Chaque jour, il se passe quelque chose dans le monde. Et chaque jour j’ai l’impression que je dois être attentive à ce que cela peut m’apporter de positif ou de négatif.
Après l’attaque de l’école, l’arrivée de la télévision, la dégustation des larmes de Nathalie, la rencontre avec Pythagore et l’arrivée de Félix, je pensais que j’avais eu mon lot d’événements extraordinaires pour la semaine. L’histoire, pourtant, a continué de s’accélérer. Peut-être l’Univers, suite à la décision que j’ai prise de communiquer avec lui, me répond-il en m’envoyant des signes ?
Aujourd’hui, je me lève dans l’après-midi et rejoins le balcon. Un oiseau, du genre moineau, vient gazouiller près de moi. C’est un chant assez mélodieux avec des trémolos aux vibrations subtiles.
Je me dis que ce volatile souhaite peut-être communiquer et qu’ensemble, représentants les plus audacieux de nos espèces respectives, nous allons enfin réussir là où j’ai échoué avec les souris, les humains et les poissons.
Je marche dans sa direction, en équilibre sur la rambarde. Le moineau me laisse approcher en me regardant alternativement de son œil droit et de son œil gauche (il a les yeux sur les côtés et ne peut donc rien fixer de face).
Je ronronne un Bonjour, moineau.
Il ne bouge pas et répond en gazouillant une mélodie encore plus harmonieuse.
Est-ce possible qu’il ait compris et me réponde ? Je continue d’approcher.
À ma grande surprise, il recule en sautillant sur ses petites pattes. J’avance donc un peu plus.
Pouvons-nous dialoguer ensemble ?
Il ne répond pas et se place à l’extrémité de l’angle du balcon. Je sais que je vais bientôt arriver dans une zone où je risque de tomber. Normalement je sais me rattraper, mais à cette hauteur ce n’est pas garanti et nous, les chats, avons les os fins donc fragiles.
Il recule encore un peu et émet un long gazouillis complexe bien modulé : on dirait une invitation.
Une question pointe tout à coup dans mon crâne : ce moineau ne serait-il pas en train de profiter de ma volonté de dialogue inter-espèces pour me tendre un traquenard ? Plus je l’écoute gazouiller plus j’en viens à la conclusion qu’il se fiche ouvertement de moi.
Alors que j’approche de la zone dangereuse, il s’envole d’un coup, me laissant en équilibre instable sur le bord du balcon. Pas de doute, cette sale bestiole a voulu profiter de mon goût pour la communication pour essayer de me faire choir. Je me récupère de justesse (même pas peur, même pas mal) et, de là, je me force à penser à autre chose pour ne pas laisser la colère monter.
Je scrute le balcon de la maison de Pythagore. Comme cet endroit me semble intrigant !
Soudain, en contrebas, la porte d’entrée s’ouvre et une femelle humaine à poils blancs en sort, effectue quelques pas dans la rue et vient sonner chez moi.
J’entends ma servante accourir dans le hall et l’accueillir. Les deux femelles humaines se parlent dans leur langage incompréhensible. J’ai à peine le temps de descendre de mon promontoire et de foncer au rez-de-chaussée pour venir trotter dans leurs jambes que, déjà, Nathalie a enfilé son manteau et qu’elles sortent. Les deux femelles franchissent la petite distance qui sépare leurs deux maisons. Je les suis dans la rue. Il y a encore plus de fleurs, de bougies et de photos qu’hier devant l’école maternelle.
Je me faufile entre leurs pattes et nous entrons dans « sa » maison. Je perçois des odeurs exotiques au milieu d’un décor singulier.
Les deux humaines s’assoient dans des fauteuils et celle aux poils blancs propose à ma servante de l’eau chaude tintée de jaune (j’ai humé, ce n’est pas de l’urine) dans des petits récipients. Pendant ce temps, j’analyse notre hôtesse — ma servante l’appelle « Sophie ». C’est une vieille humaine toute ridée, mais ses yeux marron sont vifs et mobiles. Il émane d’elle un parfum de rose. Elle appelle : « Pythagore ! » Et comme il ne se montre pas, elle part le chercher, puis une fois revenue au salon le dépose face à moi.
L’espoir renaît. Peut-être que nos servantes souhaitent que nous ayons une relation sentimentale approfondie entre chats voisins ?
Nous nous reniflons mutuellement, faisons semblant de nous rencontrer pour la première fois et, alors que je m’apprête à entamer la conversation, il déguerpit. Je le suis dans sa cuisine et le provoque en mangeant dans sa gamelle (moi, il ne faut pas me chercher, je suis comme ça), mais il ne daigne pas m’empêcher de le faire, ni même me regarder.
Même si ses croquettes sont moins bonnes que les miennes, je fais semblant de m’en délecter, puis je vais pisser dans sa litière. Cette fois encore, il ne fait rien pour m’empêcher d’agir. Au contraire, il disparaît comme s’il n’avait même pas vu que j’étais là. Je pars à sa recherche et, dans une des pièces à l’étage, je tombe sur une congénère cachée derrière la porte vitrée d’un meuble. C’est une chatte avec une fourrure similaire à la mienne.
Une femelle de mon âge qui plus est.
Je comprends tout à coup pourquoi Pythagore ne s’intéresse pas à moi : il a déjà sa propre femelle à la maison.
Je m’approche. De près, je distingue clairement qu’elle a un petit cœur noir posé sur le museau et des yeux verts. Même si elle a la même couleur de fourrure que moi, tout dans sa dégaine me repousse. Elle est vulgaire et arrogante. Je la fixe et m’avance vers elle : elle fait de même. Je me place en mode intimidation, dos courbé et pelage dressé pour avoir l’air plus grosse : elle m’imite.
Il va falloir passer à l’étape suivante. Je lance ma patte en avant de manière agressive. Elle aussi.
Je m’approche et je crache. Elle crache.
Nous nous donnons des coups de patte, mais la vitre nous empêche de nous blesser vraiment. Heureusement qu’elle est là, d’ailleurs, sinon je lui aurais arraché les moustaches, à celle-là.
Je me retourne et lève la queue pour lui montrer ce que je pense d’elle. Évidemment elle me copie.
Je renonce à l’humilier davantage et retourne dans le salon où les deux servantes continuent de palabrer. Pythagore est toujours absent et je commence à me sentir humiliée par cette situation. Pourquoi me traite-t-il ainsi ? À cause de sa femelle là-haut ? Parce qu’il a un capuchon de plastique mauve sur le crâne qui lui permet de savoir des choses sur les humains ?
De dépit, je m’installe sur les cuisses de ma servante et la laisse caresser mon joli crâne exempt de Troisième Œil, puis me retourne pour exhiber mon ventre qu’elle caresse aussi. Ainsi je montre bien à tous que j’ai dressé mon humaine pour me satisfaire.
À notre retour à la maison, je demande à Félix de me faire l’amour à nouveau. J’en profite pour hurler de toutes mes cordes vocales afin que Pythagore entende comme je jouis bien et comprenne ce qu’il rate en me prenant de haut (je suis sûre que sa femelle ne fait pas aussi bien l’amour que moi). Je hurle peut-être un peu trop fort, car le lendemain Félix est emporté dans la sacoche grillagée et, lorsqu’il revient quelques heures plus tard, il a un bandage autour du bassin. Dans un bocal flotte ce que je prends au début pour deux noyaux de cerise…
Bon, je dois reconnaître que c’est un peu injuste pour Félix, mais je préfère que ce soit lui qui soit puni.
Et puis je n’ai aucun sentiment pour Félix. Seul Pythagore me fascine. Il m’obnubile, même. Comment fait-il pour avoir une connaissance aussi précise des mœurs humaines ?
Un frisson désagréable me parcourt. Se pourrait-il que je sois pour lui ce que Félix est pour moi ? Une ignare ? Un stade de conscience au-dessous ?
Cette idée me rend encore plus jalouse de l’autre femelle là-haut.
Celle-là, la prochaine fois que je la vois, je ne la raterai pas.