5 De la difficulté de partager son territoire

Le jour se lève et je commence donc à m’assoupir lorsqu’un hurlement vrille les longs poils de mes oreilles.

Nathalie vient de découvrir mon cadeau.

Cependant, ce cri ne ressemble pas à un cri d’allégresse. J’entends mon nom répété plusieurs fois sur un ton de reproche. Elle ne semble pas apprécier mon cadeau. Je la rejoins avec nonchalance et constate, alors que la souris a encore de délicieux spasmes d’agonie qui inviteraient n’importe qui à vouloir jouer un peu avec elle, qu’elle a pris une pelle et un balai pour la mettre dans un sac-poubelle, m’interdisant ainsi de la manger pour l’achever. Devant autant d’ingratitude, je manifeste mon mécontentement par des grognements.

Ma servante ne se laisse pas décontenancer et verse nerveusement des croquettes dans ma gamelle. J’ose espérer que c’est ma récompense pour la souris.

Je pense que son comportement équivoque est peut-être lié à la mauvaise influence de cette télévision qui la fait pleurer en lui montrant le terrorisme et la guerre. Quant à moi, je suis ravie de connaître désormais le sens précis de ces informations grâce à mon voisin Pythagore.

Lorsqu’elle s’est habillée, Nathalie quitte la maison. Je reste à nouveau seule chez moi et j’en profite pour, repue, m’endormir enfin. Le sommeil est quand même ma première passion.

Je rêve que je mange.


Je me réveille comme à mon habitude dans l’après-midi, alors qu’un rayon de soleil me lèche la paupière droite. Je m’étire jusqu’à l’extrême, mes vertèbres craquent, je bâille.

Il faut que je travaille mes extensions pour être sûre de ne plus jamais, au grand jamais, reproduire le saut catastrophique d’hier. Sortie et rétractation des griffes pour améliorer la rapidité du dégainé.

Je me lèche. J’adore me lécher (ma mère m’a toujours dit que « l’avenir appartient à ceux qui se lèchent tôt »). J’en profite pour réfléchir à ce que je vais faire aujourd’hui. Nous, les chats, nous improvisons en permanence. Évidemment, j’aimerais bien continuer la conversation avec mon voisin siamois, mais lui ne semble guère intéressé par ma personne et je suis trop fière pour quémander quoi que ce soit (à un mâle qui plus est…). Je décide donc de continuer seule mes recherches sur la communication inter-espèces en m’attaquant à un spécimen plus primitif : le poisson rouge dans le bocal de la cuisine.

Je le rejoins, le scrute à travers le verre qui nous sépare. Probablement intimidé, il recule pour se placer le plus loin possible de moi.

Bonjour, poisson.

Je pose mes coussinets sur le verre et ferme les yeux pour envoyer mon message télépathique. Je me mets à ronronner.

Nathalie l’appelle « Poséidon ». Je me dis qu’il a donc entendu ce nom plusieurs fois et qu’il comprendra mieux que je m’adresse à lui si je le nomme correctement dans mon esprit.

Bonjour, Poséidon.

La petite carpe orange aux larges voilures souples s’enfonce précipitamment dans son décor de fausses pierres où il me devient presque impossible de la discerner. Qui osera évoquer les ravages de la timidité ?

À nouveau j’envoie un message porté par mon ronronnement. Que lui dire ? « N’ayez pas peur » ? Cela sous-entendrait qu’il y a effectivement un danger. Il faut trouver autre chose. Ça y est, je sais ce qu’il faut émettre :

Je suis prête à dialoguer d’égal à égal avec vous, même si vous n’êtes qu’un poisson.

Voilà le message adéquat, mais il n’entraîne pas la bonne réaction.

Cette fois-ci Poséidon s’est enfoncé tellement profondément dans le décor qu’on ne voit plus rien de sa personne. Comme c’est frustrant de constater que mes efforts sont aussi mal récompensés.

Ne voulant pas renoncer, mais consciente de la difficulté de mon projet, je pose mes pattes sur le bord de l’aquarium et pèse de tout mon poids jusqu’à le faire légèrement pencher, ce qui permet d’évacuer un peu de cette eau qui nous sépare. Dans mon esprit le dialogue fonctionnera forcément mieux si le contact est direct.

Seulement, j’avais mal évalué le poids du bocal qui, tout à coup, se met à basculer. J’ai à peine le temps de bondir sur le côté pour éviter d’être mouillée. Emporté par le liquide, Poséidon finit par sortir de sa cachette et du bocal.

Le voilà enfin posé sur la nappe. Il remue dans tous les sens, on dirait qu’il danse. Là, je me dis que j’ai probablement fait un grand pas et que je viens de découvrir le mode d’expression des poissons. Il accomplit en effet, non sans grâce, une succession de petits sauts tout en ouvrant et fermant la bouche mais sans émettre aucun son. Ses ouïes battent vite, dévoilant des zones rouges luisantes.

Enfin nous allons pouvoir parler, Poséidon. Je sens ses ondes mais je n’arrive pas à les interpréter.

En frétillant, il parvient jusqu’au bord de la table. Comme je ne comprends rien à ce qu’il veut me signifier, je pose directement ma patte sur lui, ce qui l’empêche de tressauter et augmente la cadence de ses mouvements de bouche.

Je me mets en mode réception maximale.

Vous avez faim, c’est ça ?

Satisfaite de ma découverte, je renverse le pot rempli de vers séchés que Nathalie lui sert comme nourriture.

Il ne les mange même pas.

J’attends, je teste, je le touche avec mes coussinets, puis avec la pointe d’une griffe déployée, je ronronne.

Calmez-vous.

Au bout d’un moment, il cesse de se démener. J’espère qu’il a écouté mon injonction, mais non, ses ouïes s’ouvrent et se ferment de plus en plus vite. Il n’a pas l’air en forme du tout. Une fois de plus la communication est un échec. Je garde cependant l’espoir de trouver une autre espèce vivante apte à entretenir un dialogue satisfaisant avec moi. Pour l’instant, il faut reconnaître que la plus réceptive reste ma servante humaine, qui réagit positivement à mes ronronnements en basse fréquence.

Justement, la porte d’entrée s’ouvre, la voici qui revient. Cette fois, elle tient une sorte de sacoche grillagée d’où sortent des sons aigus. Je me demande bien quel cadeau elle va m’offrir.

Elle l’ouvre rapidement pour en sortir… un chat !

Je lui ai insufflé tellement de bien-être hier soir en ronronnant pour la relaxer et l’aider à s’endormir qu’elle croit que ce sont les chats en général qui l’aident à se détendre.

Sur le tapis je découvre un angora pure race — moche. Nathalie me fait un sourire et semble ravie d’exhiber cette boule de poils en répétant un mot qui doit être son nom : « Félix. »

Encore un cadeau raté.

L’individu semble un peu stupide. Quand il me voit, au lieu d’avancer tête baissée pour montrer qu’il est conscient d’être sur mon territoire, il me fixe de ses yeux jaunes.

Ah, ce que je déteste les pures races ! En plus, la couleur de sa fourrure est sans intérêt. Il est tout blanc. Moi par exemple, je suis blanche avec plusieurs très jolies taches noires dispersées un peu partout sur mon corps.

Lui, il est terne. Son poil est long, épais, gras. Comment Nathalie peut-elle avoir assez mauvais goût pour me choisir un mâle angora blanc aux yeux jaunes ?

Je manifeste aussitôt mon désintérêt en soulevant la queue et en lui montrant mon fondement. Mais cet imbécile se méprend. Au lieu de comprendre mon message de rejet, il croit que je souhaite une saillie.

Voilà bien la stupidité des mâles pure race !

Je suis obligée de lui donner un coup de patte, griffes déployées au tiers, pour lui faire comprendre que c’est moi qui décide de tout ce qui se passe ici.

Pendant ce temps-là, Nathalie parle avec une intonation chaleureuse qui me laisse à penser qu’elle me croit ravie de devoir tout partager avec cet étranger surgi de nulle part. En guise de réponse, je gratifie le chat d’un second coup de griffes et lui signale clairement :

« Toi, tu ne me plais pas. Fiche le camp. »

Aussitôt, il se met en position de soumission. De toute façon, il est hors de question qu’on m’impose mon compagnon.

Pendant ce temps, mon humaine a découvert le sort de Poséidon et, avant qu’elle n’ose émettre le moindre reproche (je déteste qu’on tente de me culpabiliser), je décide de quitter la pièce pour circuler à l’étage. Ce qui est arrivé est autant la faute de ce poisson obtus que la mienne. Il aurait dialogué, on n’en serait pas là.

Félix, croyant que je veux lui faire visiter la maison, me suit en trottant joyeusement, queue dressée.

Lorsqu’il tente une nouvelle approche affectueuse, je fais le dos rond et lui crache au visage. Je pense qu’il a saisi à quel genre de femelle il a affaire. Il trouve une posture de soumission encore plus prononcée que la précédente, évitant mon regard, oreilles aplaties en arrière, pelage lisse, queue cette fois rabattue proche du corps, accroupi, tête baissée et miaulant imperceptiblement.

Ah ! les mâles, ils fanfaronnent toujours, mais au final ce sont tous des individus faibles, faciles à impressionner dès qu’on est une femelle qui sait ce qu’elle veut et, surtout, ce qu’elle ne veut pas.

Je profite de sa position pour lui uriner sur la tête, afin qu’il saisisse bien qui établit les règles ici (et puis comme ça, ses poils seront assortis à ses yeux).

Il me parle et je l’écoute à peine, mais je consens à engager un début de dialogue avec cet étranger stupide pour lui faire savoir qu’il n’a pas le droit d’approcher de ma gamelle et qu’il doit manger après moi.

De même, il n’a pas le droit de pisser ou de déféquer dans ma litière. Si Nathalie ne pense pas à lui en offrir une, il devra se retenir ou sortir pour faire ses besoins.

Je lui indique que la fenêtre de la chambre du premier étage permet de scruter la rue. Je m’aperçois alors que l’école est toujours fermée. Il n’y a plus de ruban jaune qui ferme la rue, plus d’hommes en combinaison blanche qui ramassent des bouts de métal, mais une accumulation de bouquets de fleurs, de bougies et de photos de jeunes humains devant la porte. Ils ont dû poser ces décorations durant mon sommeil.

Félix jette un regard rapide sur la scène et me demande de quoi il s’agit, mais je ne me donne pas la peine de lui expliquer un phénomène aussi complexe que le terrorisme. Je n’ai pas le talent de Pythagore.

Je change de sujet et lui signale qu’il y a au deuxième étage un balcon qui permet d’accéder aux toits des maisons voisines, mais qu’il faut faire attention car la gouttière est mal fixée.

Nous arrivons ensuite devant la chambre de Nathalie, et je lui fais comprendre, grâce à un nouveau coup de griffes appuyé qui lui laboure la peau du menton, qu’il ne doit jamais non plus entrer dans cette pièce, ni espérer dormir avec ma servante. Pour que tout soit vraiment clair, je dépose dans toutes les zones où je lui interdis de pénétrer quelques gouttes d’urine odorante. À lui de conclure, si tant est qu’un angora pure race puisse avoir le moindre sens de la déduction, qu’il ne peut circuler que dans les zones que je n’ai pas marquées.

Nous redescendons et je montre à Félix où se trouve ma place sur le fauteuil avec le coussin de velours rouge qui porte mon odeur. Je lui montre mon panier, qui a aussi mon odeur, posé sur un support au-dessus du radiateur. Il ne doit évidemment jamais approcher aucun de ces endroits.

Finalement, il va se pelotonner dans un coin du couloir, dont il ne bouge plus.


Le soir, je détecte une activité près de la porte d’entrée de la maison. Je cours aussitôt surveiller ce qui se passe. Je m’aperçois alors qu’un mâle est venu rendre visite à ma servante. Elle répète ce qui est probablement son nom, « Thomas ».

Il est plus grand qu’elle, poils blonds, yeux verts, odeur de sueur musquée. Il a de grandes mains, de grands pieds, et un bouquet de fleurs. Déjà de loin il me déplaît.

Cependant, au lieu d’avoir le même frisson de répulsion que moi face à cet individu, Nathalie approche ses lèvres des siennes et leurs bouches finissent par se plaquer l’une contre l’autre. Je ne comprendrai jamais les coutumes des humains. Ensuite, il lui masse les seins et les fesses.

Au lieu de le repousser, elle glousse de satisfaction, comme si elle l’encourageait à continuer.

Enfin, ils se calment, et vont s’installer dans le salon. Plus tard, ils mangent sur un plateau en regardant le monolithe mural de la télévision. Ils ont les yeux fixes, la respiration rapide. Nathalie et Thomas semblent émus par des images qui montrent des humains décapités et d’autres humains autour qui crient et répètent ensemble les mêmes phrases en montrant le poing. Maintenant que j’arrive de mieux en mieux à décrypter ces images, je constate que la foule hurle toujours avec les mêmes intonations, qu’il s’agisse de la guerre ou du football, probablement pour encourager leurs meilleurs participants.

Nathalie tremble, puis finit par pleurer. Avant que j’aie eu le temps de venir la lécher, son mâle colle à nouveau sa bouche contre la sienne, avant de lui prendre la main et de l’emmener vers la chambre. Dont il ferme la porte derrière eux.

Aux bruits et aux odeurs produits, je comprends qu’ils se livrent à un acte reproductif. Cela doit être un réflexe d’espèce : quand des humains meurent en quantité, ils essayent de compenser la perte d’individus en en fabriquant des nouveaux.

Je regrette un instant ma dureté avec Félix et le convoque dans la cave. Dans la pénombre de ce lieu, qui sent la crotte de souris et la poussière, je lui révèle que j’ai un grand projet de vie qui consiste à établir une communication inter-espèces, et que, dans le cadre de ce projet, je souhaite parvenir un jour à donner des ordres directs aux humains, en miaulant des phrases, afin qu’il n’y ait plus jamais de confusion.

Son regard jaune est vide. Il ne voit pas l’intérêt de comprendre les humains, ni de leur parler, me dit-il. Quel être limité !

Le pire, c’est qu’il a l’air d’être heureux comme ça : sans ambition, sans curiosité, dans son petit univers minable de chat angora blanc, sans la moindre perspective sur le monde qui l’entoure.

Pythagore avait raison, beaucoup d’entre nous se contentent du petit monde étriqué de la maison qu’ils habitent. Leur ignorance les rassure, la curiosité des autres les inquiète. Ils veulent des journées qui se ressemblent, que demain soit un autre hier, et que tout ce qui s’est passé se reproduise.

Je renonce donc à éduquer Félix et à lui faire partager mes projets.

Comme je me sens un peu nerveuse, je lui propose qu’il se rende utile et s’adonne à l’acte d’amour avec mon corps. Il ne se fait pas prier. Je le sens entrer en moi. Je sens les spicules pointus de son pénis se rigidifier à l’intérieur de mon vagin, ce qui est assez douloureux, mais je serre les mâchoires. Félix s’agite, tremble : il s’avère un partenaire sexuel médiocre. Aucune fougue, aucune imagination, il ne me mord même pas dans le cou alors que j’adore sentir deux bonnes canines me labourer la nuque.

Durant la montée du plaisir je pense à Pythagore pour m’inspirer.

C’est peut-être cela la principale différence entre la sexualité des humains et celle des chats. Nous, nous avons besoin de sentiments pour faire l’amour, alors que pour eux ça n’est qu’un acte reproductif servant à se soulager quand ils sont trop nerveux ou inquiets pour la survie de l’espèce.

Félix s’excite rapidement, avec une énergie mal contenue. Il ne sait pas encore canaliser ses sentiments à mon égard. Le frottement m’irrite. Je libère un miaulement que l’angora doit prendre pour un cri d’orgasme. Il se dégage. Ce fut bref. Tout au plus quelques dizaines de secondes. Normalement, après l’amour j’aime bien parler, mais cette fois-ci je préfère être seule, alors je lui fais signe de déguerpir. Heureusement, il n’insiste pas.

Je repense au siamois, il me plaît vraiment et la question me hante toute la soirée : comment peut-il savoir autant de choses que j’ignore ? Je monte m’installer sur la rambarde du deuxième étage pour observer le balcon d’à côté. Comme il n’apparaît pas, je miaule pour l’appeler. J’ai l’impression de distinguer une silhouette derrière les rideaux de la chambre. Serait-ce « lui » ?

Cependant, même si la fenêtre est entrouverte, il ne se montre toujours pas. Je suis sûre qu’il m’a entendue, et s’il reste calfeutré derrière les rideaux c’est qu’il ne souhaite pas reprendre la conversation avec moi.

Il regrette peut-être de m’avoir livré autant de connaissances sur les humains.

À moins que je ne l’intimide.

J’aimerais tellement qu’il continue à m’expliquer ce qu’est le terrorisme, et aussi cette guerre qui va progressivement arriver ici mais qu’on ne surveille pour l’instant qu’à la télévision.

Je cesse de miauler et fais revenir Félix pour qu’il m’honore encore, pour me détendre. Quant à toi, Pythagore, un jour, je le sais, je te posséderai, parce que rien n’arrête une chatte déterminée.

Je n’aime pas qu’on me snobe.

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