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Sandra emprunte la Don Valley Parkway jusqu’à Cabbagetown et gare sa voiture devant la maison mère de Food Food, à l’angle de Parliament et Wellesley Street. D’après le service des renseignements, c’est ici, au-dessus de la boutique, que sont centralisées les commandes. Sandra gravit une volée de marches et entre sans frapper. Elle trouve une vingtaine de personnes coiffées d’écouteurs et assises devant des ordinateurs. Toutes ont l’air en plein boum, bien qu’il soit à peine 14 heures.

Une femme d’une cinquantaine d’années aux cheveux blond cendré s’approche d’elle.

— Je peux vous renseigner ?

Sandra se présente en montrant son badge.

— À qui ai-je l’honneur ?

— Danielle Nadas, répond la femme. C’est moi qui dirige cette équipe.

Sandra regarda autour d’elle avec fascination. Si elle a souvent fait appel à Food Food depuis son divorce, elle n’avait aucune idée de ce qui pouvait se trouver au bout du fil (quand on appelle depuis un visiophone, on voit juste s’afficher sur l’écran des réclames pour les spécialités maison).

— J’aimerais consulter le dossier d’un de vos clients.

— Vous connaissez le numéro de téléphone ?

— Neuf-six-sept… chantonne Sandra.

— Je voulais dire, celui du client, rectifie Danielle Nadas en souriant.

Sandra lui tend un bout de papier avec le numéro des Churchill. Danielle Nadas se dirige vers un des terminaux et attire l’attention de l’opérateur d’une tape sur l’épaule. Le jeune homme acquiesce d’un signe de tête et lui cède sa chaise sitôt qu’il a fini d’enregistrer la commande en cours. La chef d’équipe s’assoit alors et entre le numéro.

— Voici, annonce-t-elle en se penchant de côté afin que Sandra voie mieux l’écran.

Rod Churchill a commandé le même plat six mercredis de rang, sauf…

— Il prenait toujours de la sauce allégée, commente Sandra, sauf la dernière fois.

— En effet, constate Danielle Nadas en se penchant à son tour vers l’écran. Mais soit dit entre nous, l’allégée est vraiment infecte. Elle ne contient même pas de jus de viande, juste de la gélatine végétale. Peut-être a-t-il eu envie d’essayer l’autre ?

— À moins qu’un de vos opérateurs n’ait commis une erreur.

— Impossible. Nous partons du principe que les clients renouvellent toujours leur dernière commande – ce qui est vrai neuf fois sur dix. Notre C.R.C. ne recopie la commande que dans le cas où celle-ci est modifiée.

— Votre C.R.C. ?

— Notre chargé de relations avec la clientèle.

Excusez du peu…

— Dans le cas contraire, reprend Danielle Nadas, le C.R.C. tape F2, ce qui équivaut à « répétition ».

— Avez-vous moyen de savoir qui a enregistré cette dernière commande ?

— Bien sûr. C.R.C. 054… C’est Annie Delano.

— Elle est là ?

— C’est elle, là-bas, indique la chef après un coup d’œil circulaire. Avec la queue-de-cheval.

— J’aimerais lui parler.

— Je ne vois pas bien l’intérêt de tout ça…

— L’intérêt, réplique Sandra sans se départir de son calme, c’est que l’homme qui a passé cette commande est mort d’une réaction aux aliments qu’il avait ingérés.

— Mon Dieu ! s’écrie l’autre en plaquant une main sur sa bouche. Je… je vous appelle le directeur.

— Ce ne sera pas nécessaire. Je voudrais juste dire deux mots à cette jeune personne.

— Bien sûr.

Elle la conduit jusqu’à la table d’Annie Delano. Celle-ci (elle paraît à peine dix-sept ans) vient juste de renouveler une commande, grâce à la touche F2, comme l’a expliqué son chef.

— Annie ? Cette dame est inspecteur de police. Elle a quelques questions à vous poser.

Annie lève vers elles un visage interloqué.

— Miss Delano, commence Sandra, mercredi dernier, vous avez enregistré la commande d’un certain Rod Churchill.

— Si vous le dites…

— Voulez-vous bien l’afficher ? fait Sandra à l’adresse de Danielle Nadas.

Cette dernière se penche vers le clavier et tape le numéro des Churchill. Annie fixe l’écran d’un regard inexpressif.

— Vous avez modifié sa commande, reprend Sandra. Il prenait toujours de la sauce allégée mais la dernière fois, vous lui avez fait livrer la version normale.

— Si j’ai fait cela, c’est qu’il l’avait demandé.

— Vous rappelez-vous ce qu’il vous a dit ?

— J’ai peur que non… Vous savez, j’enregistre deux cents commandes par jour et celle-ci remonte à une semaine. Mais franchement, je n’aurais jamais changé quoi que ce soit sans qu’il me l’ait demandé.


Alexandria Philo retourne à Doowap Advertising où elle réquisitionne de nouveau un bureau. Quoiqu’elle s’intéresse surtout à Cathy Hobson, elle commence par réinterroger deux des collègues de celle-ci, afin de ne pas éveiller ses soupçons.

Quand Cathy s’assoit en face d’elle, Sandra lui adresse un sourire plein de sympathie.

— Je viens d’apprendre la nouvelle, pour votre père. Croyez bien que je suis désolée. J’ai moi-même perdu mon père l’an dernier et je sais combien c’est difficile à vivre.

— Merci, fait Cathy en inclinant sèchement la tête.

— C’est quand même curieux que Hans Larsen et votre père soient morts de façon aussi rapprochée…

— La loi des séries, soupire Cathy.

— Pour vous, il s’agit donc d’une coïncidence ?

— Évidemment ! Hans n’était qu’une vague connaissance et quant à mon père… Il est décédé de mort naturelle.

Sandra la regarde de haut en bas, paraissant la jauger.

— En ce qui concerne Hans, nous savons toutes deux que vous n’avez pas dit la vérité. Vous avez eu avec lui une sorte… d’aventure ? Ne vous inquiétez pas, ajoute-t-elle comme une lueur de défi s’allume dans les grands yeux bleus de Cathy. Votre vie privée ne regarde que vous… Enfin, presque. Je n’ai pas l’intention de révéler votre infidélité à votre époux, ni à la veuve de Hans. À supposer, bien sûr, que vous soyez étrangère à ce meurtre.

— Écoutez, attaque Cathy d’un ton rageur. Pour commencer, tout était fini depuis longtemps entre Hans et moi. Ensuite, mon mari est déjà au courant. Je lui ai tout dit.

— Ah bon ?

Cathy paraît brusquement s’apercevoir qu’elle a commis une gaffe.

— Comme vous le voyez, enchaîne-t-elle, je n’ai rien à cacher et n’avais aucune raison de vouloir faire taire Hans.

— Et votre père ?

— Je vous répète qu’il est décédé de mort naturelle, répond Cathy avec une pointe d’impatience.

— Malheureusement, je crains que ce ne soit pas le cas.

Cette fois, Cathy explose littéralement :

— Nom de Dieu ! C’est déjà assez dur de perdre un être proche, mais quand en plus…

— Croyez bien que je n’irais pas prétendre une chose pareille sans être sûre de mon fait. Il s’avère que quelqu’un a trafiqué la commande de votre père.

— Quelle commande ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?

— Votre père suivait un traitement qui l’obligeait à surveiller de très près son alimentation. Quand votre mère s’absentait, les mercredis soir, il se faisait livrer son dîner, toujours le même. Mais le jour de sa mort, il s’est glissé une modification dans sa commande et il a mangé quelque chose qui a fait grimper sa tension artérielle jusqu’à un seuil intolérable.

— Qu’est-ce que vous me racontez là ? fait Cathy, sidérée. Mon père aurait été tué par un plat préparé ?

— J’ai d’abord cru à un accident, avant de découvrir que MedBase avait fait l’objet d’une effraction dans les jours qui ont précédé la mort de votre père. C’est sans doute ainsi que le pirate a su que votre père prenait de la phénothiazine.

— De la phénothiazine ? Mais c’est un antidépresseur !

— Vous connaissez ? demande Sandra, dressant l’oreille.

— Ma sœur en a pris à une époque.

— Et vous savez quels aliments sont interdits ?

— Le fromage.

— En fait, il y en a bien davantage.

Cathy secoue la tête, l’air sincèrement stupéfaite.

— Papa prenait un antidépresseur, murmure-t-elle.

Puis elle regarde Sandra droit dans les yeux.

— C’est de la folie !

— Cela m’a demandé beaucoup de travail, mais j’ai vérifié toutes les demandes d’accès à MedBase au cours des deux semaines qui ont précédé la mort de votre père. J’ai relevé une effraction trois jours avant.

— Comment ça, une effraction ?

— Le médecin dont on a utilisé le nom se trouvait en vacances en Grèce au moment des faits.

— La plupart des bases de données sont accessibles de n’importe quel point du globe.

— Exact. Seulement, j’ai réussi à le joindre à Athènes. Il m’a juré qu’il n’avait fait que visiter des sites archéologiques depuis son arrivée.

— Et vous pouvez dire quels dossiers ont été consultés ?

— Non, répond Sandra en détournant brièvement les yeux. Tout ce que je sais, c’est que l’appel a eu lieu vers 4 heures du matin, heure de Toronto…

— À ce moment-là, il est à peu près midi en Grèce.

— Oui. Mais c’est aussi l’heure où MedBase enregistre le moins de demandes d’accès. On m’a dit que la nuit, l’attente était quasiment nulle. Le moment rêvé pour s’y introduire et en ressortir sans se faire remarquer.

— Quand même, utiliser des aliments pour provoquer une réaction fatale… Cela nécessite des compétences spéciales.

— Je ne vous le fais pas dire, approuve Sandra. Vous avez fait des études de chimie, je crois ? reprend-elle après une pause.

— De chimie minérale. Je ne connais rien aux produits pharmaceutiques. Si vous voulez mon avis, tout ça me paraît un peu tiré par les cheveux. Le seul ennemi que mon père ait jamais eu était l’entraîneur de l’équipe de foot du lycée de Newtonbrook.

— Son nom ?

— Je plaisantais, répond Cathy avec un soupir exaspéré. Franchement, je ne vois pas qui aurait pu vouloir tuer mon père.

— Peut-être avez-vous raison, après tout, dit Sandra avec un sourire désarmant. Dans mon métier, on a parfois tendance à voir le mal partout. C’est ce qu’on appelle la déformation professionnelle. Je vous prie de m’excuser. Surtout, sachez combien je suis désolée de ce qui est arrivé à votre père. Je ne sais que trop bien par quelles épreuves vous avez dû passer…

— Merci.

Si sa voix ne trahit rien de ses sentiments, les yeux de Cathy lancent des éclairs.

— Encore une question et j’espère ne plus avoir à vous importuner. Est-ce que le nom de Jean-Louis Desalle vous évoque quelque chose ?

Cathy reste muette.

— Il fréquentait l’université de Toronto en même temps que vous.

— C’est si loin…

— Jean-Louis Desalle, lui, se souvient très bien de vous – ou plutôt de Catherine Churchill – ainsi que de votre mari, Peter Hobson.

— À la réflexion, ce nom m’est vaguement familier, dit Cathy d’un ton circonspect.

— Avez-vous revu Jean-Louis Desalle depuis l’université ?

— Grand Dieu, non ! Je n’ai même aucune idée de ce qu’il a pu devenir.

— Merci, Mrs Hobson. Ce sera tout.

— Une seconde ! Pourquoi toutes ces questions sur Jean-Louis ?

Sandra rabat le volet de son ordinateur de poche et le range avec soin dans son attaché-case.

— Parce que c’est son nom que le pirate a utilisé pour accéder à MedBase.

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