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Hobson Monitoring possède un fichier informatisé des journalistes médicaux du monde entier. Quelques-uns des plus proches collaborateurs de Peter ont insisté pour informer également les responsables de publications religieuses, mais il s’y est opposé. L’aspect moral de sa découverte ne laisse pas de l’embarrasser, et puis le National Enquirer et consorts seront bien assez prompts à se manifester. Trois jours avant la date de la conférence de presse, les invitations sont expédiées par courrier ou messageries électroniques. Peter a bien émis quelques réticences quant à la formulation, mais Joginder Singh, son chargé de communication, s’est montré inflexible :

Hobson Monitoring Ltd. vous convie à une conférence de presse le mardi 20 octobre à 10 heures, salle 104 du Centre des Congrès de Toronto, pour vous faire part d’une avancée scientifique considérable. Désolé, les amis, vous n’en saurez pas plus pour le moment ! Mais nous vous promettons que la nouvelle fera bientôt la une de tous les journaux de la planète. Possibilité de liaison vidéo pour ceux qui ne pourraient être présents. Pour plus de détails, veuillez contacter Joginder au siège de Hobson Monitoring.

Plusieurs reporters ont appelé, voulant savoir si cela valait la peine qu’ils se déplacent ou s’il s’agissait juste de présenter un nouveau gadget destiné aux hôpitaux. Mais aucune information n’a filtré et le mardi matin…


Une quarantaine de journalistes ont répondu à l’invitation – c’est plus que Hobson Monitoring n’en a jamais réuni. Peter connaît la plupart d’entre eux : Buck Piekarz, le correspondant du Toronto Star pour les questions médicales ; Cory Tick, son homologue du Globe and Mail ; Lianne Delaney de la CBC Newsworld ; un gros type qui couvre les nouvelles du Canada pour le Buffalo News ; un pigiste d’USA Today et beaucoup d’autres encore. Les journalistes dégustent un café ou un jus de fruits en bavardant. Ils s’étonnent qu’on ne leur ait pas encore remis de dossier de presse, bien que Joginder leur en ait promis un (incluant une disquette et une transcription des déclarations de Peter) pour la fin de la séance.

Cathy a pris un jour de congé afin d’accompagner Peter. À 10 h 15, celui-ci gagne l’estrade aménagée au fond de la salle ; Cathy lui sourit et malgré le trac, sa présence le rassérène.

— Bonjour, lance-t-il avec un sourire plus particulièrement destiné à Cathy. Merci d’être venus. Je vous prie d’excuser le mystère qui a entouré la préparation de cette réunion. Mais compte tenu du caractère un peu spécial de l’annonce que nous allons vous faire aujourd’hui, nous voulions être sûrs de n’avoir affaire qu’à des journalistes sérieux. Joginder, tu veux bien éteindre la salle ? Merci. À présent, regardez bien l’écran. Avant votre départ, nous vous remettrons à tous une copie de l’enregistrement que vous allez voir maintenant. Quand tu veux, Joginder.

Les journalistes regardent avec attention l’enregistrement de la mort de Peggy Fennell. Le commentaire de Peter comprend pas mal de termes techniques – après tout, il a affaire à des journalistes scientifiques. Au moment où l’onde vitale quitte la tête de Mrs Fennell, un murmure parcourt l’assistance.

— Vous pourriez repasser la fin ? demande Piekarz, du Star.

Peter fait signe à Joginder qui obtempère.

— Qu’est-ce que c’est que ça, au juste ? interroge un autre reporter.

Peter regarde Cathy, assise au premier rang, et voit danser des étoiles dans ses yeux.

— Un champ électrique cohésif qui s’échappe du corps à travers la tempe à l’instant de la mort, répond-il.

— À l’instant précis de la mort ? insiste Lianne Delaney.

— Oui. C’est l’ultime trace d’activité électrique du cerveau.

— Mais alors… c’est quoi ? Une âme ?

Elle a lâché le mot d’un air désinvolte, de crainte sans doute de passer pour une idiote. Peter, pour sa part, a eu le temps de s’y faire depuis qu’il l’a entendu pour la première fois dans la bouche de Sarkar.

— En effet, acquiesce-t-il. Mesdames et messieurs, poursuit-il à l’intention du reste de l’assemblée, vous venez de voir la première trace enregistrée de ce que nous pensons être une âme humaine.

Il s’ensuit un brouhaha, tout le monde voulant parler à la fois. Peter passe deux heures à répondre aux questions. Il souligne que ses travaux n’ont pas encore permis de déterminer ce qu’il advenait de l’onde vitale. Si elle paraît conserver sa cohérence, on ignore combien de temps elle survit au corps. Il insiste également sur le fait qu’on possède encore très peu de données concernant sa structure et les éventuelles informations qu’elle pourrait véhiculer.

Mais quoi qu’il puisse dire, l’âme est un archétype trop universel pour que ses auditeurs, dans le secret de leur cœur, n’aient pas déjà leur petite idée sur la nature de l’onde vitale.

Ce soir-là, Cathy et Peter constatent que CNN et la BBC World Service ont repris le reportage de la CBC. Encore quelques heures et la nouvelle, déjà présente partout sur le Net, s’étale à la une du Toronto Star et de plusieurs quotidiens américains. Vingt-quatre heures plus tard, c’est tout le monde développé qui est au courant.

Du jour au lendemain, Peter Hobson devient un homme célèbre.


— Notre correspondant est-il toujours en ligne ? demande Donahue, de retour devant la caméra après sa récente veste aux élections présidentielles.

— Je suis là, Phil.

Donahue grimace, songeant aux précieuses secondes qu’ils sont en train de gaspiller.

— Allez-y… Nous n’avons que très peu de temps.

— J’aimerais savoir, fait la voix du téléspectateur, à quoi ressemble la vie après la mort, maintenant qu’on est sûr qu’elle existe.

— Bonne question, monsieur. Docteur Hobson, dites-nous à quoi ressemble la vie future.

— Eh bien, fait Peter en se trémoussant sur son siège, cela concerne plutôt les philosophes. Je crains de…

— Sommes-nous prêts à nous poser de telles questions ? le coupe Donahue en se tournant vers le public du studio. Et sommes-nous sûrs de vouloir connaître la réponse ? Comment réagirait l’Amérique si l’au-delà s’avérait moins plaisant que nous ne l’imaginons ? Bryan, lance-t-il dans le vide. Le numéro 14, s’il vous plaît.

Un tableau envahit l’écran.

— Soixante-sept pour cent des habitants de notre beau pays considèrent que la découverte de l’onde vitale prouve l’existence d’un paradis et d’un enfer selon le modèle judéo-chrétien, commente Donahue. Seuls onze pour cent pensent le contraire.

Le tableau s’efface. Ayant repéré une main levée dans le public, Donahue – toujours alerte malgré ses soixante-quinze ans – gagne le dernier rang en quelques enjambées et fourre un micro sous le nez d’une femme.

— Nous vous écoutons, madame.

— Merci, Phil. Je viens de Memphis et je tiens à vous dire que là-bas, tout le monde vous aime beaucoup…

— Merci, madame.

On aurait dit un petit garçon recevant un bonbon. Mais bien vite, il retrouve son expression torturée, comme s’il avait une arête coincée dans le gosier.

— Nous n’avons que peu de temps…

— Ma question s’adresse au Dr Hobson. Croyez-vous que votre découverte vous vaudra d’aller au paradis ou bien en enfer, pour vous être mêlé des mystères de la Création ?

Gros plan sur Peter.

— Je… je l’ignore.

D’un geste théâtral, Donahue pointe l’index vers l’œil de la caméra.

— On se retrouve d’ici quelques minutes…


La belette aux cheveux argentés se retourne vers le public. À en croire la presse à sensation, il vient de s’offrir le procédé de Life Unlimited, ce qui veut dire que les téléspectateurs en ont encore pour plusieurs siècles à le subir.

— La vie après la vie, annonce-t-il d’un ton pompeux. Tel est le sujet de ce nouveau numéro de Geraldo. Nos invités sont Peter Hobson, le scientifique canadien qui prétend avoir capturé l’image de notre âme immortelle, et l’archevêque de Los Angeles, Mgr Carlos Latina.

Geraldo se tourne alors vers son invité ensoutané.

— Monseigneur… À votre avis, où se trouvent aujourd’hui les âmes des hommes d’Église coupables d’avoir abusé des orphelins dont ils avaient la charge ?


(Vue du dôme du Capitole. Musique de générique.)

Voix du présentateur. — En direct de Washington, La Semaine de Peter Jennings. À vous, Peter.

Jennings (cheveux gris, la mine austère), face à la caméra.

— L’onde vitale, mythe ou réalité ? Révélation religieuse ou dogme scientifique ? Voici les invités qui tenteront de répondre avec nous à ces questions : Peter Hobson, le premier à avoir détecté l’onde vitale ; Carl Sagan, auteur du best-seller Les Yeux de la Création, et Helen Johannes, conseiller du président des États-Unis pour les questions religieuses. Kyle Adair nous brossera un rappel des faits. Nous entendrons également Sam Donaldson, qui vient de nous rejoindre dans ce studio…

(Plan américain de Donaldson. Il est évident qu’il porte une moumoute.)

— … Ainsi que George Will.

(Plan américain de Will. Avec ses cheveux gris et son nœud papillon, on dirait un planteur à la retraite.)

— Sally Fernandez, du Washington Post, nous rejoindra plus tard pour nous faire part de ses commentaires.

(Pause publicitaire, puis même fond qu’au début avec apparition progressive du studio.)

Jennings : — Merci, Kyle.

(Rappel des invités et intervenants.)

(Insert de Peter Hobson sur écran mural, avec en sous-titre : « Toronto. »)

Sam Donaldson, buste penché vers l’avant.

— Professeur Hobson, l’onde vitale pourrait contribuer à la libération des peuples opprimés, en apportant la preuve définitive que tous les hommes et les femmes sont égaux devant Dieu. À votre avis, quel effet aura votre découverte sur les régimes totalitaires ?

Hobson, poli : — Je vous demande pardon, mais je ne suis pas professeur.

Donaldson : — J’en prends bonne note. Mais n’essayez pas d’éluder ma question : croyez-vous que votre découverte puisse avoir quelque influence sur les violations des Droits de l’homme qui ont lieu actuellement en Ukraine ?

Hobson, après un temps de réflexion : — Eh bien, je serais évidemment heureux de contribuer à la reconnaissance d’un statut légal pour tous les hommes. Mais la barbarie a déjà fait la preuve qu’elle pourrait survivre à tous les progrès.

George Will, joignant les mains : — Docteur Hobson, l’Américain moyen, en butte à la rapacité d’un gouvernement qui le pressure de taxes, se fiche éperdument des ramifications géopolitiques de vos recherches. Tout ce qui lui importe, c’est de savoir, en termes aussi précis et concrets que possible, à quoi ressemble l’autre monde.

Hobson : — C’est une question ?

Will : — Vous m’avez bien entendu, docteur Hobson.

Hobson, secouant lentement la tête : — Je n’en ai pas la moindre idée.

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