Onze

« Annoncez aux Syndics que nous allons effectuer deux passages au-dessus de la zone du camp, lança Geary à Rione. Les navettes devront s’appuyer deux allers et retours pour embarquer tous les détenus. »

La trajectoire orbitale de la flotte avait été soigneusement calculée pour que la surface de la planète se déplace légèrement de côté à chacun de ses passages. Au premier, les vaisseaux survoleraient l’ouest de la zone du camp. Sur les écrans des postes de commande syndics, leur orbite projetée établirait avec cent pour cent de certitude que le second les conduirait directement au-dessus du camp.

Des fenêtres virtuelles montrant le capitaine Armus, commandant du Colosse, et le capitaine Jane Geary de l’Intrépide s’ouvraient près du fauteuil de commandement sur la passerelle de l’Indomptable. « Vous avez vos consignes de manœuvre initiales, capitaine Armus. Dès que votre section de la division des cuirassés sera détachée de la formation, vous devrez faire votre possible pour soutenir les fusiliers sur le site du système de détente. Je me moque des dégâts que vous pourrez infliger au paysage environnant. »

Armus opina, aussi solide qu’imperturbable. Cette mission de soutien était parfaitement dans ses cordes.

« Votre propre section de la division des cuirassés devra tenir les quatre groupes de vaisseaux syndics à l’écart des unités d’Armus et des navettes qui viendront récupérer les fusiliers, capitaine Geary, reprit Black Jack. Prévenez les manœuvres ennemies et devancez-les. Ils n’ont pas les moyens de s’opposer à vos vaisseaux et, s’ils s’y aventurent, taillez-les en pièces.

— Ce sera un plaisir, amiral », répondit sa petite-nièce. Si quelqu’un était capable de faire jouer à des cuirassés un rôle défensif actif, c’était bien elle.

Assise de l’autre côté de Geary, Desjani s’efforçait de masquer le mécontentement que lui inspirait celui, mineur, qu’on confiait aux croiseurs de combat.

L’Orion avait été détruit. Acharné, Représailles, Superbe et Splendide étaient attelés à l’Invulnérable, non seulement pour haler le supercuirassé, mais encore pour le défendre. Il ne restait donc plus à Geary que dix-huit cuirassés, dont plusieurs présentaient encore des cicatrices consécutives aux combats contre les Énigmas, les Bofs et les Syndics. Il leur manquait sans doute aussi la maniabilité et la vélocité d’autres vaisseaux de guerre, mais tous étaient massifs, lourdement blindés et hérissés d’armements. Seule une puissance de feu formidablement supérieure pourrait en triompher.

Armus aurait sous ses ordres Colosse, Entame, Amazone, Spartiate, Galant, Intraitable, Glorieux et Magnifique, et Jane Intrépide, Fiable, Conquérant, Écume de Guerre, Vengeance, Revanche, Gardien, Téméraire, Résolution et Redoutable sous les siens.

Les images des deux commandants de cuirassé disparurent et Geary appela Carabali. « Vos gens sont-ils prêts à partir, général ? »

Carabali salua formellement. « Oui, amiral. Vingt-neuf fusiliers et un ingénieur de la flotte. Le capitaine Hopper a reçu un cours accéléré quant à l’emploi de la cuirasse furtive en opérations ainsi qu’en infiltration planétaire et elle a également touché en urgence une habilitation la qualifiant pour cette intervention. »

Prétendre que les éclaireurs de la force de reconnaissance des fusiliers avaient été enthousiasmés par l’adjonction d’un ingénieur de la flotte à leur mission serait gravement sous-estimer la véhémence de leur réaction. Geary aurait juré qu’il entendait leurs chœurs de protestations en dépit du vide interstellaire. Mais les fantassins avaient dû reconnaître qu’aucun des leurs n’avait acquis une fraction de l’expérience et de l’expertise de Hopper en matière de systèmes de détente ni n’était à la hauteur du défi que celui-ci risquait de poser. En outre, elle avait passé haut la main le test des simulateurs.

« Larguez vos gens à l’heure précise », ordonna-t-il.

Il se renversa dans le fauteuil et étudia son écran en s’efforçant de se détendre. Le globe de la planète habitée grossissait lentement. La flotte avait de nouveau réduit sa vélocité de manière drastique afin d’adopter une orbite stable. Les fusiliers disposeraient ainsi d’un peu moins de deux heures – après leur largage et avant que la flotte ne boucle son second passage au-dessus de la version syndic d’un tromblon continental – pour gagner la surface, atteindre leur objectif, l’infiltrer et s’emparer du contrôle du système de détente.

« Tenez-vous prête, Tanya. »

Desjani se démancha le cou pour se tourner vers lui. « À quoi ?

— Si besoin ou si une ouverture s’offre à moi, je compte laisser la bride sur le cou aux divisions de croiseurs de combat pour se lancer aux trousses des vaisseaux syndics qui nous ont harcelés.

— Ce qui ne laissera que les escorteurs et les quatre cuirassés attelés à l’Invulnérable pour protéger transports d’assaut et auxiliaires.

— Selon la situation, répliqua Geary. Et je laisserai aussi l’Adroit à l’intérieur de la formation en guise de défense de dernier recours. Soyez donc prête à foncer si j’en donne l’ordre. »

Desjani eut un sourire de louve. « Je le suis déjà. Vous ne vous en étiez pas encore aperçu ? »

Geary lui retourna son sourire puis appela le capitaine Tulev sur le Léviathan, le capitaine Badaya sur l’Illustre et le capitaine Duellos sur l’Inspiré pour leur faire part des mêmes instructions.

Les quatre groupes de vaisseaux syndics se trouvaient désormais dans un rayon de quelques secondes-lumière ; ils continuaient de narguer la flotte de l’Alliance et de contraindre ses vaisseaux, par leur harcèlement, à rester en formation compacte. Geary sourit en les observant. Vous n’allez plus tarder à devoir garer vos fesses et nous aurons peut-être alors une chance d’en découdre avec vous.

Une sonnerie sourde le prévint que les éclaireurs des fusiliers étaient largués en ce moment même de certains transports d’assaut, au moyen de tubes d’éjection spéciaux qui les propulsaient dans l’atmosphère sans qu’ils eussent besoin de carburant ni d’énergie, lesquels auraient risqué d’alerter les Syndics.

Il examina le globe qui tournait sous la flotte : le pôle Nord à droite et caché et le pôle Sud à gauche et sur le devant. La cité qui abritait le centre de commande syndic et le site du système de détente se trouvait un peu à l’écart, en bas et sur tribord, et le camp de prisonniers venait juste de réapparaître à la gauche de Geary, sur la courbure de la planète. Si l’on pouvait voir en même temps camp de prisonniers et site du système de détente depuis ce poste d’observation très élevé, ils étaient en réalité très éloignés l’un de l’autre.

Les fusiliers tombaient à présent vers la surface, équipés de combinaisons chargées de ralentir et dissimuler leur descente tout en interdisant leur détection par des senseurs. Elles n’étaient pourtant pas infaillibles. Un senseur suffisamment efficace, qui se concentrerait au bon moment sur la position voulue, détecterait des signes trahissant une anomalie. Mais, pour l’heure, tous les senseurs syndics et tous les globes oculaires de leur planète étaient braqués sur la flotte qui piquait vers le site du camp de prisonniers et commençait à larguer ses navettes.

Que ressentaient exactement les fusiliers ? Leur chute durerait des kilomètres, au cours desquels, conscients que des yeux et des oreilles hostiles fouillaient le ciel en quête d’intrus, ils verraient la planète grossir sous eux et sa surface se rapprocher. Leur armure absorberait la chaleur sans pouvoir l’irradier car elle trahirait leur position, et il ferait chaud comme dans un four dans ces combinaisons. Tous ces fantassins lourdement armés et cuirassés, qui toucheraient terre avec une telle douceur que même les senseurs sismographiques n’en détecteraient rien…

Avec, au beau milieu, le capitaine Hopper se livrant à une activité pour laquelle elle n’avait reçu aucun entraînement, hormis quelques brèves séances de simulation.

Geary ne pouvait activer aucune connexion lui permettant de voir par leurs yeux. Pas cette fois. Les éclaireurs observeraient un silence total, sauf pour quelques transmissions en microrafales et à basse énergie, exclusivement au sein de leur groupe.

« Toutes les navettes ont été larguées », annonça le lieutenant Castries.

Geary hocha la tête. « Parfait. » Il espérait qu’au moins sa voix semblerait ferme et assurée, contrairement à ses nerfs tendus et hérissés.

Quatre-vingts navettes descendaient vers la planète selon une gracieuse trajectoire étrangement semblable à celle des oiseaux qui leur avaient valu leur surnom. À la différence des fusiliers, ces navettes n’étaient équipées que de matériel de détection et d’évitement et restaient repérables aux senseurs.

Le regard de Geary se reporta sur les quatre groupes de vaisseaux syndics. Toujours relativement près, ils avaient en revanche cessé de se rapprocher. « Ç’aurait dû nous sauter aux yeux. Pourquoi ces quatre groupes de vaisseaux n’ont-ils pas cherché à frapper les navettes ou, à tout le moins, à entraver leurs mouvements ? Parce qu’ils voulaient s’assurer que nous n’arrêterions pas l’opération et que nous ne romprions pas non plus la formation pour les traquer.

— Hon-hon, lâcha Desjani.

— Je n’arrive même pas à m’imaginer participant à une opération comme celle de ces éclaireurs. Chuter jusqu’à la surface pour éviter ensuite de se faire détecter par les sentinelles ennemies à l’affût pendant qu’on progresse au milieu d’elles, tout ça… » Geary savait qu’il parlait trop, mais cette logorrhée l’aidait à se détendre pendant qu’il rongeait son frein. « Je ne sais vraiment pas comment ils font. »

Desjani lui décocha un regard en biais. « Ils en sont capables parce qu’ils sont cinglés. Tous les fusiliers sont timbrés. Ceux des forces de reconnaissance plus encore que les autres.

— Comment les distinguez-vous les uns des autres ? »

Tanya reporta le regard sur son écran. « Il vaudrait probablement mieux que vous restiez dans l’ignorance de certains épisodes de ma vie affective.

— Vous avez sans doute… raison. »

Un appel du service du renseignement lui épargna tout commentaire ultérieur. « Amiral, nos drones opérant encore à la surface décèlent une activité inhabituelle sur le site du système de déclenchement et alentour », rapporta le lieutenant Iger.

Geary étudia les images que lui transmettait le lieutenant en s’efforçant de n’avoir pas l’air trop ébranlé par cette annonce. « Serait-ce une manière d’alerte ? De sécurité renforcée ? » Si jamais les Syndics ont détecté l’intrusion de nos commandos…

« Non, amiral. Juste une circulation bien plus intense. Ils préparent certainement quelque chose, mais la surveillance ne s’est pas accrue. Les sentinelles seraient plutôt distraites par le contrôle des visiteurs à l’entrée et à la sortie du site. »

Lors d’une opération normale, ces informations et images lui auraient été transmises par les fusiliers eux-mêmes. Mais pas pour une intervention furtive. Toute connexion entre les fusiliers et la flotte aurait trop aisément trahi la présence des premiers. « Veillez à montrer ces images au général Carabali.

— À vos ordres, amiral. Les nôtres devraient avoir atterri à présent. L’absence de réaction des Syndics est donc assez bon signe. »

L’image du lieutenant n’avait pas disparu que celle de Rione la remplaçait. « Je viens de recevoir des nouvelles de la CECH Gawzi. Une mise en garde explicite nous prévenant que, si nous ne procédons pas cette fois à la récupération de nos prisonniers, rien ne garantira plus leur sécurité. Confirmation supplémentaire de leur désir de nous voir nous en acquitter. D’autant que ce n’était pas la CECH Gawzi en personne qui s’adressait à moi mais un avatar, ce qui laisse entendre que c’est bel et bien la sécurité interne des Syndics qui mène le bal.

— Êtes-vous bien sûre qu’il s’agissait d’un avatar ?

— Sûre et certaine. »

Geary se garda bien d’émettre d’autres doutes. Les avatars numériques abusaient certes aisément les machines mais rarement les gens. Si parfaite que fût l’illusion, ils sentaient ce que le matériel, lui, était impuissant à détecter. Il avait lu à ce propos certaines supputations selon lesquelles cette faculté ne se serait développée qu’après la naissance d’une certaine technologie engendrant des avatars presque parfaits, mais nul n’aurait su dire si l’hypothèse était fondée ou si les hommes avaient toujours su distinguer le vrai du faux.

« Gawzi est peut-être déjà morte, poursuivait Rione. Sa fébrilité croissante, lors de nos dernières conversations, m’a fait comprendre qu’elle n’appréciait pas franchement le projet des Syndics d’ici. Peut-être a-t-elle cherché à le contrecarrer. À moins qu’on ne lui ait implanté un blocage mental et que l’information qu’il lui interdisait de divulguer était à ce point épouvantable qu’elle en a très vite perdu l’esprit. »

Geary ressentit comme un élan de sympathie inattendu pour la CECH syndic mûrissante. Peut-être s’était-elle effectivement préoccupée de ses concitoyens, du moins à la manière du directeur de l’installation orbitale proche de la géante gazeuse. Mais elle n’avait rien pu faire pour leur venir en aide et éviter le drame. Elle avait passé sa carrière à soutenir un système qui, au final, l’avait récompensée en la trahissant avec une brutale, inflexible efficacité. Peut-être méritait-elle son sort après avoir consacré sa vie à un régime dont elle devait savoir qu’il était capable de tels forfaits. Mais peut-être aussi n’avait-elle pas eu le choix et s’était-elle décarcassée pour protéger malgré tout ses subalternes. Je n’en sais rien. Je n’ai pas à la juger. Si elle est morte, le jugement a été rendu par un esprit bien supérieur au mien. Quant à moi, la tâche qui m’incombe est de faire échouer les plans des Syndics. « Merci pour cette information. Les fusiliers devraient avoir atterri. Croisez les doigts. Ils prennent d’invraisemblables risques. »

Rione hocha lentement la tête. « Je prierai pour eux. Comme tout le monde dans la flotte. D’aucuns feront tout ce qu’ils peuvent pour sauver leurs semblables, tandis que d’autres en viennent aux dernières extrémités pour les supprimer. N’est-ce point là chose remarquable, amiral Geary ? »

Celui-ci ruminait encore une manière de réplique quand l’image de Rione se dissipa. « Je me demandais à un moment donné comment expliquer ce qui se passait aux Danseurs, Tanya. Maintenant, je me demande comment me l’expliquer à moi-même. »

Elle le fixa en plissant furieusement le front. « Je ne devrais pas vous laisser parler à cette femme.

— C’est une émissaire du gouvernement de l’Alliance !

— Et moi… le commandant de votre vaisseau amiral ! La première vague de navettes débarque. »

Les fusiliers n’auraient nullement besoin de son avis personnel sur une opération qui, pour eux, était de pure routine : récupérer des prisonniers de l’Alliance dans des conditions hostiles. Il aurait sans doute pu se brancher sur leur réseau de commandement pour assister aux événements qui se déroulaient dans le camp, mais il s’en abstint cette fois. Le général Carabali me préviendra si quelque chose tourne mal pour les hommes, et les officiers de quart de l’Indomptable m’avertiront si jamais les navettes rencontrent des problèmes.

Au lieu de se focaliser sur ces deux aspects de la situation, il choisit donc d’observer d’autres sections de son écran. Les quatre groupes de vaisseaux syndics n’avaient pas bougé. Ils ne devraient réagir que si la flotte de l’Alliance refusait manifestement de jouer le jeu comme l’entendaient les Syndics, mais ils n’en restaient pas moins une variable imprévisible. S’ils commençaient à bouger avant que des problèmes ne se signalent en surface, cela voudrait dire que le plan de l’Alliance achoppait quelque part.

Celui de l’infanterie accordait une demi-heure à ses éclaireurs pour se rassembler sur le site du système de détente, s’infiltrer jusqu’à son entrée, puis vingt minutes de plus pour investir l’installation et prendre le contrôle du dispositif, juste avant que la flotte ne survole de nouveau le camp à l’occasion de son second passage. Si quelque chose ne marchait pas, les drones du lieutenant Iger seraient témoin du chambardement avant que les fusiliers n’en rendent compte.

« Chargement de la première vague de navettes, rapporta le lieutenant Castries. On ne signale aucune cohue. Selon les prisonniers, on n’aperçoit plus aucun Syndic dans le camp ni à proximité depuis vingt-quatre heures. »

La flotte avait survolé la face nocturne du globe et gagnait à présent sa face éclairée. Une fois chargées, les navettes décolleraient pour la rejoindre au moment où elle atteindrait la lisière supérieure du globe et redescendrait de l’autre côté, selon une trajectoire destinée à lui faire de nouveau survoler, en orbite basse, le camp de prisonniers.

Les Syndics qui avaient prémédité leur mauvais coup devaient surveiller tous les mouvements de la flotte comme des joueurs de poker chaque retournement d’une carte. Continue. Boucle la boucle. Mets-toi en position. Puis…

« Amiral ! » Le lieutenant Iger avait du mal à réprimer son excitation. « Regardez ! »

Geary se retrouva en train d’observer l’image d’un poste de garde proche du système de détente.

Les sentinelles ne s’y trouvaient pas.

« Les gardes ont dû repérer quelque chose et les commandos les éliminer avant qu’ils ne donnent l’alarme, expliqua Iger.

— Pourquoi les sirènes ne sonnent-elles toujours pas ? Ne sont-elles pas réglées pour se déclencher automatiquement s’il arrive quelque chose aux sentinelles ?

— Si, amiral. On peut les tromper… »

Le signal du drone s’interrompit momentanément.

« … mais pas très longtemps, reprit Iger, le signal se réveillant. Les Syndics viennent de déclencher des brouilleurs et notre drone a dû les contourner. »

D’autres diodes de surveillance clignotaient à présent près de l’installation du système de détente, et des buses crachaient une fine brume destinée à révéler la silhouette de tout individu revêtu d’une cuirasse furtive. Geary n’entendait aucun signal d’alarme mais savait qu’ils devaient retentir. Le personnel des forces terrestres syndics et les gardes de la sécurité cavalaient dans tous les sens, l’arme au poing. « Où sont les nôtres ?

— Les Syndics n’ont encore engagé le combat avec personne, amiral. C’est de bon augure. Ils doivent être déjà entrés. »

Dans une installation dont ils ignoraient la configuration, les systèmes de sécurité et jusqu’au nombre de ses défenseurs armés.

Geary reporta les yeux sur son écran. Combien de temps se passerait-il encore avant que les vaisseaux ennemis ne réagissent ? Les Syndics allaient sans doute dépêcher des renforts aux forces terrestres du site pour découvrir ce qui se passait, s’il s’agissait d’un danger réel et, dans ce cas, évaluer la menace.

« Les navettes accostent, rapporta le lieutenant Yuon. On entasse les prisonniers dans des soutes où la quarantaine a été instaurée et où l’on pourra conduire des examens médicaux et des scans de sécurité. Les fouilles et tests auxquels on a procédé durant le trajet n’excluent pas d’éventuelles infections ou infestations des prisonniers. Délai estimé pour le retour complet des navettes : deux minutes.

— Pourquoi les Syndics auraient-ils pris la peine de piéger les détenus s’ils s’attendaient à les voir désintégrés ? » demanda Desjani.

Geary ne répondit pas. Il regardait défiler sous lui le paysage planétaire : le camp de prisonniers se trouvait à présent à l’aplomb de la formation resserrée de la flotte.

Pour la première fois, il se rendit compte qu’on ignorait si les faisceaux de particules étaient réglés pour tirer perpendiculairement à la surface ou plutôt selon un angle légèrement aigu, de manière à atteindre une formation gravitant en orbite juste avant qu’elle ne survole le camp.

C’est le moment. « Capitaine Armus, votre division se détache de la formation pour s’acquitter de la mission qui lui a été assignée. Capitaine Geary, même motif, même punition. À toutes les unités de la première flotte, virez de cinq degrés sur tribord. Exécution immédiate. » Juste assez pour mettre la flotte hors de portée de ces faisceaux de particules tout en permettant aux navettes de remettre le couvert.

Dix-huit cuirassés s’arrachèrent à la formation, pesants et majestueux. Armus maintenait les huit qu’il commandait en une disposition resserrée grossièrement sphérique. Une fois en position au-dessus du site du système de détente, ils pourraient l’arroser de pratiquement tout leur armement. Jane Geary envoya deux des siens en vol stationnaire à l’aplomb du groupe d’Armus, tandis que les huit autres se disposaient autour par paires.

« Lancement des navettes, rapporta le lieutenant Yuon. Deuxième vague en route. »

Des alarmes se mirent à sonner : une lance de l’enfer du Revanche n’était plus alimentée, le bouclier du Colosse flanchait partiellement et la proue du Téméraire souffrait en une vingtaine d’endroits de coupures de courant. Geary fixait son écran en fronçant les sourcils, conscient que tous ces dysfonctionnements étaient dus aux composants frappés de vétusté de vaisseaux dont la coque avait dépassé sa date de péremption et qu’on alimentait à présent à plein régime pour passer à l’action. Je devrais sans doute m’estimer heureux qu’il n’y ait pas davantage de pannes. « À tous les vaisseaux de la première flotte : alimentez tous vos systèmes au maximum. Exécution immédiate. » Si d’autres composants doivent lâcher, autant que ça se produise tout de suite, pendant qu’on a encore le temps de les réparer ou de les bidouiller.

Quelque chose accrocha son regard. Il le reporta vivement sur l’écran, où des explosions venaient de se produire sur l’image du site du système de détente transmise par le drone.

« Nos gens sont entrés et tiennent à présent le portail, annonça le général Carabali, dont le visage venait d’apparaître. L’incertitude règne encore quant à la situation à l’intérieur. J’ignore si nous avons pris le contrôle du système de détente. Demandez au plus grand nombre d’unités disponibles chargées du soutien aux commandos de s’en rapprocher autant que possible.

— Capitaine Armus, vous avez la permission de viser toutes les cibles qui se présentent et de déclencher un tir de couverture. Ne touchez surtout pas le bâtiment hébergeant le système de détente. Le général Carabali se branche sur votre canal de commandement.

— Compris », répondit Armus aussi laconiquement que si Geary avait ordonné à la flotte de se reposer pour la nuit. « J’ouvre le feu. »

L’image transmise par le drone vacilla, des dizaines de faisceaux de particules émis par les lances de l’enfer frappant en même temps du haut du ciel et touchant leur cible avec une précision chirurgicale. Bunkers et véhicules blindés frémirent, criblés d’énormes trous.

Des alarmes se mirent à clignoter dans toute la flotte : les systèmes de quelques dizaines de vaisseaux souffraient de pannes ou de dysfonctionnements partiels. Moins sans doute qu’à Honneur, et sans jamais mettre un bâtiment hors de combat, mais de manière préoccupante malgré tout. Ironie aisément compréhensible, nombre de ces vaisseaux frappés par des défaillances de leurs systèmes avaient été épargnés lors des batailles précédentes. Aucun dommage majeur ne leur ayant été infligé, on n’avait pas eu besoin de réparer ou de remplacer leurs composants, si bien qu’ils avaient conservé leurs systèmes obsolescents, dont l’usure se manifestait à présent.

Geary reporta brusquement son attention sur la scène retransmise par le drone d’Iger. La vue était pour l’instant complètement obscurcie par un petit bombardement de projectiles cinétiques lancés par les cuirassés qui fondaient vers la surface. Simples blocs fusiformes de métal coulé, ces « cailloux » tenaient leur puissance de destruction de l’énergie cinétique qu’ils accumulaient durant leur chute depuis l’orbite.

Geary bascula sur une vue en surplomb du site transmise par un cuirassé d’Armus. Poussière et débris saturaient à présent l’atmosphère autour du bâtiment du système de détente, mais les senseurs à large spectre perçaient au moins partiellement cette dense grisaille pour distinguer les objets en mouvement. D’autres lances de l’enfer frappaient leurs cibles, hommes ou véhicules qui pilaient en crissant à la lisière de la zone bombardée. Des cailloux continuaient de s’abattre des cuirassés, visant non seulement les Syndics qui cherchaient à atteindre le site de la détente, mais forçant également tous ceux qui s’en trouvaient trop près à rentrer la tête dans les épaules. Moellons et décombres provenant de bâtiments voisins effondrés rebondissaient tout autour, créant de fausses cibles mouvantes captées par les senseurs de la flotte et sur lesquelles pleuvaient de nouveaux cailloux.

L’immeuble du système de détente lui-même restait intact, à l’exception, sous sa façade anodine, de quelques éraflures à son lourd blindage, causées par les impacts de shrapnels consécutifs au bombardement des édifices adjacents.

Geary arracha son regard à cette scène pour vérifier à nouveau la position des vaisseaux syndics. Dans quel délai leur donnerait-on l’ordre d’intervenir ? Les dirigeants syndics, certainement sidérés, désarçonnés par la faillite de leur plan qui avait paru se dérouler à la perfection jusqu’à ce que l’Alliance change brutalement la donne, devaient encore essayer de comprendre ce qui leur arrivait.

La flotte était à présent très éloignée de la région du camp de prisonniers, mais les navettes redescendaient aussi vite qu’elles le pouvaient sans éclater, et trois mille prisonniers de guerre attendaient encore leur sauvetage.

Si les Syndics contrôlaient encore le système de détente, une apocalypse pouvait se déclencher à tout moment au beau milieu du camp, balayant navettes, fusiliers et prisonniers.

Des alarmes retentirent : les quatre groupes de vaisseaux syndics s’ébranlaient enfin, se retournaient et accéléraient au maximum de leur capacité. Deux fondaient sur les cuirassés d’Armus et deux autres piquaient sur la flotte ou sur les navettes qui remonteraient bientôt de la surface pour la rejoindre.

« C’est loupé, lâcha Desjani avec un rictus féroce. Ils se sont divisés et, maintenant, leur seul moyen de marquer le coup est de se mettre à notre portée.

— C’est exact, convint Geary. Établissez une trajectoire d’interception du groupe Charlie. Je vais ordonner à Duellos de vous appuyer puis envoyer Tulev et Badaya aux trousses de Delta. »

Si la machine infernale des Syndics voulait bien ne pas se déclencher, Geary aurait gagné, durement frappé l’ennemi et complètement déjoué ses plans…

« Je reçois des transmissions du groupe de reconnaissance à la surface, annonça le général Carabali. Il demande à être exfiltré.

— Et le système de détente ?

— Le capitaine Hopper affirme qu’il est Hôtel Sierra. Dans notre jargon, amiral, ça veut dire…

— Je sais ce que ça veut dire. Le système de détente est HS. Ça se disait déjà avant ma naissance. Capitaine Geary ! Les fusiliers ont besoin d’être pris en stop.

— J’arrive », répondit-elle.

Nouvelles alertes sur l’écran de Geary. Les forces terrestres de la planète avaient lancé des aéronefs de combat, de vieux modèles aisément repérables depuis une orbite basse. Le Gardien les élimina en une succession de tirs de ses lances de l’enfer, pratiquement en frôlant la stratosphère, puis lança quatre navettes qui descendirent en spirale, protégées par un tir de barrage de leur vaisseau mère et des autres cuirassés.

Le groupe syndic Alpha, qui fondait déjà sur le site du système de détente, altéra légèrement sa trajectoire jusqu’à sillonner à son tour l’atmosphère vers les navettes du Gardian, le ventre de ses vaisseaux chauffé au rouge par la friction qui fatiguait leurs boucliers.

Plus haut, le groupe Bravo tenta une passe de tir désespérée sur le groupe des cuirassés d’Armus. Jane Geary imprima une inflexion au vecteur du Conquérant, du Fiable, du Vengeance et du Revanche, pour prendre Bravo en étau s’il insistait.

La principale vague de navettes atterrit de nouveau sur le site du camp de prisonniers.

Les groupes syndics Charlie et Delta contournaient de très loin la formation de l’Alliance, manifestement pour piquer sur les navettes dès que, chargées de leurs prisonniers libérés, elles remonteraient vers la flotte.

« Allez-y, Tanya », lâcha Geary avant de transmettre un ordre identique à Duellos, Tulev et Badaya, puis : « À toutes les unités de la première flotte, guidez-vous maintenant sur l’Invulnérable. Exécution immédiate. Amiral Lagemann, prenez toutes les mesures nécessaires pour couvrir le retour des navettes. » Ces mesures ne seraient sans doute pas indispensables, mais, si Lagemann devait ordonner à d’autres vaisseaux de se détacher de la formation, il disposerait de plus de deux cents croiseurs lourds, croiseurs légers et destroyers pour s’amuser.

Desjani glatit : elle venait d’envoyer l’Indomptable, le Risque-tout, le Victorieux et l’Intempérant sur un vecteur d’interception incliné qui grimpait vers le groupe Charlie. Derrière son bâtiment, les autres croiseurs de combat de l’Alliance s’arrachèrent à la flotte.

« Les navettes décollent ! » s’écria le lieutenant Yuon.

Geary vérifia sur son écran qu’il faisait bien allusion à celles du camp de prisonniers. Les autres, parties récupérer le commando sur le site du système de détente, descendaient encore vers la surface en louvoyant pour passer entre les gouttes du déluge de feu que déversaient sur elles les défenses terrestres syndics, défenses que le Gardien éliminait d’ailleurs dès qu’elles se manifestaient.

Le groupe syndic Alpha arrivait toujours, obéissant encore, probablement, à un pilotage automatique programmé par ses lointains supérieurs, tandis que Gardien et Écume de Guerre ouvraient le feu. Manquant sans doute de cibles convenables dans le vaste terrain vague piqueté de cratères qui entourait à présent le site du système de détente, le capitaine Armus reporta à son tour sur Alpha celui de ses quatre cuirassés.

Les vaisseaux d’Alpha, aux boucliers déjà affaiblis par leur passage dans la haute atmosphère, foncèrent droit dans la gueule du loup.

Le croiseur lourd et quatre avisos, réduits en miettes par les frappes successives de missiles spectres, de lances de l’enfer et de mitraille, explosèrent tout bonnement sous les coups de boutoir. Un des croiseurs légers fut déchiqueté et ses débris s’enfoncèrent plus profondément encore dans l’atmosphère. Privés désormais de bouclier et voyageant à une effroyable vélocité, ses fragments se consumèrent aussitôt, leur boule de plasma striant brièvement le ciel de la planète d’un éclair féroce.

Le deuxième croiseur léger ne survécut qu’en raison de l’embardée vers l’espace qu’il exécuta juste avant l’impact pour se soustraire au tir de barrage des cuirassés de l’Alliance.

Bravo, qui fonçait encore sur la force d’Armus, dut prendre conscience du sort qu’Alpha venait de connaître et vira de bord à son tour pour éviter de subir le même : ses vaisseaux décrivirent de larges arcs de cercle, mais le croiseur lourd dériva trop loin et s’enfonça assez profondément dans l’enveloppe de tir des cuirassés pour qu’une douzaine au moins de missiles spectres le cueillent et le réduisent en plusieurs gros fragments, qui se séparèrent en tournoyant, tantôt pour disparaître dans l’espace, tantôt pour plonger dans l’atmosphère.

« Les navettes de récupération du commando ont atterri, annonça Jane Geary.

— Celles du camp de prisonniers décollent, rapporta le lieutenant Yuon. La moitié sont surchargées. Elles demandent à la flotte de réduire sa vélocité pour faciliter leur recouvrement.

— Amiral Lagemann, veuillez freiner la formation autant qu’il sera nécessaire pour permettre aux navettes de vous rattraper », ordonna Geary en enfonçant ses touches de com.

En dépit du chaos qui faisait rage à la surface de la planète et rejaillissait jusque dans l’espace, il se sentait comme libéré. Je n’ai pas à décider de tous les tirs. Je peux déléguer à mes commandants. Je me fie assez à eux pour les laisser régler au petit poil les missions que je leur confie. Il me suffit d’avoir la haute main sur le tableau général, de m’assurer que tout est bien coordonné et que toutes les menaces sont prises en compte.

Les groupes syndics Charlie et Delta s’étaient rendu compte qu’ils arrivaient trop tard pour bombarder le camp de prisonniers et que les croiseurs de combat de l’Alliance veilleraient à ce qu’aucun de leurs vaisseaux ne réussisse à atteindre les navettes qui remontaient. Ils virèrent donc de bord et s’éloignèrent, en même temps qu’ils rompaient la formation et se séparaient, le commandant de chaque unité décidant d’outrepasser le pilote automatique pour en reprendre le contrôle. L’un d’eux, sans doute novice, imprima lors du virage une trop forte tension à la structure de son croiseur léger, et le vaisseau s’éparpilla en débris qui retombèrent en tournoyant sur la planète.

Voyant les Syndics lui échapper, Desjani poussa un juron et modifia légèrement la trajectoire de l’Indomptable pour intercepter le seul croiseur léger qu’il aurait encore une petite chance de rattraper. « On n’aura droit qu’à un seul coup, prévint-elle l’équipage. Faisons en sorte qu’il porte. »

Le croiseur de combat dépassa sa proie en trombe en déchaînant toutes ses lances de l’enfer ; le croiseur léger vacilla sous les coups et chercha vainement à fuir. Avant qu’il se fût remis des impacts, deux missiles spectres défonçaient sa poupe et arrachaient la moitié arrière de son fuselage.

L’Inspiré réussit à abattre un aviso, tout comme d’ailleurs le Dragon. Risque-tout et Victorieux pilonnèrent un croiseur lourd, mais la propulsion principale du bâtiment syndic s’en tira sans dommages et il poursuivit son chemin.

Désormais émiettés, les quatre groupes syndics s’enfuyaient tous en adoptant des dizaines de trajectoires individuelles. « On ne pourra plus en atteindre d’autres », lâcha Geary.

Desjani hocha la tête, rouge de colère et de dépit. « Pas s’ils continuent à fuir.

— Ils n’y manqueront pas. Remettez votre division en formation. » Il appela Duellos, Tulev et Badaya pour leur transmettre la même instruction, conscient que tous se sentiraient frustrés. Mais on ne peut rien contre ces lois de la physique que sont le temps, la distance et l’accélération qui vous reste possible.

« Les navettes s’arriment, annonça le lieutenant Yuon. Délai avant récupération complète estimé à vingt minutes. »

Geary vérifia les statuts de celles du Gardien, qui venaient seulement de s’extraire du maelström de poussière soulevé par le bombardement de la flotte.

« Amiral ? appela le général Carabali. Mes fusiliers et le capitaine Hopper préconisent que nous nivelions le site du système de détente. Le capitaine Hopper affirme que sa destruction ne risque absolument pas de déclencher la machine infernale, mais qu’elle compliquera formidablement toute tentative de remise en état du mécanisme de détente.

— Capitaine Armus, détruisez-moi le site du système de détente », ordonna Geary.

Un second tir de barrage de projectiles cinétiques, encore plus copieux, s’abattit depuis l’orbite sur le bâtiment hébergeant le système de détente, qui, bizarrement, se dressait encore au beau milieu d’une mer de dévastation, pratiquement indemne.

Tandis que le Gardien récupérait ses navettes, les cailloux le frappèrent en engendrant une gratifiante succession d’explosions, dans un jaillissement de débris qui giclaient vers les cuirassés en ne laissant derrière eux que décombres et cratères.

« Regardez ça, amiral », le pressa Desjani.

Geary consulta son écran. Le croiseur léger syndic, seul rescapé du groupe Alpha qu’il avait abandonné pour sauver sa peau, venait de larguer à son tour plusieurs projectiles cinétiques.

Vers la plus grosse lune de la planète.

Et la villégiature de luxe où s’étaient réfugiés les dirigeants de la sécurité intérieure de la planète. S’ils n’étaient pas déjà planqués dans des abris profondément enfouis, sans doute ces gens auraient-ils le temps de s’enfuir à bord des vaisseaux disponibles avant que les cailloux ne frappent la lune, mais ce bombardement n’en restait pas moins un geste emblématique.

« Une mutinerie a dû se déclencher, dit Geary. Et réussir. Je me demande si ce vaisseau est équipé d’un dispositif permettant, comme à Midway, de déclencher à distance la surcharge de son réacteur, et si son équipage syndic cherche déjà un moyen de le bloquer. À toutes les unités de la première flotte, rejoignez la formation. Général Carabali, veuillez transmettre à votre force de reconnaissance toute mon admiration pour l’habileté avec laquelle elle a mené à bien sa mission. Émissaire Rione, il est temps de faire savoir aux habitants de cette planète quel sort lui réservaient leurs suzerains syndics. »

Desjani balaya sa passerelle du regard en souriant. « Beau travail, tout le monde. Il me semble que nous avons rappelé aux Syndics qui est le patron. Et maintenant, amiral ?

— On gagne Padronis, dit Geary, conscient que ses paroles suivantes feraient bientôt le tour de la flotte. J’espère pour les Syndics qu’ils ne nous y chercheront pas des poux dans la tête. »

Alors que la flotte s’approchait du point de saut pour Padronis, elle vit le croiseur léger syndic mutiné l’emprunter avec une bonne tête d’avance. « Ce point de saut m’a l’air dégagé, fit remarquer Desjani.

— Nous le franchirons prudemment malgré tout », dit Geary. Un bruit lui fit tourner la tête : Rione venait de monter sur la passerelle. « Avons-nous reçu des nouvelles des Syndics d’ici ?

— Non, répondit-elle. Sauf deux messages fragmentaires où l’avatar de la CECH Gawzi se plaint d’une agression sans provocation de leur part. Ils ne peuvent pas nous reprocher la destruction de leurs vaisseaux puisqu’ils persistaient à dire qu’ils ne leur appartenaient pas, et j’ai l’impression que les Syndics de Simur sont trop préoccupés par des problèmes internes pour continuer de se lamenter sur les événements auxquels nous avons été mêlés.

— Des problèmes internes ? Une rébellion, voulez-vous dire ?

— Bien sûr. Nul ne saurait deviner quel camp va l’emporter. Nous n’en savons pas assez sur les forces de la sécurité intérieure ni sur les partisans que pourrait réunir l’opposition locale. Voulez-vous que je me livre à quelques recherches sur les possibilités d’approvisionnement de ce système ? Certaines installations de ses franges extérieures devraient être favorables à des échanges commerciaux.

— Non, répondit aussitôt Geary. Nous n’avons besoin de rien qu’elles pourraient nous fournir et nous ne pouvons nous fier à aucun pourvoyeur local. Les gens qui combattent la police politique syndic verraient peut-être même en nous un ennemi. Quoi qu’il en soit, je ne tiens pas à m’attarder ici. Ce serait permettre aux Syndics de nous préparer d’autres surprises à Padronis. Qu’avez-vous appris des Danseurs ? L’émissaire Charban affirme qu’ils ont fait preuve d’une singulière absence de curiosité quant aux événements récents.

— En effet. Étrange, n’est-ce pas ? Soit ils ont tout compris d’eux-mêmes sans qu’on ait besoin de le leur expliquer, soit ça leur a paru si incompréhensible qu’ils y ont même renoncé. »

Geary coula un regard vers son écran qui venait de biper pour attirer son attention. « Le dernier aller et retour des navettes vient de s’achever. J’ai bien cru que nous n’aurions pas la place de loger tous les prisonniers que nous avons libérés. Espérons que nous n’aurons pas à livrer bataille avec nos vaisseaux bourrés de passagers supplémentaires. »

Quelque chose lui revint. Il appela le Tanuki. « Comment se porte le capitaine Hopper, capitaine Smyth ? Est-elle rentrée sans encombre ? Saine et sauve ? »

Smyth sourit. « Oui. Et heureuse de retrouver sa cabine. Nous avons eu du mal à la séparer des fusiliers. Ils voulaient la garder. J’ai l’impression que le vivier d’ingénieurs de la flotte a considérablement grossi parmi eux. Ils ont vraiment besoin d’elle. D’après Hopper, ce mécanisme de détente était un invraisemblable foutoir de circuits bidons, de mécanismes en trompe-l’œil et de fils-pièges, tous destinés à leurrer quiconque aurait cherché à le désamorcer ou à l’outrepasser par les méthodes conventionnelles.

— J’aimerais lire le rapport d’opération du capitaine Hopper quand elle l’aura terminé, déclara Geary. Oh, vous pouvez reprendre le lieutenant Jamenson à plein temps ! Ordonnez-lui de détruire les dossiers top secret qu’on lui a envoyés.

— Bien sûr.

— Nous saurons s’il a obtempéré, précisa nonchalamment Geary. Des puces spéciales sont intégrées dans chacun.

— Pourquoi est-ce que ça devrait poser problème ? s’enquit chaudement Smyth. À propos du lieutenant Jamenson… elle est harcelée par un certain lieutenant Iger.

— Harcelée ? C’est le terme qu’elle a employé ?

— Peut-être pas. Je ne peux pas m’en séparer, amiral.

— Compris, capitaine. Mais nous devons aussi songer à sa carrière et à son bien-être. Je ne compte pas vous la voler. Mais, si elle a envie d’une promotion, j’espère qu’elle bénéficiera de toute l’assistance qu’elle aura méritée, tant de votre part que de la mienne. »

Smyth poussa un soupir théâtral. « Vous avez raison. Maintenez vos bons éléments en servitude et vous finirez comme les Syndics. Au fait, nous avons pratiquement terminé les réparations du Revanche, du Colosse et du Téméraire. Ils seront impeccables pour le saut. Sauf si quelque chose se brise encore à leur bord ou à celui d’autres vaisseaux.

— Nous serons bientôt rentrés chez nous et nous aurons alors tout le temps de rénover, le rassura Geary. Tout sauf, bien sûr, ce qui entrera dans mon propre rapport sur ce qui s’est produit depuis notre départ de Varandal puisqu’il me faudra le remettre à notre arrivée. Si je voulais tout consigner, il y aurait de quoi remplir un bouquin.

— Dommage que nous n’ayons pas comme les Énigmas un moyen de transmission PRL, n’est-ce pas ? Ce serait parfois bien utile de pouvoir communiquer sans recourir à des estafettes. »

Et, si ça permettait au QG de la flotte de faire fi des années-lumière pour nous microgérer en temps réel, ça pourrait aussi devenir une authentique plaie au cul. « Si jamais vous en découvrez un, ou si vous réussissez à comprendre comment s’y prennent les Énigmas, n’hésitez pas à m’en faire part ! »

La conversation avec Smith achevée, Geary appela Iger avant que ça lui sorte de l’esprit. « Par pur respect des formalités officielles, faites-moi savoir quand le lieutenant Jamenson aura détruit tous les dossiers qu’on lui a transmis et signé tous les papiers de débriefing et d’accréditation. »

Iger opina vigoureusement. « Je ne m’attends pas à des problèmes de ce côté, amiral. Shamrock est une professionnelle aguerrie.

— Shamrock ?

— Euh… le lieutenant Jamenson, je veux dire, amiral. »

Geary réprima un sourire. « Vous avez donc renoncé à toutes vos appréhensions la concernant ?

— Absolument, amiral ! Le lieutenant Jamenson a demandé à visiter l’Indomptable et les services du renseignement dès notre retour à Varandal. Avec votre approbation et votre permission, amiral. Et celles du capitaine Desjani. »

Manifestement, « Shamrock » ne se sentait pas harcelée. Pas étonnant que le capitaine Smyth redoutât de la perdre. Geary espérait pour le lieutenant Iger que l’intérêt qu’elle lui manifestait ne se rapportait pas qu’au seul monde si neuf et intriguant du renseignement. « Je ne m’attends à aucun problème de ce côté, lieutenant. »

Il n’y en eut pas non plus au point de saut. Peut-être les Syndics étaient-ils provisoirement à court de mines dans cette région de l’espace.

Geary ressentit un certain soulagement dès que les étoiles autour de Simur disparurent, remplacées par la grisaille de l’espace du saut. Et, en sus du soulagement, l’impression qu’on avait désormais triomphé du dernier gros obstacle.

On ne saurait si c’était vrai qu’en atteignant Padronis.

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