Trois

« Les propulseurs de manœuvre s’allument sur tous les vaisseaux de la flottille syndic, s’écria le lieutenant Yuon. Modification des vecteurs en direction du portail de l’hypernet.

— Nous y voilà, approuva Desjani. Il va attendre jusqu’à la toute dernière seconde pour activer ses propulsions principales.

— Et si Boyens calculait mal son coup ?

— Alors nous percerions quelques trous dans la peau de ce cuirassé pour lui rappeler qu’il devrait se donner à l’avenir une plus grande marge d’erreur. » Elle sourit à Geary. « Pas vrai ?

— Ouais. Celui qui pilote notre croiseur lourd “affrété” fait du sacrément bon boulot. »

Le croiseur lourd isolé avait continué de s’éloigner des croiseurs et avisos syndics qui le poursuivaient en accélérant à plein régime, tout en virant légèrement de côté et vers le bas afin de compliquer le plus possible leur traque aux missiles. Les yeux de Geary se reportèrent sur la flottille de Midway qui, elle aussi, virait de bord pour intercepter les croiseurs lourds lancés à ses trousses. « Ils ne simulent pas. Ils vont tenter de dégommer ces vaisseaux syndics. »

Desjani lui lança un regard en biais. « Les croiseurs lourds de Midway ne sont que trois contre les six syndics. Quelques croiseurs légers de plus ne rétabliront pas l’équilibre. Si la kommodore fonce dans le tas, la flottille de Midway va sévèrement se faire tanner le cuir.

— Probablement, admit Geary. Espérons qu’elle sera plus futée que cela. » Quelque chose retint soudain son attention : les Danseurs s’élançaient de leur dernière orbite et piquaient dans sa direction. « Je me demande à quoi pensent ceux-là en assistant à ce spectacle.

— S’ils nous observent depuis aussi longtemps que nous le soupçonnons, ils doivent probablement se dire : affaires courantes pour des humains.

— Ils ignorent encore beaucoup de nous, lâcha pensivement Charban. Je suis bien certain qu’ils observent de très près tous nos faits et gestes. »

Comparée à lui, Rione semblait amusée. « Il ne serait pas inintéressant de connaître leur interprétation de ce qu’ils ont pour l’instant sous les yeux. »

Geary ne répondit pas cette fois : ses yeux se rivaient de nouveau sur le défilement d’un compte à rebours. Si la flottille syndic n’allumait pas ses propulsions principales dans les vingt secondes à venir, la flotte de l’Alliance arriverait inexorablement à portée de tir de ses vaisseaux avant qu’ils n’aient emprunté le portail.

« Il ne s’accorde pas une très grande marge d’erreur, reconnut Tanya. Même s’il… Très bien. Pas trop tôt. » Elle avait l’air légèrement dépitée.

« Les unités de propulsion principales de tous les vaisseaux syndics viennent de s’allumer, déclara le lieutenant Castries. Accélération maximale.

— Sur le fil du rasoir, marmonna Desjani. Je me demande si…

— Si quoi ? s’enquit Geary.

— S’il s’agit vraiment de l’orgueil blessé de Boyens. Peut-être essaie-t-il de nous narguer une dernière fois en restant pratiquement hors de portée puis en s’engouffrant dans le portail avant que nous puissions le frapper.

— Ça reste un jeu dangereux. En la jouant trop subtile, il lui suffirait de rater son coup d’un cheveu pour s’en prendre plein la tête. »

L’écran de Geary parut onduler : une série de mises à jour venaient de s’y afficher. « Qu’est-ce que c’est que ça ?

— Données tactiques transmises par la flottille de Midway, répondit Desjani. J’ai demandé à mes gens de ne pas les afficher en temps réel mais de les filtrer et de ne laisser passer que des mises à jour périodiques. »

Tu laisses passer les transmissions d’une flottille d’ex-vaisseaux syndics ? s’étonna Geary. Cela dit, il se rendait compte que ce lien tactique fournissait des renseignements utiles sur le statut des vaisseaux de Midway, tout comme, au demeurant, sur le croiseur lourd isolé qui fuyait les Syndics et dont l’identification lui apparaissait à présent : c’était le Manticore.

Les missiles tirés sur le Manticore avaient rectifié vitesse et trajectoire pour maintenir un cap d’interception après qu’il avait lui-même accéléré et manœuvré. Ils continuaient de se rapprocher, mais la lenteur relative avec laquelle ils gagnaient du terrain sur lui en faisait d’excellentes cibles pour l’armement de l’Indomptable. Geary vit les lances de l’enfer du croiseur de combat frapper les missiles de tête et en détruire quatre. Il n’en restait pas moins vingt.

Le vecteur du Manticore s’altéra brusquement, sa propulsion principale s’éteignant tandis que ses propulseurs de manœuvre le relevaient et le renversaient, face à la direction d’où il venait. Les lances de l’enfer de ses batteries de proue vomirent leurs rayons de particules sur les missiles qui le poursuivaient encore, mais le mouvement du croiseur lourd continuait de l’en éloigner.

Je connais cette manœuvre. Il va maintenant…

L’unité de propulsion principale du Manticore s’activa soudain au maximum, freinant sa vélocité. Les missiles qui arrivaient sur lui n’eurent pas le temps de ralentir et se servirent de leurs propulseurs de manœuvre afin de tenter de le contourner assez vite pour réussir leur interception ; leur vitesse d’approche grandissait rapidement et le Manticore se rapprochait plus rapidement qu’ils ne l’avaient prévu.

Leurs trajectoires oscillèrent férocement et frôlèrent la coque de leur cible, tandis que les tensions imposées à leur carcasse démantelaient une bonne partie de leur armement en plein milieu d’un changement de trajectoire. Ceux qui survécurent à ce revirement radical brûlaient leur carburant pour s’efforcer d’épouser la manœuvre du Manticore, ce qui les contraignait à adopter une position d’arrêt relative à celle du croiseur lourd et en faisait des cibles idéales.

Les six derniers explosèrent, déchiquetés par les lances de l’enfer.

« On n’est pas censé exécuter cette manœuvre avec plus gros qu’un croiseur léger, lâcha Geary.

— Doctrine d’avant-guerre, persifla Tanya. Je l’ai fait avec un croiseur de combat. Et Bradamont avec un croiseur lourd. Elle montre à ces ex-Syndics ce que c’est que de réellement piloter un vaisseau. »

En même temps que le Manticore ralentissait, les trajectoires de tous les vaisseaux proches du portail de l’hypernet s’étaient mises à piquer sur lui. Boyens, avec son unique cuirassé et ses quatre croiseurs légers, accélérait à présent dans cette même direction, à un pas de sénateur, le plus sémillant qu’on pût obtenir d’un cuirassé. La plus vaste formation de Geary fondait également sur Boyens, mais le point d’interception projeté avec la flottille syndic se trouvait par-delà le portail. Si le CECH syndic maintenait son actuelle accélération, il s’échapperait avant que les forces de Geary ne fussent à portée de tir.

Les six croiseurs lourds et les dix avisos que Boyens avait détachés pour traquer le Manticore s’étaient retournés et se portaient désormais à la rencontre de leur cuirassé, qu’ils rejoindraient quelques minutes avant que la flottille n’atteigne le portail.

Et celle de Midway arrivait sur eux d’une direction presque diamétralement opposée à la formation de Geary, pour les intercepter avant qu’ils n’eussent réussi à rattraper leurs camarades.

Sans doute pas la plus simple des situations, puisque cinq groupes de vaisseaux dépendant de trois joueurs différents s’activaient près du portail, mais, malgré tout, pas non plus assez complexe, loin s’en fallait, pour occuper tout son esprit. Tant que les Syndics maintiennent leur trajectoire, je n’ai plus à m’inquiéter que de la kommodore Marphissa et d’une éventuelle charge stupide qu’elle risquerait de mener contre une force deux fois plus nombreuse. Est-ce que…

Geary sursauta de stupeur en voyant exploser un croiseur léger syndic. « Enfer, que s’est-il passé ? »

Si vive était la surprise sur la passerelle qu’on ne lui répondit qu’au bout de trois secondes.

« Aucune arme n’a tiré sur ce croiseur léger, affirma le lieutenant Yuon.

— Il a explosé tout seul ? s’enquit sèchement Desjani.

— Aucune arme visible, en tout cas, insista le lieutenant Yuon. Ils sont encore hors de notre portée et de celle de la flottille de Midway, et aucun des vaisseaux syndics voisins n’a tiré.

— Pourrait-il s’agir d’une intervention indirecte de la flottille de Midway ? questionna Tanya. D’une mine à la dérive, par exemple ?

— Nos senseurs signalent qu’il s’agissait d’une explosion interne, commandant. Pas externe. Ça élimine l’hypothèse d’une mine.

— Nous captons des données cohérentes avec une surcharge de réacteur, commandant, rapporta le lieutenant Yuon. Mais nos systèmes indiquent aussi n’avoir reçu aucun signal d’avertissement, aucun signe laissant entendre que le réacteur de ce croiseur avait des problèmes. Il a juste explosé. Comme ça.

— Aucune frappe et aucune indication d’une panne, marmonna Desjani en enfonçant une touche de son unité de com. Chef, un réacteur peut-il exploser sans avoir d’abord émis des signes d’instabilité détectables ?

— Pas moyen, commandant, répondit l’ingénieur en chef. Nous aurions capté quelque chose. Là, c’est passé de correct à critique aussi vite qu’un cœur de réacteur peut passer en surcharge. Il n’y a qu’une seule explication possible. »

Desjani attendit quelques secondes puis invita le chef à développer. « Laquelle ?

— Oh, excusez-moi, commandant ! Quelqu’un l’aura délibérément provoquée. C’est la seule explication qui cadre.

— Une surcharge volontaire du réacteur ? s’étonna Geary. Pourquoi ferait-on une chose pareille ?

— Que je sois pendu si je le sais, amiral. Même les Syndics évitent d’ordinaire de telles âneries.

— Amiral ! » L’image du lieutenant Iger venait d’apparaître près de Geary dans une fenêtre virtuelle. « Si nous interprétons correctement les données, trois minutes environ avant d’exploser, ce croiseur léger avait coupé tous les contacts avec la flottille syndic et le réseau de commandement.

— Il avait coupé les ponts avec le réseau syndic ? » Geary coula un regard vers Desjani et comprit qu’elle était parvenue à la même conclusion. « Est-ce que ça ne suggère pas une mutinerie ?

— Si, amiral, convint Iger à contrecœur. Ce n’est pas exclu. Mais nous ne disposons pas d’assez d’informations pour confirmer ou infirmer cette thèse.

— Auriez-vous une autre explication à la soudaine explosion d’un vaisseau ? Avons-nous capté des signaux inhabituels transmis par le vaisseau amiral syndic à ce croiseur léger avant qu’il n’explose ?

— Non, amiral, mais une transmission en rafale sur une fréquence particulière nous resterait très difficile à capter. Il nous faudrait la filtrer parmi tous les signaux que nous recevons pour la repérer.

— Croyez-vous qu’ils aient fait sauter leur propre vaisseau pour interdire aux mutins de s’échapper ? demanda Tanya à Geary.

— Sachant ce que je sais des dirigeants syndics et combien de leurs vaisseaux se sont d’ores et déjà carapatés après avoir massacré tous les agents de la sécurité interne qui se trouvaient à leur bord, il me semble que ces dirigeants auraient dû imaginer une nouvelle soupape de sûreté. »

Le lieutenant Iger, qui écoutait, hocha la tête.

« Nous avons truffé tout ce système stellaire de satellites de relais et de réception, amiral. Si un signal a été envoyé et qu’il a revêtu une telle importance, nous le trouverons.

— Important pour les Syndics, affirma Geary. Seriez-vous en train de dire qu’il pourrait l’être aussi pour nous ?

— Oui, amiral. Si nous le trouvons, nous pourrons l’analyser, le décrypter et peut-être le copier et nous en servir en cas de besoin. »

Desjani se pencha, tout sourire. « Faire sauter leurs vaisseaux avec leur propre soupape de sûreté ? J’aime votre façon de raisonner, lieutenant.

— Rien ne garantit notre succès, commandant. Même si nous réussissons à le localiser, il y aura peut-être tout un dispositif de mots de passe et de codes d’accès pour chaque vaisseau. Mais, si les Syndics ont expédié le boulot pour installer au plus vite cette nouvelle capacité, ils auront peut-être laissé de nombreuses portes ouvertes.

— Commandant ? intervint le lieutenant Castries. La flottille de Midway a modifié sa trajectoire. »

Geary reporta son attention sur son écran, où il vit effectivement la flottille de Midway négocier un virage beaucoup plus large, rapprochant son vecteur de l’étoile mais l’éloignant des croiseurs lourds syndics. Une explication lui vint à l’esprit pendant qu’il assistait à cette manœuvre. « Elle n’attaquait pas.

— Quoi ? demanda Desjani.

— La flottille de Midway. Elle ne s’apprêtait pas à s’en prendre à cette force de croiseurs syndics. Mais à s’en rapprocher assez pour protéger les équipages des croiseurs lourds et avisos qui décideraient de se mutiner et rebrousseraient chemin. »

Rione s’esclaffa comme un prof dont le chouchou vient de trouver la bonne réponse. « Oui, amiral. C’est très probablement ce qu’elle a fait. La présidente Iceni m’a parlé à cœur ouvert : le général Drakon et elle ont bel et bien envoyé aux vaisseaux syndics des transmissions les invitant à se mutiner.

— Mais, en voyant exploser ce croiseur léger, elle a dû comprendre que les Syndics avaient mis en place une contre-mesure interdisant à tout autre vaisseau de se rebeller pour se joindre à elle. » Il secoua la tête. « Les dirigeants syndics n’auraient-ils toujours pas compris que ces solutions à court terme ne résolvent jamais le problème réel ?

— Ils auront au moins empêché une mutinerie, déclara Desjani.

— Au prix d’un croiseur léger, fit remarquer Charban. Ils ont perdu le vaisseau malgré tout. À bord des autres, les équipages doivent déjà chercher un moyen de court-circuiter cette soupape de sûreté. Ils le trouveront certainement parce que les bidasses ont toujours réussi à contourner les plus brillantes magouilles de leurs supérieurs, et les mutineries reprendront de nouveau avec succès. À court terme, il est plus commode de briser un ustensile que de le réparer. Mais ce n’est pas une solution. Juste une manière de repousser une corvée à huitaine sans avoir réellement appris à résoudre le problème.

— Dix minutes avant d’arriver à portée de tir de la flottille syndic », prévint le lieutenant Yuon.

Geary jaugea du regard la mesure de cette distance, en espérant que Boyens ne serait pas pris à la dernière minute d’un grandiloquent accès de folie suicidaire. Les systèmes de combat de la formation de l’Alliance choisissaient déjà leurs cibles, affectaient telle ou telle arme à leur proie, se préparaient à tirer dès que les vaisseaux syndics arriveraient à leur portée et qu’on leur en donnerait l’ordre. Il décida d’envoyer un dernier message. « CECH Boyens, si une autre formation des Mondes syndiqués ou la vôtre décide de revenir dans ce système stellaire sans notre approbation, il faudra vous préparer à en subir les conséquences. Geary, terminé.

— Je n’ai rien contre des menaces faites aux Syndics, déclara Desjani, mais pourquoi voudriez-vous qu’ils prêtent attention à celle-là ?

— À cause d’un projet auquel j’avais attelé les ingénieurs du capitaine Smyth. La lumière de cet événement devait nous parvenir à peu près maintenant. J’aurais préféré le révéler un peu plus tôt, mais ça fera l’affaire. »

Les systèmes de combat de l’Indomptable déclenchèrent une sonnerie d’alarme, en même temps que, sur les écrans, de lointaines manœuvres dont l’image venait tout juste de leur parvenir s’éclairaient en surbrillance : dans son chantier spatial orbital voisin de la géante gazeuse, le nouveau cuirassé Midway semblait désormais parfaitement opérationnel et prêt à combattre.

« Ce cuirassé fonctionne ? demanda Desjani, l’air de ne pas trop savoir si elle devait s’en féliciter ou s’en inquiéter.

— Loin s’en faut. Une bonne partie de son fuselage n’est encore qu’un décor destiné à faire croire qu’il est prêt à combattre. Mais pour Boyens, autant qu’il puisse en juger, les autorités de Midway disposent à présent de leur propre cuirassé, capable d’engager le combat à la prochaine intervention des Syndics.

— Et il en apportera la nouvelle à Prime, fit remarquer Rione. Très joli, amiral.

— Mais qu’arriverait-il s’ils lançaient malgré tout une autre attaque sous peu ? s’enquit Charban.

— Je fais ce que je peux avec ce que j’ai, répondit Geary en glissant un regard vers Desjani.

— Pour affronter la réalité ? lâcha Charban. Comment êtes-vous parvenu à un grade aussi élevé en observant une telle attitude ?

— Du diable si je le sais ! » Sur l’écran de Geary, la flottille syndic s’était recomposée et chacun de ses vaisseaux piquait sur le portail, à moins d’une minute du moment où il pourrait ordonner d’ouvrir le feu.

Desjani le guettait du regard ; sa main planait déjà au-dessus des commandes. Tout le monde le fixait sur la passerelle, chacun dans la flotte attendait ses prochaines paroles.

La flottille syndic s’engouffra dans le portail et disparut.

Il souffla longuement puis : « À toutes les unités de la formation Alpha, réduisez la vélocité à 0,02 c et virez de cent quatre-vingt-dix sur bâbord à T 30. Toutes les unités reviennent à la condition d’alerte normale. »

Desjani semblait ailleurs lorsqu’elle transmit les ordres, de sorte qu’il lui sourit. « Vous regrettez que ça ait marché ? »

Elle ne lui retourna pas son sourire. « On aurait dû le faire exploser. Nous aurons encore affaire à Boyens et à ce cuirassé.

— Vous avez sans doute raison, concéda-t-il. Mais je ne tenais pas à déclencher la guerre ici et maintenant.

— Ce qui signifie que vous vous attendez à la déclencher ailleurs et plus tard ? »

Geary avait bien un démenti tout prêt à fuser, mais, devant son manque de conviction, il préféra ravaler ses paroles.

Ne retenaient plus désormais la flotte à Midway que quelques ultimes réparations et un transfert de personnel. Ce transfert de personnel n’avait rien d’impromptu, évidemment. Certains des captifs retenus naguère par les Énigmas seraient remis aux autorités de Midway. Ces gens provenaient de ce système ou de systèmes stellaires voisins, et ils rêvaient à présent de rentrer chez eux. Ni le docteur Nasr ni Geary lui-même ne croyaient que ce rêve serait exaucé, du moins comme ces ex-prisonniers le souhaitaient et l’espéraient, mais ils avaient le droit de choisir leur sort.

Quant aux réparations, elles ne méritaient le qualificatif d’ultimes que parce qu’elles seraient les dernières réalisées sur place. Seuls quelques vaisseaux de Geary n’avaient pas besoin de révisions supplémentaires, et les systèmes principaux continuaient de flancher sur les bâtiments à des intervalles aléatoires qui, d’une certaine façon, semblaient se déclencher en série dès qu’il commençait à se sentir un peu rassuré sur leur état.

« Nous pourrions passer ici les six prochains mois sans que j’en voie le bout du tunnel, expliqua le capitaine Smyth, dont l’image se tenait dans la cabine de Geary sur l’Indomptable, alors qu’il se trouvait encore à bord du Tanuki. Avec seulement huit auxiliaires et tant de bâtiments vétustes sur les bras. »

Vétustes. Soit vieux d’un peu plus de deux ou trois ans depuis le jour de leur armement et de leur envoi au casse-pipe, alors qu’on s’attendait plus ou moins à ce qu’ils fussent détruits dans l’intervalle. « Vous avez fait des merveilles, vos ingénieurs et vous, affirma Geary. Je ne m’attendais pas à ce que certains cuirassés tiennent le coup si longtemps.

— Il faut mettre le paquet pour achever un cuirassé de classe Gardien, amiral, lui rappela Smyth. Tout ce blindage maintient leur cohésion, alors qu’on pourrait se dire à bon droit qu’ils devraient partir en quenouille, et, dans l’espace, ce n’est pas comme si les vaisseaux pouvaient couler à cause de trous trop nombreux dans leur coque.

— Couler ?

— Vous savez bien, expliqua Smyth. Quand, sur une mer ou un océan, un vaisseau ou un bateau planétaire perd sa flottabilité et embarque trop d’eau, il coule. Il s’enfonce sous la surface. Certains sont conçus pour le faire. Mais ceux-là peuvent remonter. Un bateau destiné à sillonner la surface est fichu s’il sombre. C’est ainsi qu’étaient détruits en mer cuirassés et croiseurs de combat. Trop de trous dans le bide pour ne pas couler. Quelques-uns au moins ont dû aussi exploser, j’imagine, mais, la plupart du temps, ils sombraient. »

Geary fixa Smyth en plissant le front d’étonnement. « Pourquoi leur équipage ne pouvait-il continuer à les manœuvrer ? En quoi le fait d’être sous l’eau était-il si grave ?

— Ils n’avaient pas de combinaisons de survie, amiral. Ils ne pouvaient pas respirer. Et le matériel ne fonctionnait pas dans l’eau. Les moteurs se servaient de… combustion interne et de… vapeur… et d’autres méthodes encore exigeant de l’oxygène, des flammes… et d’autres trucs.

— Des trucs ? fit Geary en souriant. C’est le terme technique ? »

Smyth lui rendit son sourire. « Trucs, machins, bidules. Autant d’imparables termes techniques. Mais, pour rester sérieux, quand un bateau destiné à naviguer en surface coulait, c’était, dans une certaine mesure, comme si un vaisseau conçu pour croiser dans l’espace faisait une entrée catastrophique dans l’atmosphère. Ils n’étaient pas destinés à y survivre.

— D’accord. Je peux comprendre cette comparaison. Avez-vous eu le temps de consulter les données sur l’Invulnérable ? Cette conversation m’incite à me demander si les Bofs ne l’auraient pas conçu pour des destinations étrangères à nos propres vaisseaux.

— C’est possible. » Smyth montra ses paumes en signe d’impuissance. « Il y a tant de choses à bord de ce vaisseau qui nous paraissent familières mais ne le sont absolument pas. Pour un ingénieur, c’est une énigme aussi fascinante que frustrante. Évidemment, pouvoir alimenter en énergie un de ses composants au moins nous avancerait beaucoup.

— Non.

— Quelque chose de tout petit ? D’inoffensif ?

— Comment pourriez-vous en être certain ?

— Ah… » Smyth réitéra son geste. « Là, amiral, vous me possédez. Mais si nous pouvions trouver comment fonctionne au moins une petite pièce d’équipement, nous battrions en brèche les superstitions qu’engendre ce vaisseau bof.

— Les superstitions ?

— Les fantômes, précisa Smyth, l’air de s’excuser.

— Êtes-vous monté à bord de l’Invulnérable, capitaine ?

— Physiquement, voulez-vous dire ? En personne ? Non. » Smyth dévisagea Geary. « Et vous ?

— Oui. » Geary réprima un brusque frisson et dut déglutir avant de réussir à reprendre la parole. « J’ignore ce que sont ces fantômes, mais la sensation est bien réelle, et très forte. Existe-t-il un dispositif capable de créer l’impression de morts intangibles s’amassant tout autour de vous ?

— S’ils sont intangibles, ils ne peuvent pas s’amasser », fit remarquer Smyth avec la précision d’un ingénieur. Il gonfla les lèvres, méditatif. « Il faudrait que j’en discute avec des professionnels de la santé. Peut-être au moyen de vibrations ultrasoniques, mais nous n’avons rien embarqué de tel.

— Ce pourrait être tout à fait nouveau pour nous.

— Raison de plus pour étudier le matériel de ce vaisseau, triompha Smyth.

— Mais l’énergie a été coupée à son bord et toutes les batteries où elle aurait pu être emmagasinée ont été déconnectées. Comment quelque chose pourrait-il encore fonctionner et flanquer la frousse à tous les occupants ? »

Smyth se rejeta en arrière, porta la main à sa bouche et réfléchit. « Peut-être… non… ou bien… Euuuuh… S’il s’agissait d’une sorte de vibration ou d’harmonique au seuil si bas que nous ne pourrions pas la détecter tout en ressentant ses effets sur nous, on pourrait construire une structure, telle qu’un vaisseau, en faisant en sorte qu’elle engendre naturellement cette harmonique, au moins en théorie. » Il hocha la tête en souriant. « Ce pourrait être l’explication. Pure supputation jusque-là, mais, si la structure de ce bâtiment a été conçue pour engendrer cette harmonique et s’il a été équipé d’un dispositif destiné à créer une contre-harmonique pour tempérer l’effet de la première, tout couper à bord aurait dû aussi couper l’équipement protecteur.

— Sérieusement ? s’étonna Geary.

— En théorie, insista Smyth. Je ne saurais vous jurer que c’est la vérité, ni même vous dire comment il faudrait s’y prendre en pratique. Mais je ne suis pas non plus un Bof.

— Bon, c’est peut-être une hypothèse à l’emporte-pièce, mais c’est la seule explication logique de ce qu’on ressent à l’intérieur de l’Invulnérable que j’aie entendue jusque-là.

— Amiral, je suis un ingénieur expérimenté, lâcha Smyth avec une dignité outrée. Je ne fais pas d’hypothèses à l’emporte-pièce, mais des hypothèses scientifiques à l’emporte-pièce.

— Je vois. » Geary éclata de rire, accueillant avec plaisir cette diversion à de trop nombreux problèmes aux trop rares solutions. « Le lieutenant Jamenson aurait-elle avancé d’autres hypothèses scientifiques à l’emporte-pièce ?

— Non, amiral. Elle a exploré tout ce que nous détenions en quête de nouvelles trouvailles. Une fois de retour chez nous et à la tête de davantage de ressources, je suis sûr qu’elle trouvera exactement ce que nous cherchons.

— Merci, capitaine. » Un clignotement attira l’attention de Geary et il mit fin à la communication avec Smyth pour accepter ce nouvel appel, passé depuis la passerelle de l’Indomptable.

Tanya Desjani lui décocha un de ses regards, façon « je supporte mais je suis très loin d’apprécier ». « Le cargo que les locaux nous ont envoyé pour recueillir les ex-prisonniers des Énigmas vient d’épouser le mouvement du Haboob. »

Les ex-prisonniers des Énigmas. Des humains que ces extraterrestres avaient tenus en captivité pendant plusieurs décennies, provenant tantôt de vaisseaux syndics mystérieusement disparus, tantôt de planètes d’un système stellaire qu’ils avaient repris. Ils étaient plus de trois cents à bord du Haboob. Trois cent trente-trois pour être exact, chiffre qui, selon les prisonniers eux-mêmes, était toujours resté constant et devait donc avoir un sens précis pour les Énigmas. Décider ce qu’on devait faire de ces gens était une source inépuisable de migraines, mais dix-huit d’entre eux avaient demandé qu’on les laisse à Midway, parce qu’ils avaient vécu dans le système ou dans celui, voisin, de Taroa.

Y consentir n’avait pas été non plus une décision facile. Les nouveaux dirigeants de Midway prétendaient sans doute n’être plus des Syndics despotiques, mais ils pouvaient tout aussi bien donner le change dans leur propre intérêt. « Où est le docteur Nasr ?

— Physiquement ? Sur site, à bord du Haboob, répondit-elle.

— Parfait. Pouvez-vous me rejoindre dans la salle de conférence pour assister à ça ? J’aimerais être connecté au docteur Nasr.

— On pourrait aussi bien le faire sur la passerelle, se plaignit Desjani. Oh, vous tenez à un local moins public au cas où un incident désagréable surviendrait pendant que nous leur livrons certains des timbrés que les Énigmas ont gardés claustrés.

— Oui, commandant, répondit patiemment Geary. Ces timbrés le sont précisément parce que les Énigmas les ont gardés claustrés. Ne l’oublions pas.

— À vos ordres, amiral. Salle de conférence dans dix minutes. »

Geary s’y pointa bien avant les dix minutes prévues et y trouva Tanya. « Les Syndics… Les navettes de Midway, je veux dire… ont-elles déjà apponté ? »

Desjani haussa les épaules. « Je le saurais si j’étais sur la passerelle…

— Vous le savez de toute façon.

— Bon sang ! Vous me connaissez trop bien. » Elle lui fit signe d’entrer. « Les premières apponteront dans deux minutes. » Elle s’assit et pianota sur des touches : un écran s’alluma au-dessus de la table. Des fenêtres virtuelles s’ouvrirent, dont une montrait une image en grand angle de la soute du transport d’assaut Haboob.

L’écran principal zooma sur le Haboob, en même temps que les senseurs de la flotte retransmettaient automatiquement l’image extérieure du transport à tous ses vaisseaux. Le cargo de Midway stationnait près du Haboob ; les deux bâtiments semblaient immobiles sur fond d’espace infini et d’étoiles innombrables. Même après tant d’années passées à piloter des vaisseaux dans l’espace, Geary devait encore faire l’effort de se rappeler qu’ils filaient en réalité à très grande vitesse sur une orbite autour de l’étoile Midway. Qu’ils ne semblaient immobiles qu’en raison des énormes distances impliquées et de l’absence de repères proches permettant de fixer une échelle.

Quatre navettes, effectuant la brève traversée du cargo au transport, se dirigeaient à présent vers le Haboob.

« Je croyais que nous ne devions larguer que dix-huit des ex-prisonniers d’Énigma, fit remarquer Desjani. Ça fait beaucoup de navettes pour dix-huit passagers.

— Des passagers inhabituels », répondit Geary. Il vérifia le manifeste des navettes, découvrit pour chacune une longue liste de membres du personnel médical et technique, ainsi que deux officiers de sécurité par embarcation. « Seulement deux flics par navette, j’en ai peur. Je m’attendais à plus.

— Et comment, de la part de Syndics ! grogna Tanya en consultant les manifestes à son tour. Certains de ces toubibs et techniciens sont peut-être aussi des vigiles.

— Peut-être. » Desjani ne se fiait pas aux gens de Midway. Lui-même ne leur faisait pas entièrement confiance. Il pouvait tout juste espérer que la patrie à laquelle ces ex-prisonniers aspiraient les traiterait mieux que les Énigmas.

L’image du docteur Nasr lui apparut dans une fenêtre distincte. « Amiral… commandant…

— Qu’est-ce que ça vous inspire ? demanda Geary.

— Le meilleur choix possible dans un assez médiocre bouquet, répondit Nasr. Je reste de cet avis. »

Desjani fit la grimace. « J’ai peine à croire qu’on puisse exiger de revenir sous la férule des Syndics.

— Mais ce sont eux-mêmes des Syndics, déclara le médecin. Leur famille vit ici ou à proximité. Et Midway n’est plus sous la tutelle syndic, de sorte que ceux-là mêmes qui, à un moment donné, semblaient encore hésitants aspirent désormais à regagner leur étoile natale. J’ai parlé avec ces dix-huit personnes au cours de la dernière heure et je suis convaincu que toutes souhaitent sincèrement nous quitter.

— Eh bien, nous respecterons leurs vœux », lâcha Geary. On n’aurait plus à se charger que des trois cent quinze autres ex-prisonniers des Énigmas. « Je regrette seulement que nous n’ayons jamais découvert pourquoi les Énigmas cantonnaient à trois cent trente-trois exactement le nombre de leurs prisonniers », confia-t-il à Tanya.

Elle poussa un grognement. « Ajoutez cette lacune à la liste. Nous n’avons pratiquement rien découvert sur eux sauf qu’ils se montrent farouchement jaloux de toute information les concernant. Mais nous sommes en train de casser leur petit code secret. Ça les rendrait probablement dingos s’ils l’apprenaient, ajouta-t-elle sur un ton suggérant qu’elle ne voyait aucune objection à infliger les pires souffrances morales à ces extraterrestres. Sommes-nous sûrs que les gens d’ici traiteront correctement, et pas en rats de laboratoire, les gens que nous leur parachutons ?

— Non. »

Ce monosyllabe aurait peut-être inspiré d’autres commentaires à Desjani, mais le ton sur lequel il l’avait prononcé l’incita plutôt à lui jeter un regard muet. Elle aussi ne le connaissait que trop bien.

La vidéotransmission du transport Haboob fournissait des images claires comme le cristal de ce qui devait être tout le petit groupe d’ex-prisonniers rassemblés dans son aire de chargement de tribord. Après avoir été confinés pendant tant d’années à l’intérieur d’un minuscule astéroïde, les gens qu’on avait libérés des mains des Énigmas ne se connaissaient toujours qu’entre eux et, depuis leur relaxe, tendaient à se regrouper étroitement. Ils formaient à présent un troupeau compact, au sein duquel on ne distinguait les dix-huit futurs libérés qu’au paquetage de l’Alliance qu’ils portaient, contenant les rares effets personnels ramenés de leur prison ou acquis depuis en cours de route.

Les fusiliers qui montaient la garde à l’orée de l’aire d’embarquement semblaient détendus et devisaient entre eux. Ces ex-prisonniers n’avaient jamais causé de problèmes depuis leur arrivée à bord du Haboob, et ils se conduisaient comme s’ils craignaient que leur plus léger faux pas ne se solde par un retour immédiat à leur claustration. Leur angoisse avait valu au personnel médical de la flotte qui s’efforçait de rassurer ses patients d’interminables affres, mais elle avait aussi considérablement facilité la tâche des fusiliers responsables du bon ordre et de la discipline à bord du Haboob.

Des lampes s’allumèrent au linteau des quatre principales écoutilles menant à l’aire d’embarquement : les navettes de Midway finissaient d’apponter et accouplaient leurs propres tubes d’accès à ceux du transport. Les fusiliers de l’Alliance se raidirent aussitôt au garde-à-vous, l’arme au poing. Les navettes de Midway avaient été construites par les Mondes syndiqués, elles étaient pilotées et armées par des hommes et femmes qui avaient combattu dans les rangs des Syndics. Nul à bord du Haboob ne se détendrait tant que ces navettes et leurs occupants seraient là.

Les spécialistes civils de Midway émergèrent les premiers. Quelqu’un avait eu le bon sens d’éviter de placer les militaires en tête. Un groupe mené par le docteur Nasr se porta à leur rencontre. Geary ne se donna pas la peine de grossir l’image ni de monter le volume de la retransmission de cette rencontre, qui lui parvenait par le truchement du médecin. Même de loin, on n’avait aucun mal à appréhender la banalité des présentations et cette habitude qu’ont les experts de se jauger et de se toiser mutuellement quand ils font connaissance.

Geary étudia les civils de Midway et ne repéra aucun signe des divers codes vestimentaires jadis requis et imposés au sein des hiérarchies professionnelles des Mondes syndiqués. « Au moins a-t-on eu l’intelligence de ne pas nous envoyer des quidams en complet de CECH. »

Une fois les derniers médecins et techniciens embarqués sur le Haboob, les quatre pilotes des navettes les suivirent et formèrent un petit groupe près des écoutilles tandis que les civils de Midway et le personnel médical de l’Alliance se mélangeaient.

Desjani hocha la tête. « Et les pilotes ont aussi des uniformes différents de ceux des Syndics. Les tenues que portent les officiers à bord de leurs vaisseaux ont l’air d’équipements syndics recyclés, mais celles de ces pilotes sont flambant neuves. » Difficile de dire, au seul son de sa voix, si Tanya approuvait ou n’y voyait qu’une autre ruse de la part de l’ancien ennemi.

Angoissés, les ex-prisonniers dévisageaient les gens de Midway comme s’ils cherchaient à retrouver une tête connue parmi eux. Les fusiliers observaient à la fois les spécialistes de Midway et les rescapés. Un groupe d’officiers de la flotte de l’Alliance et d’officiers des fantassins fit irruption à son tour dans l’aire d’embarquement et pila net, presque aussitôt, pour examiner tout le monde avec curiosité. Autant de gloutons optiques. Dès qu’il se passe quelque chose qui sort un peu de l’ordinaire, des gens qui n’ont rien de mieux à faire viennent jeter un œil.

« Amiral ? » La voix du docteur Nasr était inhabituellement cassante. « L’officier responsable aimerait savoir si la présence de ces personnes sans affectation précise est requise.

— Ces badauds ? demanda Geary. Pourquoi pas ?

— C’était également mon avis, mais les officiers chargés de la surveillance aimeraient en avoir un autre.

— Je vois. Dites-leur que l’amiral en chef approuve la présence de personnel non autorisé désirant assister à l’événement. »

Si peu habituel que fût celui-ci, cette tentative officieuse pour chasser le personnel non autorisé fit à Geary l’effet d’une routine rassurante. Mais, en se tournant vers Tanya, il constata qu’elle plissait le front d’inquiétude. « Qu’y a-t-il ?

— Qu’est-ce qu’ils fabriquent ?

— Les spécialistes de Midway ? Ils rassemblent toutes les informations qu’ils peuvent sur les gens qu’ils vont prendre en charge. Le docteur Nasr m’a dit que la retransmission des archives avait été coordonnée longtemps à l’avance : dossiers médicaux, traitements prescrits depuis leur récupération, archives des tests et analyses que nous leur avons fait passer pour vérifier qu’ils n’étaient pas infectés par des toxines ou des maladies implantées en eux par les Énigmas. Ce genre d’informations.

— On dirait des gens tout à fait normaux… déclara Desjani d’une voix songeuse.

— Bien sûr qu’ils sont… » Geary s’interrompit brusquement en se rendant compte que Desjani n’avait jamais assisté à un tel événement. Personne de vivant au demeurant, à part lui-même. Avant la guerre, il y avait sans doute eu des rencontres pacifiques entre gens de l’Alliance et des Mondes syndiqués. Il avait assisté à certaines rencontres de délégations officielles aux premières loges. Mais ça ne se faisait plus depuis belle lurette. Les deux bords avaient complètement cessé de s’adresser la parole, dans le cadre du long processus de dégénérescence d’une guerre qui durait depuis un siècle. Lorsqu’ils se rencontraient encore, c’était pour se combattre ou dans les rôles respectifs de prisonniers et geôliers. « C’est ainsi que ça doit se passer », finit-il par dire.

Desjani ne répondit pas ; elle pointa le doigt pour attirer son attention sur le pilote d’une des navettes de Midway : la fille venait brusquement de se tourner vers les officiers de la flotte et les fusiliers qui assistaient au déroulement de la scène et se dirigeait vers eux d’un pas résolu. Geary n’eut aucune peine à sentir monter la tension dans l’aire d’embarquement à la vue de son comportement : les fusiliers de l’Alliance faisaient sauter en cliquetant le cran de sûreté de leur arme, qu’ils tenaient encore au « présentez armes ».

Mais elle s’arrêta à quelques pas des officiers de l’Alliance et les dévisagea, comme médusée. « Je… Pardonnez-moi. Comment dire ça ? Pouvez-vous… Pourriez-vous me répondre ?

— Peut-être, répliqua un des officiers sans se mouiller. À quoi ?

— Étiez-vous… poursuivit le pilote d’une voix haletante. L’un de vous était-il à Lakota ? Quand votre flotte s’y est battue ? »

Un des officiers hocha la tête au terme d’un bref moment de silence. « Pas sur ce vaisseau. Le Haboob ne faisait pas encore partie de la flotte. Mais moi j’y étais.

— Mon frère est mort à Lakota », reprit la fille. Chaque mot était brutal à présent. « Je n’ai pas su comment. J’espérais que… vous pourriez me dire comment il est mort. »

Visages crispés et échines roides se détendirent légèrement. « Il y a eu plusieurs engagements différents, déclara l’officier qui avait reconnu sa participation à cette bataille.

— Il était sur un croiseur léger. Le CL-901.

— Je suis désolé. » Il en avait l’air et devait sincèrement l’être. Quiconque a fait la guerre compatirait. « Nous ignorions la désignation des vaisseaux que nous combattions. »

La pilote se mordit les lèvres, se retourna et reporta le regard sur les officiers de l’Alliance. « J’ai appris que vous aviez fait des prisonniers. Sur ordre de Black Jack. Des bruits ont couru.

— En effet. Nous en avons fait. Mais pas à Lakota. Nous n’en avons jamais eu l’occasion. » L’officier de l’Alliance hésita. « Savez-vous au moins ce qui s’est passé là-bas ?

— Non. Sécurité militaire. Nous n’avons rien su officiellement à part les sempiternels mensonges. Même la nouvelle de la mort de mon frère m’est parvenue par le bouche à oreille.

— Le portail de l’hypernet de Lakota s’est effondré. Une flottille syndic le gardait et elle avait certainement reçu l’ordre de provoquer son effondrement en cas de victoire de notre part dans ce système. Elle a tiré sur les torons. »

La pilote tressaillit et ses yeux se fermèrent violemment puis elle se maîtrisa et les rouvrit. « Ils ne savaient pas. Nous ne l’avons appris que quand nous avons tué les serpents. C’est là que nous avons découvert ce qui se produit quand un portail s’effondre. Ils ne savaient pas, répéta-t-elle.

— Nous avions déjà deviné qu’ils devaient l’ignorer. Ç’aurait été du suicide. Ces vaisseaux n’ont sans doute jamais su ce qui les frappait. L’onde de choc s’est répandue à travers tout le système stellaire, balayant capsules de survie, cargos et tout ce qui ne disposait pas de boucliers convenables. Nous avons eu de la chance. Nous nous trouvions assez éloignés du portail pour qu’elle se soit affaiblie au moment de nous toucher, de sorte qu’elle ne pouvait plus nous causer de grands dommages. Mais elle a dévasté tout le système. Je regrette, mais je ne peux pas vous dire ce qu’il est advenu de votre frère. »

La fille hocha la tête, le visage convulsé par les émotions qui s’y succédaient. « Ça ira. Je sais ce que c’est.

— Vous êtes pilote de navette sur un vaisseau ?

— Non. » Du pouce, elle montra l’écusson brodé sur l’épaule de son uniforme. « Forces terrestres. Aérospatiale.

— Avec vols atmosphériques quotidiens ? Brouillard, vent et orages ? Je préfère être à ma place qu’à la vôtre. »

Elle eut un sourire très fugace. « Ça peut parfois tourner vinaigre mais rien qui ne soit à notre portée. Je travaille pour le général Drakon et il n’enverrait jamais ses collaborateurs là où il n’irait pas lui-même.

— Que faites-vous pour le général Drakon ? s’enquit un officier des fusiliers.

— Interventions au nom de la défense planétaire et soutien des forces terrestres, en règle générale. J’étais aussi à Taroa, pour cette opération où on a aidé à virer les Syndics de ce système stellaire. Le général Drakon nous avait désignés pour cette mission parce que les forces mobiles de Midway – la flottille de Midway, je veux dire – ne dispose pas de beaucoup de navettes. »

Les officiers de l’Alliance échangèrent des regards. « Vous avez parlé de serpents ? demanda un autre. Vous en avez tué, disiez-vous ?

— Les agents du Service de sécurité interne. Le SSI. La police secrète syndic », expliqua-t-elle. Elle donna l’impression qu’elle allait se mettre à cracher mais elle se réprima. « Ils régentaient tout. Toujours en train de nous surveiller, de regarder par-dessus notre épaule, d’embarquer des gens dans leurs camps de travail au premier faux pas, rien que parce qu’ils vous soupçonnaient ou parce que ça les démangeait. On les a balayés de notre système stellaire. » Elle se redressa, le regard à présent farouche. « Nous nous en sommes libérés. Nous préférerions mourir que leur laisser en reprendre le contrôle. Nous n’appartenons plus à personne. Ni aux compagnies, ni aux CECH. C’est terminé.

— Vous n’êtes pas des Syndics ? s’étonna un des officiers, manifestement sceptique.

— Des Syndics ? Non ! Plus jamais ça ! Nous sommes libres ! Nous mourrons plutôt que de redevenir les esclaves du Syndicat. » Elle tourna les talons, prête à partir, puis adressa un dernier regard aux officiers de l’Alliance, l’air de nouveau indécise. « Vous… avez mes remerciements.

— Navré de n’avoir rien pu vous apprendre sur le décès de votre frère.

— Vous m’avez dit ce que vous saviez, et c’est déjà beaucoup plus que ce que j’en savais moi-même. » Elle marqua une pause puis se mit au garde-à-vous et salua à la mode syndic, le bras droit en travers de la poitrine avant de se frapper le sein gauche du poing. Elle se retourna de nouveau avant qu’ils n’eussent décidé s’ils devaient lui rendre la politesse et alla retrouver ses trois collègues.

« Hé ! » l’interpella sèchement un des officiers.

La fille sursauta comme si elle s’était attendue à une balle plutôt qu’à un cri puis refit volte-face.

« Dites-moi une chose. » La voix de l’officier de l’Alliance, si ouvertement hostile et furieuse qu’elle fût, était aussi intriguée. « Un truc que j’ai jamais compris. Pourquoi, par l’enfer, avez-vous agressé l’Alliance ?

— Nous ? Agressé ? Nous n’avons pas…

— Pas aujourd’hui. Il y a un siècle. Pourquoi les Mondes syndiqués ont-ils déclenché cette foutue guerre ? »

Cette fois, la pilote se contenta de le fixer longuement, le visage animé. Quand sa voix se fit de nouveau entendre, elle était comme étranglée d’émotion. « On nous a dit que c’était vous qui aviez commencé. Les Syndics. Ils nous ont affirmé qu’on nous avait attaqués.

— Nous n’avons jamais… commença fiévreusement l’officier de l’Alliance.

— Je sais ! Je vous crois ! Notre gouvernement nous a menti à peu près sur tout ! Pourquoi ne nous aurait-il pas menti aussi à ce propos ? »

Elle fit demi-tour et rejoignit son collègue d’un pas chancelant.

Geary coula un regard vers Desjani pour tenter de discerner sa réaction, mais Tanya ne laissait strictement rien voir cette fois. « Votre impression ? » demanda-t-il.

Elle haussa les épaules. « Si elle simulait les émotions que lui inspirent les Syndics, c’est une grande actrice.

— J’ai remarqué. Et, quand elle parlait des… euh… serpents, c’était à croire qu’elle avait elle-même tranché quelques gorges.

— Pourquoi se sont-ils battus ? s’étonna Desjani d’une voix sourde et rageuse. Ils haïssaient les Mondes syndiqués, ils détestaient ces serpents. Alors pourquoi se battaient-ils ? Pourquoi ont-ils massacré tant de gens pour un gouvernement honni ?

— Je n’en sais rien. » Ou bien le savait-il ? « Nous savons seulement qu’ils croyaient défendre les leurs.

— En nous attaquant ? demanda Desjani sur un ton désormais féroce.

— On leur avait certifié que nous étions les agresseurs. Je ne suis pas en train de les justifier, Tanya. Ni de prétendre qu’ils avaient raison de se battre. Leurs efforts ont contribué à la survie de ces Mondes syndiqués qu’ils exécraient tant. C’était stupide. Mais ils devaient se dire qu’ils faisaient leur devoir.

— Tant que vous ne les excusez pas, marmonna-t-elle.

— J’ai moi aussi beaucoup perdu, Tanya. »

Elle garda le silence une minute puis opina. « C’est vrai. Eh bien, si je dois choisir entre d’ex-Syndics qui haïssent à présent les Mondes syndiqués et d’autres, comme les Syndics eux-mêmes, les Énigmas ou les Bofs, je crois pouvoir accorder une petite chance aux ex-Syndics. »

Sur l’aire d’embarquement du Haboob, le processus de transbordement devait arriver à son terme. Le petit groupe restreint des dix-huit ex-prisonniers qui le quittaient se dirigeait lentement vers les écoutilles menant aux navettes.

Sur ce, les trois cent quinze personnes qui devaient censément rester à bord se lancèrent à leurs trousses comme un seul homme, en vociférant et bafouillant un galimatias de cris et de suppliques. Pris complètement de court, les fusiliers de l’Alliance s’ébranlèrent ensemble et tentèrent d’arrêter cette ruée aveugle par des hurlements et des menaces. Médecins et techniciens des deux bords, tout aussi sidérés que les fusiliers, tournaient en rond sur place et ne faisaient qu’ajouter à la confusion.

« Mais que diable se passe-t-il ? » s’écria Geary.

Загрузка...