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Célèbre ou pas, Peter n’entend pas renoncer à ses dîners hebdomadaires avec Sarkar chez Sonny Gotlieb. En outre ce mardi-là, il a quelque chose de spécial à demander à son ami.

— Comment fais-tu pour créer une intelligence artificielle ? attaque-t-il sans ambages.

— Eh bien, il y a plusieurs méthodes, répond Sarkar, surpris. La plus ancienne est celle de l’audit. Pour créer un système de gestion financière, on va soumettre un même questionnaire à plusieurs experts, puis résumer leurs réponses à une série de règles qui puissent s’exprimer en code machine.

— Et le scanner qu’on a conçu pour toi ? Tu ne l’utilises pas pour faire des copies de cerveaux ?

— C’est vrai, on a beaucoup progressé dans ce domaine. On a conçu un prototype appelé RICKGREEN mais pour le moment, il n’est pas question de rendre son existence publique. Tu connais le comique Rick Green ?

— Bien sûr.

— À partir d’un scan de son cerveau, on a créé un système qui raconte des blagues aussi drôles que celles du vrai Rick Green. Et si on lui donne la presse à lire, il est capable de broder sur des thèmes d’actualité.

— Donc, pour l’essentiel, tu fabriques des clones en silicium d’un cerveau donné ?

— Quand vivras-tu avec ton temps, Peter ? On n’utilise plus de silicium, mais de l’arséniure de gallium.

— C’est kif-kif.

— Mais tu viens de mettre le doigt sur un problème pointu : pour le moment, on est juste capable de cloner un cerveau donné – quel dommage que cette technique n’ait pas existé du temps de Stephen Hawking ! L’idéal serait de pouvoir combiner les savoirs de plusieurs sujets. J’ai fondé de gros espoirs sur cette technique, mais je crains que la majorité de notre clientèle ne se compose jamais que de P.-D.G. autocratiques, préoccupés de transmettre leurs avis sur tout à leurs héritiers. D’autre part, les copies totales représentent un vrai gaspillage d’énergie. Quand on a créé RICKGREEN, tout ce qui nous importait, c’était son humour. Mais le système restitue la somme de ses connaissances, ses théories éducatives, une véritable encyclopédie des trains miniature – son dada – et même des préceptes culinaires qu’aucune personne sensée ne songerait à mettre en pratique.

— Et il n’est pas possible d’isoler le sens de l’humour ?

— C’est difficile. On arrive assez bien à décoder l’activité de chaque réseau de neurones, mais il y a nombre d’interconnexions. Quand on efface la partie éducative, le système cesse de faire des blagues sur la vie de famille.

— Mais tu sais créer un double fidèle d’un cerveau humain ?

— Nous n’en sommes qu’au stade expérimental, ne l’oublie pas. Mais, oui… Le procédé paraît fiable.

— Et tu es capable, du moins jusqu’à un certain point, de décoder les différentes interconnexions ?

— Oui. Mais je te répète que jusqu’ici, nous n’avons testé le procédé que sur le recul RICKGREEN.

— Et une fois identifié une fonction, tu peux l’effacer du clone ?

— Oui. Sans perdre de vue qu’en effaçant un truc on risque d’en modifier un autre, apparemment sans rapport avec le premier.

— Dans ce cas, reprend Peter, je te propose une expérience : mettons qu’on fasse deux copies du cerveau d’une personne donnée. Dans l’une, on supprimerait tout ce qui concerne le physique – réactions hormonales, désir sexuel, etc. Dans la seconde, on effacerait la peur du vieillissement et de la mort.

— Pour quoi faire ? demande Sarkar en mordant dans son pain azyme.

— Le premier clone permettrait de répondre à la question qu’on n’arrête pas de me poser : à quoi ressemble la vie après la mort ? Quelle part de la psyché humaine subsiste une fois privée de corps ? Et tant qu’à faire, on créerait son pendant : le double d’un être immortel, à l’instar des clients de Life Unlimited.

De saisissement, Sarkar cesse de mastiquer et ouvre grande la bouche sur le spectacle honteux de miettes broyées menu.

— C’est… stupéfiant, parvient-il enfin à articuler. Subhanallah, quelle idée !

— Tu pourrais le faire ?

Sarkar prend le temps de déglutir avant de répondre :

— Peut-être. L’eschatologie électronique… Tu parles d’un concept !

— Ça t’obligerait à faire deux copies d’un même cerveau.

— Tu veux dire trois.

— Comment ça ?

— Pas d’expérience sans référence. Tu as appris ça, non ?

— C’est vrai, acquiesce Peter, penaud. Quoi qu’il en soit, il y aurait une copie qui simulerait la vie après la mort – appelons-la « Esprit » – et une autre, l’immortalité.

— Et une troisième, « Témoin » qu’on garderait intacte, afin de pouvoir la comparer au sujet d’origine.

— Parfait.

— Mais qui te dit que l’onde vitale conserve bien une partie de nos souvenirs après la mort ? Sans passé, sans mémoire, serait-on toujours la même personne ?

— Je sais. Mais si l’âme est bien ce qu’imaginent la plupart des gens – l’esprit sans le corps –, cette simulation nous permettra au moins d’approcher sa réalité. Et la prochaine fois qu’on me posera la question, j’aurai enfin quelque chose d’intelligent à répondre.

— Mais pourquoi une simulation de l’immortalité ?

— Il y a de ça quelques mois, j’ai assisté à une conférence organisée par Life Unlimited.

— Peter, ne me dis pas que tu as l’intention de…

— Je n’en sais rien. Avoue que c’est fascinant.

— Une belle ânerie, oui.

— Peut-être. Mais c’est l’occasion de faire d’une pierre deux coups.

— Et qui as-tu l’intention de copier ?

— Toi, par exemple.

— Ah, non ! proteste Sarkar. Je ne veux surtout pais vivre éternellement. Il n’est de félicité que dans l’autre monde. C’est toi qui as eu cette idée. Alors, pourquoi pas toi ?

— D’accord, approuve Peter après s’être gratté le menton. Si tu acceptes de réaliser l’expérience, je veux bien la financer et servir de cobaye. Peut-être répondra-t-elle à quelques questions fondamentales, ajoute-t-il après une pause. Nous savons maintenant qu’il existe une forme de vie après la mort. D’autre part, nous détenons la clé de l’immortalité physique. Il serait trop bête de choisir l’une si l’autre s’avérait préférable.

— Le choix de Hobson, remarque Sarkar.

— Hein ?

— Tu as sûrement déjà entendu cette expression ?

— Oui, quelquefois.

— Elle fait référence à Thomas Hobson, un loueur de chevaux qui vivait en Angleterre au XVIIe siècle, me semble-t-il. Ses clients étaient obligés de prendre le premier cheval qu’ils trouvaient en entrant dans l’écurie, sinon ils repartaient à pied. Un choix de Hobson est un choix sans véritable alternative.

— Ce qui signifie ?

— Ce qui signifie que tu n’as pas vraiment le choix. À supposer que tu te ruines pour acquérir l’immortalité, crois-tu qu’Allah n’ait pas les moyens de t’atteindre quand même ? Quand l’heure sera venue de franchir le seuil de l’écurie, le cheval qui t’attendra derrière la porte sera bien celui qui t’était destiné. Que tu l’appelles le choix de Hobson, qadar Allah ou kismet, il n’y a pas moyen d’échapper à la prédestination.

Peter secoue la tête. Il évite autant que possible de parler religion avec Sarkar et il a de bonnes raisons pour ça.

— Acceptes-tu oui ou non de réaliser cette expérience ?

— Bien sûr que oui. De nous deux, c’est moi qui ai la tâche la plus facile. Toi, tu vas être confronté à ton vrai moi, découvrir les rouages secrets de ta pensée. Le désires-tu vraiment ?

— Oui, répond Peter après un temps de réflexion. Oui, je le veux.

Sarkar sourit.

— Le choix de Hobson, répète-t-il en faisant signe au serveur d’apporter l’addition.


INFO-NET


L’archevêché de Houston (Texas) rappelle que vendredi prochain, le 2 novembre, sera le jour des Morts. Ce jour-là, la tradition veut qu’on offre des prières aux âmes du purgatoire. Étant donné la brûlante actualité de cette question, une messe spéciale aura lieu à l’Astrodrome vendredi soir à 20 heures.


Dans son éditorial, le numéro de novembre de Notre corps, organe du Mouvement des femmes pour le contrôle des naissances (mouvement basé à Manchester, Royaume-Uni), dénonce la soi-disant découverte d’une onde vitale chez le fœtus comme « une nouvelle tentative des hommes pour prendre le contrôle du corps des femmes ».


La Vie après la vie de Raymond Moody, publié pour la première fois en 1975, vient d’être réédité par NetBooks. Il s’est immédiatement classé à la seconde place du palmarès des ventes établi par le New York Times, dans la catégorie essais.


Ce soir, à la clôture des cours de la Bourse, le titre de Hobson Monitoring Ltd. enregistrait une hausse de 63/8 points par rapport à la séance précédente. C’est la cinquante-deuxième hausse consécutive pour le fabricant d’équipement biomédical de Toronto.


L’Association de défense des enfants à naître manifestait aujourd’hui devant la clinique Morgentaler de Toronto, spécialisée dans la pratique des avortements. D’après la présidente, Anthoula Sotirios, « l’avortement antérieur à l’apparition de l’onde vitale n’en demeure pas moins un crime aux yeux de Dieu. Durant les neuf premières semaines de la grossesse, le fœtus est un temple, en attente de l’étincelle divine ».

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