— Qu’est-ce que c’est ? demande Peter en désignant sur l’écran d’un des ordinateurs de Mirror Image un banc de minuscules poissons bleus évoluant dans un océan orange.
— Un exemple de vie artificielle, répond Sarkar en levant les yeux de son clavier. C’est le sujet du cours que je donne en ce moment à Ryerson.
— Comment ça marche ?
— Eh bien, l’informatique permet de recréer des phénomènes biologiques tels que la reproduction et l’évolution. En fait, à un certain degré de complexité, la différence entre un clone et un être vivant devient purement sémantique. À partir d’une simple simulation mathématique, ces poissons ont évolué en un processus vivant, doué d’instinct grégaire comme les vrais poissons.
— Comment est-ce possible ?
Sarkar sauvegarde son travail et vient se placer près de Peter.
— C’est une question d’évolution cumulative. Je vais te faire une démonstration, dit-il en effaçant l’écran. À présent, tape une phrase. Sans ponctuation ; rien que des lettres.
Peter réfléchit un moment puis épelle : « OÙ SE TROUVE L ENFER À JAMAIS NOUS RESTONS » L’ordinateur transcrit simultanément en caractères minuscules.
— Marlowe, remarque Sarkar en déchiffrant par-dessus son épaule.
— Tu connais ça ? s’étonne Peter.
— Bien sûr. Qu’est-ce que tu crois ? C’est dans son Faust : « L’enfer n’a point de bornes, il n’est point circonscrit en un seul lieu ; car où nous sommes c’est l’enfer. Où se trouve l’enfer, à jamais nous restons{La Tragique Histoire du docteur Faust, traduction de F. C. Danchin, Les Belles Lettres, Paris, 1991. (N.d.T.)}. »
Peter en reste bouche bée.
— Ta phrase comprend quarante-deux signes.
Sarkar n’a pas eu besoin de recompter : l’ordinateur a lui-même affiché le nombre, ainsi que d’autres statistiques, sitôt que Peter a eu fini de taper.
— Maintenant, considère chaque signe comme un gène pouvant revêtir vingt-sept valeurs différentes : de A à Z, plus les blancs. Cela signifie qu’il existe 2742 séquences possibles de même longueur. Autrement dit, des flopées. Ce poste, poursuit-il en pianotant, peut générer cent mille séquences aléatoires de quarante-deux caractères par seconde. Mais même ainsi, il te faudrait un temps équivalent à 1012 fois l’âge total de l’univers pour obtenir la phrase que tu viens de taper.
— C’est comme l’histoire des singes et des machines à écrire… Jamais ils ne parviendront à copier l’œuvre de Shakespeare.
— Parce qu’ils tapent au hasard, objecte Sarkar. Tandis que l’évolution n’est pas un processus aveugle, mais cumulatif. Chaque génération améliore la précédente, suivant des critères dictés par l’environnement. Grâce à l’évolution cumulative, tu passes du charabia à la poésie – ou de l’équation au poisson, voire de l’argile pétrie à l’être humain – à une vitesse étonnante.
Il effleure une touche puis désigne l’écran.
— Voici une séquence aléatoire de quarante-deux signes. Mettons que ce soit l’organisme ancestral.
L’écran indique :
000 l qvdrowdeoafacyvsbsswjkhm nttmuxwcocorpos
— Quelques secondes vont suffire à l’ordinateur pour parvenir au résultat escompté.
— Comment ça ?
— À chaque génération, une séquence peut engendrer quarante-deux rejetons. Mais comme dans la vie réelle, chacun présentera un gène – c’est-à-dire, un caractère – modifié. Par exemple, un Y deviendra un X ou un Z, toujours en se déplaçant d’une lettre dans l’alphabet.
— D’accord.
— Parmi ces quarante-deux rejetons, l’ordinateur choisira celui qui lui paraîtra le mieux adapté à son environnement – autrement dit, le plus proche de la phrase de Marlowe. Et c’est celui-ci qui engendrera à son tour la génération suivante. Tu me suis ?
Peter acquiesce.
— Bien. Maintenant, observons l’évolution sur une génération.
Sarkar enfonce une touche et aussitôt, trente-neuf séquences quasi identiques apparaissent sur l’écran. Une seconde plus tard, elles s’effacent toutes, à l’exception d’une seule.
— Voici le modèle le mieux adapté, annonce Sarkar.
000 l qvdrowdeoafacyvsbsswjkhm nttmuxwcocorpos
001 l qvdrowddoafacyvsbsswjkhm nttmuxwcocorpos
— Ce n’est pas évident, reprend Sarkar, mais la deuxième séquence est légèrement plus proche de notre cible que l’original.
— Je ne vois pas ce qui a changé, confesse Peter.
— Le dixième caractère – un E – est devenu un D. Dans la phrase cible, il s’agit d’un U. Selon le principe de l’alphabet circulaire, le D est plus proche du U que le E. Il y a bien eu progrès. Maintenant, nous allons laisser l’expérience se dérouler jusqu’au bout… Voilà, c’est fait.
— Déjà ? s’étonne Peter.
— L’évolution cumulative, te dis-je, exulte Sarkar. Il a fallu deux cent soixante-dix-sept générations pour passer de ce charabia au vers de Marlowe – pour passer du chaos à une structure complexe. Je vais afficher les séquences de trente en trente, en signalant par une majuscule les gènes qui ont atteint leur valeur définitive.
000 l qvdrowdeoafacyvsbsswjkhm nttmuxwcocorpoS
030 l rvErowgcraeaaysscsuwgkhl kStmuxwcocorpNS
060 lzrtErqvgaradcazsqcRxwfkhlAISumsxvcoEprONS
090 mxrtEsrvizrcdfa socRzwdkeMAISumrxvbpEprONS
120 nxttEursixrEdhaaquodR wckdMAISuNrxubpEpsONS
150 nvttExrRixuEbhacqmdR wakdMAISwNOxtbpEpsONS
180 OvvtEyrRjvVEbiadqjdR x kbMAISwNOvtapEpTONS
210 OÙxtE TRlUVE i EqjER x kbMAISwNOvtapEpTONS
240 OÙ SE TROUVE i ENiER z JAMAISwNOvtapEpTONS
270 OÙ SE TROUVE k ENgER À JAMAISyNOvtaRESTONS
— Et voici les cinq dernières générations, annonce Sarkar.
273 OÙ SE TROUVE L ENgER À JAMAISzNOUtaRESTONS
274 OÙ SE TROUVE L ENgER À JAMAIS NOUtaRESTONS
275 OÙ SE TROUVE L ENgER À JAMAIS NOUt RESTONS
276 OÙ SE TROUVE L ENgER À JAMAIS NOUS RESTONS
277 OÙ SE TROUVE L ENFER À JAMAIS NOUS RESTONS
— Impeccable, commente Peter.
— C’est mieux que ça. C’est l’explication de notre présence en ce monde.
— Tu m’étonnes beaucoup. En tant que musulman, je te croyais plutôt créationniste.
— Allons, Peter… Je ne suis pas bête au point de nier la réalité des fossiles. Même si tu ne pratiques pas, tu as été élevé dans la religion chrétienne. Celle-ci prétend que Dieu a créé l’homme à Son image, ce qui est absurde : pourquoi Dieu aurait-Il un nombril ? À mon sens, « créé à Son image » veut dire que c’est Lui qui a fixé les critères de sélection, de telle sorte que nous évoluions vers la forme qui Lui agréait le mieux.