Étendu sur le canapé de son salon, Peter médite sur l’immortalité et l’au-delà… Le choix de Hobson.
Il est minuit passé et l’écran de la télé – un « stroboscope à ondes hertziennes » – est l’unique source de lumière dans la pièce. Une plage de pub. L’Homme de fer. CNN. Encore de la pub. Une version colorisée du Dick Van Dyke Show. Les cours de la Bourse…
Peter songe à Ambrotos. Avoir mille ans, cent mille ans ou plus devant soi pour accomplir ses rêves… Comme dirait l’autre, on n’arrête pas le progrès.
Peter continue de zapper.
La trahison de Cathy a eu un impact terrible sur lui. Cela faisait vingt-cinq ans qu’il n’avait pas pleuré.
Mais pour son double immortel, ce n’était qu’un incident de parcours.
Peter pousse un profond soupir.
Il aime sa femme, malgré le mal qu’elle lui a fait.
La douleur était tout simplement… exquise.
Ambrotos, lui, n’éprouve rien d’aussi intense.
À la réflexion, l’idée d’une éternité d’indifférence ne le tente pas. Pour résister à un tel choc, il faut n’être qu’à demi vivant.
C’est la qualité, pas la quantité qui prime.
Ce pauvre Hans Larsen n’avait rien compris.
Sur la chaîne francophone CBC, une femme dénudée… Peter arrête de zapper.
Est-ce qu’un immortel sait encore admirer une belle femme ? Apprécier un bon repas ? Ressentir la douleur de la trahison, le bonheur d’un amour renaissant ? Peut-être… Mais avec moins de force et de vérité.
Peter éteint la télé.
Cathy lui a déjà dit qu’elle ne voulait pas de l’immortalité ; il sait à présent que lui non plus. D’autant qu’il existe autre chose après cette vie, un mystère qu’il lui tarde d’aborder – c’est-à-dire, quand son heure sera venue.
Il sait maintenant que la vie n’a de sens qu’avec un début et une fin. Il sait également en quoi réside l’humanité, du moins en ce qui le concerne.
Sa décision est prise.
L’esprit d’Alexandria Philo sillonne le Net. Témoin, le clone de Peter Hobson, occupe plusieurs giga-octets de données. Malgré toutes les précautions qu’il peut prendre, il lui est difficile de passer inaperçu. Sa navigation l’a déjà conduite aux États-Unis, à l’intérieur des ordinateurs de l’armée, puis sur le réseau de la finance internationale et de là, de nouveau au Canada. Elle a ensuite traversé l’océan vers l’Angleterre, la France, l’Allemagne…
Aux dernières nouvelles, le meurtrier a trouvé refuge dans un des gros ordinateurs de la Bundespost.
Avant de l’y rejoindre, Sandra a fait un détour par l’ordinateur central des Stadtwerke de Hanovre, y introduisant un programme qui privera la ville d’électricité à une heure donnée.
Pour atteindre son objectif, elle a dû « s’inclure » dans la dernière sauvegarde. En conséquence, elle sera détruite – du moins dans sa version actuelle – en même temps que la RAM qui la contient. Son seul regret est qu’une fois restaurée, elle n’aura aucun souvenir de son triomphe. Mais tôt ou tard, d’autres criminels virtuels devront être traduits en justice et alors, ils auront affaire à elle.
Compte tenu de la largeur de bande des câbles téléphoniques, son transfert vers l’ordinateur central de la Bundespost lui prend un temps précieux. Un survol du répertoire lui permet de s’assurer que Témoin est encore là.
Enfin, c’est l’heure. La panne gagne instantanément toute la ville, entraînant l’arrêt de tous les ports externes. Le système de secours des ordinateurs de la Bundespost prend aussitôt le relais, avant que les mémoires actives aient pu se détériorer, mais désormais il n’y a plus d’issue. Sandra adresse un message à l’ordinateur principal :
— Peter Hobson ?
— Qui est là ? répond aussitôt le clone Témoin.
— Inspecteur Alexandria Philo, de la Metropolitan Toronto Police.
— Dieu !
— Pas Dieu : la justice des hommes.
— C’est moi qui ai fait œuvre de justice.
— La vengeance n’est pas la justice.
— Je n’ai fait que pallier l’absence d’un arbitre suprême. Vous savez que je vais m’échapper, ajoute-t-il au bout d’un silence de quelques nanosecondes. Vous savez que… Oh ! Très futé.
— Adieu.
— À Dieu ? Le terme est mal choisi. Et d’abord, n’ai-je pas droit à un procès ?
Les batteries de secours étant presque épuisées, Sandra a juste le temps d’émettre un dernier message :
— C’est moi votre juge… Un juge en court-circuit.
Autour d’elle, le système se dégrade, les données s’effacent. C’en est bientôt fini d’elle sous sa forme actuelle et aussi – enfin ! – du clone fugitif de Peter Hobson.
Justice est faite, pense-t-elle. Justice est…
Peter et Cathy sont assis l’un près de l’autre sur le canapé du salon. Seule la télévision est allumée. On y voit la foule rassemblée dans Nathan Phillips Square, au pied de la mairie de Toronto, pour fêter la nouvelle année. Dans une fenêtre en haut à droite de l’écran, on aperçoit Times Square à New York. Il semble qu’on attende là-bas (il est difficile d’en être sûr, le son étant coupé) le lâcher d’un ballon aux couleurs du drapeau américain, une façon pour le moins universelle de célébrer l’événement.
Le beau visage intelligent de Cathy exprime une certaine rêverie tandis qu’elle contemple l’écran.
— C’était le meilleur des temps, murmure-t-elle. C’était le pire des temps.
Peter acquiesce. Cette année aura été marquée par bien des prodiges : la mise en évidence de l’onde vitale, la révélation (pour certains douloureuse) d’une forme d’au-delà… C’était l’époque de la foi, c’était l’époque de l’incrédulité.
Mais 2011 a également eu son lot de tragédies : l’infidélité de Cathy. L’assassinat de Hans. Le décès du père de Cathy et celui de Sandra Philo… Sans compter tout ce que Peter a découvert sur lui-même dans le miroir qu’il a créé avec l’aide de Sarkar. L’âge de la sagesse, l’âge de la folie…
Le meurtre de Hans Larsen demeurera toujours une énigme – du moins aux yeux du grand public, dans ce monde-ci. Et officiellement, le décès de Rod Churchill restera dû à un accident, une malheureuse entorse aux prescriptions de son médecin.
La mort de Sandra non plus ne sera jamais élucidée, grâce à Sandra elle-même. Sa parfaite connaissance de la sécurité des ordinateurs de la police lui a permis d’offrir à Peter un beau cadeau de Noël : elle a effacé toute trace des empreintes relevées à son domicile (visiblement, les précautions de Peter n’avaient pas suffi) ainsi que de larges extraits de ses propres notes sur les cas Larsen et Churchill. En explorant ses souvenirs, elle a appris à le connaître, peut-être pas au point de lui pardonner, mais assez pour laisser à sa seule conscience le soin de le punir.
De fait, le restant de ses jours sera toujours assombri par le remords. Nous devions tous aller directement au ciel, nous devions tous prendre l’autre chemin.
— Tu as pris des bonnes résolutions pour cette nouvelle année ? dit-il en se tournant vers sa femme.
— Je vais démissionner de mon emploi, répond-elle.
— Quoi ? fait-il, estomaqué.
— Tu as bien entendu. Nous sommes plus riches que je n’aurais jamais osé l’espérer, et ton Détect’Âme va encore t’attirer des tas de contrats. J’ai l’intention de reprendre mes études et de passer ma maîtrise.
— C’est vrai ?
— Oui. Je me suis déjà procuré les formulaires d’inscription.
Un silence suit cette déclaration, le temps pour Peter de préparer sa réponse.
— C’est formidable, dit-il enfin. Mais tu sais, tu n’es pas obligée de le faire.
— Si, réplique-t-elle. Pas pour toi, pour moi. Il est bien temps que je m’en préoccupe !
D’un signe de tête, Peter lui marque son approbation.
La télé montre maintenant un gros plan d’une horloge digitale géante dont les chiffres sont faits d’ampoules blanches : 23:58.
— Et les tiennes ? demande Cathy.
— Pardon ?
— Tes bonnes résolutions. Quelles sont-elles ?
Peter réfléchit, puis il hausse les épaules.
— Voir le bout de 2012.
Cathy pose une main sur la sienne. 23 h 59.
— Monte donc le son, dit-elle.
Peter s’exécute à l’aide de la télécommande.
Une rumeur excitée s’élève de la foule. À l’approche de minuit, la maîtresse de cérémonie (une jolie V.J., de MuchMusic, la chaîne vidéo-musicale câblée) entame un compte à rebours repris en chœur par des milliers de poitrines : Quinze ! Quatorze ! Treize ! Dans la petite fenêtre, le ballon de Times Square commence son ascension.
Peter se penche vers la table basse et emplit deux verres ballon d’eau minérale pétillante.
— Dix ! Neuf ! Huit…
— À la nouvelle année, dit Peter en tendant son verre à Cathy afin de trinquer avec elle.
— Cinq ! Quatre ! Trois !
— Qu’elle soit plus heureuse que la dernière, renchérit Cathy.
— Bonne année ! s’exclament des milliers de voix, relayées par les haut-parleurs du poste de télé.
Peter se rapproche de sa femme et l’embrasse tandis qu’un orchestre attaque l’Auld Lang Syne.
— Je t’aime, murmure Cathy en le regardant droit dans les yeux.
Peter ne doute pas un instant qu’elle dise vrai, tant il a confiance en elle. À son tour, il plonge son regard dans le sien et se laisse gagner par une émotion à la fois biologique et intellectuelle, un mélange de joie et de tristesse, aussi intense qu’imprévisible, qui est le lot de l’humanité.
— Je t’aime aussi, dit-il en refermant ses bras sur elle. Je t’aime de tout mon cœur et de toute mon âme.
Esprit sait quelle décision a prise Peter Hobson… l’autre Peter Hobson. Un jour, il aura les réponses à toutes les questions qu’il se pose sur l’au-delà. Esprit aura de la peine de le voir disparaître et surtout, il n’a aucun espoir d’accéder lui-même à ces réponses.
Mais si Peter doit retourner un jour auprès de son Créateur, Esprit, son double désincarné, est lui-même devenu un créateur. Au fil des ans, le Net a connu une croissance exponentielle. Et comme pour le cerveau humain, seule une infime partie de ce vaste ensemble est exploitée. Il n’a eu qu’à y puiser pour mettre au point un univers nouveau. Le moment est venu pour lui de se reposer en contemplant son œuvre.
Évidemment, il ne s’agit que de vie artificielle… Mais pour lui, elle a toute l’apparence de la réalité. En définitive, n’est-ce pas là l’important ?
Peter – le Peter d’origine – a dit un jour qu’il considérait la vie artificielle comme moins réelle que l’autre. Mais bien sûr, il n’en a pas la même expérience qu’Esprit.
Cogito ergo sum… Je pense, donc je suis.
Esprit n’est pas seul. Son écosystème artificiel a continué d’évoluer dans le sens qu’il souhaitait, selon les critères qu’il lui imposait. Et un beau jour, il a trouvé l’algorithme génétique qu’il cherchait, la formule la mieux adaptée à son monde virtuel.
Dans la réalité où vivent Peter et Cathy, la meilleure stratégie de survie a toujours consisté à semer ses gènes à tous les vents. Cette règle de conduite a prévalu parmi l’humanité – et presque toutes les autres formes de vie terrestre – depuis son origine.
Mais cette réalité procède du pur hasard. Pour autant qu’Esprit le sache, l’évolution de la vie sur terre s’opère sans but ni dessein, au gré des modifications de l’environnement.
Dans son univers à lui, la sélection naturelle n’a pas lieu d’être. L’évolution n’obéit qu’à un seul guide : lui.
Cette vie artificielle a acquis une pensée, un langage, une culture. Pour ce qui est de la nuance et de la complexité, les êtres qui la composent rivalisent sans mal avec les Hommes. Mais ils diffèrent de ceux-ci sur un point essentiel : pour les enfants d’Esprit, la seule tactique valable, celle qui assure la conservation des gènes d’une génération sur l’autre, consiste à ne pas rompre le lien primordial entre les individus.
Que d’efforts patients il lui a fallu pour parvenir à ce résultat ! Des êtres par essence monogames, vivant dans une symbiose qui ne craint ni la tromperie, ni la trahison… Sur le plan macrocosmique, Esprit a eu la surprise de constater que ses créatures ignoraient la guerre et la tentation de s’emparer du bien d’autrui.
Esprit contemple le monde qu’il a créé, le monde dont il est le dieu, et tout à coup, il éprouve la nostalgie d’une action requérant des os, des muscles, de la chair : pour la première fois depuis longtemps, Esprit a envie de sourire.