d’inférieur ne doit opérer isolément.

— L’escouade ? s’enquit un capitaine d’une voix éberluée.

— Vous en comprendrez la raison quand vous vous enfoncerez plus avant dans le vaisseau, répondit Dietz. Maintenez un peloton complet devant le sas qui a permis aux Syndics de s’y infiltrer et attendez-vous à en voir sortir quelques-uns.

— Sortir ? Pour aller où ? Il y avait bien des navettes qui traînaient alentour, mais nos missiles sont en train de les liquider.

— Vous comprendrez en entrant dans le vaisseau, répéta Dietz. Les Syndics vont chercher à ressortir. Préparez-vous à les recevoir et attendez-vous à ce qu’ils vous attaquent pour arriver jusqu’au sas.

— On tient la passerelle factice, major, annonça un lieutenant. Il y a une autre arme nucléaire ici, mais pas de Syndics.

— Répétez ? Pas de Syndics ?

— Non, major. J’ai passé le compartiment au peigne fin, d’une cloison à l’autre, en disposant mes gars du sol au plafond. Aucun Syndic ne s’y cachait.

— Ils ont abandonné une arme nucléaire ? s’étonna un capitaine. Ils ont… euh… Par l’enfer ! C’est quoi, ça ? Qu’est-ce qu’il y a là ? »

Geary vérifia la position du capitaine et constata qu’il s’était profondément enfoncé dans les entrailles du supercuirassé.

« Qui d’autre est avec nous, major ? s’enquit une voix inquiète.

— Rien qui puisse vous nuire, répondit Dietz. Maintenez la formation en escouades. Général, les nouveaux soldats ne sont pas acclimatés à l’environnement de l’Invulnérable. Le problème risque d’être plus rude que prévu.

— Fusionnez-les, ordonna Carabali. Faites du peloton votre plus petite unité de manœuvre et maintenez les fusiliers de chaque peloton en contact physique étroit. »

L’amiral Lagemann s’adressa à Geary : « La guerre dans une maison hantée ! Je n’aurais jamais imaginé qu’on puisse trouver pire que la guerre, mais c’est fait. Le premier engin nucléaire était escorté par six Syndics. Si le deuxième groupe était de taille équivalente, il était sûrement trop petit pour supporter la pression mentale des fantômes bofs, ou de ce phénomène inconnu quel qu’il soit.

— Vous croyez qu’ils ont tout bonnement filé ?

— Je crois que c’est vraisemblable. Regardez ce qui arrive aux fusiliers qui viennent d’embarquer, pourtant ils se déplaçaient partout en escouades, fortes d’à peu près le double des groupes que les Syndics avaient probablement laissés avec ce second engin nucléaire. »

Des alertes se déclenchaient çà et là. Parfois des fusiliers se heurtaient à des Syndics infiltrés. Ailleurs, c’étaient ces derniers qui tiraient sur des fantômes et révélaient ainsi leur position aux fusiliers.

Ceux du Typhon montés à bord de l’Invulnérable se déplaçaient bien plus prudemment maintenant, se retournaient ou pivotaient fréquemment pour vérifier ce qui se passait derrière eux et alentour, en même temps qu’ils se halaient dans les coursives obscures et désertes du vaisseau capturé aux extraterrestres, et qu’ils lâchaient de temps à autre quelques rafales sur un ennemi chimérique.

« On entend des alarmes ! » cria quelqu’un.

Geary bascula sur un autre canal, celui du lieutenant des fusiliers dont le peloton gardait le sas. Un de ses hommes gesticulait frénétiquement : « Sont trois ou quatre à suivre le mouvement ! Ils arrivent si vite que le matériel les voit rebondir contre les cloisons.

— Enfumez cette coursive », ordonna le lieutenant.

En l’occurrence, il s’agissait davantage de poussière que de fumée. Les grenades explosaient en une succession de bang ! qui éclairèrent brièvement la coursive menant au sas, plongée jusque-là dans l’obscurité, juste avant que la poussière n’interdise à la lumière de s’y infiltrer. Quelques secondes plus tard, elle se mettait à tourbillonner, agitée par les silhouettes qui la traversaient en flottant.

Les fusiliers ouvrirent le feu, éliminant trois Syndic, dont les cadavres culbutés se mirent à dériver.

« Qu’est-ce qui se passe, bordel ? demanda au lieutenant le sergent du peloton. Ils n’ont même pas essayé de riposter. Ils nous ont juste foncé dessus.

— En voilà d’autres ! Même coursive !

— Ils reviennent sur leurs pas », constata le major Dietz.

Des tirs crevèrent la poussière… Une salve frénétique, suivie dans la foulée par d’autres Syndics qui mitraillaient tous azimuts à mesure qu’ils apparaissaient. Les fusiliers ripostèrent, les tuant tous sauf un. Le dernier soldat des forces spéciales syndics, blessé mais toujours vivant, atteignit le rebord du sas et verrouilla dessus ses deux mains cuirassées, en se tortillant vers l’extérieur comme s’il craignait d’être de nouveau happé par l’Invulnérable.

Un fusilier brancha un jack permettant les communications sur sa combinaison. « Rends-toi maintenant, mec ! Désactive tes systèmes !

— Non ! » Geary l’entendit hurler. « Ils vont m’avoir ! Laisse-moi partir ! Dehors y a plus de danger !

— Il n’y a rien dehors ! On a fait sauter vos navettes ! »

Ignorant royalement de nouvelles invites à se rendre, le Syndic continuait de se cramponner au sas.

« Niquez les systèmes de sa cuirasse et placez-le sous sédatifs, ordonna le sergent.

— Si on met ses systèmes en rideau, on risque de le tuer, objecta le lieutenant. Nos ordres sont de faire des prisonniers.

— Si on s’en abstient et qu’on ne l’assomme pas aussitôt, il risque de se tuer lui-même. Regardez les coups qu’il a pris. Soit on le soigne, soit il claque.

— Une équipe de renfort est en route, intervint le général Carabali. Attendez son arrivée. Elle est accompagnée d’une équipe médicale et pourra l’interroger ensuite.

— Qui en a quelque chose à foutre qu’un autre Syndic crève ? marmonna quelqu’un.

— Nous, soldat Lud, répondit Carabali d’une voix glacée. Parce qu’on tient à savoir combien sont entrés dans ce vaisseau et combien d’engins nucléaires ils ont embarqués à son bord. C’est vu ?

— O-oui, mon général », balbutia le malheureux soldat Lud, prévoyant déjà une conversation saumâtre avec ses sergent et lieutenant dès que le général aurait tourné le dos.

Les fusiliers s’engouffraient dans l’Invulnérable. Compte tenu des vastes dimensions du bâtiment et de la nécessité de maintenir les unités sous forme de pelotons au minimum, ils ne pouvaient en aucun cas couvrir la totalité du vaisseau mais, à tout le moins, former une battue qui balaierait les ponts aux alentours du sas et les secteurs proches de la salle de contrôle et de la passerelle factices. « Il me semble que nous avons sécurisé l’Invulnérable », confia Geary à Desjani.

Comme si les vivantes étoiles n’attendaient que cette déclaration pour le châtier de son arrogance, Geary n’avait pas fini sa phrase que la voix de l’amiral Lagemann se faisait entendre, pressante :

« Amiral Geary, nous venons de recevoir une transmission d’une femme qui se prétend la commandante de l’équipe d’abordage. Elle affirme détenir un engin nucléaire et exige que nous mettions un terme aux opérations et que nous évacuions l’Invulnérable, faute de quoi elle le fera exploser. »

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