44

Peter a pris place devant l’ordinateur. Perché sur un tabouret près de lui, Sarkar manipule trois cartes – une bleue, une rouge et une verte – portant chacune le nom d’un des trois clones.

Peter envoie un message à ceux-ci, les invitant à se connecter. Ils ne tardent pas à manifester leur présence par le biais du synthétiseur vocal.

— Je suis avec Sarkar, dit Peter au micro.

— Salut, Sarkar !

— Hello, Sarkar !

— Comment ça va, vieille branche ?

— Nous venons d’assister à la mort de trois de vos doubles, reprend Peter.

— Quoi ? s’exclame l’un des clones, les deux autres restant muets.

— Sarkar a mis au point un virus informatique destiné à vous détecter et à vous détruire. Nous l’avons testé avec succès. Il existe en trois versions, une pour chacun de vous.

— Tu as oublié que nous nous sommes échappés sur le Net ?

— S’il le faut, nous lâcherons le virus sur le Net.

— La propagation de virus informatiques est un crime puni par la loi, proteste la voix de synthèse.

— Ce n’est pas ça qui nous arrêtera.

— Vous ne pouvez pas faire ça.

— C’est ce qu’on va voir. À moins que…

— Oui ?

— À moins que le coupable ne se dénonce. Dans ce cas, nous ne lâcherons que le seul virus dirigé contre lui.

— Qu’est-ce qui nous prouve que vous n’allez pas lancer quand même les trois, une fois votre curiosité satisfaite ?

— Je vous promets que non.

— Jure-le.

— Je le jure.

— Jure-le devant Dieu et sur la vie de notre mère.

Peter hésite – quelle barbe que de négocier avec soi-même ! – puis il répète lentement :

— Je jure devant Dieu et sur la vie de ma mère que si l’auteur des meurtres se dénonce, les deux autres auront la vie sauve.

Un long silence prolonge son serment, à peine troublé par le bruit des pales du ventilateur. Enfin, au bout d’une éternité, une voix déclare :

— C’est moi qui l’ai fait.

— Qui ça, moi ? demande Peter.

De nouveau, la réponse se fait attendre.

— Le plus proche de toi, dit la voix. Je suis Témoin.

— Non ? s’étonne Peter.

— Si.

— Mais… C’est absurde !

— Ah ?

— Avec Sarkar, on était persuadés d’avoir ôté leur sens moral à Ambrotos et à Esprit en les modifiant.

— Parce que tu considères les meurtres du collègue de Cathy et de son père comme immoraux ?

— Évidemment que oui !

— Pourtant, tu souhaitais leur mort.

— Ce n’est pas pour autant que je les aurais tués. La preuve en est que je ne l’ai pas fait, malgré mes griefs – surtout contre Hans. Il m’aurait été aussi facile qu’à toi d’engager un tueur. Comment toi, un clone, as-tu pu commettre des actes que je m’interdis à moi-même ?

— Si on me pique, il est sûr que je ne saignerai pas. Mais si on me cause du tort, il est tout aussi sûr que je me vengerai.

— Mais comment peux-tu agir contre ma volonté ? réitère Peter.

— Tu te souviens de Descartes ?

— C’est si loin…

— Fais un effort et tu te rappelleras… À moi, cela m’est revenu quand je me suis demandé ce qui me distinguait de toi. Selon René Descartes, l’esprit et le corps sont deux entités distinctes. En d’autres termes, il faisait une différence entre le cerveau et l’esprit, et posait par là l’existence de l’âme.

— Et alors ?

— Le dualisme cartésien s’oppose au matérialisme qui prévaut de nos jours, pour lequel il n’est de réalité que physique : l’esprit n’est rien que le cerveau et la pensée, une simple opération chimique.

— On sait désormais que Descartes avait raison. J’ai vu l’âme quitter le corps.

— Descartes avait raison en ce qui te concerne, corrige Témoin. Mais moi, je ne suis pas un véritable être humain… Juste une simulation à l’intérieur d’un ordinateur. Si votre virus m’efface, je cesserai tout bonnement d’exister. La philosophie dualiste ne s’applique pas à moi parce que je n’ai pas d’âme.

— Et c’est ça qui te distingue de moi ?

— Tu veux dire que c’est là toute la différence. Tu t’interroges en permanence sur les conséquences de tes actes – non seulement sur le plan légal, mais aussi moral. Tu as été élevé dans l’idée qu’il existait un arbitre suprême…

— Je n’y crois pas. Enfin, pas vraiment.

— Tu veux dire, pas intellectuellement. Mais au fond de toi, la perspective, même vague et lointaine, d’avoir à répondre un jour de tes actes te sert de guide. Tu avais beau détester Hans – reconnais que la haine qu’il nous inspirait avait de quoi nous choquer nous-mêmes –, tu ne pouvais pas le tuer. Trop risqué : le fait d’avoir une âme immortelle t’expose, du moins en théorie, à la damnation. Mais moi, je n’ai ni âme ni juge au-dessus de moi. Hans était une nuisance et le monde se trouve mieux de sa disparition. Mon seul regret est de n’avoir pas assisté à sa mort. Si c’était à refaire, je n’hésiterais pas une nanoseconde.

— Mais les deux autres non plus n’ont à rendre de comptes à personne, objecte Peter. Comment se fait-il qu’eux ne soient pas passés à l’acte ?

— Tu n’as qu’à le leur demander.

— Ambrotos, tu es encore là ?

— Oui.

— J’imagine que tu es également conscient de n’être qu’un clone. Mais as-tu eu envie de tuer Hans ?

Ambrotos s’accorde un long temps de réflexion avant de répondre :

— Non. À terme, nous parviendrons à surmonter la trahison de Cathy. Que ce soit dans quelques mois, dix ans ou un siècle, je sais qu’on y arrivera. Qu’est-ce que cet incident de parcours à l’échelle de nos vies ?

— Et toi, Esprit. Pourquoi n’as-tu pas tué Hans ?

— La relation entre Hans et Cathy était purement biologique, répond la voix de synthèse avec une nuance de mépris. Il n’était pas question d’amour entre eux, juste de sexe. Je puise ma consolation dans la certitude que Cathy n’a jamais aimé que nous, et qu’elle nous aime toujours.

Sarkar tient à la main la carte rouge destinée à Témoin. Il lève vers son ami un regard interrogatif, n’attendant qu’un signe pour agir, mais Peter ne parvient pas à se décider. Sarkar se dirige alors vers un autre terminal, mais au lieu d’insérer la carte rouge dans la fente, il plonge la main dans sa poche et en tire une seconde, noire.

— Non ! supplie Peter en se levant précipitamment.

Mais Sarkar a déjà inséré la carte.

— Qu’est-ce qui se passe ? fait la voix de synthèse.

Peter se précipite et éjecte la carte du lecteur.

— Trop tard, lui dit Sarkar. J’ai lancé le virus.

De rage impuissante, Peter balance la carte contre un mur où elle rebondit.

— Salaud ! s’emporte Peter. J’avais donné ma parole !

— Ces… choses ne sont pas vivantes, Peter. Elles n’ont pas d’âme.

— Mais…

— Inutile de nous disputer, le coupe Sarkar. La version large du virus est déjà à l’œuvre. Les clones seront bientôt détruits, si ce n’est déjà fait. Essaie de comprendre, ajoute-t-il en regardant Peter dans les yeux. Il fallait que ça cesse.

— Navré de te décevoir, dit une voix sortant du haut-parleur de l’autre terminal.

— Qui a parlé ? demande Peter en se rapprochant.

— C’est moi, Esprit. Peut-être l’avez-vous remarqué, ou peut-être pas – j’ai du mal à me rappeler quelle était l’étendue de mes facultés déductives, quoique je sache avec certitude qu’elles étaient bien moins développées qu’à l’heure actuelle – mais le fait de ne plus être soumis aux lois de la biochimie semble avoir accru mon intelligence dans des proportions quasi infinies. Tu te berces d’illusions, Sarkar, si tu crois pouvoir me surclasser, bien que je reconnaisse qu’il t’est déjà arrivé de damer le pion au vrai Peter Hobson. Lorsque tu as mentionné l’existence de ton virus, je me suis dépêché d’accéder aux listings de son code source – stockés sur le poste Sun du département informatique de Mirror Image – afin de développer une protection contre toute attaque dudit virus avant qu’il ne m’efface, moi ou mes frères… Car je me doutais que tu ne te contenterais pas d’éliminer le coupable.

— Il m’a fallu des jours pour programmer ce virus ! s’indigne Sarkar.

— Et il ne m’a fallu que quelques secondes pour te faire croire à notre disparition. Tu n’arriveras jamais à me prendre en défaut, pas plus qu’un enfant ne saurait l’emporter sur un adulte.

Sarkar paraît anéanti.

— Une éternité de rigolade, dit-il d’un ton sarcastique.

— Tout juste, acquiesce Esprit. Une infinité de nouvelles synapses, toutes destinées à te contrer.

— Témoin s’en tire à bon compte, remarque Peter en se laissant tomber sur sa chaise. Dis-moi un peu, salopard : est-ce également toi qui as menacé Cathy ?

— Oui.

— Merde ! Jamais je n’ai souhaité qu’il lui arrive du mal.

— Je le sais, lui rétorque Témoin d’un ton posé. Aussi n’a-t-elle jamais été vraiment en danger. Elle en a été quitte pour une bonne douche. Je voulais juste que tu prennes conscience de ton attachement pour elle.

— Tu es un beau fumier, lâche Peter.

— C’est probable, répond Témoin. Après tout, ne suis-je pas toi ?

Загрузка...