« Le principal CECH syndic de ce système stellaire a exprimé toute la peine que lui inspirait notre perte, rapporta Rione d’une voix plate, et il a également affirmé n’avoir aucune idée du commanditaire des estafettes qui nous ont attaqués et qui, selon lui, auraient toutes été vendues par le gouvernement syndic. Si je le presse de nous révéler l’identité de l’acheteur, il me répondra certainement d’un air indigné et scandalisé que la compagnie qui a fait l’acquisition de ces vaisseaux est une société écran dont les dirigeants lui restent inconnus.
— Guère surprenant », déclara Geary en s’efforçant d’adopter un ton impavide. À la requête de Rione, ils tenaient cette conversation privée dans une salle de conférence. « Dans quel délai après l’attaque ce message nous a-t-il été transmis ?
— Ils nous l’ont adressé vingt minutes après que l’image de la fin de l’agression a dû leur parvenir, répondit Rione. Délai suffisant pour que nous puissions en déduire qu’ils ne pouvaient en aucun cas savoir qu’elle se produirait dès notre irruption dans le système. Ils n’ont nié jusque-là aucune implication dans l’attaque de l’Invulnérable.
— Hormis la destruction des estafettes furtives, il n’y en a eu aucune indication jusque-là, fit observer Geary. Nier leur participation à un événement qu’ils n’auraient pas vu paraîtrait louche.
— Que leur répondre ? » s’enquit Rione, assise juste en face de lui, en posant un coude sur la table.
Geary fixa l’écran des étoiles qui flottait entre eux deux et où Sobek occupait le centre, tandis que la trajectoire de la première flotte décrivait un arc gracieux vers cette étoile. À plusieurs heures-lumière de la flotte, la principale planète habitée du système orbitait autour de Sobek ; le monde même qu’habitaient les CECH qui, s’ils n’y avaient pas assisté, avaient à tout le moins eu connaissance de l’agression qui avait causé la perte de l’Orion ainsi que celle de nombreux soldats de l’Alliance à bord de l’Invulnérable.
« Rien, répondit finalement Geary. Qu’ils se demandent ce qui va s’ensuivre. »
Rione fit la moue puis secoua la tête. « Nous pourrions leur rappeler que nous avons fait des prisonniers, que nous allons les ramener dans l’espace de l’Alliance et qu’ils pourraient servir de preuve.
— De preuve de quoi ? Les prisonniers ne diront strictement rien qui pourrait corroborer l’implication officielle de ces Syndics dans cette agression. Nos médecins affirment que tenter de leur tirer les vers du nez pourrait les tuer.
— Nous le savons. Pas les Syndics. Ils savent ce qu’ils ont fait subir à ces soldats, mais pas si nous n’aurions pas trouvé de nouvelles techniques permettant de triompher des blocages mentaux.
— Hmmmm. » Cela risquait en effet de rendre certains CECH extrêmement fébriles. Et peut-être aussi d’épargner à l’avenir ce même conditionnement à d’autres soldats si les Syndics se persuadaient que leurs blocages ne les empêcheraient pas de parler. « Si vous réussissez à l’insinuer, n’hésitez surtout pas. Mais ne leur révélez aucun détail sur l’agression de l’Invulnérable.
— Me prendriez-vous pour une dilettante, amiral ? » Elle fixa à son tour l’écran des étoiles. « Nous devrions peut-être aussi leur annoncer qu’en dépit de tous nos efforts nous n’avons pas réussi à sauver leur portail de l’hypernet.
— Avez-vous lu le rapport que le capitaine Smyth nous a concocté à leur intention ?
— Ce n’est pas Smyth qui l’a écrit. J’aimerais assez en connaître l’auteur.
— Pourquoi ? »
Rione le dévisagea. « Parce que ses talents pourraient se révéler très utiles. »
Les lèvres de Geary se retroussèrent fugacement pour dessiner un sourire parfaitement factice. « L’identité de cette personne reste pour l’instant mon secret.
— Comme vous voudrez. »
Rione avait renoncé trop aisément. Geary pressentait qu’elle ferait des pieds et des mains pour découvrir le lieutenant Jamenson. « Autre chose ?
— Une dernière, amiral. » Elle tourna vers lui un regard indéchiffrable. « Quel effet cela vous a-t-il fait ?
— Quoi donc ?
— La destruction du portail de l’hypernet. Qu’avez-vous éprouvé ?
— En voilà une question ! » Il éludait.
« Vous avez franchi une ligne, amiral. Nous le savons tous les deux. Vous avez ordonné la destruction de ce portail alors que vous n’en aviez pas le droit légalement. Son effondrement enverra sans doute un message clair aux Syndics quant aux conséquences d’un affrontement avec la flotte, mais il vous faut absolument garder à l’esprit que les seules limites à votre pouvoir sont celles que vous vous imposez. »
Il faillit se mettre à vociférer, à lui hurler d’aller au diable, que de braves gens étaient morts, hommes et femmes, que les Syndics de Sobek devraient déjà lui être reconnaissants de n’avoir pas lâché un bombardement orbital qui aurait détruit toutes leurs villes, cités et installations. Au lieu de cela, il se résigna à compter mentalement jusqu’à dix avant d’essayer une nouvelle fois de détourner sa colère. « Si je me souviens bien, on m’en a soufflé l’idée.
— “On”, en effet, reconnut-elle sans s’émouvoir. Est-ce une ligne de défense ou une rationalisation ? Oui, c’est moi qui l’ai fait, mais on me l’avait suggéré. Vous pouvez faire mieux.
— Pourquoi m’y avoir incité si vous vous souciez à ce point du précédent qu’établit pour moi cet effondrement ? insista Geary.
— Parce que j’ai ressenti l’étendue de votre colère. De celle de tout le monde dans la flotte. Je ne pouvais que deviner comment vous réagiriez à la perte du cuirassé. Le portail vous offrait un moyen de riposter de manière à nuire gravement aux Syndics mais sans vous livrer ouvertement à des représailles susceptibles de susciter de nouveaux problèmes. »
Geary continuait de fixer l’écran des étoiles en s’efforçant de trouver le moyen d’esquiver une réponse directe. Mais il restait conscient que la mise en garde de Rione était justifiée. C’est bien pour cela que tu refuses de lui répondre, d’admettre qu’elle a raison. Tu l’aurais peut-être fait si elle n’avait pas insinué que l’effondrement du portail était une manière de vengeance. Mais les représailles massives sont précisément ce que nous sommes censés éviter. C’est une tactique syndic que nos ancêtres n’auraient probablement pas approuvée.
Je ne peux pas l’oublier. J’ai moi-même repoussé les frontières que je m’étais imposées pour rendre ma conduite acceptable. Je dois maintenant les garder en l’état car, si elles bougeaient encore, Black Jack s’autoriserait alors des exactions que jamais je n’aurais tolérées naguère.
Il finit par relever les yeux pour soutenir le regard de Rione en hochant la tête. « Je comprends. Je vois ce que vous voulez dire et je suis conscient des dangers potentiels. Je garderai vos paroles à l’esprit.
— Parfait. » Impossible de dire si elle était contente qu’il acceptât son avertissement. « J’enverrai un message à notre CECH de Sobek pour protester officiellement contre cette agression et lui expliquer que nous n’avons pas pu, hélas, sauver le portail de l’hypernet, trop endommagé par les combats. Il saura que ce n’est pas la vérité, mais il ne pourra rien y faire. Le rapport du capitaine Smyth le fera bouillir de rage car il n’en tirera rigoureusement rien. Son système stellaire est relativement prospère, mais il ne dispose que d’un seul point de saut. Une sorte de cul-de-sac spatial. Il regrettera amèrement son portail.
— Je l’espère bien, fit Geary. J’espère même qu’il ne se passera pas une minute sans que ces Syndics ne lèvent les yeux au ciel et ne se rappellent que leur portail n’existe plus et que ce qui reste des Mondes syndiqués n’a plus les moyens de le remplacer. Et qu’en l’apprenant nombre d’autres systèmes stellaires encore loyaux au gouvernement syndic vont envisager de revoir leurs allégeances.
— Ne placez pas vos espoirs trop haut. » Rione le scruta en secouant sévèrement la tête. « Souvenez-vous de ce que vous avez rappelé à la flotte. Destructions et massacres suffisent rarement à soumettre les gens à notre volonté. Ils risquent davantage d’y réagir de manière bien plus traditionnelle en refusant contre toute raison de plier ou de rompre. Peut-être avons-nous renforcé la mainmise des Mondes syndiqués sur ce système stellaire en détruisant son portail. » Elle s’interrompit le temps de laisser Geary s’imprégner de cette dernière hypothèse puis, voyant qu’il ne s’apprêtait pas à la contester, poursuivit : « Par ailleurs, j’annoncerai aux autorités syndics que nous détenons… cinq… oui, disons cinq de leurs sujets.
— Nous n’avons capturé que deux Syndics à bord de l’Invulnérable, fit observer Geary.
— Broutilles. Deux prisonniers ne suffiraient pas à leur donner des sueurs froides. En revanche, cinq est un chiffre assez gros pour qu’ils se fassent du mouron. Cinq individus dépourvus de toute identification mais qui commencent à répondre positivement au traitement et à fournir des réponses à nos questions.
— Merci, lâcha Geary. J’aime autant vous avoir de mon côté.
— Ne commettez pas cette erreur, amiral, le prévint-elle, l’air parfaitement sincère. Je ne suis pas de votre côté, mais de celui de l’Alliance. Cela au moins n’a jamais changé. Une dernière chose : je vais prévenir notre CECH que l’Alliance tiendra les Mondes syndiqués pour responsables de toute autre agression perpétrée au moyen de vaisseaux ou de matériel syndics, quelle que soit l’identité de leur utilisateur.
— Y êtes-vous habilitée ? demanda Geary. Cela revient à les menacer de guerre en cas de nouvelle attaque. »
Rione ouvrit les mains en souriant. « Je reste officiellement la porte-parole du gouvernement jusqu’à notre retour dans l’Alliance. Il pourra toujours réfuter et condamner mes menaces, mais, jusque-là, les Syndics devront les prendre au sérieux. » Elle le scruta, l’œil inquisiteur, en inclinant la tête comme pour mieux l’étudier. « Quelque chose d’autre vous tracasserait, amiral ?
— Oui, en effet. » Il serra le poing et le fixa. « Sans rapport avec votre rappel selon lequel j’aurais enfreint mes propres règles sur la capacité des représailles à modifier le comportement de l’adversaire.
— Ne voyez en l’effondrement de ce portail qu’un moyen de vous venger de la destruction de l’Orion, ni plus ni moins, et n’en attendez aucun autre profit. Vous êtes humain, Black Jack. Prenez cette leçon à cœur et allez de l’avant.
— D’accord. Mais vous n’écarterez pas aussi aisément mon autre sujet d’inquiétude. Même si les Syndics prennent votre menace au sérieux, elle devra d’abord parvenir aux oreilles intéressées, et il faudra un certain temps pour que des vaisseaux la colportent jusqu’au gouvernement syndic de Prime. Puis il faudra qu’elle en revienne à son tour. En raison de ce délai, qui devrait se mesurer en mois, tout ce qu’ils ont d’ores et déjà tramé se sera réalisé, que leurs dirigeants s’en inquiètent ou s’en amusent le jour où ils en auront finalement vent.
— C’est vrai, reconnut Rione. Peut-être ces menaces ne sont-elles finalement que ma propre forme de représailles, dont je devrais savoir qu’elle a bien peu de chances d’opérer mais qui a au moins le mérite de me réconforter.
— Non, elles restent une bonne idée, sauf qu’elles n’auront d’effet qu’à long terme, de sorte qu’elles ne nous seront d’aucun secours dans l’immédiat mais qu’elles risquent de modifier les projets des Syndics pour les mois qui viennent. Et, si jamais Sobek avait prévu de nous tendre un autre traquenard, il reste une petite chance pour que les autorités locales décident de revenir dessus en prétextant de votre menace. »
Elle hocha la tête comme si une autre idée venait de lui venir, puis reprit, sautant du coq à l’âne : « Ce crochet par Sobek nous fait perdre du temps, n’est-ce pas ? Dans quelle mesure ?
— Pas tant que ça », répondit-il, conscient qu’elle songeait surtout à son mari, toujours sous sédatifs et bouclé dans le lazaret de l’Indomptable. « Le trajet est légèrement plus long que si nous étions passés par Indras comme prévu, mais seulement d’une dizaine de jours, avant que nous ne rencontrions des obstacles plus sérieux à Simur ou Padronis. Atalia se trouve si près du territoire de l’Alliance que je serais très étonné que les Syndics nous y aient préparé une embuscade sans se faire repérer, si du moins ce système a accepté de coopérer avec eux.
— Dix jours, ça peut être très long, amiral », lâcha Rione à l’une des très rares occasions où elle admettait ouvertement les tensions pesant sur sa personne.
Pas bien sûr de trouver les mots justes – si du moins ils existaient –, Geary répondit d’un simple hochement de tête, non sans songer à tous les obstacles que la flotte risquait encore de rencontrer sur la route du retour avant d’atteindre Varandal.
Au cours des quelques heures qui suivirent, Geary fut bombardé de messages en provenance des autorités syndics de Sobek, s’informant de la cause précise de l’effondrement du portail de l’hypernet, de la raison pour laquelle, s’ils visaient seulement le point de saut pour Simur, les vaisseaux de l’Alliance plongeaient vers le cœur du système, exigeant la relaxe de tout citoyen des Mondes syndiqués que la flotte détenait encore, ou bien, en témoignant d’un culot à couper le souffle, le paiement d’un octroi pour avoir emprunté le portail de l’hypernet.
Geary se trouvait sur la passerelle de l’Indomptable quand Rione lui fit part de cette dernière exigence. Avant de lui répondre, il s’assura que le champ d’intimité qui l’entourait était bien activé et interdisait aux officiers présents de l’entendre. « Émissaire Rione, veuillez faire savoir aux autorités syndics qu’elles peuvent aller au diable, lequel leur versera certainement leur dû.
— Dois-je reformuler cela de manière plus diplomatique ? demanda-t-elle.
— Si ça vous chante. Peu me chaut de les offenser. S’agissant de la question des prisonniers, que faut-il répondre ? »
Elle écarta les mains comme pour s’excuser. « Les individus qui sont sous notre garde ne peuvent nous fournir aucune preuve de leur citoyenneté syndic. Nous devons les regarder comme apatrides tant que les autorités d’ici ne les auront pas revendiqués et n’auront pas accepté d’endosser la responsabilité des agissements de leurs citoyens.
— Ça marche pour moi. » Il s’interrompit pour scruter son écran. « Le lieutenant Iger et ses gens n’ont découvert aucun indice concluant de la présence de prisonniers de guerre appartenant à l’Alliance à Sobek. Ce n’est pas plus mal. Si d’aventure il s’en trouvait, les Syndics chercheraient probablement à les échanger contre ceux de leurs citoyens que nous détenons.
— Rien ne l’a laissé entendre jusque-là, affirma Rione.
— Qu’en est-il des navettes furtives que nous avons détruites ? Les CECH y ont-ils fait allusion ? »
Rione se contenta de ribouler des yeux, rare témoignage de mépris de sa part. « Les autorités d’ici font porter la responsabilité de toute cette affaire à des “éléments dévoyés” et des “acteurs inconnus” dont aucun “n’agit sous les ordres des Mondes syndiqués”. Elles se disent, selon leurs propres termes, profondément scandalisées que ce matériel militaire ait pu tomber entre les mains d’éléments criminels, qui nous ont attaqués pour des raisons qui ne regardent qu’eux.
— Dommage qu’on ne puisse pas étrangler une image virtuelle, lâcha Geary.
— C’est une honte, en effet. Je suis un peu déçue qu’ils ne cherchent même pas à nous servir des boniments un peu plus vraisemblables. » Son visage se fit plus grave. « Peut-être attendent-ils de nous voir réagir. Excessivement, je veux dire, de manière à rompre le traité de paix. L’inverse est tout aussi vrai : ils pourraient se dire que Black Jack se gardera de dramatiser, qu’il tempérera ses réactions et leur permettra ainsi de continuer à nous infliger de légers camouflets jusqu’à ce qu’ils finissent, en s’ajoutant, par nous nuire gravement.
— La perte de l’Orion n’avait rien d’un “léger camouflet”. Quelles sont mes options, selon vous ?
— Marcher sur la corde raide, amiral. Riposter plus durement qu’ils ne s’y attendent mais pas assez pour qu’ils crient à l’injustice.
— Comment suis-je censé faire le tri entre “assez” et “pas trop” ? »
Rione sourit. « Je peux vous y aider. Comme pour la perte malencontreuse du portail local.
— Je vois. » Geary arqua un sourcil interrogateur. « Qu’ont-ils dit exactement à propos de ce portail ?
— Ce que vous avez surtout envie de connaître, c’est l’étendue de leur fureur, alors vous serez sans doute ravi d’apprendre qu’ils crient carrément au meurtre et exigent qu’on leur transmette des données expliquant son effondrement et disculpant nos ingénieurs. Demandent des compensations. Expriment la détresse infinie que leur inspire un tel acte d’agression. Ne me fixez pas de cet œil assassin, amiral. Si vous leur montriez un tel visage lors d’une communication, vous ne feriez qu’étayer leurs… euh… scandaleuses prétentions.
— Je dois avouer que le toupet de certains de ces Syndics commence à me porter sur les nerfs », déclara Geary dès qu’il eut recouvré la maîtrise de sa voix.
Rione sourit de nouveau. « J’y suis davantage accoutumée. Je réponds à leurs accusations par l’étonnement et le désarroi. Je réclame des preuves. J’invoque la clause d’arbitrage du traité de paix. Je promets de me pencher sur la question, d’enquêter. Ils savent que je joue la comédie, qu’il n’en sortira rien, que leur portail a définitivement disparu et qu’ils ne pourront jamais apporter la preuve de notre responsabilité dans cette perte, et je peux vous assurer que ça les fait grimper aux rideaux. »
Il lui rendit son sourire. « Vous êtes très forte pour faire grimper les gens aux rideaux, n’est-ce pas ?
— C’est inné chez moi.
— Pourquoi êtes-vous brusquement devenue si obligeante ? La découverte des Bofs et des Danseurs aurait-elle à ce point changé la donne ? »
Elle détourna un instant le regard puis le reporta sur lui. « Ce qui a réellement changé la donne, c’est la découverte de la détérioration de l’état de mon mari. Le traitement qu’on a fait subir au commandant Benan et la raison pour laquelle on le lui a infligé seraient tellement intolérables aux yeux de la majorité de la population de l’Alliance que je dispose à présent d’un énorme moyen de pression. Ceux qui tentaient de me manipuler en me faisant chanter en seront conscients.
— Si vous rendez ce scandale public, cela pourrait tuer votre mari. »
Rione hocha tranquillement la tête. « C’est ce qu’ils feraient à ma place, de toute façon, et ils m’en jugeront donc capable. Méfiez-vous des gens persuadés de leur bon droit, amiral. Ils se croient tout permis pour arriver à leurs fins.
— Comme les CECH de ce système stellaire ? » demanda Geary, non sans percevoir l’amertume dont était empreinte sa propre voix. Si seulement il y avait eu un moyen de leur faire payer personnellement la perte de l’Orion…
Rione secoua la tête. « Je serais très surprise que leurs actes leur aient été dictés par l’idéalisme ou par la morale, amiral. Ces gens ne s’inquiétaient que de leur profit personnel. Peut-être étaient-ils aussi animés par des mobiles tels que la vengeance parce qu’ils ont perdu un être cher pendant la guerre, mais mes conversations avec les anciens CECH de Midway m’ont fourni quelques éclaircissements sur la mentalité syndic. Leur service de sécurité interne formait sans doute de véritables zélateurs, mais les autres n’obéissaient qu’à l’égoïsme ou la peur.
— Comment un tel système peut-il perdurer ?
— Peur et égoïsme.
— Ma question était sérieuse. »
Rione lui adressa un regard condescendant. « Et ma réponse l’était tout autant. Peur et égoïsme fonctionnent un certain temps, jusqu’à ce que l’égoïsme, si aucune allégeance supérieure ne vient le restreindre, ne devienne plus destructeur que ne peut le tolérer le système, et que la peur de vivre sous sa férule ne l’emporte sur celle de se rebeller contre lui. Les Mondes syndiqués ne tombent pas seulement en quenouille à cause des tensions imposées par la guerre, ni même parce qu’ils l’ont perdue en même temps qu’une grande partie de leur potentiel militaire, mais aussi parce qu’ils ne peuvent plus agiter la crainte de l’Alliance afin d’obtenir l’adhésion des populations et des systèmes stellaires.
— Je vois, fit Geary tout en réfléchissant. L’Alliance affronte elle-même quelques-unes de ces tensions parce que la peur des Syndics contribuait à maintenir sa cohésion.
— Un ennemi extérieur est toujours pain bénit pour les politiciens, déclara Rione d’une voix sèche. Il leur permet d’excuser et de justifier bon nombre de leurs exactions. Mais ça ne signifie pas pour autant que l’ennemi extérieur est toujours une chimère. Quel est ce vieux dicton, déjà ? Ce n’est pas parce qu’on est paranoïaque que nul ne cherche à vous nuire.
— Et les Syndics s’y efforcent encore de leur mieux. » Geary hocha la tête : une idée venait de lui traverser l’esprit. « Je me suis souvent demandé quel but ils visaient. Pourquoi nous agresser ainsi ? Ils savent qu’ils partent perdants. Mais vous venez à l’instant de me fournir la réponse, me semble-t-il.
— Ne suis-je pas merveilleuse ? Bon, si vous n’avez plus besoin de mes conseils avisés, je vais de ce pas rédiger ma réponse à leurs dernières demandes. »
Geary regagna la passerelle et s’installa dans son fauteuil de commandement en s’efforçant, pour la centième fois au moins, d’ignorer l’absence de l’Orion dans sa formation. Après tous ces mois passés à observer le cuirassé – cette malheureuse casserole piètrement commandée accrochée au cul de la flotte, puis, plus récemment, parce que le commandant Shen avait opéré un miracle en la transformant assez radicalement pour en faire un véritable atout –, il se surprenait à le chercher sans cesse des yeux pour ne plus jamais le trouver.
Il coula vers Desjani un regard en biais. Elle effectuait stoïquement sa tâche, le visage impavide, mais il savait que Shen avait été un ami intime. Encore un camarade dont le nom viendrait s’ajouter à la liste de ceux qui, gravés sur la plaque qu’elle gardait dans sa cabine, avaient trouvé la mort et qu’elle était résolue à ne jamais oublier. « Oui, amiral ? » s’enquit-elle subitement. Elle ne s’était pas tournée vers lui, n’avait pas eu l’air de remarquer son regard, mais elle en avait eu conscience.
« Je… réfléchissais. »
Elle le fixa dans le blanc des yeux et il comprit qu’elle savait à quoi il songeait. Que Tanya pût si bien lire dans ses pensées avait parfois de quoi lui flanquer la chair de poule. « Il ne faut pas oublier, mais nous ne pouvons pas non plus consacrer trop de notre temps à réfléchir à ce qui pourrait nous distraire de nos préoccupations les plus immédiates.
— Je n’ai pratiquement rien fait d’autre que de songer à ce que les Syndics pourraient encore nous préparer, vous pouvez m’en croire. J’ai même repoussé une conférence stratégique dans l’espoir de trouver quelques idées susceptibles de nous faire oublier nos… pertes. »
Elle le dévisagea quelques secondes sans répondre. « Je doute que quiconque puisse oublier, amiral. Pas ça. Mais, si les idées ne nous viennent pas, il faut faire appel à d’autres cerveaux. Avez-vous parlé à Roberto Duellos ? Ou à Jane Geary ? À quelqu’un d’autre que moi et… cette femme ?
— Oui. J’ai parlé avec plusieurs personnes. Cette femme m’a suggéré une image assez précise du plan d’ensemble du gouvernement syndic. » Il eut un geste courroucé. « Mais, s’agissant des menaces locales, il me faut constater que nous ne disposons de personne… eh bien… de comparable à ces deux colonels qui travaillent pour le général Drakon. Quelqu’un qui raisonnerait en Syndic et pourrait prévoir leur prochain plan tortueux.
— Vous avez tout bonnement envie de revoir le colonel Morgan, laissa tomber Desjani. Oh, ne vous mettez pas tout de suite sur la défensive. C’était une blague. Une méthode de gestion du stress. Vous devriez vous y être fait. D’accord, il n’y a pas de Syndics dans la flotte à part les prisonniers capturés sur l’Invulnérable et qui refusent d’admettre qu’ils en sont, mais ça ne veut pas dire que nous n’avons pas quelques cerveaux machiavéliques sous la main. » Elle enfonça une touche. « Chef Gioninni, j’aurai besoin de quelqu’un à l’esprit particulièrement fourbe. »
Deux minutes plus tard, l’image du sergent-chef apparaissait devant elle dans une fenêtre virtuelle. « Quelqu’un dont l’esprit serait particulièrement fourbe, commandant ? demanda-t-il en faisant montre d’une remarquable candeur. Vous voulez que je me mette en quête de ce quelqu’un pour vous ?
— Je me contenterai de vous-même, chef. Vous vous êtes tenu informé des récents événements survenus dans ce système, j’imagine ?
— Oui, commandant. Du moins dans la mesure où me le permettait mon humble position dans la flotte…
— Épargnez-moi la fausse modestie, chef, le coupa Desjani. J’aimerais que vous réfléchissiez très sérieusement à la proposition suivante : si vous vouliez nuire davantage à la flotte pendant qu’elle se trouve encore à Sobek, que feriez-vous ?
— Si j’étais un Syndic, voulez-vous dire, commandant ?
— Si cela vous met plus à l’aise, imaginez que c’est une flotte syndic et que vous cherchez un moyen de lui créer des problèmes avant qu’elle ne quitte le système. »
Gioninni répondit sans aucune hésitation : « Un champ de mines au point de saut. Nous pouvons emprunter un grand nombre de trajectoires différentes pour le gagner, mais c’est notre seule porte de sortie, commandant. Ils le savent.
— Comment nous empêcheriez-vous de les repérer à temps pour les esquiver ? ajouta Desjani. Ils nous savent certainement sur le qui-vive après les dernières agressions, à l’affût de tout ce qui pourrait se produire. Leur technologie furtive en matière de mines est certes pointue mais pas assez pour nous interdire de les détecter si nous les cherchons dans un rayon bien précis, et nous n’en sommes plus très loin.
— Une diversion, commandant, répondit Gioninni. De quoi nous distraire de nouveau. Et leur permettre d’un peu mieux dissimuler ces mines à nos senseurs. Comme un tour de passe-passe. Ça n’opère pas parce qu’on ne peut pas voir ce que vous faites, mais parce que vous attirez l’attention de ceux qui vous observent sur une autre activité que celle à laquelle vous vous livrez vraiment.
— Une petite idée de la forme que pourrait prendre cette diversion ? »
Gioninni marqua cette fois une pause avant de répondre. « Il faudrait que j’y réfléchisse, commandant. Elle devrait détourner l’attention des opérateurs humains des senseurs de la flotte en même temps qu’elle en compliquerait l’image pour la détection automatique aléatoire.
— Réfléchissez-y, je vous prie, chef. Merci pour ce précieux apport. Rien à ajouter ?
— Ah si, commandant. Une chose. Assez personnelle. »
Desjani tapa sur ses touches. « J’ai activé mon champ d’intimité autour de moi. »
Et autour de moi aussi, constata Geary, puisqu’il avait distinctement entendu ses dernières paroles. Mais il ne fit aucun commentaire qui aurait pu attirer l’attention de Gioninni.
« D’accord, commandant. Bon, vous m’aviez demandé d’avoir l’œil à tout ce qui pourrait sortir de l’ordinaire dans une certaine partie de la flotte, n’est-ce pas ?
— En effet. Les auxiliaires. Très bien. Alors ?
— Eh bien, commandant, je tiens d’une source autorisée qu’un des auxiliaires a reçu une livraison de gnôle de première bourre…
— Le Tanuki ?
— C’est ce que j’ai entendu dire, commandant. Un produit provenant de planètes syndics victimes d’un embargo et pour lequel la demande devrait être très élevée chez nous.
— Je vois. Et d’où le tenez-vous, chef ?
— Le même pourvoyeur m’a fait une offre, commandant. Je n’ai pas accepté, bien entendu.
— Il en demandait trop cher ? s’enquit Desjani. Et vous n’avez même pas réussi à marchander ?
— Eh bien, commandant, ce n’est pas en payant des prix exorbitants qu’on peut faire des bénefs. Point tant, d’ailleurs, que je pourrais m’engager dans une telle transaction qui contreviendrait au règlement de la flotte. Mais je me suis senti obligé d’en apprendre le plus long possible au cas où cette affaire la menacerait, elle ou son personnel, ajouta benoîtement Gioninni.
— Votre zèle et votre sens du devoir sont pour nous tous un sujet d’inspiration, déclara Desjani. Avez-vous une idée de ce qu’a payé le Tanuki pour cet alcool clandestin ?
— Non, commandant. Je n’ai pas réussi à l’apprendre.
— Merci, chef. Autre chose ?
— Rien qu’une question anodine, commandant, répondit Gioninni avec un large sourire. Allons-nous encore modifier notre cap de manière conséquente avant d’atteindre le point de saut ?
— Difficile à dire, chef. Et, dans tous les cas, ce sera à l’amiral d’en décider.
— Je comprends, commandant, mais, voyez-vous, quand nous avons adopté cette trajectoire circulaire, j’ai dû annuler tous les paris et repartir de zéro.
— Ç’a dû représenter beaucoup de boulot, chef », convint Desjani en feignant la commisération.
Geary sourit à l’insu du sous-officier. Ces paris existaient depuis aussi longtemps que les points de saut. Les matelots plaçaient une petite mise sur le moment précis où leur vaisseau entrerait dans l’espace du saut et celui qui tombait le plus près remportait tout le paquet. Pour une raison inexplicable, la flotte n’avait jamais sévi à ce propos ; elle avait pris la mesure de la valeur de cette pratique pour le moral des hommes et compris que cette soupape de sûreté interdisait à leur penchant pour les jeux d’argent de revêtir une forme plus nocive. À la connaissance de Geary, le couperet n’était tombé que quand les mises avaient pris des proportions exagérées.
« Chef, je veillerai à ce que l’amiral tienne compte de l’impact de toute modification significative de notre heure d’arrivée au point de saut sur votre charge de travail, poursuivit Desjani.
— Ben, commandant, vous savez comme moi que je suis le spatial le plus dur à la tâche de ce vaisseau, protesta Gioninni. À part l’amiral et vous-même, bien entendu.
— Tout dépend du sens qu’on donne au mot “tâche”, chef. Encore merci pour vos renseignements et suggestions. »
Desjani mit fin à la communication et adressa un regard aigu à Geary. « Qu’en pensez-vous, amiral ?
— Des paris, de la gnôle ou du projet syndic ?
— Je vous avais bien dit qu’il fallait tenir Smyth à l’œil.
— Ce dont vous vous acquittez parfaitement, fit observer Geary. Saviez-vous que les auxiliaires avaient aussi fait l’acquisition d’importantes quantités de terres rares pendant que nous étions à Midway ? Ils ne les ont pas obtenues par les exploitations minières régulières d’un astéroïde, mais nous en avions besoin et je n’ai pas posé de questions déplacées. Smyth a probablement enfreint la moitié des règles du manuel, mais c’est la plupart du temps pour bien faire son boulot.
— Et, dans cette mesure, vous consentez à tourner la tête les autres fois ?
— Oui. Tant que ça ne nuit pas à la flotte. Je lui poserai quelques questions insidieuses sur cette gnôle syndic pour bien lui faire comprendre qu’il est dans notre collimateur et qu’il n’a pas intérêt à l’utiliser à des fins délictueuses. » Geary se rendit compte que Tanya s’apprêtait à ergoter. « C’est très exactement ce que vous faites quand vous évitez de poser certaines questions au sergent-chef Gioninni parce que ses compétences particulières vous sont utiles, à vous-même comme à l’Indomptable. »
Tanya ravala ce qu’elle s’apprêtait à dire puis hocha la tête d’un air contrit. « Là, vous m’avez eue. Et que pensez-vous de son estimation de ce que projettent les Syndics ?
— Je crois qu’il a vraisemblablement raison. Nous aurions dû le voir, vous et moi, mais nous nous focalisions beaucoup trop sur les embûches qu’ils risquaient de semer sur la route pour nous rendre compte que les abords du point de saut seraient un passage obligé. » Il procéda à une brève recherche sur son écran. « Depuis notre arrivée, deux vaisseaux marchands ont été vus en train de quitter le système par ce point de saut, mais on a pu les piloter délibérément à travers les champs de mines pour nous faire croire qu’il n’y avait aucun danger.
— Mais toute forme de diversion devra nécessairement détourner notre attention à son approche. Qu’est-ce qui pourrait bien produire cet effet ? Les navettes furtives ne sont ni bon marché ni accessibles en très grand nombre, et nous avons déjà largement rogné sur celui dont pouvaient disposer les Syndics dans cette région de l’espace. Et l’opération d’abordage n’a plus ou moins réussi que parce qu’une première attaque nous distrayait déjà.
— Quelque chose d’entièrement différent, répondit Geary. Ils se doutent que nous allons guetter des stratagèmes identiques. Ils vont tabler sur une ruse à laquelle nous ne nous attendrons pas, quelle qu’elle soit. Très bien. Je convoque une réunion stratégique. »
Même lorsque l’ordre du jour ne comportait que bonnes nouvelles ou questions purement routinières, Geary ne voyait jamais ces conférences d’un très bon œil. Jusque-là, bien sûr, Sobek ne leur avait réservé ni bonnes surprises ni pure routine, de sorte que cette réunion virtuelle de tous les commandants de la flotte n’était guère prometteuse.
Il se tenait dans la salle de conférence, face aux images attablées de ses commandants de vaisseau. Le compartiment était en réalité relativement exigu, mais le logiciel de conférence le faisait paraître assez vaste pour les contenir tous, tandis que, devant lui, la table s’étirait à perte de vue pour permettre à des centaines d’hommes et de femmes d’y prendre place. Les officiers supérieurs, commandants de cuirassé ou de croiseur de combat, ainsi que le général Carabali et les ingénieurs les plus hauts gradés de la flotte étaient « assis » au plus près de lui ; les autres s’en éloignaient par ordre décroissant de grade ou de commandement. Mais il pouvait tous les observer de près, individuellement, et le logiciel zoomait automatiquement sur l’officier qu’il choisissait en affichant son nom, son grade et sa fonction.
Tout cela facilitait sans doute la tenue de ces réunions, mais Geary, lui, n’y voyait le plus souvent qu’un aspect négatif du logiciel. Il lui semblait que les conférences stratégiques, en règle générale, auraient dû être éprouvantes, difficiles à organiser, et se dérouler dans des salles bondées, poussiéreuses et inconfortables, que chacun aurait été pressé de quitter au plus vite.
Cela étant, même à lui, il arrivait parfois de tenir de telles réunions et, à ces occasions, le logiciel était le bienvenu.
« La situation vous est connue, commença-t-il. La perte de l’Orion a été un coup terrible, mais son équipage a connu une mort honorable, en faisant son devoir, et les vivantes étoiles l’ont certainement accueilli en leur sein.
— Une perte effroyable, fit remarquer le capitaine Duellos, commandant du croiseur de combat Inspiré, d’une voix inhabituellement âpre. Trop de nos camarades ont péri en combattant. J’aurais aimé que l’Orion emporte avec lui davantage d’ennemis et que nous ayons les moyens de faire payer ceux qui sont derrière cette agression. Il est bien dommage que le portail d’ici ait été si gravement détérioré.
— Effectivement, renchérit Badaya, commandant de l’Illustre. Mais pas encore assez. Je regrette que certains projectiles cinétiques égarés n’aient pas également troué de quelques cratères les plus importantes installations des Syndics du système. »
Une rumeur sourde traduisant l’assentiment général parcourut la tablée.
« Et pourquoi pas ? interrogea le commandant Neeson de l’Implacable. Pourquoi ne pas le leur faire payer plus cher ? Ils nous ont agressés. Ils ont détruit l’Orion. Pourquoi nous priver de représailles ? »
Au lieu d’intimer le silence par le truchement du logiciel, Geary préféra attendre qu’un autre concert d’approbations se fût tu de lui-même. Qu’ils relâchent donc un peu de vapeur. On en a tous besoin. « Je n’ai pas ordonné de telles représailles parce que c’est précisément ce que les dirigeants syndics attendent de la flotte. Ils espèrent que nous violions le traité de paix afin de pouvoir affirmer que nous sommes les agresseurs. »
Cette déclaration fut suivie d’un long silence, que finit par rompre Tulev, le commandant du Léviathan. « Pourquoi les Syndics chercheraient-ils à reprendre les hostilités avec l’Alliance quand ils n’ont même pas les moyens d’imposer militairement la loyauté à leurs propres systèmes stellaires ? » s’enquit-il. C’était davantage une interrogation qu’un défi.
« Parce qu’ils ont besoin d’un ennemi extérieur, répondit Geary. Leurs dirigeants savent qu’ils ne peuvent plus maintenir la cohésion des Mondes syndiqués par la force, mais aussi que la peur de l’Alliance a interdit à de nombreux systèmes de se révolter pendant la guerre. Ils se disent que, si la flotte donne l’impression d’attaquer et qu’on peut fournir de l’Alliance l’image d’un ennemi agressif que chacun devrait redouter, ils disposeront à nouveau d’un instrument leur permettant de s’assurer leur loyauté. »
Badaya secoua la tête. « Mais ce djinn-là est d’ores et déjà sorti de la bouteille. Même si nous sillonnions le territoire des Mondes syndiqués en bombardant à l’aveuglette, leur empire ne se reconstituerait pas.
— Je n’en suis pas si sûr, intervint le général Carabali en s’exprimant aussi lentement que précautionneusement. Si faibles qu’ils soient devenus après la guerre, les Mondes syndiqués continuent de présenter, pour les systèmes stellaires pris individuellement, une certaine sécurité dont ils ne bénéficieraient pas autrement. Ce sont d’ailleurs les deux seuls atouts que les Syndics peuvent leur offrir : la stabilité intérieure et une plus grande sécurité.
— Ce qui les oblige de nouveau à choisir leur ennemi, conclut Duellos. Pour l’heure, tant que l’Alliance respecte le traité de paix, les dirigeants des Mondes syndiqués restent le seul ennemi que se voient ces systèmes stellaires. Leurs propres chefs. Que la guerre reprenne et ils s’en trouveront soudain un autre. Ça pourrait marcher.
— Ça pourrait, admit Tulev. Ne serait-ce que partiellement. Mais, avec le temps, de petits avantages peuvent générer de grands changements. Je comprends votre raisonnement, amiral. »
Badaya était toujours furax, mais il réfléchissait. « Ils nous poussent à les attaquer. Pourquoi le feraient-ils s’ils ne cherchaient pas à ce que nous les agressions ? Je vois aussi ce que vous voulez dire, amiral. Mais il n’empêche que quitter Sobek avec, pour nous venger de la perte de l’Orion, la seule destruction du portail de l’hypernet me reste en travers de la gorge.
— Je vous l’accorde, convint Geary. Ça laisse un goût de trop peu. Néanmoins, la destruction de ce portail aura un impact non négligeable sur l’économie locale, comme sur l’aptitude des Syndics à regrouper rapidement des troupes.
— Autant que je sache, fit remarquer Neeson, c’était, à l’exception de celui de Midway qu’ils ne contrôlent plus, leur dernier portail en état de fonctionner.
— En effet, et c’est bien pour cela que les Syndics sont si furieux… » Geary s’interrompit brusquement, conscient qu’un détail important ne cadrait pas.
Le capitaine Hiyen fut le premier à mettre le doigt dessus. « Pourquoi les Syndics d’ici seraient-ils mécontents d’avoir perdu leur portail si le seul autre auquel ils pouvaient encore accéder était précisément celui de Midway, déjà pratiquement inutile ? »
Les yeux de l’émissaire Charban étaient rivés sur l’écran des étoiles qui surplombait la table de conférence. « S’ils sont à ce point en rogne, c’est qu’il leur servait encore. Et leur permettait d’accéder à d’autres systèmes.
— Nous avons effectué des contrôles, insista Desjani. Le seul portail accessible restait celui de Sobek. »
Hiyen secoua la tête. « Le seul portail accessible depuis Midway, quand nous avons voulu emprunter l’hypernet syndic, était effectivement celui de Sobek, déclara-t-il en mettant soigneusement l’emphase sur certains mots. C’est un fait avéré. »
Le commandant Neeson fixait Hiyen. « Les Syndics auraient-ils découvert le moyen de bloquer sélectivement l’accès aux portails de leur hypernet ? Est-ce seulement possible ?
— Je n’en sais rien, répondit Hiyen. Je ne sache pas qu’on ait tenté d’en inventer un. Dans quel but ?
— Pourquoi auraient-ils cherché à y parvenir ? À trouver ce moyen, je veux dire ?
— Oh, damnation ! lâcha Desjani, l’air écœurée. La réponse à cette question se trouve à bord de l’Indomptable, et ce depuis que nous avons confisqué la clé de l’hypernet syndic à ce soi-disant traître syndic. »
Duellos afficha une mine affligée. « Mais bien sûr ! Dès que nous avons échappé au piège qu’ils nous avaient tendu à Prime, les Syndics ont su que la flotte de l’Alliance s’était échappée avec la clé de leur hypernet. Nous avons postulé qu’ils tenteraient de s’y opposer en cherchant à la rattraper pour la détruire. Mais pourquoi auraient-ils cessé de le faire ? Pourquoi n’auraient-ils pas également cherché à réduire l’utilité de leur clé pour nous interdire d’emprunter leur hypernet à notre guise ?
— Ils y travaillent depuis que nous avons fui Prime, lâcha Neeson avec dépit. Et ça ne nous est même pas venu à l’esprit.
— Nous avions gagné, déclara Charban. Pourquoi nous inquiéter d’éventuelles innovations ?
— Nous ignorons si les Syndics y sont parvenus, tempéra Tulev. C’est une hypothèse raisonnable, j’en conviens. Mais que rien n’a encore confirmé. »
Geary se tourna vers Rione. Celle-ci hocha la tête, de sorte qu’il fit de nouveau face à la tablée. « Nous savons que les Syndics ont mené de nouvelles recherches sur l’hypernet. Ils ont trouvé un moyen de bloquer par signaux télécommandés l’effondrement des portails, comme celui qui a détruit Kalixa. J’ignore si l’Alliance, de son côté, a engagé des recherches similaires.
— Nous n’avions pas la même motivation, n’est-ce pas ? se récria Duellos. Un de nos systèmes n’avait pas été transformé en charnier comme celui de Kalixa.
— Les Énigmas avaient tenté d’infliger le même traitement à notre système de Petit, fit remarquer Desjani.
— Mais sans y réussir, grâce au dispositif de sauvegarde imaginé par notre défunte et très regrettée collègue Jaylen Cresida. Un système stellaire sans portail reste de loin préférable à un système stellaire détruit par son propre portail. »
Geary balaya la tablée du regard, mais nul ne semblait avoir de suggestion. Y aurait-il un quelconque rapport avec la tentative du QG de la flotte, avant notre départ de Varandal, de nous enlever tous ceux qui auraient une connaissance plus ou moins approfondie de l’hypernet ? Il m’avait semblé que le but de la manœuvre était de nous interdire d’apprendre qu’on pouvait provoquer l’effondrement de tout l’hypernet syndic par un signal télécommandé, mais cela ne cacherait-il pas davantage ?
Jane Geary releva brusquement des yeux médusés. « Lakota. Ne m’avez-vous pas dit, amiral, que les renforts syndics avaient surgi à Lakota, étonnés de s’y retrouver alors qu’ils avaient entré une destination complètement différente dans leurs instructions ?
— Si.
— Qu’en savent les dirigeants syndics ? Ceux de Lakota ont eu tout le temps d’en rendre compte, n’est-ce pas, entre le moment où la flotte a quitté le système et celui où elle est revenue y livrer une seconde bataille. Ils ont dû apprendre qu’il existait un moyen de modifier la destination de vaisseaux déjà entrés dans l’hypernet. Et s’ils avaient cherché à reproduire délibérément la manœuvre ?
— Ça va de mal en pis, lâcha Badaya d’un air dégoûté. Notre atout maître, cette capacité à nous servir de leur hypernet quand eux n’ont pas la possibilité d’emprunter le nôtre, est en train de tourner au joker.
— Le gouvernement de l’Alliance fait peut-être les mêmes recherches, suggéra Charban. Nous découvrirons peut-être à notre retour à Varandal que des contre-mesures sont déjà prêtes. »
Il y eut une brève pause puis une sorte de vague d’hilarité empreinte de dédain balaya la grande table virtuelle.
« Avec tout le respect dû à vos états de service d’officier des forces terrestres, seriez-vous en train d’avancer que nous devrions nous fier à notre gouvernement pour avoir anticipé un problème et travaillé à sa résolution avant qu’il ne nous explose au nez ? »
Charban eut la bonne grâce de sourire. « Ça paraît impossible, n’est-ce pas ? Mais n’oubliez pas que le système syndic est lui-même affligé de nombreuses tares, dont la moindre n’est pas ses propres dirigeants, et qu’il a pourtant réussi à obtenir quelques résultats.
— Nous aurons la réponse à certaines de ces questions en traversant d’autres systèmes syndics pour rentrer à Varandal, affirma Geary. Quel que soit l’état présent de l’hypernet syndic et quoi que les Syndics puissent en tirer, que nous soyons si proches de l’espace de l’Alliance importe peu à présent. Nous rentrerons chez nous par sauts successifs. Ce n’est pas si loin. Nous ne savons sans doute pas ce que les Syndics nous auront préparé en chemin, mais ils ont perdu beaucoup d’estafettes dans leur attaque suicide, et pas mal d’effectifs et de matériel de leurs forces spéciales pendant l’abordage de l’Invulnérable. Ils ne pourront pas les remplacer aisément, ni s’en servir contre nous ou leurs populations.
— Ça n’est suffisant, déclara le capitaine Vitali, commandant du Dragon. Nous avons perdu un cuirassé et son équipage. Dans une agression sans provocation de notre part et sans avertissement de la leur, pas même un coup de semonce. Nous ne pouvons pas feindre de l’ignorer à cause de spéculations sur l’hypernet syndic. »
Le murmure qui s’éleva tout autour de la table tenait cette fois du grondement. Le rappel des circonstances de la perte de l’Orion avait ravivé la fureur des participants.
Comment y réagir ? Geary adressa un regard à Tanya Desjani. Celle-ci le lui rendit en affichant une mine agacée, comme si la réponse coulait de source et qu’il tardait à la trouver.
Oh !
« Ce n’est pas la première fois que je suis confronté à une attaque sans provocation ni avertissement », déclara-t-il. L’évocation de la toute première escarmouche de la guerre, au cours de laquelle, attaqué par surprise à Grendel un siècle plus tôt, il avait dû résister seul à ses agresseurs, prit tout le monde de court. « Allons-nous faire ce qu’ils attendent de nous ou réagir comme nous l’entendons ? Telle est la question. Allons-nous les laisser gagner alors que nous les avons vaincus ici à chacune de leurs deux attaques ? »
L’argument était sans doute logique mais se heurtait aux émotions. Il se rendait compte que la plupart de ses commandants auraient aimé y céder mais se montraient réticents.
Alors qu’il en cherchait d’autres, plus solides, pour étayer sa position, le capitaine Jane Geary prit la parole. Elle s’était montrée assez laconique jusque-là, depuis son combat désespéré d’Honneur, et elle s’était la plupart du temps contentée d’observer et d’écouter au lieu de s’exprimer, mais sa véhémence soudaine retint l’attention générale. « Tant que s’applique le traité de paix, les Syndics sont censés nous remettre tous les prisonniers de guerre et nous permettre également de pénétrer dans leur espace pour les récupérer. Si nous jouions aujourd’hui le jeu des Syndics, songez à ce qu’il en coûterait aux nôtres encore détenus dans leurs camps de travail. »
C’était précisément le contrepoids affectif que cherchait Geary et il se rendit compte qu’il frappait juste.
Badaya hocha fermement la tête. « Le capitaine Geary a raison. Nous pourrions supprimer tous les Syndics de ce système sans pour autant libérer un seul des prisonniers de guerre de l’Alliance retenus ailleurs. Bon sang, nous avons essayé de les liquider tous et ça ne nous a rapporté qu’un siècle de guerre. Honorons plutôt le sacrifice de l’équipage de l’Orion en faisant le vœu de délivrer tous nos prisonniers quoi que fassent les Syndics pour nous provoquer. Nous éliminerons tous ceux qu’ils nous opposeront et nous ramènerons les nôtres chez nous ! »
Cette fois, la tablée tout entière hurla son approbation, tandis que Desjani lorgnait Badaya en affichant la même expression sidérée que si un rocher s’était mis à discuter de philosophie avec elle.
Geary réussit tout juste à dissimuler sa propre stupéfaction devant le laïus de Badaya. « Je n’aurais pas dit mieux. Ce sera notre ligne d’action. Nous ramènerons la flotte chez nous, ainsi que l’Invulnérable et les Danseurs, et nous n’arrêterons que quand tous les hommes et femmes de l’Alliance détenus par les Syndics seront rentrés chez eux. »
Un tumultueux concert d’approbations accueillit ses paroles. Il le toléra quelques secondes puis intima le silence. « Les Syndics pourraient bien tenter encore un mauvais coup avant notre départ. Tout le monde devra rester sur le qui-vive. Nous nous attendons à des problèmes au point de saut pour Simur, mais ça n’exclut rien entre-temps. Comme vous l’avez vu, le trajet comporte un large crochet par rapport à l’itinéraire direct afin d’éviter tout ce qui pourrait nous guetter sur une plus courte trajectoire. Merci. »
Ses officiers bondirent sur leurs pieds ; certains, attablés tout au bout, se lancèrent dans des acclamations, puis leurs images disparurent peu à peu après avoir salué, la mine résolue, tandis que les dimensions apparentes de la salle diminuaient progressivement.
Après avoir attendu qu’il ne restât plus qu’eux dans le compartiment, hormis la personne réelle de Desjani, il signifia d’un geste à Badaya et Jane Geary de rester. « Je tenais à vous remercier de m’avoir soutenu durant cette réunion. Vous avez bien parlé et avancé d’excellents arguments.
— Je vous devais bien ça, amiral, déclara Jane Geary. Et mon frère Michael est quelque part dans la nature. Il faut qu’on le retrouve. » Elle salua et disparut à son tour.
Badaya eut un geste indécis. « Ça me paraissait logique, voilà tout. Les réponses simples séduisent par leur simplicité, mais il faut sans doute y regarder de plus près, n’est-ce pas ?
— C’est ce qu’il m’a toujours semblé, convint Geary.
— Eh bien, vous nous avez enseigné quelques trucs. » Il décocha un regard à Desjani, et son sourire suggestif rappela brusquement l’ancien Badaya. « Et vous, Tanya, j’ai l’impression que le mariage vous a ramollie ! La Tanya d’autrefois aurait demandé qu’on plante une tête de Syndic sur un pieu tous les kilomètres, et ce depuis ici jusqu’à Varandal. »
Geary sentit son épouse se tendre, mais elle se contenta de retourner son sourire à Badaya. « Si vous me trouvez ramollie, essayez un peu de me contrarier.
— Même pas en rêve ! » Badaya se fendit à nouveau de son sempiternel sourire de mufle, salua et disparut.
« Qu’est-ce que ça veut dire ? s’interrogea Geary en fixant encore la position qu’occupait son image.
— Exactement ce que je me suis demandé. » Desjani se gratta la tempe. « Quand il a commencé à insister avec éloquence sur la nécessité de réfléchir au lieu de faire n’importe quoi, j’ai bien cru avoir perdu les pédales ou glissé dans une réalité alternative où vivrait son jumeau intelligent. Éloquent, Badaya ?
— Il a beaucoup changé depuis Honneur, reconnut Geary.
— Le bruit a couru qu’il vous avait présenté sa démission, dit Tanya en le dévisageant. Et que vous auriez décliné. En lui affirmant que vous aviez toujours confiance en lui.
— Je ne peux pas m’exprimer sur des rumeurs ou des conversations personnelles entre officiers. Même devant vous. Vous le savez.
— Il a vraiment cherché à démissionner ?
— Tanya…
— Il s’attendait à périr à Honneur. Avec tous les autres spatiaux de cette flotte, reprit-elle. Si quelque chose est capable de changer un bonhomme, c’est bien cela.
— Jane aussi, dit Geary. Elle m’a appris qu’elle était terrifiée, certaine d’y mourir.
— Ouais, eh bien, soit on meurt, soit on reste en vie. Avec un peu de chance, on survit et on s’efforce ensuite de le mériter. » Sa main était remontée vers son sein gauche comme de sa propre volonté pour toucher le ruban de la croix de la flotte qui y était épinglé.
« Que vous est-il arrivé, Tanya ? Quand avez-vous gagné cette décoration ? Et comment ? »
Elle se leva et détourna les yeux. « En restant en vie.
— Tanya…
— Pas maintenant, amiral. Je vous raconterai ça un jour… peut-être. » Elle se retourna et lui adressa un regard énigmatique. « Si nous vivons jusque-là. »