Dix-sept

La Vieille Terre était bien plus loin que les vaisseaux du Bouclier de Sol, de sorte qu’on ne pouvait guère s’étonner de n’avoir encore reçu aucun appel des autorités du Système solaire quand parvint enfin la réponse des forces d’outre-Sol.

Leur clinquant commandant, en qui Geary était désormais incapable de voir autre chose que Môssieu le Médaillé, n’affichait plus seulement sa mine blasée mais encore une moue impérieuse façon « Comment osez-vous ? » : « Je suis Son Excellence le capitaine commodore de première classe Earun Tavistorevas, de la Garde stellaire du Poing du peuple, chef prépondérant du Bouclier de Sol. Vous devez reprendre son titre complet pour communiquer avec un officier de mon rang. Les ordres que vous avez reçus des vils dirigeants de votre société de sauvages ne m’intéressent aucunement. Obéissez aux miens. Si vous ne réduisez pas votre vélocité et ne débranchez pas sur-le-champ tous vos systèmes offensifs et défensifs, je vous détruirai en même temps que la souillure ultramontaine que vous avez amenée chez nous.

— Je n’ai pas l’impression qu’ils tiennent à négocier », déclara Desjani à la fin de la transmission. Son ton était léger mais son visage austère.

Geary en connaissait parfaitement la raison. Le Bouclier de Sol continuait de se rapprocher de l’Indomptable. La vélocité de ses vaisseaux avait atteint 0,23 c et ils ne se trouvaient plus qu’à deux heures du croiseur de combat de l’Alliance. Les autres bâtiments, tous civils, qui cinglaient dans le Système solaire et dont les vecteurs auraient pu croiser ceux de l’Indomptable ou du Bouclier de Sol avaient altéré leur trajectoire pour s’en écarter et passer au large. Ils s’attendaient manifestement au pire. Les Danseurs, eux, continuaient d’escorter le vaisseau de Desjani, mais était-ce une bonne idée ? Ne seraient-ils pas davantage en sécurité s’il les exhortait à s’éparpiller puis à regagner le portail de l’hypernet pour rentrer chez eux ? Mais… s’ils refusaient de l’écouter ? Comment les protéger ? Comment sauver l’Indomptable ? « Quelqu’un saurait-il pourquoi il n’arrête pas d’employer des termes comme “vil”, “vulgaire”, “impureté”, “souillure” ? » demanda Geary à haute voix histoire de se changer les idées.

Tout le monde sur la passerelle secoua la tête, de sorte qu’il reposa la question à Iger.

« Non, amiral. Aucune idée. Sans doute se croient-ils supérieurs à nous.

— Ça, je l’avais déjà deviné », répondit Geary en coupant la communication avec une brusquerie qu’il savait lui-même inhabituelle. Quelque chose le tracassait. Quelque chose qui rôdait à la lisière de sa conscience, tel un énorme animal qui resterait hors de vue mais dont il sentirait malgré tout la présence.

Il fixa son écran, les tripes curieusement nouées. Son souffle s’était fait plus court et rapide. Il lui semblait avoir une arête coincée dans la gorge.

« Amiral ? »

Il était déjà passé par là. Il ne s’était pas montré à la hauteur à l’époque.

« Amiral ! »

La voix de Desjani réussit à percer sa concentration. Il arracha son regard à l’écran pour lui répondre.

Elle le dévisagea, d’abord avec surprise puis d’un air interrogateur. « Que se passe-t-il ? »

Il tenta de répondre et comprit enfin ce qui l’avait tant tarabusté. Pourquoi maintenant ? Ce n’est pas le moment d’avoir des réminiscences. Je croyais avoir dépassé ce stade. Ce qui l’empêchait de respirer lui coupait aussi la parole.

Desjani se penchait sur lui. « Bon sang, Jack, que se passe-t-il ? » répéta-t-elle d’une voix sourde et féroce.

Il croisa son regard et réussit à articuler deux syllabes : « Grendel.

— Grendel ? » Elle le scruta, intriguée, puis son visage s’éclaira. « Grendel. Vous, un seul vaisseau s’efforçant de protéger un convoi contre vents et marées. C’est la première fois depuis ce combat que vous affrontez une situation similaire. »

Il hocha la tête. Elle a saisi et je n’ai pas besoin de lui expliquer ce que j’ai du mal à comprendre moi-même, nos ancêtres en soient remerciés. Nous ne sommes pas à Grendel.

« Nous ne sommes pas à Grendel », lâcha Tanya, comme en écho à ses propres pensées.

Les mots lui jaillirent soudain de la bouche : « Tanya, mon vaisseau partait en morceaux. Presque tous mes hommes avaient été tués. Si jamais ça recommence…

— L’Indomptable est mon vaisseau, amiral. S’il doit partir en morceaux, je le défendrai jusqu’à la dernière seconde depuis la passerelle. »

Geary la fixa. « C’est censé me réconforter ? »

Elle tendit les bras et lui agrippa le poignet. D’ordinaire, ils évitaient tout contact physique afin de s’épargner les commérages sur l’amiral et son capitaine d’épouse. « Écoutez, si je meurs ici, ce sera autant ma faute que la vôtre. Ce vaisseau est le mien. Je resterai à son bord jusqu’au bout. Et, si tel est le sort qui nous est réservé, vous l’évacuerez avec tous ceux qui pourront vous suivre. Nous n’avons eu le bonheur de nous connaître que pendant bien peu de temps. Pourtant nous n’aurions jamais dû nous rencontrer. Vous auriez dû mourir il y a un siècle. Mais vous n’êtes pas mort et je ne mourrai pas non plus aujourd’hui.

— Tanya…

— Écoutez-moi. J’ai la conviction que je peux mieux piloter l’Indomptable que tous ces mirliflores leurs vaisseaux fantoches. À un contre un, je les dézinguerais tous. Mais ils sont une tripotée et il me faut quelqu’un pour veiller au grain, surveiller le tableau général et devancer Môssieu le Médaillé. Vos souvenirs déstabilisants sont donc malvenus. Si jamais vous avez la bloblote, on est foutus. Allez-vous paniquer ?

— Non ! »

Elle retroussa les lèvres, dévoilant ses dents en un demi-sourire qui tenait plutôt du grondement. « Et comment ! Ça ne vous est jamais arrivé et ça ne vous arrivera jamais. Balancez-moi ces vétilles, jetez-les aux orties ou faites ce qu’il faut pour vous en débarrasser jusqu’à ce que nous ayons flanqué une déculottée à ces gars. En êtes-vous capable ou devons-nous appeler un médecin ici pour vous soigner la tête ?

— Oui ! » Ce n’est qu’après avoir prononcé ce mot qu’il prit conscience du calme et de la fermeté qu’il lui avait imprimés. « J’en suis capable. Mais appelez quand même un toubib. Chacun ici peut voir que je suis secoué et je tiens à montrer que je gère mon stress intelligemment. Je vous remercie. Qu’ai-je bien pu faire pour vous mériter ?

— Pas suffisamment. Je vous en ferai part le moment venu. Mais je ne fais que mon devoir, amiral. Je le ferais aussi si un autre que vous était assis dans ce fauteuil, ne l’oubliez pas. » Desjani lui lâcha le poignet et se radossa à son siège, puis elle entreprit de tapoter sur ses touches de com. « Infirmerie, nous avons besoin d’un contrôle médical sur la passerelle. Rien de grave, pure mesure de précaution. »

Geary se massa le menton et jeta quelques regards discrets autour de lui. Comme il s’y était attendu, chacun feignait de n’avoir rien remarqué d’inhabituel dans le comportement de l’amiral et de son commandant de pavillon. Se montrer capable de feindre l’indifférence devant un supérieur est quasiment une garantie de survie dans la flotte, sinon dans toute l’histoire militaire de l’humanité. « Très bien. Il nous reste encore une paire d’heures, même si nous n’accélérons pas pour nous repositionner. » Geary avait appris à employer les termes adéquats : meurtrie par un siècle de guerre et obnubilée par les questions d’honneur, la flotte ne fuyait pas ni ne se repliait ; elle se repositionnait. « Nous avons sur eux quelques avantages.

— En effet. Nous sommes plus rapides. » Desjani montra son écran. « Nous sommes plus volumineux que leurs mégacroiseurs, mais, proportionnellement, nos principales unités de propulsion sont plus grosses que les leurs, de sorte que notre rapport masse/poussée est meilleur. Si l’on part du principe que nos tampons d’inertie sont aussi supérieurs aux leurs, nous devrions pouvoir virer et accélérer plus vite qu’eux. »

Geary fixa son écran en fronçant les sourcils. « Rien d’autre ?

— Ils sont moins bien cuirassés. » Elle consulta le sien, le front plissé. « En termes d’armement, ça ne colle pas. Ils devraient disposer de beaucoup plus d’armes que nous n’en voyons. Je ne peux pas en dire davantage en l’occurrence. Peut-être n’ont-ils pas de générateurs de champs de nullité, mais, pour nous servir du nôtre, il faudrait nous approcher effroyablement près d’eux, et ils pourraient avoir quelque chose de différent mais d’aussi efficace.

— Rien de bon de ce côté-là, donc. Quoi d’autre ?

— Vous. »

Geary se sentit sourire. « Et vous. Le meilleur pilote de la flotte. »

Au tour de Tanya de sourire. « Et mon équipage, ajouta-t-elle. De vieux chevaux de retour. On connaît notre boulot. »

Il s’accorda un temps de réflexion, que vint interrompre l’officier des trans. « Commandant, on reçoit un message des autorités du Système solaire.

— Transmettez à l’amiral Geary et à moi-même », ordonna Tanya.

Geary fixa d’un œil attentif la fenêtre virtuelle qui venait de s’ouvrir. Il s’était plus ou moins attendu à ce que les gens de la Vieille Terre fussent différents : plus âgés, plus sages, plus intelligents. Mais les deux hommes et la femme qui lui faisaient face ne différaient en rien de ceux avec qui il avait parlé jusque-là. Sinon par le cerne de fatigue bleuâtre qui soulignait leurs yeux et l’impression d’une sorte d’ancestralité intemporelle que donnait leur visage. Leur tenue, qui ne ressemblait en rien aux uniformes chamarrés d’outre-Sol, était d’une coupe relativement sobre et dans des couleurs évoquant un éclat quelque peu fané mais encore intense.

« Bienvenue au vaisseau Indomptable de l’Alliance, déclara une des deux femmes. L’annonce de votre rencontre avec une espèce intelligente non humaine, dont nous pourrions prochainement recevoir les ambassadeurs puisque vous les avez conduits jusqu’ici, nous a follement enthousiasmés.

» Malheureusement, comme vous l’avez certainement déjà découvert, le Système solaire est actuellement occupé par une force militaire qui appartient à la Convention des Premières Étoiles, laquelle prétend nous protéger. Nous avons élevé des protestations contre cette ingérence et nous cherchons depuis deux décennies à trouver un accord sur des procédures permettant de former une coalition avec d’autres puissances voisines pour expulser de Sol les vaisseaux de guerre de la Convention. Toutefois, en raison du statut particulier de Sol et de certaines inquiétudes quant au risque de déclencher contre d’autres systèmes stellaires que le nôtre une agression de la Convention, cette tentative a rencontré de nombreux écueils. Malgré tout, cette région de l’espace n’a pas connu la guerre depuis plusieurs décennies, ni d’ailleurs de conflits majeurs au cours des deux derniers siècles.

— Ça fait vingt ans qu’ils cherchent à s’unir ? s’exclama Desjani. Deux décennies qu’ils se demandent s’ils doivent réagir et comment ?

— Ouais, lâcha Geary. Rione avait raison quant à la manière dont procède, ou ne procède pas, plutôt, le Système solaire. Il s’interdit d’agresser mais aussi de se défendre. Au temps pour la belle idée d’un Sol seule oasis de paix et d’harmonie dans le territoire colonisé par l’humanité. Cela dit, il semblerait qu’il n’y ait pas eu de nombreux combats.

— Nous ne pouvons vous apporter aucune assistance contre la force militaire de la Convention, poursuivit la femme de la Vieille Terre. Dans cette mesure, nous vous exhortons à vous conduire comme vous le jugerez bon, tout en gardant toujours en mémoire que vous vous trouvez dans le berceau de l’humanité. Mieux vaudrait, pour vous-mêmes et les représentants de cette autre espèce, que vous ne couriez aucun risque inutile.

» Ici Dominika Borkowski, au nom du peuple et de la Patrie, terminé. »

Geary se massa l’arête du nez, fit la grimace puis se tourna vers Desjani. « Veuillez prier votre personnel de transmettre ce message aux sénateurs et aux envoyés. »

Tanya en donna l’ordre puis : « Comment croyez-vous qu’ils réagiront ?

— Je n’en sais rien. En discutant de la réponse à lui donner ? Que faire ?

— Ils nous laissent la bride sur le cou, fit-elle remarquer.

— Parce qu’ils ignorent qu’ils s’adressent à Tanya Desjani », répliqua sèchement Geary.

Un assistant médical monta sur la passerelle, procéda à un bref examen de Geary, lui tendit un patch tout prêt qu’avait craché sa machine, et Geary se l’appliqua pendant que l’assistant passait aux autres personnes présentes. Le médicament ne produirait son effet que dans deux ou trois minutes mais il se sentait déjà beaucoup mieux psychologiquement à l’idée que le soulagement ne tarderait plus à se manifester et que son jugement ne serait plus obscurci.

« Très bien, déclara-t-il. Je m’apprêtais à répondre aux autorités de Sol. » Il se redressa, quêta du regard l’approbation de Tanya quant à sa présentation puis enfonça la touche RÉPONDRE. « Ici l’amiral Geary, commandant en chef de la flotte de l’Alliance, à bord du croiseur de combat Indomptable. Nous vous remercions de votre message et de votre mise en garde. Les représentants du gouvernement de l’Alliance à bord de ce vaisseau sont en train de rédiger une réponse officielle, mais nous vous serions reconnaissants de nous fournir tous les renseignements et informations dont vous disposez sur les vaisseaux de guerre de cette Convention. Ils nous bloquent le passage vers le portail de l’hypernet et se préparent à nous intercepter, les Danseurs et nous-mêmes, alors que nous avons promis de les protéger. Tant et si bien que nous nous retrouverons contraints de prendre les mesures nécessaires pour nous défendre. Toute information nous sera d’un grand secours.

» Nos réactions tiendront compte de la nature et du statut spécifique de ce système stellaire, soyez-en assurés. Contrairement à la Convention, nous ne cherchons pas à user de violence.

» En l’honneur de nos ancêtres, Geary, terminé. »

Il se rejeta en arrière, les yeux encore rivés sur l’écran, sans bien se rendre compte, pour l’instant, que tous les regards étaient braqués sur lui et qu’on attendait de voir ce qu’allait imaginer Black Jack pour sauver l’Indomptable et les Danseurs tout en inculquant un peu d’humilité à Môssieu le Médaillé et aux vaisseaux de la Convention. « Partons du principe que les représentants de notre gouvernement vont débattre indéfiniment des décisions à prendre, Tanya. Je suis pratiquement certain que Rione fera de son mieux pour les tenir occupés et les empêcher de se fourrer dans nos jambes. Il me semble que nous devrions demander aux Danseurs de poursuivre leur chemin vers la Vieille Terre pendant que nous nous retournerons pour affronter les vaisseaux de la Convention.

— Excellent, approuva-t-elle. Sauf que… Je sais que je ne m’inquiète guère de diplomatie d’habitude, mais, pour une fois, il ne serait peut-être pas mauvais de les laisser tirer les premiers.

— Afin que nous ne répliquions qu’en état d’incontestable légitime défense ? Auriez-vous des suggestions quant à la manière de nous y prendre, capitaine Desjani ?

— En fait, oui, amiral Geary. » Tanya joignit le geste à la parole pour illustrer sa stratégie. « Nous réduisons la vélocité de l’Indomptable à 0,05 c et nous laissons les Danseurs poursuivre leur chemin vers la Vieille Terre à 0,1 c pendant que ces conventionnels nous rattrapent. Ils persistent à nous ordonner d’abaisser nos boucliers et nous continuons de leur répondre qu’il n’en est pas question, de sorte que, devant notre insolence, Môssieu le Médaillé prend sérieusement la mouche. Dès que nous arrivons à portée de ses armes, il ouvre le feu, l’Indomptable accélère à plein régime et évite sa première salve de missiles. Et, là-dessus, on les allume.

— Intéressant, fit Geary. La dernière partie reste malgré tout un peu floue.

— Il faudra improviser. »

Les médocs commençaient indéniablement à agir. La bête qui rôdait dans son esprit s’en était retirée. Il étudiait son écran, concentré et les idées claires ; le passé n’était plus qu’un moyen de peaufiner les tactiques hic et nunc.

« C’est risqué, fit-il encore observer. Nous ignorons les capacités de leurs missiles. »

Desjani afficha, flottant entre elle et Geary, une image de la formation de la Convention. « Avez-vous bien regardé ceci ? Observez. » Elle enfonça une touche et des lignes courbes interconnectèrent les vaisseaux ennemis pour dessiner…

« Un oiseau ? s’exclama Geary sans trop en croire ses yeux. Ils se sont disposés ainsi pour… faire joli ?

— Oui. Ces quatre corvettes et deux mégacroiseurs sur les flancs ? Nous ne pouvions pas deviner ce qu’ils représentaient puisque notre évaluation de leur formation se fondait sur des critères d’efficacité au combat. Mais, si on l’évalue sous l’angle de la scénographie, ces six bâtiments dessinent indéniablement deux ailes.

— Nos ancêtres nous gardent ! Ils s’apprêtent à combattre en formation de parade ?

— La femme de la Vieille Terre a affirmé qu’il n’y avait pas eu de guerre au cours des deux dernières décennies et qu’il n’était rien arrivé de grave depuis des siècles. Imaginez un peu l’état dans lequel serait notre propre QG si, privé de toute expérience, sans qu’aucune exigence ne vienne influencer ses décisions, il n’avait pas à répondre à des problèmes stratégiques. Décennie après décennie, l’esthétique finirait par prévaloir sur la fonctionnalité, le beau sur l’utilitaire, tandis qu’armement et design finiraient par se conformer davantage à des critères bureaucratiques et que les officiers se verraient décerner des médailles pour leur permanente !

— Môssieu le Médaillé. » Geary fixa son écran d’un œil neuf. « Mais ils sont très nombreux et nous sommes seuls. Que faire s’ils se lancent à la poursuite des Danseurs ?

— Ces bouffons ne les rattraperaient que si les Danseurs se laissaient faire, affirma-t-elle.

— C’est vrai. Présumons donc que les Danseurs seront hors de danger. Restent la Vieille Terre et les autres sites historiques de ce système stellaire. Nous ne pouvons pas prendre le risque de les endommager. »

Elle le dévisagea. « Vous ne croyez tout de même pas qu’ils tireraient sur le foyer de l’humanité ?

— Je n’en sais rien. » Il laissa son regard s’attarder de nouveau sur le globe bleu et blanc que montrait son écran. « En regardant cela, nous ne pouvons pas nous imaginer, vous et moi, qu’on puisse lui faire du mal. Mais les cratères qui piquent sa surface prouvent assez que les hommes n’ont pas hésité par le passé à larguer des projectiles cinétiques sur notre berceau à tous. Ce que les hommes ont déjà fait, ils peuvent le refaire. C’est bien pour cela que nous ne pouvons pas nous permettre d’étirer cette affaire sur toute la distance qui nous sépare de l’orbite de la Vieille Terre. Plus nous nous enfonçons à l’intérieur du système, plus nous nous rapprochons de planètes comme la Mère Patrie, Mars ou Vénus, ainsi que de toutes les stations et vaisseaux proches. Il faut en finir dans le vide de l’espace interstellaire et concentrer sur nous l’attention de vos conventionnels. »

Ç’avait marché à Grendel. Relativement bien en tout cas.

Si l’Indomptable doit mourir ici et Tanya rester jusqu’au bout à son bord, moi aussi. Bon sang, j’ai vécu assez longtemps. Mais j’ai tout perdu une première fois. Pas question de perdre encore tout ce qui compte pour moi aujourd’hui.

Ô mes ancêtres ! Et si elle mourait au combat et pas moi ?

Ça ne doit pas se produire. Je l’empêcherai.

« Très bien, capitaine Desjani. Nous allons suivre votre plan. Attendez deux minutes puis réduisez la vélocité de l’Indomptable à 0,05 c. » Geary enfonça une touche de com en interne. « Envoyé Charban, avez-vous eu un peu de chance ? »

Charban haussa les épaules. « Je ne saurais dire.

— L’Indomptable va considérablement ralentir, mais nous voudrions que les Danseurs poursuivent leur chemin sans nous jusqu’à la Vieille Terre. Pouvez-vous leur faire comprendre que ces autres vaisseaux sont des ennemis qui vont vraisemblablement nous attaquer, et qu’ils les attaqueront aussi s’ils arrivent à leur portée ?

— Des frères ennemis, lâcha Charban. Les Danseurs peuvent comprendre cette notion. Je vais les exhorter à continuer leur route. Espérons qu’ils le feront. »

Les propulseurs de manœuvre de l’Indomptable s’allumèrent, relevant sa proue et la retournant de manière à le renverser tout en conservant la même trajectoire, de sorte qu’il faisait désormais face à la formation de la Convention. Ses unités de propulsion principales s’activèrent ensuite pour réduire sa vélocité, mais Geary remarqua que Desjani n’en utilisait que la moitié. Si l’ennemi se basait sur cet indice pour évaluer la maniabilité du croiseur de combat, il sous-estimerait grandement son agilité réelle.

Le délai avant le contact diminuait très vite, la vitesse de rapprochement augmentant spectaculairement. « Plus que quarante minutes avant que les vaisseaux de la Convention ne puissent tirer sur nous, du moins si la portée de leurs missiles est équivalente à celle des nôtres », déclara le lieutenant Yuon.

Geary opina machinalement, le regard rivé sur les Danseurs. Ceux-ci avaient épousé le mouvement pivotant de l’Indomptable mais ils basculaient de nouveau à présent et reprenaient leur trajectoire antérieure sans réduire leur vélocité. Jusque-là, tout va bien. « Tanya, dès que nous entrerons dans l’enveloppe d’engagement des vaisseaux de la Convention, je vous abandonnerai les manœuvres.

— Merci, amiral. » Desjani se tourna vers ses officiers. « Que l’Indomptable soit pleinement paré à combattre. Mais que les sénateurs présents à bord n’en entendent surtout pas parler. Mettez leur compartiment sous silence. »

Geary hocha vigoureusement la tête. « Nous ne voudrions pas interrompre leurs débats. Ils sont déterminants.

— Euh… très bien. Faites passer le mot, les gars. »

Les coursives et compartiments qui, la veille encore, résonnaient de rires et de bruits de fête seraient bientôt remplis d’officiers et de matelots regagnant leur poste de combat en vitesse. De vraies armes seraient alimentées en énergie, de vraies cibles seraient verrouillées et ni le trident de Jupiter ni l’arc de Callisto ne décideraient du résultat.

« Tous les compartiments pleinement parés au combat », annonça le lieutenant Castries.

L’image du chef Gioninni se matérialisa près de Desjani. « Commandant, en ma qualité de sous-off engagé, j’aimerais vous suggérer de nous expliquer ce qui se passe. Un tas de bruits courent dans les coursives, et, vu que ce système stellaire est celui de Sol, les gens n’ont pas les mêmes inquiétudes que d’habitude.

— Excellente suggestion, chef, approuva Desjani. L’amiral Geary va s’adresser à l’équipage. »

Ah bon ?

« Merci, commandant. » L’image de Gioninni se dissocia.

« Dès que vous serez prêt, amiral. » Desjani lui souriait.

« Merci, commandant, lâcha Geary en singeant volontairement Gioninni. Avez-vous un exemplaire du discours que je m’apprête à faire ? Parce que j’ai un mal fou à me rappeler son contenu.

— Non, mais je me souviens de la substantifique moelle, répondit Tanya avec assurance sans lui laisser entendre qu’elle allait improviser dans la foulée. Il s’agissait grosso modo de défendre Sol et la Vieille Terre contre des agresseurs qui nous ciblent déjà.

— Vous en êtes bien sûre ? » Geary consacra quelques secondes à s’éclaircir les idées. « Les probabilités sont contre nous, Tanya. L’équipage doit en être conscient. Comment lui rendre l’espoir ?

— Ce n’est pas d’espoir que nous avons besoin, rétorqua-t-elle. Nous avons survécu à une guerre contre les Syndics et aucun d’entre nous n’espérait en voir la fin. Nous espérions sans doute vaincre à chaque bataille, mais nous nous sommes battus comme de beaux diables dans tous les cas, que nous croyions avoir une chance de l’emporter ou pas. L’espoir, c’est pour ceux qui s’attendent à connaître un avenir meilleur. Nous avons cessé d’y croire il y a belle lurette et nous avons appris à nous battre sans. Jusqu’à votre venue. Vous ne l’avez donc pas encore compris ? »

Il s’accorda quelques secondes avant de répondre. « Non, j’imagine.

— Contentez-vous de leur dire que nous n’avons pas choisi ce combat mais que nous allons le gagner.

— Très bien. » Geary fit signe à l’officier des trans de diffuser sa voix dans tout le vaisseau, sauf dans le compartiment où les sénateurs et Rione étaient en train de débattre. « Ici l’amiral Geary. Comme vous l’aurez peut-être déjà appris, nous avons découvert en arrivant dans le Système solaire qu’une des petites puissances étrangères hébergées dans les systèmes stellaires voisins avait violé le caractère sacré de Sol en y imposant une flottille de ses vaisseaux. Elle a menacé la population de Sol et exige notre reddition.

» La population de Sol nous a fait comprendre qu’elle ne pouvait pas se défendre elle-même. Nous sommes agressés et nos agresseurs menacent également la Vieille Terre et le Système solaire. Nous n’avons pas cherché la bagarre. Nous n’avons pas choisi de nous battre. Mais, puisque ces vaisseaux agresseurs nous bloquent la route vers le portail de l’hypernet, menacent les Danseurs, la Vieille Terre elle-même et se préparent à nous intercepter, nous n’avons pas d’autre choix. Les probabilités ne sont pas en notre faveur mais, puisqu’il nous faut combattre, nous vaincrons. »

Il espérait seulement que les sénateurs n’entendraient pas les acclamations et les vivats qui retentissaient à bord de l’Indomptable et que, s’ils y prenaient garde, ils les associeraient plus ou moins à la cérémonie du passage de la ligne de la veille. « J’ai été bon, j’imagine, déclara-t-il à Tanya.

— Vous auriez été encore meilleur si vous vous étiez contenté de dire ce que je vous avais soufflé.

— Je n’en étais pas si loin.

— Vous n’êtes pas mon correcteur, amiral. » Elle tapota le bras de son fauteuil. « Une demi-heure avant le contact. Les sénateurs vont sans doute remarquer que nous avons entamé des manœuvres de combat.

— Probablement. » Geary ne releva pas davantage.

« Nouveau message des vaisseaux ennemis », annonça l’officier des trans.

Môssieu le Médaillé avait l’air agacé et un tantinet intrigué, comme s’il n’avait pas l’habitude d’être contredit et ne savait pas trop comment le prendre. « Vous tardez beaucoup à obtempérer. Je ne suis pas homme à me répéter. Baissez vos boucliers et réduisez votre vélocité sur-le-champ ou je prendrai toutes les mesures appropriées pour assurer la sécurité de Sol. »

Geary appuya sur RÉPONDRE. « Je ne suis pas homme non plus à me plier aux ordres d’un militaire de bas étage appartenant aux forces d’une coalition de systèmes stellaires d’importance secondaire. Cessez aussitôt toute action offensive à notre encontre et changez de cap pour quitter ce système stellaire par tous les moyens qui vous conviendront. Sol ne peut pas se défendre tout seul, mais nous le défendrons comme nous nous défendrons nous-mêmes. Geary, terminé. »

Desjani lui adressa un grand sourire. « Les sénateurs n’approuveraient pas votre langage, j’ai l’impression.

— Non, certainement pas. » Rione pourrait-elle les tenir occupés jusqu’à ce que l’Indomptable se trouve contraint de combattre ? Si l’on interférait dans le plan que Tanya et lui avaient échafaudé, leurs chances de l’emporter seraient encore plus réduites. « Je viens de prendre conscience de quelque chose.

— Positif ou négatif ?

— Positif. Dans la mesure où Rione a voix au chapitre, il y a donc quatre votants. Livrés à eux-mêmes, ces trois sénateurs auraient sans doute pris leur parti à deux contre un au terme d’un bref débat. Mais, là, Rione peut intervenir chaque fois qu’une majorité se dessine et stabiliser le scrutin à deux contre deux. Le sénateur Navarro devait le savoir quand il lui a donné procuration. »

Si lassé qu’il soit des magouilles politiques affligeant l’Alliance, Navarro reste malgré tout assez retors pour trouver un moyen de déjouer toute tentative visant à me mettre des bâtons dans les roues. Mais, s’il a prévu cela, se doutait-il que j’aurais à affronter une telle situation ? Savait-il qu’on chercherait à me tendre ce traquenard à Sol ? Ou bien s’est-il tout simplement préparé au pire ?

« Dix minutes avant entrée dans leur enveloppe d’engagement estimée, annonça le lieutenant Yuon.

— Allez-vous continuer à leur présenter votre proue ? » s’enquit Geary. Depuis qu’il avait pivoté pour réduire sa vélocité, l’Indomptable revenait sur ses pas à très grande vitesse.

« Jusqu’au moment où je pressentirai qu’ils vont larguer leurs missiles, confirma Desjani. Je tiens à leur opposer mes armes et mes boucliers les plus efficaces. »

Les quelques minutes restantes s’écoulèrent avec la lenteur habituelle précédant un événement crucial. Lorsque l’Indomptable arriverait à portée des missiles ennemis, il ne disposerait que de quelques secondes pour réagir ; mais Geary s’adossa à son siège, dans l’attente de la décision de Desjani, en affichant une sereine assurance.

Celle-ci, pour sa part, semblait désormais l’ignorer et concentrait toute son attention sur l’écran qu’elle avait sous les yeux.

« On entr… »

Le lieutenant Yuon s’interrompit tout net. L’Indomptable venait de piquer vers le bas et d’accélérer au maximum des capacités de ses unités de propulsion principales avant de négocier, en une sorte de dérapage contrôlé, un virage de plusieurs dizaines de milliers de kilomètres, ses propulseurs de proue bâbord activés à plein régime.

Geary banda ses muscles pour résister à des forces cinétiques capables de battre en brèche les tampons d’inertie. Un grondement sourd émis par le métal et les composites soumis à ces tensions s’éleva tout autour de lui, comme si le bâtiment lui-même protestait contre le stress qu’on imposait à sa coque. Sur l’écran de Geary, des symboles rouges de danger balisaient une salve de missiles dont la trajectoire se recourbait pour traquer son vaisseau amiral.

« Les vaisseaux de la Convention ont tiré les premiers, déclara Desjani. Demande autorisation de riposter. »

Non seulement ils avaient ouvert le feu, mais ils avaient tiré une salve entière de missiles au lieu d’un coup de semonce. Ce qui levait tous les doutes, s’agissant de savoir s’ils cherchaient à détruire l’Indomptable. « Autorisation accordée. Prenez toutes les mesures nécessaires pour défendre l’Indomptable et les Danseurs. »

L’alerte des coms de Geary clignotait de manière pressante. Les sénateurs avaient remarqué la dernière manœuvre, sans doute quand elle les avait arrachés à leur siège. « Oui ? »

La sénatrice Costa le fixait, l’œil noir, depuis une fenêtre virtuelle. « Que se passe-t-il ?

— Les vaisseaux de la flottille de la Convention ont ouvert le feu sur nous, sénatrice, répondit-il. Sans provocation de notre part et avec assez de puissance de feu pour nous anéantir si nous n’avions pas esquivé leur attaque. » Ne me demande pas. Ne me demande surtout pas !

Sa supplique silencieuse fut exaucée. Costa ne s’enquit pas de la prochaine manœuvre du vaisseau amiral et son image disparut sans rien ajouter. Sans doute s’était-elle persuadée que l’Indomptable, après avoir esquivé l’attaque, était désormais hors de danger.

Sur l’écran de Geary, les missiles de la Convention se rapprochaient toujours en prenant des virages plus serrés que son vaisseau ne pouvait s’en imposer, les amples arcs de cercle tracés par leur vecteur d’interception s’incurvant vers la position qu’il aurait occupée s’il n’avait pas altéré sa trajectoire et sa vélocité.

Mais, sur l’ordre de Desjani, l’Indomptable piqua vers le haut et tribord. Les missiles durent réagir en conséquence et décrire de plus larges boucles, tandis que leurs propulseurs s’activaient sauvagement pour chercher à pallier la dernière manœuvre du croiseur de combat.

« Amiral ? » L’image du lieutenant Iger venait d’apparaître près de Geary. « Le nombre des missiles de cette salve correspond au nombre de rampes de lancement que nous avions identifiées sur les vaisseaux de la Convention.

— Très bien. C’est… » Geary bougea la main pour compenser la tension imposée par la dernière manœuvre de Desjani et afficha des données. « C’est tout ? Sur tant de vaisseaux ? Ça signifierait que les plus gros ne disposent que de deux rampes chacun ?

— Et les plus petits d’aucune », confirma Iger.

Geary consulta les statistiques. « L’armement de ces bâtiments est peu ou prou comparable à celui de nos auxiliaires. Ils sont peut-être un peu mieux équipés, mais guère plus. Pourquoi diable construirait-on des appareils aussi gros, coûteux et sophistiqués et ne leur fournirait-on qu’un armement aussi modeste ?

— Je… n’en sais rien, amiral. »

Tanya avait raison. Quand ils ont conçu leurs vaisseaux, ces gens avaient oublié ce qu’était une guerre. « Capitaine Desjani, votre évaluation de la puissance de feu de ces vaisseaux était correcte.

— Merci, amiral. Je n’ai pas besoin d’en savoir davantage. »

Les symboles de danger qui s’affichaient sur l’écran de Geary commençaient à clignoter et à s’effacer, à mesure que l’énergie des missiles de la Convention s’épuisait et qu’ils allaient se perdre dans le vide infini de l’espace sur une dernière trajectoire, désormais incapables de manœuvrer. Desjani avait fait pivoter l’Indomptable, qui décrivait à présent une boucle le ramenant vers le bas et bâbord, tandis que la formation de la Convention lui passait sous le nez en trombe et qu’il procédait à d’infimes réajustements de sa trajectoire, alors que les vaisseaux ennemis continuaient avec entêtement de se conformer à leurs vecteurs initiaux.

« Cibles acquises, déclara Desjani d’une voix sonore et d’une clarté presque surnaturelle. Je les veux, mesdames et messieurs. Mettez dans le mille. »

L’Indomptable traversa la lisière extérieure d’une aile de la formation ennemie, trop vite pour que l’œil humain eût le temps d’enregistrer son passage, et en ressortit en vibrant encore légèrement du contrecoup de ses tirs.

Dans l’espace, les affrontements sont souvent trop brefs pour que les hommes puissent réagir, mais, en revanche, les systèmes automatisés d’un bâtiment sont capables de viser et tirer au moment propice, et de choisir la milliseconde correcte pour déchaîner toutes ses armes sur la position précise qu’occuperait le vaisseau ennemi quand leurs projectiles la traverseraient. Les senseurs du croiseur de combat évaluaient à présent les résultats de cette passe de tir, tandis que Desjani le ramenait sur tribord pour lui permettre de se lancer de nouveau aux trousses de l’ennemi.

Une aile de leur formation avait disparu. Trois corvettes s’étaient tout bonnement volatilisées, le tir de barrage des lances de l’enfer et la mitraille de l’Indomptable ayant provoqué la surcharge du cœur de leur réacteur, et le mégacroiseur de la même aile avait été éparpillé en plusieurs gros fragments qui culbutaient dans le sillage de la flottille de la Convention.

Les Conventionnels avaient certes riposté, mais les boucliers de l’Indomptable avaient absorbé la plupart de leurs frappes ; une seule avait réussi à pénétrer et endommager sa coque. « Remettez-moi en état ce projecteur de mitraille, ordonna Desjani, plus dépitée que triomphante. Nous n’en avons pas abattu suffisamment et, maintenant, nous nous retrouvons en train de les traquer », grommela-t-elle pour la gouverne de Geary tandis que les unités de propulsion principales de l’Indomptable entreprenaient de lui faire acquérir davantage de vélocité encore.

« On les aura », lui affirma-t-il avec une assurance qu’il était loin de ressentir, un œil braqué sur les jauges chargées de mesurer la tension imprimée à la coque et qui, pour l’heure, quand les manœuvres de Desjani poussaient le croiseur de combat dans les limites du supportable, frôlaient dangereusement le rouge, même avec l’assistance des tampons d’inertie.

Une brusque agitation derrière lui signala le retour des sénateurs sur la passerelle. « Que se passe-t-il ? s’enquit Suva.

— Nous nous défendons, les Danseurs et nous-mêmes, conformément aux ordres que m’a donnés le gouvernement, répliqua Geary, tandis que Desjani, de son côté, ignorait consciencieusement le retour des politiciens.

— Nos tirs étaient donc purement défensifs ? demanda Sakaï, toujours aussi benoîtement.

— Absolument.

— Nous débarquons en plein combat, fit remarquer Rione. Notre présence sur la passerelle est perturbante. »

Costa et Suva se tournèrent vers elle, mais Sakaï prit le premier la parole. « L’envoyée Rione a raison.

— Que non pas, insista Suva. Ce héros a déclenché une nouvelle guerre pendant qu’elle nous retenait dans un compartiment ! »

Le regard de Rione, empreint d’une froide détermination, soutint celui de Suva. « Qui a tiré le premier, amiral ?

— Eux, répondit Geary. Une salve de missiles, dès que nous sommes arrivés à leur portée. Nous ne pouvions que nous défendre contre une force dont les autorités du Système solaire nous ont dit qu’elle n’y était ni conviée ni la bienvenue. »

Le lieutenant Yuon se gratta la gorge comme pour s’excuser d’interrompre leur discussion. « À notre vitesse de rapprochement actuel, nous serons à portée de l’arrière-garde de leur formation dans quarante-deux minutes, commandant.

— Nous les pourchassons ? s’étonna Suva, incrédule. S’ils cherchent à nous éliminer, pourquoi ne nous contentons-nous pas de les éviter ? »

Geary activa l’écran du siège de l’observateur. Privée d’une de ses ailes, la formation de la Convention poursuivait sa route en adoptant une longue trajectoire en creux qui croiserait celle des Danseurs beaucoup plus loin à l’intérieur du système. « Eux continuent de pourchasser les Danseurs. Ils sont sur une trajectoire d’interception. Et ils ont déclaré qu’ils avaient l’intention de s’en prendre à eux. Qu’auriez-vous attendu de notre part, sénatrice ? »

Suva se couvrit les yeux de la main puis opina. « Je ne suis pas stupide, amiral. Nos entretiens avec le commandant de la Convention ont été encore moins fructueux que mes discussions avec mes collègues du Grand Conseil. Trop d’esprits à l’opposition trop rigide, et dont certains refusent carrément le dialogue. Faites ce qu’il faut pour nous sauver. Nous ferons de notre mieux ensuite pour réparer les dégâts. » Elle semblait tout à la fois défaite et éreintée.

Costa la dévisagea d’un œil furibond. « Vous comprenez à présent pourquoi nos décisions antérieures étaient nécessaires à la sauvegarde de l’Alliance…

— Vous en feriez état ici ? » la coupa Sakaï d’une voix sereine mais qui restait tranchante.

Costa tressaillit puis regarda autour d’elle comme si elle avait effectivement oublié où elle était. « Je… Non. » Elle braqua le regard sur Rione. « Certains ici disposent peut-être d’une procuration, mais ils ne sont pas habilités pour autant à connaître de toutes les décisions que le Grand Conseil a prises pour l’Alliance.

— Je me trouve plutôt vernie à cet égard », rétorqua Rione, l’air amusée. Cela étant, le fer perçait sous le velours de sa voix. « Mais vous voulez sans doute parler de tout ce que le Grand Conseil a fait à l’Alliance plutôt que pour elle ? J’en sais peut-être plus long que vous ne le croyez, sénatrice. Et nous sommes très nombreux dans ce cas. »

Costa quitta la passerelle en frappant des pieds et en évitant ostensiblement de regarder Geary. Suva suivit. Elle adressa à Rione, qui arrivait juste derrière elle, un regard interrogateur bien différent de son hostilité habituelle. Sakaï leur emboîta le pas à son tour, toujours aussi impavide.

Les officiers de la passerelle les regardèrent disparaître, les yeux écarquillés et bouche cousue.

« Au boulot, tout le monde ! » ordonna Desjani. Bien qu’elle ne se soit pas retournée ni n’ait apparemment prêté aucune attention aux politiciens et à leur querelle, sa voix avait retenti dès que l’écoutille s’était refermée sur eux.

Geary s’efforça de s’ôter les politiciens de l’esprit pour se concentrer de nouveau sur la situation. « Nous devrions arriver à leur portée un peu avant qu’ils ne rattrapent les Danseurs. » Cela dit, à ce stade, l’Indomptable essuierait de nouveau toute la puissance de feu de la formation de la Convention sans pouvoir esquiver ses missiles comme la première fois, à moins de se retourner et de renoncer à engager le combat.

Tanya aspira brusquement une goulée d’air entre les dents avant de pointer son écran. « Non, nous ne les rattraperons pas. Regardez ! Les Danseurs se sont retournés. Ils fondront avant nous sur ces vaisseaux. »

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