« Deux autres personnes devaient se rendre à Ambaru, alors je me suis arrangée pour qu’elles prennent la même que nous, déclara Desjani pendant qu’ils attendaient de monter à bord de la navette qui allait s’amarrer à l’Indomptable.
— J’aurais préféré que vous me posiez la question avant, grommela Geary. Je ne vais pas à cette réunion de gaieté de cœur. Je ne sais même pas quels sénateurs seront là pour représenter le Grand Conseil.
— Peu importe, affirma Rione en les rejoignant. Certains d’entre eux vous feront confiance, d’autres se méfieront de vous et tout se résoudra à un écheveau d’intrigues et de complots. Puis-je me joindre à vous ? Je viens de recevoir une invitation assez pressante. »
Ce que Desjani s’apprêtait à répondre lui resta dans la gorge car une équipe médicale entra sur ces entrefaites dans la soute, avec un brancard sur lequel gisait le capitaine Benan. L’époux de Rione était inconscient, mais l’affichage numérique de la civière le disait physiquement en bonne santé encore que sous sédation.
« Une invitation à la réunion du Grand Conseil pour moi, précisa Rione, et, pour mon mari, une invitation à subir d’urgence un traitement médical spécialisé. » Seuls quelques trémolos dans sa voix, lorsqu’elle faisait allusion à son époux, trahissaient son émotion.
« Ce que nous avions demandé ? s’enquit Geary.
— Absolument, confirma Rione. On va le guérir de ce mal. » Aucun des deux ne ferait ouvertement allusion au blocage mental que l’Alliance elle-même avait implanté dans l’esprit de Benan pour préserver le secret d’un programme de recherche proscrit. « Ça ne réparera pas les dommages déjà commis, mais ça permettra au moins d’enfin les soigner. »
Un des infirmiers qui poussaient la civière prit la parole sur le ton de l’excuse. « Va falloir qu’on aille directement de la soute d’Ambaru à celle d’une autre navette qui nous conduira à la surface, m’dame. Si vous voulez lui dire quelques mots avant d’être séparée de lui pendant un certain temps, on peut le réveiller brièvement.
— Je… » Rione se tourna un instant vers Geary et Desjani. « Oui. Je ne voudrais pas qu’il se réveille dans cet institut sans en avoir été averti. »
L’infirmier s’affaira pendant quelques secondes, puis son collègue et lui s’éloignèrent pour laisser à Rione un peu d’intimité. Geary et Desjani allaient faire de même quand elle les arrêta d’un geste.
« Paol », souffla-t-elle en s’agenouillant près du brancard.
Benan ouvrit les yeux et regarda autour de lui, l’air interdit. « Vic ?
— On va te retirer ton blocage mental. Je te retrouverai là où on te conduit après avoir réglé une autre affaire. Tout va bien se passer. »
Benan lui sourit avec une douceur surprenante, du moins pour ceux qui avaient assisté à ses accès de fureur induits par le blocage. « Pas entièrement foutu, hein ? fit-il d’une voix sourde et rauque. Pas encore. Retour de l’enfer et pas très opérationnel, mais, toi, tu crois que je peux encore servir et que je mérite d’être réparé. » Il cligna des paupières. « Tu seras là ?
— Dès que je le pourrai », promit-elle.
Le capitaine Benan se convulsa et le moniteur du brancard émit une tonalité basse. Les infirmiers se précipitèrent. « Ça se bouscule dans sa tête, m’dame. Faut qu’on le calme sinon il va perdre la boule. »
L’infirmier procéda à quelques réglages et, deux secondes plus tard, Benan refermait les yeux et sombrait de nouveau dans l’inconscience.
La navette s’était posée et avait déplié sa rampe d’accès. Geary désigna Rione, les infirmiers et le brancard de la main. « Embarquez les premiers. »
Desjani suivit des yeux le petit groupe, le visage crispé de colère. « Personne ne devrait avoir à subir cela.
— Tu parles du blocage ?
— Ouais. Sur un des nôtres. Combien veux-tu parier que le règlement interdisait à celui qui a ordonné de le lui implanter d’infliger à des prisonniers syndics le traitement qu’on a administré à un officier de la flotte ?
— Je ne prends pas ce pari.
— J’ai parfois de la peine pour cette femme, admit Desjani. Des fois, elle passerait presque pour humaine.
— Des fois, répéta Geary. Mais ne va surtout pas lui dire que tu t’en es aperçue. »
Desjani et lui gravirent à leur tour la rampe d’accès et rejoignirent ceux qui les avaient précédés à bord de la navette. Les appréhensions de Geary s’évanouirent dès qu’il se rendit compte que la compagnie qu’on lui imposait n’était autre que celle du docteur Schwartz et de l’amiral Lagemann. « Vous nous quittez tous les deux ? » s’enquit-il en prenant place et en se sanglant dans son fauteuil.
Lagemann eut un sourire torve. « J’ai été relevé de mon commandement. Ce bon Invulnérable a été officiellement reclassé “artefact”.
— Il m’avait semblé que les techniciens du gouvernement devaient en prendre possession la semaine dernière ?
— C’est exact. » Lagemann lui fit un clin d’œil. « Nous leur avons suggéré de prendre le temps de s’accoutumer au supercuirassé, mais ils ont balayé nos inquiétudes “superstitieuses” d’un revers de la main, se sont rués à son bord pour nous en éjecter et s’en emparer, puis ils ont regagné leurs navettes plus vite qu’ils ne les avaient quittées. Après une bonne semaine passée à se demander comment ils allaient s’y prendre avec les fantômes bofs, ils en ont finalement assumé pleinement la garde hier au soir. Les derniers matelots et fusiliers l’ont quitté ce matin en même temps que moi.
— Les techniciens découvriront peut-être ce que sont ces fantômes. »
Lagemann porta le regard au loin. « Me trouveriez-vous bizarre si je vous disais que je préférerais qu’ils restent une énigme ? Et qu’ils s’évanouissent et disparaissent peu à peu, sans qu’on connaisse jamais leur cause ni leur nature ?
— Je ne serais pas étonnée que ça se termine précisément ainsi, intervint Desjani.
— Vous rentrez chez vous ? demanda Geary à Lagemann.
— Oui. Pour rendre une brève visite à tous ceux qui m’ont cru mort. Puis je dois me présenter au rapport pour un débriefing exhaustif de tout ce que j’ai appris sur l’Invulnérable pendant que je le commandais.
— Ça devrait être divertissant, lâcha Geary. Et vous, docteur ? »
Schwartz balaya leur environnement d’un regard nostalgique. « Je vais regretter tout cela, amiral. La flotte, je veux dire. Aucun luxe, un ordinaire encore pire que celui des cafétérias de nos universités, mais j’avais au moins l’occasion de travailler enfin dans mon champ d’expertise ! Et, contre toute attente, en dépit des a priori sur la rigidité des esprits et institutions militaires, j’appréciais de travailler avec vous. Maintenant que nos chemins se séparent, nous allons aussi devoir livrer séparément nos propres batailles.
— Vous livrez des batailles ?
— Aussi haineuses qu’atroces, affirma-t-elle. Pour les palmes académiques, l’attribution du mérite de nos découvertes, trouvailles et interprétations, notre position au sein des conseils d’administration et des groupes d’étude. Assorties d’embuscades et de traquenards tendus aux imprudents, d’atrocités sans fin, tant verbales qu’écrites, infligées aux combattants et aux passants innocents, et d’épouvantables tirs de barrage rhétoriques échangés au cours de débats interminables, jusqu’au moment où une silhouette ensanglantée réussit à se dresser au-dessus des décombres encore fumants de la vérité scientifique pour se déclarer seule autorité en la matière, dépassant les vestiges et autres gravats universitaires survivants. »
Geary sourit. « À vous entendre, ce serait encore plus sanglant que la vraie guerre.
— Ayant été témoin de ces deux activités, amiral, je trouve la relative honnêteté de la guerre réelle rafraîchissante. » Elle eut un geste vague. « La lutte pour l’accès à ce supercuirassé bof vient tout juste de commencer et le bain de sang qui va affliger la faculté à ce propos surpassera sans doute tout ce qu’ont pu voir vos fusiliers. J’espère seulement que ce vaisseau ne sera pas classé top secret et déclaré impropre aux recherches scientifiques.
— Ni l’armée ni le gouvernement n’auraient cette bêtise…
— C’est triste à dire, intervint Lagemann, mais j’ai le sentiment qu’avant de monter à bord et de constater l’énormité de ce qu’il hébergeait, les techniciens en avaient bel et bien l’intention. Avant mon départ, le commentaire le plus courant parmi eux était : “On va devoir se faire sacrément aider.”
— Tant mieux, fit Desjani. Personnellement, j’ai l’impression qu’il est plus facile de fixer des limites à l’espace Énigma qu’à la stupidité bureaucratique.
— Vous savez quoi ? demanda le professeur Schwartz avec un sourire espiègle. On aimerait assez voir quiconque travaillerait contre vous planter ses crocs dans ce vaisseau bof. Le supercuirassé semble d’une puissance terrifiante, pourtant il devient inéluctablement un fardeau pour celui qui s’en charge.
— En effet, convint Geary en se remémorant le long et pénible périple qu’il avait fallu s’appuyer pour ramener l’Invulnérable en un seul morceau. Ce vaisseau m’a valu de nombreuses migraines.
— Un éléphant blanc. » Le sourire de Schwartz s’élargit. « Je vais jouer les universitaires et vous donner un cours en chaire, amiral. Savez-vous d’où provient cette expression d’“éléphant blanc” ? De la Vieille Terre. Elle fait effectivement allusion à un éléphant de couleur blanche. Pour une certaine civilisation de l’Antiquité, ces éléphants-là étaient regardés comme sacrés, pourvu que leur couleur fût naturelle. Ils exigeaient d’interminables soins, des rituels et un traitement particuliers, tout cela ruineux. Si bien qu’à la naissance d’un éléphant blanc sur leurs terres les princes régnants en faisaient présent au plus riche et puissant de leurs ennemis, que la loi et la coutume contraignaient à prendre soin de l’animal, quitte à dilapider sa fortune. Nul ne pouvait décliner un tel cadeau et nul n’avait les moyens de le garder. Avez-vous des ennemis assez puissants pour que vous les fassiez bénéficier de votre éléphant blanc, amiral ? » Schwartz acheva sa tirade sur une note taquine. « Vous pourriez les inciter à s’emparer de ce trophée. »
Geary éclata de rire. « Je pourrais certainement dresser la liste de quelques bénéficiaires envisageables. Si l’occasion se présentait, seriez-vous d’accord pour travailler de nouveau avec les Danseurs ?
— Amiral, si vous me faisiez une telle offre, je serais de retour si vite que l’hypernet paraîtrait lent en comparaison. » Schwartz hésita un instant. « Je ne sais vraiment pas comment vous remercier, amiral. Vous les avez découverts. Vous avez découvert trois espèces intelligentes non humaines, et, même si une seule d’entre elles consent à communiquer avec nous, il n’en reste pas moins que vous les avez trouvées toutes les trois.
— Nous les avons découvertes ensemble. Je me félicite que nous ayons survécu à l’expérience, voilà tout. »
La navette se posa et les infirmiers filèrent avec leur brancard, suivis des yeux par une Rione impassible.
Le docteur Schwartz s’éloigna à pied, en agitant la main pour dire au revoir tout en observant ce qui l’entourait à la manière d’une touriste.
L’amiral Lagemann salua Geary puis lui agrippa la main. « Je suis de retour chez moi, les vivantes étoiles en soient remerciées. Et vous aussi. Pour un sauvetage, une formidable aventure et un dernier et incomparable commandement. J’espère vous revoir un jour, vous et votre… euh… capitaine Desjani.
— J’attendrai ces retrouvailles avec impatience, amiral, répondit Desjani avant de se retourner vers Geary pendant que Lagemann s’éloignait. Ne me remerciez pas. Je me suis dit que vous aspireriez pendant le trajet à une conversation qui vous distrairait de vos soucis de nature politique.
— Et vous aviez raison comme toujours. Voici notre escorte. »
Il ne s’agissait pas pour une fois de soldats en armes venus l’arrêter mais de policiers militaires chargés de retenir la foule qui commençait de s’amasser et, dans l’espoir de voir et toucher Black Jack, menaçait d’envahir la zone où ils se trouvaient. À entendre le joyeux brouhaha des conversations, les actions de Geary restaient encore assez hautes chez les résidents de la station d’Ambaru.
« Amiral, commandant, madame l’émissaire, les accueillit Timbal. Je suis chargé de veiller aux préparatifs de la réunion avec la délégation du Grand Conseil. Je dois vous conduire à eux sur-le-champ. Euh… c’est-à-dire… seulement l’amiral Geary.
— J’ai reçu une invitation sur le tard, déclara Rione. Quelqu’un se sera sans doute rendu compte que la présence d’une personne ayant conversé de façon extensive avec les Danseurs était requise. J’avais aussi recommandé celle de l’émissaire Charban, mais ma suggestion n’a pas été retenue aux voix.
— Je ne suis jamais invitée à ces réunions, confessa Desjani. Mais je ne m’en porte pas plus mal, j’en suis sûre. »
Timbal sourit puis leur fit signe de le suivre dans une coursive autrement déserte. « Vous avez regardé les infos ? demanda-t-il.
— Je me suis efforcé de les éviter, reconnut Geary.
— Compréhensible. Mais vous devez être mis au courant avant de vous retrouver devant le Grand Conseil. » Timbal souffla lourdement et riboula des yeux. « Voici ce qu’ils voient dans ces Bofs : de mignons extraterrestres. Vraiment adorables. Nous les avons massacrés. Une multitude d’entre eux. Mais les autres, les affreux… franchement horribles… nous les avons ramenés chez nous. »
Desjani faillit cracher d’exaspération. « Savent-ils que les hideux extraterrestres nous ont aidés à massacrer les mignons tout plein ?
— Non, les vivantes étoiles en soient remerciées. Quoique votre rencontre avec les Bofs ait été classée top secret par le gouvernement, il y a eu des fuites, et certains comptes rendus circonstanciés des difficultés que vous avez rencontrées pour communiquer avec eux malgré tous vos efforts, afin d’éviter un bain de sang, sont parvenus jusqu’à la presse.
— Comment cela ? » demanda Geary.
Pour toute réponse, Timbal haussa les épaules et fit de son mieux pour prendre une mine innocente. « Tout cela fait que, par toute l’Alliance, les gens sont décontenancés. Black Jack a-t-il pris les bonnes décisions ou bien ses lourdes erreurs vont-elles nous valoir une nouvelle guerre ? Nombre des experts universitaires que vous aviez embarqués avec vous suggèrent à qui veut bien les entendre que tout se serait bien passé si vous aviez daigné les écouter en privé.
— Que dit-on à propos des Énigmas ?
— Hourrah ! Black Jack a sauvé l’humanité des Énigmas ! Dossier également classé top secret et victime des mêmes fuites dans la presse. » Timbal se gratta pensivement l’arête du nez. « Je suis persuadé que ces fuites viennent d’Unité. Quelqu’un du gouvernement vous veut du bien ou, en jouant son propre jeu, vous apporte indirectement son soutien. Sinon, les Énigmas demeurent… eh bien… une énigme, mais le second assaut contre l’espace humain et la tentative menée par une espèce extraterrestre pour bombarder une planète colonisée par les hommes depuis l’espace ont soulevé une vague d’indignation. »
Geary secoua la tête de stupéfaction. « Les hommes auraient donc le droit de bombarder leurs propres planètes, mais pas les extraterrestres ?
— Ça doit rester dans la famille, commenta ironiquement Timbal. Ah, les affreux aliens ! L’opinion publique était très montée contre eux…
— Mais une fuite mystérieuse s’est produite, laissant entendre qu’ils auraient empêché le bombardement d’une planète humaine, avança Desjani.
— Mystérieuse en vérité, convint Timbal. Bon, les Syndics. Tout ce que vous avez rencontré dans l’espace syndic est classé top secret et plus, mais…
— Il s’est produit des fuites à la station spatiale.
— Nul ne peut prouver qu’elles viennent de là. » Timbal dévisagea Geary. « Vous êtes conscient du rôle qu’ont pu jouer, au cours des dernières décennies, les bonnes relations de certaines personnes avec la presse dans leur promotion aux échelons les plus élevés ? Non ? Alors je ne vais pas vous surcharger l’esprit. Il y a aussi eu des fuites qui ne se fondent aucunement sur vos rapports. La rumeur court que vous recevriez directement des informations des lumières de l’espace du saut quand vous vous y trouvez. Il en circule de très nombreuses variantes. Elles vous auraient conduit aux Bofs et aux Danseurs, vous auraient soufflé ce que vous deviez faire, comme de sauver de nouveau l’Alliance…
— Sauver de nouveau l’Alliance ? De quoi donc ?
— Si vous aviez vu les infos, vous seriez peut-être à même de deviner quelques réponses à cette question. » Timbal eut un sourire torve. « Le nombre relativement important de V. I. P. parmi les ex-prisonniers de guerre que vous avez ramenés a encore ajouté à la confusion. Et ces six mille autres détenus libérés ont été une véritable piqûre de vitamine pour le gouvernement, un exploit dont il peut revendiquer le mérite. »
Son sourire s’effaça. « Le fond de l’affaire, c’est que les incertitudes sont innombrables. Trois espèces extraterrestres… et une seule qui accepte de nous parler. Personne n’a envie de combattre de nouveau les Syndics, mais ceux-ci en profitent. Vos intentions sont toujours d’une importance critique mais prêtent plus que jamais le flanc aux interprétations. Votre flotte a été mitraillée à mort, mais vous avez remporté quelques belles victoires. Ce qui me rappelle… Comment financez-vous toutes ces réparations ? Je n’ai pas entendu un seul couac de la part des petits hommes en gris.
— Nous recourons effectivement à toutes les ressources disponibles.
— Ha ! Moins j’en saurai à ce sujet, mieux je me porterai. Oh, au moins une bonne nouvelle. Rien n’a fuité jusque-là de ces cargos de Midway et du rôle qu’a joué le capitaine Bradamont, hormis les rapports officiels et consensuels selon lesquels des vaisseaux syndics seraient venus nous débarrasser de prisonniers de guerre. Il ne me semble pas que quiconque mieux informé ait déjà trouvé le moyen de capitaliser sur ses informations. » Ils avaient atteint une écoutille hautement sécurisée. Timbal montra l’intérieur de la salle. « Bonne chance.
— Voudriez-vous veiller au grain pendant que je suis retenu là-dedans, Tanya ? demanda Geary.
— Croyez-vous vraiment nécessaire de le demander ? » Desjani salua. « Dites-leur aussi que vous avez besoin d’un jour de perme.
— Promis. »
Les délégués du Grand Conseil les attendaient encore, Rione et lui, assis derrière une longue table. Geary reconnut certains visages mais pas tous. Il se félicita de la présence du sénateur Navarro et la vue du sénateur Sakaï lui inspira un prudent optimisme, que venaient contrebalancer celle de la sénatrice Suva, qui n’avait jamais dissimulé la méfiance que lui inspiraient Geary et la flotte, et celle de la sénatrice Costa, laquelle se donnait rarement la peine de cacher le mépris dans lequel elle tenait Suva, ni sa détermination à employer tous les subterfuges qu’elle jugerait nécessaires. Geary se demanda un instant si cette femme – qui avait naguère poussé Bloch à prendre le commandement de la flotte bien qu’elle sût qu’il préparait un coup d’État (ou peut-être précisément parce qu’elle en était informée) – avait renoué le contact avec l’amiral depuis que les Syndics l’avaient renvoyé à l’Alliance dans l’espoir de déstabiliser davantage son gouvernement déjà branlant.
« Pourquoi est-elle là ? » demanda Suva en pointant Rione de l’index avant même qu’on eût échangé des politesses.
Navarro lui adressa un regard perçant. « Entre autres raisons parce que l’Alliance avait nommé Victoria Rione émissaire de son gouvernement durant la mission de l’amiral Geary.
— À l’époque où la République de Callas faisait encore partie de l’Alliance, rétorqua Suva. Dans la mesure où nous avons appris juste avant de quitter Unité que la République de Callas exigeait de quitter l’Alliance, requête qui doit être automatiquement accordée selon les clauses du traité d’union entre les deux parties, cette femme n’est donc plus citoyenne de l’Alliance. »
Tous les regards se portèrent sur Rione, que Geary avait vue tiquer à l’annonce des intentions de la République de Callas. Mais son visage resta impassible et elle leva la main comme pour réclamer une attention qu’on lui prêtait déjà. « En ce cas, j’aimerais demander asile au Grand Conseil. »
Le silence qui s’ensuivit s’éternisa jusqu’à ce que Navarro le rompe en s’efforçant visiblement de réprimer un sourire. « Vous voulez devenir une résidente permanente de l’Alliance ? Statut qui s’apparente à celui de réfugiée.
— Ou à une défection », fit remarquer Costa. Elle n’avait pas du tout l’air de trouver ça drôle. « Voire à une trahison de la République de Callas.
— Les vaisseaux de cette république se sont bien et loyalement battus aux côtés de ceux de l’Alliance, intervint Geary, qui cherchait à ne pas prendre la mouche trop prématurément. Même si elle ne fait plus officiellement partie de l’Alliance, je vois toujours en ses ressortissants des amis et j’espère que la réciproque est vraie.
— Alors pourquoi avez-vous renvoyé leurs vaisseaux ? s’enquit un sénateur, homme mince et de petite stature que Geary ne reconnut pas.
— Ils avaient besoin de réparations dont la République de Callas devait s’acquitter, et leurs équipages méritaient bien de passer quelque temps chez eux après tous les sacrifices auxquels ils avaient consenti. » Il s’était attendu à cette question et avait soigneusement préparé sa réponse afin de bien se faire comprendre.
« Sénateur Wilkes, nous devons nous concentrer sur l’ordre du jour, lâcha Sakaï en s’adressant à l’homme mince. Quant à l’émissaire Rione, je vous rappelle qu’elle a été conviée à cette réunion parce qu’elle est précisément celle qui peut nous en apprendre le plus sur les extraterrestres qu’on appelle les Danseurs, puisqu’elle a entretenu avec eux les rapports les plus fréquents.
— L’Alliance a besoin de l’émissaire Rione », ajouta Navarro.
Manifestement mécontente, la sénatrice Suva reporta son intérêt sur Geary. « Nous avons lu votre rapport. Vous aviez été envoyé en mission d’exploration.
— Mission dont je me suis acquitté, sénatrice, répondit Geary.
— Vous avez déclenché deux nouvelles guerres ! cracha Wilkes. On vous envoie explorer et apprendre et vous déclenchez deux guerres ! » Il s’interrompit, comme dans l’attente qu’on l’applaudisse.
Navarro fit la grimace. « Le rapport établit clairement que les Énigmas combattaient déjà l’humanité bien avant qu’elle ne connût leur existence. L’amiral Geary n’a rien déclenché en l’occurrence. D’après les rapports officiels, il a cherché au contraire à faire cesser les hostilités et à négocier avec eux.
— Ces rapports viennent des Syndics, sénateur.
— Pas ceux transmis par nos vaisseaux, sénatrice. Ils nous montrent en train de chercher à communiquer avec ces extraterrestres et à résoudre les litiges, tandis qu’eux persistent à attaquer.
— Alors que les Énigmas refusent de nous parler, ironisa Suva. Et, compte tenu des réactions probables des Syndics et des provocations de nos propres forces…
— Quelles provocations ? » l’interrompit Costa. Geary en avait appris assez long pour savoir qu’elle attaquait mécaniquement Suva plutôt qu’elle ne le défendait, lui.
« Nous sommes entrés dans l’espace qu’ils occupent sans leur autorisation… insista Suva.
— N’est-ce pas précisément la mission que vous aviez confiée à Geary, et ce avec insistance ? »
Celui-ci se demandait si quelqu’un remarquerait seulement son départ s’il se levait pour quitter la salle. Les sénateurs étaient tous engagés à présent dans leurs joutes verbales et cherchaient à parler plus fort les uns que les autres.
« Ça ne me manquait franchement pas », fit remarquer Rione. Elle posa le coude droit dans la paume de sa main gauche, le menton sur la dextre et ferma les yeux. « Réveillez-moi quand ce sera fini.
— Vous pouvez dormir dans ce charivari ?
— Ce me sera plus facile que de rester éveillée. »
Un brusque silence contraignit Geary à relever les yeux : les sénateurs se fusillaient du regard mais ne se chamaillaient plus. Debout, Sakaï toisait ses collègues d’un œil qui, comme d’habitude, ne trahissait qu’une sorte de désapprobation. « Cette question s’adressait-elle à l’amiral Geary ? » finit-il par demander en se rasseyant.
Wilkes prit le premier la parole, sur un ton plus mesuré mais toujours agressif. « Nous sommes maintenant en guerre avec deux autres espèces. Personne ne niera cette réalité, j’imagine ? Pourquoi notre première rencontre avec les Bovursidés s’est-elle soldée par une bataille mortelle ?
— Les Bovursidés ? s’étonna Geary. Vous voulez sans doute parler des Bofs ?
— C’est un terme péjoratif. Je ne le tolérerai pas dans ces murs. »
Costa ricana âprement. « On se fiche royalement que le sobriquet attribué à cette espèce parfaitement cinglée froisse votre susceptibilité. »
Une nouvelle joute verbale parut sur le point d’éclater, mais les regards glacials que Sakaï coula aux deux côtés de la table réussirent à l’étouffer dans l’œuf.
Geary décocha un coup d’œil vers Rione avant de reprendre la parole. « Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour communiquer avec eux. Ils nous ont attaqués dès qu’ils nous ont vus. Nous n’avons que fait que prendre des mesures pour nous défendre. Nous avons continué de nous adresser à eux jusqu’à notre départ de leur système stellaire. Ils ne nous ont jamais répondu, sauf en redoublant leurs assauts.
— Vous avez tous vu les rapports, ajouta Rione d’une voix neutre. Ils nous ont attaqués et pourchassés jusque dans un autre système stellaire ; alors même qu’ils risquaient la débâcle et une mort certaine, ils ont refusé de communiquer et préféré se suicider. On ne peut pas parlementer avec quelqu’un qui cherche uniquement à vous tuer.
— Peut-être avaient-ils peur de nous ! insista Wilkes.
— Peut-être. Sans doute avaient-ils d’excellentes raisons, du moins à leurs yeux, de refuser de nous parler et de nous combattre jusqu’à la mort. Quoi qu’il en soit, je ne me sentais pas obligée de mourir parce qu’eux croyaient avoir une bonne raison de nous éliminer.
— Si vous n’aviez pas fait irruption dans leur système en mitraillant tous azimuts…
— Nous n’avons pas tiré les premiers, se rebella Geary.
— Amiral, êtes-vous entré dans… – comment s’appelle leur système, déjà ?… – Honneur comme vous l’aviez fait dans celui des Énigmas et les autres systèmes que vous avez explorés ? demanda Navarro.
— Oui, sénateur. En formation défensive.
— Et, à Honneur, les représentants des Danseurs qui s’y trouvaient vous ont bien accueillis.
— Ils ont même aidé notre flotte ! déclara triomphalement Costa.
— Mais… ces Danseurs, fit quelqu’un d’autre, ils sont… »
Costa souriait toujours. « Qu’est-ce qu’il y a, Tsen ? Laids comme le péché, alliez-vous dire ? Est-ce bien politiquement correct ?
— On ne peut pas les juger sur leur apparence !
— C’est pourtant bien ce que vous faites, non ? Et ça vous déchire le cœur, n’est-ce pas ?
— Vous vous gagneriez sans doute davantage de partisans si vous ne preniez pas un tel malin plaisir à arracher les bras de vos adversaires pour les en flageller ensuite, sénatrice Costa, lâcha avec lassitude une grande femme brune.
— J’ai une déclaration à faire ! glapit Suva.
— Nous n’avons pas posé de questions, sénatrices, fit la grande brune. Pourrions-nous enfin rompre avec une vieille tradition et apprendre au moins quelque chose sur un sujet donné avant de faire des “déclarations” ?
— La sénatrice Unruh marque là un point », affirma Navarro.
Wilkes explosa de nouveau. Il montrait Geary du doigt. « Pourquoi avoir remis aux Syndics tous les prisonniers humains que vous aviez repris aux Énigmas ? » Ses intonations étaient celles de l’accusateur public, comme s’il réclamait la peine capitale contre Geary.
Celui-ci fit de son mieux pour ne pas avoir l’air sur la défensive. « Tous étaient des citoyens des Mondes syndiqués.
— Ils auraient pu vous fournir de précieux renseignements sur les Énigmas !
— Ils ne savaient rien des Énigmas ! » Geary dut se contrôler avant de poursuivre. « Strictement rien. Si vous aviez lu mon rapport…
— Vous avez lâché…
— Je n’ai pas fini ma phrase, monsieur ! » Tous le fixaient. Très bien. Qu’ils continuent ! Il en avait trop vu pour supporter cela. « Avant de mettre ma parole en doute, informez-vous afin de savoir au moins de quoi vous parlez. Puis permettez-moi de vous répondre sans m’interrompre. Tous les humains que nous avons libérés de cet astéroïde prison Énigma étaient des citoyens des Mondes syndiqués. Je n’avais pas le droit de les retenir contre leur gré. Aucun n’avait d’informations sur les Énigmas. Ils n’en avaient jamais vu un seul, n’avaient jamais parlé avec eux ni même aperçu un de leurs artefacts. Ils en savaient encore moins que nous quand la première flotte est entrée dans leur espace. Mais le principal motif qui inspire ma décision, c’est que je n’étais pas habilité à les retenir. Ils étaient libres de décider eux-mêmes de leur sort.
— Devons-nous condamner l’amiral Geary pour s’être conformé à la loi de l’Alliance ? Aux principes de l’Alliance ? s’enquit Navarro en faisant montre d’une ironie bien peu habituelle.
— Puisque vous abordez ce sujet et que celui des prisonniers abandonnés aux Syndics a été réglé, je me demande si l’amiral pourrait nous expliquer pourquoi il a laissé un de ses officiers supérieurs aux mains des Syndics ?
— Un de mes officiers ? Nous en avons perdu beaucoup trop au combat, et la plupart ont eu droit à d’honorables funérailles spatiales. Le seul officier vivant qui n’est pas revenu avec la flotte est le capitaine Bradamont. Elle a été affectée à la fonction d’officier de liaison entre l’Alliance et le système stellaire de Midway.
— Qui donc a approuvé cette mesure, amiral ? demanda âprement Costa.
— J’ai rédigé moi-même les ordres », répondit Geary de sa voix la plus neutre. C’était la version officielle sur laquelle Rione et lui s’étaient accordés et il comptait bien s’y tenir. Un ou plusieurs des sénateurs qu’il affrontait en ce moment même pouvaient fort bien être de ceux qui, pendant la guerre, méditaient de faire chanter Bradamont quant au travail qu’elle accomplissait pour les services du renseignement de l’Alliance. « Bien entendu, j’en ai d’abord demandé l’autorisation aux représentants du gouvernement qui accompagnaient la flotte.
— Soit l’émissaire Charban et moi-même, ajouta platement Rione.
— Vos instructions en tant qu’émissaires… commença Costa.
— Nous laissaient entière latitude, la coupa Rione. Toutes instructions unanimement approuvées, au demeurant, par le Grand Conseil, devrais-je ajouter.
— Pourquoi a-t-on choisi le capitaine Bradamont pour travailler avec les Syndics ? demanda le sénateur Wilkes. Des bruits ont couru mettant gravement en cause sa loyauté envers l’Alliance. »
Geary laissa longuement son regard, dur et inflexible, s’attarder sur Wilkes. « Comme je l’ai dit un peu plus tôt, finit-il par répondre, et comme mon rapport l’établit clairement, le capitaine Bradamont est l’officier de liaison de l’Alliance attaché au système stellaire nouvellement indépendant de Midway. Tant les autorités que la population de Midway sont violemment hostiles au gouvernement des Mondes syndiqués, hostilité que j’ai également consignée dans mon rapport. Je ne nourris aucun doute quant à la loyauté du capitaine Bradamont, et, si vous disposez d’informations attentant à son honneur, vous devriez les exposer ouvertement. Je peux vous assurer, à vous comme à toutes les personnes présentes, que je puis moi-même faire état de renseignements permettant d’amplement réfuter toutes les accusations portées contre cet officier, et que je les tiens si besoin à la disposition de l’assistance. »
Wilkes fusilla Geary du regard. Il cherchait manifestement ses mots, mais Navarro lui coupa le sifflet. « Vous avez mis en doute l’honneur d’un des officiers de l’amiral, le tança-t-il comme s’il s’adressait à un enfant. Je suis persuadé que l’amiral tiendra sa promesse de la défendre. Sommes-nous prêts à voir divulguer toute cette information ?
— N’existe-t-il pas des restrictions qui s’y opposent ? demanda Costa.
— Lesquelles ? s’enquit Suva. Et se rapportant à quelles informations exactement ? »
Quelques secondes s’écoulèrent au cours desquelles les sénateurs échangèrent des regards éloquents, puis Wilkes agita la main, l’air agacé. « Nous pourrons toujours en débattre ultérieurement. Je vois mal quel profit l’Alliance pourrait bien tirer de la présence d’un officier supérieur si profondément engagé en territoire ennemi.
— Le capitaine Bradamont nous a déjà fourni de nombreuses informations capitales, répondit Rione. Grâce à elle, nous avons eu la confirmation que les Syndics ont désormais appris à interdire sélectivement l’accès aux portails de leur hypernet.
— J’ai vu cela dans votre rapport, déclara Navarro en se rejetant en arrière pour scruter intensément Rione et Geary. C’est d’une très grande importance. Comment s’y prennent-ils ?
— Nous l’ignorons. Manifestement, nos experts devraient se pencher sur ce problème. »
La sénatrice Unruh secoua la tête. « Les recherches sur l’hypernet financées par le gouvernement ont été réduites de manière drastique par souci d’économie. » Elle balaya lentement et longuement ses collègues du regard. « Félicitons-nous que l’amiral Geary ait rapporté de ses voyages un dispositif conçu par les Syndics et interdisant aux portails de s’effondrer sur l’impulsion d’un signal télécommandé. Par bonheur, eux continuent d’investir dans des recherches dont nous avons décidé qu’elles n’intéressaient pas l’Alliance.
— Nous avons déjà parlé de tout cela, se plaignit Suva. Il faut bien établir des priorités.
— Notre flotte a de nouveau failli se retrouver piégée au plus profond d’un territoire ennemi, constata Unruh. Permettez-moi de m’interroger sur des priorités qui procurent de si grands avantages à l’ennemi. »
Le visage de Suva s’empourpra de fureur. « Suggéreriez-vous que je…
— Je suis bien certain que la sénatrice Unruh ne suggère rigoureusement rien, intervint Navarro.
— Si je m’y risquais, je ne limiterais pas les sous-entendus à un seul de mes collègues, déclara Unruh.
— À ce que nous avons cru comprendre, avança Geary dans le silence gêné qui suivit cette dernière déclaration, les Syndics ne peuvent pas savoir qui va emprunter un de leurs portails. Ils sont tout juste capables d’en bloquer l’accès, ce qui ne peut leur profiter que s’ils savent où nous nous trouvons et connaissent notre destination. Ils ont disposé de cet atout à Midway. Si nous devions de nouveau affronter cette situation, nous saurions désormais que nous pouvons gagner d’autres portails par sauts successifs et louvoyer à travers leur territoire sans emprunter le chemin tout tracé qu’ils tiennent à nous voir prendre.
— Chemin jonché d’embûches, grommela Costa.
— Sommes-nous en paix avec les Mondes syndiqués, oui ou non ? demanda Suva d’une voix presque plaintive.
— Nous, oui, répondit Navarro. Pas eux, j’en ai peur.
— Nous avons fait deux prisonniers sur l’Invulnérable et nous les avons ramenés, signala Geary.
— Deux prisonniers qui ne peuvent rien nous apprendre, lâcha Navarro avec un écœurement marqué. Ils ont reçu un conditionnement mental si puissant que le premier est devenu catatonique sous nos yeux et que le second est à peine conscient. Nous ne pouvons rien prouver de l’implication officielle des Syndics dans ces agressions.
— On se moque de la preuve ! On connaît déjà la vérité ! Ils doivent périr ! Il faut les achever ! insista Costa.
— Nous ne pouvons pas violer le traité de paix ! se récria Suva. Le peuple ne le tolérerait pas ! »
Un brouhaha confus monta des sénateurs.
« Quelle paix ?
— Demandez plutôt à la population de l’Alliance !
— On ne peut pas relancer la guerre ! Le gouvernement s’effondrerait !
— Chers collègues, intervint Sakaï d’une voix tranquille mais forte qui couvrit celles de ses homologues, ainsi qu’on l’a fait remarquer, il nous faudrait à tout le moins, avant de leur permettre de dénoncer légalement le traité de paix, obtenir la libération de tous les citoyens de l’Alliance encore retenus à l’intérieur du territoire syndic ou anciennement syndic. Peut-être devrions-nous passer à un autre sujet. »
Geary attendit que les sénateurs aient réfléchi au conseil de Sakaï. Il se demanda si l’un d’eux avait conscience de sa nervosité, ou si l’un d’eux se rendait compte qu’il craignait qu’on lui demandât ce qu’avaient exigé les dirigeants de Midway en échange du dispositif de sauvegarde interdisant l’effondrement d’un portail par télécommande. Mais le Grand Conseil semblait n’avoir aucune envie de s’étendre sur la question de l’hypernet.
« Eh bien, il y a au moins une bonne nouvelle, reprit Navarro. Voilà un sujet qui devrait retenir notre attention. Il y a à bord du vaisseau capturé une énorme quantité de technologie… euh… bof. Il devrait être relativement aisé d’en apprendre un peu plus long sur eux.
— Nous en apprendrions bien davantage si nous pouvions parler avec des représentants vivants de leur espèce », marmonna Suva.
De la main, Rione empêcha Geary de réagir spontanément. « Nous avons essayé de les garder en vie, dit-elle. Par tous les moyens.
— Les experts qui vous accompagnaient prétendent que vous n’avez pas tout tenté, insinua Suva. Plusieurs autres méthodes auraient pu opérer.
— Certains d’entre eux peuvent sans doute l’affirmer à présent, mais je ne me souviens pas de les avoir entendus suggérer ces méthodes à l’époque. J’ai moi-même posé la question à de multiples reprises. Si quelques-uns de nos spécialistes universitaires prétendent à présent qu’ils connaissaient d’autres moyens de communiquer avec les Bofs, alors ils ont délibérément évité d’y faire allusion sur le moment. Vous devriez peut-être leur demander pourquoi. »
Navarro fit la grimace et pianota légèrement sur la table. « Je soupçonne ces spécialistes de n’en savoir guère plus long que vous-même à cet égard. Je vois mal ce que vous auriez pu tenter d’autre. Nous trouverons peut-être le moyen de réveiller les deux spécimens encore en vie que nous détenons.
— Je vous le déconseille vivement, déclara Geary. Ils se suicideraient.
— Cette décision ne nous incombe peut-être pas, amiral. Qu’en est-il de ces fantômes dont j’ai ouï dire, à bord du supercuirassé capturé ?
— Il se passe quelque chose d’étrange sur l’Invulnérable. Un peu comme si les esprits des Bofs grouillaient autour de vous. Je ne recommanderais certainement à personne de se rendre seul à son bord. On est très vite submergé par cette impression.
— Ils disposaient d’un système capable de protéger une planète d’un bombardement cinétique, lâcha Unruh à voix basse. N’y aurait-il pas sur ce vaisseau un dispositif qui nous permettrait d’apprendre à faire de même ? »
Geary sentit émaner de tout le Grand Conseil une formidable vague d’espoir. Combien de milliards d’hommes et de femmes avaient-ils péri dans des bombardements orbitaux depuis que l’humanité avait trouvé le moyen de se rendre dans l’espace et de larguer des projectiles cinétiques sur les populations civiles ? Il secoua la tête. Briser cet espoir lui répugnait. « Je n’en sais rien. Leur technologie, leur conception de l’équipement sont très différentes des nôtres et de multiples façons. Je sais au moins que leurs plus gros vaisseaux eux-mêmes, comme l’Invulnérable, n’étaient pas défendus par ce système contre les projectiles cinétiques. Les ingénieurs de la flotte ont émis l’hypothèse qu’il exigerait une quantité monstrueuse d’énergie ou une masse aussi énorme que celle d’une planète. Mais le fin mot de l’affaire, c’est que nous n’en savons strictement rien. Pour des raisons qui crèvent les yeux, nous nous sommes abstenus de tripatouiller dans l’équipement de l’Invulnérable pour essayer de comprendre ce qu’en tiraient les Bofs.
— Devons-nous absolument employer ce terme péjoratif ? s’enquit la sénatrice Suva. Et pourquoi continuez-vous de donner au supercuirassé que nous leur avons pris le nom d’un vaisseau de la flotte ?
— Je peux me servir du mot “Vachours” si vous le jugez plus convenable, répondit Geary, qui ne tenait pas à se laisser entraîner dans un vain débat sur ce terrain. Nous ignorons quel nom ils se donnent eux-mêmes. Quant à cette appellation d’Invulnérable, c’est sous ce nom qu’il a fait le voyage de retour, et de nombreux fusiliers sont morts en défendant le vaisseau qu’ils connaissaient sous ce nom.
— En apprendre davantage sur la technologie qui se trouve à son bord sera certainement une des priorités de l’Alliance, affirma la sénatrice Unruh d’une voix douce, qui réussissait néanmoins à enfoncer le clou. Et, s’agissant des Énigmas, croyez-vous qu’il existe un espoir de paix ?
— Je crois surtout que l’émissaire Charban dit vrai quand il subodore qu’une espèce aussi obsédée par le respect de son intimité que l’est celle des Énigmas ne peut regarder une espèce animée par la curiosité comme l’est la nôtre que comme une menace. Leur promettre de ne pas chercher à se renseigner davantage sur eux ni de pénétrer à nouveau dans l’espace qu’ils contrôlent pourrait sans doute servir de base à une cessation des hostilités. Mais, jusque-là, les Énigmas n’ont jamais daigné répondre à nos propositions allant dans ce sens.
— Et, finalement, les Danseurs », poursuivit Unruh. Elle sourit. « J’ai vu se mouvoir leurs vaisseaux. Ce nom leur convient à merveille.
— Ils ont sauvé une planète occupée par les hommes, s’empressa de déclarer Suva. Pourraient-ils nous montrer comment ils s’y prennent ?
— Là encore, je ne peux pas vous répondre. Ils acceptent de parler avec nous, se montrent obligeants et amicaux, mais ils ont aussi une faculté instinctive à se déplacer dans l’espace qui surpasse les capacités des sens et du matériel humains.
— Mais pouvons-nous vraiment nous fier à une espèce qui a cet… aspect ? s’enquit Wilkes avec une moue de dégoût.
— Nous avons au moins la certitude que nous ne sommes pas fascinés par leur beauté, répondit Rione en souriant.
— Les négociations avancent ? demanda Navarro.
— Nous apprenons toujours à communiquer. Nous n’en sommes pas encore au stade des négociations officielles. » Le sourire de Rione s’évanouit, remplacé par un masque indéchiffrable. « Depuis notre arrivée à Varandal, ils nous ont fait part d’une information inattendue. L’émissaire Charban et moi-même avons seulement réussi à en achever la traduction durant la nuit, de sorte que c’est la toute première fois qu’il y est fait allusion. Je tenais à ce que le Grand Conseil en soit le premier informé. » Même ceux des sénateurs qui lui étaient hostiles se rengorgèrent à cette allusion implicite à leur importance personnelle. « Les Danseurs nous ont appris qu’ils devaient se rendre quelque part. Ils n’entameront pas d’autres pourparlers avant d’y être allés. Cette requête ne se présente pas sous la forme d’un ultimatum mais plutôt sous celle d’un faisceau de conditions, d’un programme informatique façon “si… alors…”. Si nous les y conduisons, alors ils accepteront de parler d’autre chose.
— “Ils vous ont appris” ? s’étonna Costa, sceptique. Comment cela ? Je croyais que vos communications restaient rudimentaires ?
— Ils nous ont dit qu’ils devaient se rendre dans un certain système. Ils se sont servis des pictogrammes pour devoir et voyager, de sorte que toute autre interprétation est exclue, répondit Rione. Idem, à de multiples reprises, pour leur condition préalable – si-alors – à des négociations ultérieures. »
Rione sortit sa tablette de données et tapa une commande : l’image en 3D de caractères anguleux apparut au-dessus. « Et ils nous ont montré ceci. C’est un mot formé à partir de caractères de l’alphabet d’une des langues les plus répandues de l’antiquité humaine, de sorte que nos systèmes n’ont eu aucune peine à le traduire. L’un de nous pourrait même le deviner plus ou moins, puisque notre langage actuel en dérive.
— Que dit-il ? s’enquit Navarro, un tantinet sidéré.
— Kansas.
— Quoi ?
— Ce mot antique est “Kansas”, expliqua Rione. Nous leur avons posé la question de toutes les façons possibles et les Danseurs ont persisté à nous répondre, par tous les moyens qui leur étaient accessibles, qu’ils devaient se rendre au Kansas.
— Où est-ce, bon sang ? demanda Costa. Je n’ai jamais entendu parler d’une étoile du nom de Kansas.
— Nous avons localisé le Kansas, dit Rione. Ce n’est ni une étoile ni une planète. C’est un lieu-dit d’une planète, l’ancien nom d’une région ou d’une province.
— Quelle planète et quelle étoile ? interrogea Navarro.
— La Vieille Terre. Le Système solaire. »
Le silence qui s’ensuivit fut si général et profond que la chute d’une aiguille aurait fait l’effet d’une explosion.
Quand Navarro le brisa, il chuchotait quasiment. Pourtant sa voix parut porter de manière surnaturelle. « La Vieille Terre ? Ils veulent aller sur la Vieille Terre ?
— Ils ont beaucoup insisté, répondit Rione.
— Pourquoi ?
— Ils ne peuvent pas ou ne veulent pas l’expliquer. Du moins tant qu’on ne les y aura pas conduits.
— Impossible, se rebella Costa. Mener des extraterrestres au Système solaire ? Sur la Vieille Terre elle-même, berceau de l’humanité, foyer de nos ancêtres ? On ne peut pas faire ça. »
Suva se tourna instantanément vers Costa, son vieil adversaire politique. « Ce sont les représentants de la première espèce intelligente non humaine qui cherche à communiquer avec nous. Ne pas les offenser est d’une importance critique.
— Ce qui est surtout d’une importance critique, c’est de ne pas permettre à une poignée de vaisseaux extraterrestres de larguer un déstabilisateur stellaire dans le Soleil !
— Ces extraterrestres nous ont aidés ! Ils ont aidé des gens, fit remarquer Unruh. Rien ne prouve qu’ils soient hostiles.
— Mais regardez-les, bon sang ! s’insurgea Wilkes. Nous sommes censés les amener sur le site le plus sacré de la Galaxie ? Ces monstres ?
— Jugez-les sur leurs actes, intervint Geary.
— Mais vous ne pouvez même pas nous dire pourquoi ils veulent s’y rendre ! Comment ont-ils seulement entendu parler de ce Kansas ?
— Minute ! s’égosilla Sakaï, un autre concert de récriminations menaçant de se faire entendre. Dites-moi une chose, amiral Geary. Vous connaissez les vaisseaux de ces Danseurs. Pourraient-ils gagner la Vieille Terre de leur propre chef ?
— Bien sûr, répondit-il en se demandant où l’autre voulait en venir. Ils disposent de l’équivalent de nos propulsions par sauts successifs, qui semble avoir la même portée que notre propre équipement.
— On les aurait vus et arrêtés, ironisa Costa.
— Les Danseurs jouissent d’excellentes capacités furtives, répondit Geary. Meilleures que les nôtres pour des objets aussi gros que leurs vaisseaux. Même si on les détectait, ils n’auraient aucun mal à déjouer toute tentative humaine pour les intercepter. Et nous ignorons depuis quand ils connaissent le voyage interstellaire et l’espace du saut, et depuis quand ils disposent de ces capacités. Si bien que nous ne savons pas à quand remonte leur première visite à la Vieille Terre. »
Sakaï opina lentement. « Ils pourraient donc se rendre n’importe où dans l’espace humain ? Et l’avoir déjà exploré à notre insu ?
— Oui, sénateur. Dans mon rapport, j’émets l’hypothèse qu’ils y seraient déjà entrés, du moins aussi loin que la frontière extérieure de l’Alliance. Ils en ont reconnu l’emblème.
— Pourtant ils nous en demandent la permission. Nous prient de les conduire à la Vieille Terre alors qu’ils pourraient s’y rendre sans notre autorisation. » Ayant exposé son point de vue, Sakaï regarda autour de lui. « Comment savoir ce qu’ils veulent y faire ? En les y menant, tout simplement.
— Et s’ils nous étaient secrètement hostiles ? protesta Costa, morose. Qu’arriverait-il ? Sol est sans défense. La mère patrie est démilitarisée et neutre depuis des siècles.
— Nous escorterions les vaisseaux des Danseurs, avança Sakaï. Tant pour les défendre, eux, que pour défendre Sol contre eux si besoin.
— Nous ne pouvons pas envoyer une flotte de vaisseaux de guerre à Sol, objecta Suva. Ce serait politiquement irrecevable. Le tollé consécutif nous vaudrait d’être démis de nos fonctions et tous les systèmes stellaires n’appartenant pas à l’Alliance se retourneraient contre elle.
— Comment nous en tirer ? demanda Navarro en faisant des yeux le tour de la table. Qu’est-ce qui serait politiquement acceptable ? »
Sakaï s’adressa de nouveau à Geary. « Amiral, l’Alliance a-t-elle déjà envoyé des vaisseaux de guerre dans le Système solaire avant la guerre ? »
Geary hocha la tête. « Oui, sénateur. » Il avait réussi jusque-là à faire une croix sur tout ce qu’il avait connu un siècle plus tôt et à s’adapter de son mieux à cette époque, mais des questions comme celles que venait de lui poser Sakaï le ramenaient trop viscéralement à son existence de jadis, remontant, pour tous ceux qui l’entouraient, à un lointain passé. « L’Alliance envoyait un vaisseau tous les dix ans à l’occasion de commémorations.
— Un seul ? demanda Suva en dévisageant Geary d’un œil méfiant.
— Oui, sénateur. Un seul. Bon, la flotte était beaucoup plus réduite à l’époque, bien sûr, mais, par respect pour la mère patrie, il s’agissait d’ordinaire d’un gros bâtiment. D’un cuirassé ou d’un croiseur de combat.
— Un croiseur de combat ? » Navarro opina, souriant. « L’Indomptable, votre vaisseau amiral, est un croiseur de combat et un bâtiment dont l’équipage s’est distingué par son héroïsme et son sens de l’honneur. »
Tout le monde semblait s’attendre à une réponse de Geary, de sorte qu’il retourna son hochement de tête à Navarro. « Je me garderai bien de contester cette description de l’Indomptable et de son équipage.
— Et de son commandant, assurément, persifla Costa.
— Un vaisseau bien assez gros pour embarquer dans ce voyage des représentants du gouvernement triés sur le volet, veiller à ce que tous se sentent suffisamment bien représentés et mener les négociations que les Danseurs entendent entamer à leur arrivée dans ce Kansas, ajouta Sakaï sans relever la pique de Costa relative à la relation intime de Geary et Desjani.
— Un croiseur de combat ? demanda Costa, le regard calculateur. Et les… positions de tous seraient équitablement représentées ? Je veux bien tremper là-dedans.
— Si la sénatrice Costa est du voyage, moi aussi, affirma Suva. Ce n’est pas négociable.
— Je suis bien certain que nous nous féliciterons tous de votre présence, déclara Costa avec un sourire mauvais.
— Pouvons-nous consentir à cela ? demanda Navarro, comme s’il ne croyait pas lui-même à la possibilité d’un tel accord.
— Pas seulement ces deux-là, intervint Unruh.
— Mais quelqu’un qui serait agréé à l’unanimité. Pas moi, j’en suis conscient. Que diriez-vous du sénateur Sakaï ? Quelqu’un y voit-il une objection ? »
Nul n’en souleva.
« Résumons-nous. Nous sommes d’accord pour que les sénateurs Sakaï, Suva et Costa embarquent à bord du croiseur de combat Indomptable lorsque ce bâtiment de l’Alliance escortera les six vaisseaux des Danseurs jusqu’à la Vieille Terre. L’Indomptable aura pour instruction de les protéger, à moins que les Danseurs n’observent inopinément un comportement hostile, auquel cas il devra défendre la Vieille Terre et le Système solaire. En outre, l’amiral Geary ainsi que l’émissaire Rione feront partie du voyage…
— Elle ? demanda Suva. Pourquoi ?
— Pour communiquer avec les Danseurs, répondit Unruh, l’air de nouveau très fatiguée. Et l’autre émissaire ? Charban ?
— Les Danseurs préfèrent avoir affaire à nous deux », affirma Rione.
Geary savait, lui, que les Danseurs aimaient mieux communiquer avec Charban, mais, dans la mesure où il tenait à ce que Rione les accompagnât, il se contenta de signifier son assentiment d’un hochement de tête.
« Mieux vaut disposer de deux intermédiaires, fit remarquer Sakaï. Un seul pourrait rapidement se lasser d’exigences constantes. Rione et Charban doivent y aller tous les deux.
— Mais pas en qualité d’émissaires ! protesta Suva.
— Non. Ce serait superfétatoire, dans la mesure où deux représentants du Grand Conseil seront déjà présents. Mais il leur faut un titre. Ambassadeur ? Porte-parole ?
— Envoyé, suggéra Navarro.
— Acceptable. »
Suva et Costa donnèrent leur accord à contrecœur, aussitôt imités par leurs homologues présents.
Navarro adressa à Geary un sourire d’encouragement. « C’est donc décidé. Procédez à vos préparatifs pour ce voyage. Je dois reconnaître que je vous envie. Nul n’a eu le loisir de se rendre sur la Vieille Terre depuis des décennies, en dépit du portail de l’hypernet que l’Alliance a construit là-bas il y a trente ans. L’Indomptable, son équipage et vous-même avez bien mérité cette occasion de voir le berceau de nos ancêtres et de vous reposer, après votre difficile mission hors de l’espace humain, suivie de votre retour périlleux à travers le territoire syndic. Ce voyage jusqu’à la Vieille Terre devait vous apporter un répit bien gagné après tout ce sang et ces larmes. »
Une fois qu’ils eurent quitté la salle et se retrouvèrent devant Timbal et Desjani, Rione se tourna vers Geary : « Croyez-vous aux porte-malheur, amiral ? »
— Je crois qu’ils donnent parfois l’impression d’exister, répondit-il avec un geste incertain. Pourquoi cette question ?
— Parce que j’aurais aimé que le sénateur Navarro s’abstînt de sa dernière déclaration. Il ne faut jamais tenter le sort. »