Vingt-deux des patientes de Dinah Kawasaki ont accepté de tester le Détect’Âme. Cela n’a rien de surprenant, sachant que Peter leur offrait cinq cents dollars rien que pour porter le scanner durant quatre heures. Elles sont toutes à des stades différents de leur grossesse, avec des intervalles d’une semaine entre elles.
Les résultats sont éloquents : l’onde vitale apparaît entre la neuvième et la dixième semaine de grossesse. Des études ultérieures devront déterminer si elle provient du cerveau lui-même ou de l’extérieur – Peter penche plutôt pour la première hypothèse.
Il sait que cette découverte va ébranler le monde. Bien sûr, il se trouvera toujours des gens pour contester son interprétation des faits, mais il n’en demeure pas moins qu’il est désormais à même de dire si un fœtus donné est oui ou non une personne – en d’autres termes, si sa suppression relève ou non du meurtre.
Qui sait quelles seront les conséquences ? Si le pape se laisse convaincre que l’onde vitale est bien la signature physique de l’être immortel et que l’âme n’apparaît qu’à la dixième semaine de grossesse, peut-être lèvera-t-il ses restrictions sur le contrôle des naissances et l’avortement précoce. Peter se souvient qu’en 1993 le pape de l’époque avait promis aux femmes violées de Bosnie qu’elles seraient damnées à moins de mener leurs grossesses à terme. Le pape actuel condamne toujours l’avortement dans les pays dévastés par la famine, même sachant les enfants condamnés à mourir de faim.
Sans compter les réactions des mouvements féministes… Pour sa part, Peter a toujours considéré l’avortement avec réticence, surtout dans les pays industrialisés où existent des méthodes contraceptives parfaitement fiables. Si, intellectuellement, il approuve le droit des femmes à l’avortement, il n’en trouve pas moins cette idée déplaisante. Ne vaut-il pas mieux éviter de concevoir en premier lieu ? Pourquoi ne pas inciter les couples à prendre des précautions, au lieu de bafouer ainsi le miracle de la vie ?
Il ne lui faut pas dix minutes pour pêcher sur le Net une statistique affirmant qu’en Amérique du Nord une grossesse sur cinq débouche sur un avortement. Cathy et lui n’y ont pas échappé, malgré tous leurs diplômes… Décidément, la réalité n’est pas si simple.
Mais peut-être l’avortement est-il justifiable ? L’âme, quelle que soit sa nature, ne survient qu’aux environs du soixantième jour de gestation. Sans être extralucide, Peter entrevoit que d’ici à une dizaine d’années, la loi autorisera l’avortement jusqu’à l’apparition de l’onde vitale. Au-delà, le fœtus sera considéré comme un être humain.
Lui qui réclamait des faits bruts, objectifs, il devrait s’estimer heureux, non ? La raison lui a toujours enseigné qu’il n’existait que trois réponses possibles au problème moral posé par l’avortement. Premièrement, l’enfant est un être humain dès la conception. Cette hypothèse lui a toujours paru absurde, « l’enfant » se réduisant à une cellule unique à l’instant de la conception.
Deuxièmement, l’enfant devient un être humain à la seconde où il est expulsé du corps de sa mère. Cela non plus n’a pas de sens : si le fœtus tire sa subsistance de sa mère jusqu’à la rupture du cordon ombilical, il est capable, en cas de besoin, de s’alimenter des semaines avant le terme normal de la grossesse. Le fait de trancher le cordon n’a en soi qu’une valeur symbolique, comme de couper un ruban pour inaugurer une nouvelle place. Le fœtus possède un cœur, un cerveau – et une activité mentale – propres bien avant sa venue au monde.
La découverte de Peter ne fait que corroborer son intuition de toujours : c’est quelque part entre ces deux extrêmes – entre la conception et la naissance – que le fœtus devient un être humain à part entière.
La plupart des religions elles-mêmes s’accordent à situer l’apparition de l’âme vers le milieu de la grossesse. Saint Thomas autorisait l’avortement jusqu’à la sixième semaine pour les fœtus mâles et jusqu’au troisième mois pour les filles. Dans la tradition musulmane, à en croire Sarkar, l’âme pénètre dans le fœtus le quatorzième jour suivant la conception.
Certes, aucune de ces estimations ne recoupe les observations de Peter… Quoi qu’il en soit, la certitude que l’âme survient à un moment précis va certainement bouleverser les mentalités, et pas forcément en bien.
Peter se demande ce qu’on éprouve à se voir brûler en effigie à la télé.
Depuis neuf semaines que Cathy l’a mis au courant de son infidélité, leurs relations sont demeurées tendues. Il est temps qu’ils aient une discussion sérieuse… Une discussion sur une crise plus ancienne.
Ce lundi 10 octobre – jour d’action de grâces pour les Canadiens – ils ne travaillent ni l’un ni l’autre. En entrant dans le salon, Peter trouve Cathy plongée dans les mots croisés du New York Times. Il s’assoit près d’elle sur la causeuse.
— Cathy, j’ai quelque chose à te dire.
Comme elle lève vers lui ses grands yeux, il lui semble lire dans ses pensées : Ça y est, tout est fini… Son visage laisse transparaître ses émotions – peur, tristesse, résignation – ainsi que ses efforts pour garder son sang-froid.
— C’est au sujet de notre bébé, précise-t-il.
L’expression de Cathy change du tout au tout.
— Quel bébé ?
Peter déglutit avec difficulté, puis :
— Celui que nous… que nous n’avons pas voulu garder, il y a de cela douze ans.
Cathy le regarde sans comprendre.
— La semaine prochaine, ma compagnie va révéler au public l’existence de l’onde vitale, poursuit-il. À cette occasion, nous comptons divulguer les résultats de mes recherches mais… Je tenais à ce que tu en sois la première informée.
Cathy garde le silence.
— Je sais quand l’onde vitale apparaît chez l’enfant.
Elle connaît trop ses attitudes, la grammaire de son corps, pour ne pas percevoir ses réticences.
— Mon Dieu ! murmure-t-elle tandis que ses yeux s’agrandissent d’effroi. Ça arrive très tôt, n’est-ce pas ? Avant le moment où… Où nous…
Peter ne répond pas.
— Mon Dieu ! répète-t-elle en secouant la tête. C’étaient les années 90, ajoute-t-elle, comme si cela expliquait tout.
Les années 90… À l’époque, la question de l’avortement (comme bien d’autres) se résumait à un antagonisme absurde entre les partisans du « libre choix » – comme si aucun choix pouvait l’être tout à fait – et ceux du « droit à la vie » – comme si les autres y étaient opposés. Aucune nuance n’était possible. Dans le milieu que fréquentaient les Hobson (la bonne société de l’Est, libérale et éduquée), on ne pouvait qu’être favorable au libre choix.
Les années 90… Le règne du « politiquement correct ».
— Ce n’est pas si évident, reprend Peter. Nous l’avons fait juste au moment où l’onde commence à se manifester. Peut-être était-il encore temps.
— Peut-être… ou peut-être pas.
— Je suis désolé.
Cathy se mord les lèvres. La voyant si triste, si désorientée, Peter étend le bras et lui prend la main.