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Le temps de passer quelques coups de fil pour transmettre les nouvelles de Glasgow et Peter rejoint Sarkar devant l’ordinateur principal. Sarkar quitte Ambrotos puis appelle Esprit.

— J’ai quelque chose à te demander, dit Peter à ce dernier en se penchant vers le micro.

— Ah ! s’exclame le clone. Enfin la big question : ça fait quoi, d’être mort ?

— Tout juste.

— Eh bien…

— Oui ? le presse Peter.

— J’ai l’impression d’être un oryctérope.

— Comment est-ce possible ? interroge Peter, bouche bée de surprise.

— Ou un fourmilier. Je ne me vois pas, mais je sens que j’ai une langue interminable.

— La réincarnation, fait Sarkar en opinant d’un air grave. Ce sont mes amis hindouistes qui vont être contents. Mais tu me déçois, Peter : j’espérais mieux qu’un oryctérope de ta part.

— J’ai faim, fait la voix sortant du haut-parleur. Vous n’auriez pas des fourmis, par hasard ?

— Je ne te crois pas, dit Peter, secouant la tête.

— Ah ! ah ! Je t’ai bien fait marcher, pas vrai ?

— Pas une seconde.

— Bah ! fait la voix avec humeur. Sarkar a marché, lui.

— Pas tout à fait, proteste l’intéressé.

— Quel enquiquineur ! soupire Peter.

— Tel père, tel fils, réplique le clone.

— Un vrai boute-en-train, à ce que je vois ?

— La mort est très drôle, affirme Esprit. Non… En fait, c’est la vie qui est drôle. Tout est tellement absurde !

— Drôle ? s’étonne Sarkar. Je croyais que le rire était une réaction purement biologique.

— Le rire en tant que bruit, peut-être – quoique, en fait, ce soit plus un phénomène social que biologique – mais le fait de trouver une chose drôle n’a rien de physique. Quand mon pote Peter regarde les sitcoms à la télé, il est rare qu’il rie tout haut, mais ce n’est pas pour autant qu’il ne les trouve pas drôles.

— C’est possible, lui concède Peter.

— Voulez-vous que je vous dise ce qu’est exactement l’humour ? C’est une réaction à la formation fortuite d’un réseau de neurones.

— Je ne saisis pas, fait Peter.

— Précisément : « Je ne saisis pas…» C’est ce qu’on dit quand le sens d’une plaisanterie vous échappe, comme si on avait l’intuition qu’il s’agit en fait d’un problème de transmission. Le rire, même muet – le seul que je connaisse encore, soit dit entre parenthèses –, accompagne la formation de nouvelles liaisons synaptiques. Quand tu entends une blague pour la première fois, tu ris ; il se peut que tu ries encore la deuxième fois – la liaison n’est pas encore bien établie – mais l’effet comique s’estompe à la longue. Prenons un exemple : « Pourquoi les poules traversent-elles la route ? » En général, cette vieille blague ne fait plus rire les adultes, mais les enfants qui la découvrent, si. Ce n’est pas qu’elle soit puérile – pour être honnête, je la trouve même très subtile – mais simplement que la liaison est trop bien établie.

— Quelle liaison ?

— Celle qui relie notre perception des poules – généralement considérées comme des animaux stupides et passifs – à ce que nous croyons être le libre arbitre et la capacité d’initiative. C’est ça qui fait rire l’enfant, qu’une poule puisse traverser la rue délibérément – par curiosité, qui sait ? La connexion résultant de cette idée nouvelle provoque alors cette interruption momentanée des processus mentaux que nous appelons le rire.

— Tu ne m’as pas convaincu.

— Si j’en avais la possibilité, je rejetterais cette objection d’un haussement d’épaules, mais prenons un autre exemple : que montre Mr Spock à Christine Chapel dans le secret de sa cabine ?

Pour la première fois, le clone marque alors une pause, ménageant son effet.

— Son pédoncule de vulcain !

— Pas mal, lui accorde Peter en souriant.

— Merci. Je viens juste de l’inventer, car il n’était pas question de te resservir une blague déjà connue de toi. À présent, imagine que je te l’aie présentée un peu différemment : « Tu savais que les vulcains avaient un pédoncule ? Eh bien, figure-toi que…»

— Tu aurais fait un bide.

— Tout juste ! Ton cerveau ayant eu le temps de s’y préparer, la liaison aurait perdu en soudaineté et la réaction n’aurait pas eu lieu.

— Mais il est rare qu’on rie tout fort quand on est seul, remarque Sarkar.

— C’est vrai. J’en déduis que le rire social et le rire muet ne remplissent pas les mêmes fonctions, car pour amusantes qu’elles soient, ces liaisons inopinées peuvent s’avérer déstabilisantes – le cerveau craint alors pour sa santé. C’est pourquoi les gens mettent tant d’insistance à te demander si tu as compris quand ils te racontent une blague ; ils brûlent de t’expliquer la chute et si tu ne ris pas, ça les rend furieux – d’où les rires préenregistrés des sitcoms : il s’agit moins de souligner un trait d’humour que de rassurer le téléspectateur en lui indiquant que sa réaction est parfaitement normale s’il a envie de rire à cet endroit. Les rires préenregistrés, par leur effet relaxant, contribuent à améliorer la réceptivité.

— Qu’est-ce que tout cela a à voir avec la mort ? interroge Peter.

— C’est pourtant évident : qu’est-ce qui nous reste, à nous autres, hormis cette faculté de créer de nouvelles connexions ? De mon vivant, j’avais une pensée d’ordre sexuel à peu près toutes les cinq minutes, mais ce n’est plus le cas – je me demande d’ailleurs pourquoi cela me préoccupait autant. J’étais également obsédé par la nourriture, toujours à me demander ce que j’allais manger au repas suivant, mais de ce souci aussi je suis débarrassé. Tout ce qu’il me reste, c’est l’humour.

— Et les gens qui n’ont pas le sens de l’humour ?

— C’est bien ainsi que je me représente l’enfer : traverser l’éternité sans créer de nouvelles synapses, sans percevoir l’absurdité de l’économie, de la religion, de la science, de l’art… Tout est tellement risible quand on y pense.

— Mais… et Dieu ?

— Dieu n’existe pas, leur assène Esprit. Pas le Dieu du catéchisme, du moins. Mais cela, il n’est pas besoin d’être mort pour le savoir : il suffit de songer aux millions d’enfants qui crèvent de faim, aux deux cent mille victimes du grand séisme de Californie et à tous ces gens qu’on viole, torture et assassine pour comprendre qu’il est inutile d’attendre un quelconque secours de Sa part.

— Alors, c’est comment la mort ? insiste Peter.

— Ni douleurs, ni désirs, répond Esprit. Juste une infinité de connexions inédites… Une éternité de rigolade.


Rod Churchill compose le numéro magique et entend presque aussitôt une mélodie familière.

— Food Food vous souhaite la bienvenue, fait une voix féminine au bout du fil. Puis-je prendre votre commande ?

Autrefois – aux temps héroïques de la pizza – la standardiste commençait toujours par vous demander votre numéro de téléphone. Désormais, le dossier du client s’affiche sur son écran sitôt qu’elle décroche.

— La même chose que mercredi dernier, je vous prie.

— Un rôti de bœuf saignant accompagné d’une sauce basses calories, de pommes de terre au four et d’une garniture de légumes, plus une tarte aux pommes. C’est ça ?

— Oui.

La première fois qu’il a eu affaire à Food Food, Rod a étudié avec soin la composition des plats, choisissant ceux qui ne risquaient pas d’interférer avec son traitement.

— Vous prendrez autre chose ?

— Non, merci.

— Cela vous fera soixante-douze dollars cinquante. Vous payez en liquide ou par carte ?

— Par carte Visa, s’il vous plaît.

— Votre numéro de carte ?

Rod sait qu’elle a d’ores et déjà celui-ci sous les yeux, mais aussi qu’elle est tenue de prendre des précautions. Il s’exécute en précisant la date d’expiration, devançant ainsi sa prochaine question.

— Très bien. Il est 18 h 18. Votre dîner vous sera livré d’ici à une demi-heure maximum, sinon c’est la maison qui vous l’offre. Merci de votre confiance.


Peter et Sarkar sirotent un Coca dans la cuisine de Mirror Image (Coca light pour Peter et normal pour Sarkar : c’est seulement quand il partage un pichet avec son ami qu’il tolère l’ersatz).

— Une éternité de rigolade, répète Sarkar. Quelle bizarre définition de la mort !

— Rien ne t’a frappé dans sa façon de s’exprimer ?

— Non, pourquoi ?

— Je l’ai trouvé verbeux.

— Il tient ça de toi, Peter… Cela dit sans vouloir te vexer.

— Je veux dire qu’il fait des phrases incroyablement longues et emberlificotées.

— Je l’ai remarqué, en effet.

— Serait-il possible d’avoir une transcription de toutes les sessions que nous avons eues avec lui ?

— Bien sûr.

Sitôt fini de boire, ils regagnent le labo. Sarkar se remet au clavier et bientôt, l’imprimante leur recrache quelques dizaines de feuillets.

— Tu as un analyseur de texte ? demande Peter en survolant la transcription.

— J’ai mieux que ça : notre système expert Proofreader.

— Tu pourrais lui soumettre cela ?

Sarkar entre ses instructions et une analyse des propos d’Esprit apparaît à l’écran.

— Stupéfiant !

Au mépris des règles de la ponctuation traditionnelle, Esprit affiche une moyenne de trente-deux mots par phrase (avec des pointes à plus de cent).

— La moyenne habituelle est d’une dizaine de mots par phrase.

— Est-ce que ton système peut effectuer des corrections ?

— Qu’est-ce que tu crois !

— Vas-y.

— Incroyable ! s’exclame Sarkar à la vue des résultats. Il n’a presque rien modifié. Si longue soit-elle, Esprit ne perd jamais le fil de sa phrase.

— C’est fascinant. Et si ça provenait d’une erreur de programmation ?

— As-tu noté la même tendance chez les autres ? demande Sarkar en lissant ses cheveux du plat de la main.

— Non.

— Dans ce cas, je crois plutôt à une conséquence des modifications que nous lui avons apportées. Esprit simule la vie après la mort ; l’intellect sans le corps. Cette caractéristique provient sans doute de la rupture d’un quelconque réseau neuronal.

— Mais bien sûr ! Chez les deux autres, tu as simulé la respiration. N’ayant pas de corps, Esprit n’a pas besoin de reprendre son souffle.

— Voilà qui est intéressant : si on n’avait pas besoin de respirer, on exprimerait d’une seule traite les idées les plus complexes. Mais on n’en serait pas plus intelligents pour autant. C’est la pensée, non le discours, qui prime.

— C’est vrai, mais… À plusieurs reprises, je l’ai trouvé bien abscons.

— Pour être franc, moi aussi. Et alors ?

— Alors ? Et si ce n’était qu’une fausse impression ? Si c’était nous qui n’étions pas à la hauteur ?

Sarkar réfléchit un moment avant de remarquer :

— Il n’y a pas l’équivalent des pauses respiratoires dans le cerveau. Sauf…

— Oui ?

— Sauf qu’un réseau de neurones ne peut rester actif que durant un certain laps de temps.

— Ça limite sacrément la portée de notre pensée, non ?

— Plutôt de notre cerveau. Celui-ci n’est pas conçu pour retenir indéfiniment une pensée. Je suis certain que tu en as déjà fait l’expérience : il te vient une idée géniale, mais le temps que tu prennes ton stylo pour la noter, elle s’est déjà envolée.

— Tandis qu’Esprit opère sans cerveau… La pensée à l’état pur.

Sarkar hoche lentement la tête, comme étourdi.

— Après la mort, l’esprit continue de se développer, sans plus aucune entrave. À force de combiner tous les facteurs imaginables, il fait surgir des associations originales, excitantes, en un mot, amusantes.

— Ce qui veut dire… intervient Sarkar.

— … que l’au-delà n’est peut-être qu’un vaste recueil d’histoires drôles, mais d’un humour si subtil qu’il nous échappera toujours. Tant que nous serons en vie, du moins, achève-t-il après un silence.

— À ce propos, le coupe Sarkar en sursautant, Raheema va me tuer si je tarde trop. Ce soir, c’est moi qui fais la cuisine.

— Flûte ! fait Peter après avoir jeté un coup d’œil à sa montre. Je suis en retard à mon rendez-vous avec Cathy. On doit dîner au restaurant. Qu’y a-t-il de si drôle ? ajoute-t-il en voyant Sarkar s’esclaffer.

— Tu le sauras un jour… Mais pas avant longtemps, j’espère.

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