22 Déplacement du camp

Une patte est posée sur mon œil. On me mordille le lobe de l’oreille. Cela ne me donne pas envie de me réveiller. Puis on se colle à mes tétons. Angelo, avec sa maladresse habituelle. J’avais fini par ne plus y penser, à celui-là. Quelqu’un a dû le ramener ici, pour qu’il soit près de moi, pendant que nous dormions.

Je consens à ouvrir les yeux et le replace au mieux pour l’encourager à profiter de mon lait.

Il fait nuit dehors et je m’aperçois que, pour une fois, je ne me suis pas réveillée avec la tombée du soir.

Pythagore est déjà levé. Face à la fenêtre, il fixe les jardins de l’Élysée.

— J’ai une bonne et une mauvaise nouvelle, dit-il sans se retourner. La bonne c’est que comme aucun d’entre nous n’est malade, j’en déduis que nous sommes immunisés contre cette nouvelle peste qui frappe les humains. Nous pouvons donc combattre les rats sans crainte.

— Et la mauvaise ? je demande en me dégageant d’Angelo.

— La batterie de mon smartphone est à plat, du coup je n’ai plus Internet. La dernière fois que j’ai utilisé mon Troisième Œil, les rats survivants de la bataille s’étaient regroupés et avaient commencé à chercher des renforts. Désormais je ne sais plus ce qu’ils font ni quels sont leurs plans, ils vont forcément vouloir prendre leur revanche.

Je m’approche de lui mais je le sens réservé.

Après ce qui s’est passé hier, cela me paraît bizarre de parler à Pythagore.

Je pivote et me regarde dans le grand miroir de la chambre.

Être déesse c’est cela, se rappeler que je suis « tout » et que tout est en moi. Être chatte, c’est être limitée à mon simple organisme.

Je me frotte les yeux et — tant pis, je renonce à vivre en permanence dans l’idée que je suis tout — je poursuis une conversation normale avec le siamois.

— Après cette défaite, les rats n’oseront plus venir dans ce coin.

— Ils oseront, assène-t-il du tac au tac.

— Nous les vaincrons à nouveau. Nous avons Hannibal.

— Ils seront plus nombreux et nous ne bénéficierons plus de l’effet de surprise.

— Nous triompherons quand même.

— Nous ne pouvons plus rester ici, décrète-t-il.

Il semble nerveux. Je comprends qu’il est désormais comme aveugle, privé des précieuses informations fournies par son Troisième Œil, et que sa connexion à Internet est pour lui comme l’herbe à chat pour Félix : une drogue addictive.

Pythagore tourne en rond dans la pièce.

— Il faut qu’on déniche un magasin de téléphonie afin de trouver une batterie, des câbles et du courant, déclare-t-il, fébrile. Ou mieux encore, ce qu’il nous faudrait c’est une batterie rechargeable à l’énergie solaire, ainsi nous ne dépendrons plus des sources électriques municipales qui vont toutes progressivement tomber en panne, si ce n’est déjà le cas.

— Un « magasin de téléphonie » ? Si tu m’expliques de quoi il s’agit, je pense pouvoir trouver ça, dit Esméralda qui vient de se réveiller et cherche déjà à se rendre utile.

Pythagore désigne l’attirail sur son dos.

— Je sais où en trouver. Il y en a plusieurs sur l’avenue des Champs-Élysées, signale le chat présidentiel, réveillé lui aussi.

— Je peux venir avec vous ? je demande.

— Non, pas toi, Bastet, je vais avoir besoin de toi pour autre chose, précise Pythagore.

Il a cessé de tourner en rond dans la pièce et crache des boules de poils toutes les cinq minutes, signe chez lui d’un grand agacement.

Par solidarité, je l’imite.

— Dès que nous aurons récupéré l’accès à Internet, il nous faudra chercher un endroit sûr. Maintenant nous avons de nouvelles responsabilités, rappelle-t-il. Il faut guider tous ces chats qui nous ont suivis. Rester là à savourer notre gloire éphémère, c’est la défaite assurée.

Il semble toujours très inquiet.

— Retournons nous cacher dans la forêt, je propose, en lui tendant un peu de caviar qui reste de la veille.

— Nous nous ferions facilement coincer, encercler et submerger par leur multitude.

— Alors partons hors de la ville en emportant nos réserves ?

— Nous allons plutôt nous installer dans un endroit que nous pourrons défendre facilement contre une attaque massive de rats.


Nous passons la soirée à attendre qu’Esméralda et Wolfgang reviennent de leur expédition. Ils débarquent un peu plus tard en brandissant le matériel dans leur gueule. Tous les quatre, nous œuvrons ensuite à brancher les câbles pour recharger les batteries. Enfin, au bout de longues heures de travail, Pythagore peut savourer la récupération de son Troisième Œil.

Il n’attend pas une seconde pour se plonger dans son Internet.

Nous tournons et virons autour de lui, mais je sais qu’à cet instant il est vraiment loin, ailleurs, au-dessus de nous, dans la dimension qu’offre cet objet magique fabriqué par les humains.

— J’ai trouvé, annonce-t-il enfin.

Esméralda, Wolfgang et moi cessons de nous agiter et nous approchons de lui.

— J’ai cherché un endroit dans Paris où il n’y a ni tunnels, ni souterrains, ni métros ou égouts. C’est un endroit assez étroit qui se nomme l’île aux Cygnes.

— Une île ?

— En effet, une île sur le fleuve.

— Mais nous ne savons pas nager ! je m’écrie, déjà angoissée à l’idée d’être entourée d’eau.

— Nous pourrons y accéder par des ponts, ensuite nous serons dans un endroit plus facile à défendre qu’un simple quartier. Restent deux problèmes. Tout d’abord il va être nécessaire de trouver un moyen de transporter toute la nourriture sur l’île aux Cygnes afin de pouvoir tenir un siège. Ensuite il va nous falloir un humain qui s’y connaisse en démolition de bâtiments pour faire sauter les ponts une fois qu’on y sera installés.

— Après tout ce que nous avons accompli seuls, ne crois-tu pas qu’on puisse réussir sans l’aide d’humains ?

— Pas pour cette étape. Désolé, je m’y connais en réception d’informations numériques mais pas en explosifs.

— Nathalie était active sur un chantier, je l’ai vue détruire des maisons.

— Parfait. C’est exactement ce qu’il nous faut.

— J’ignore où elle se trouve actuellement.

— Je peux retrouver ta servante grâce à ton collier balise, dit Pythagore. Il est branché sur son smartphone qui a lui-même sa propre balise GPS. Il faut juste espérer que son téléphone est encore chargé.

À nouveau il se plonge dans Internet, puis annonce :

— Les chats ont créé une communauté dans la forêt de l’ouest, les humains ont fait pareil dans la forêt de l’est, au cœur du bois de Vincennes. Enfin pas tous les humains, ce sont essentiellement de jeunes enfants dont les parents ont été tués durant la guerre. Nathalie a rejoint cette communauté qui semble disposer de moyens de communication.

— Tu es certain que Nathalie est là-bas ?

– À quel stade de communication étais-tu parvenue avec elle, Bastet ?

— Je commençais à réussir à lui parler, je réponds pour continuer à l’impressionner.

Évidemment, c’est un mensonge.

— Parfait. Avec son aide nous allons créer un sanctuaire sur l’île aux Cygnes.

— On ne peut vraiment pas y arriver sans humains ? insiste Wolfgang.

— Les rats sont beaucoup trop nombreux et se reproduiront toujours plus vite que nous ne pourrons les tuer.


L’idée de retraverser la ville d’ouest en est pour aller chercher ma servante ne me ravit guère. Cependant, je comprends bien que même si ma capacité d’émission et sa capacité de réception sont faibles, c’est quand même moi qui suis la plus apte à mener à bien cette mission délicate.

— Tu m’accompagnes, Pythagore ? Je vais avoir besoin qu’on me guide plus précisément sur les traces de Nathalie.

— Non, je vais organiser la migration de notre armée sur l’île aux Cygnes.

Je suis étonnée qu’il ne soit pas plus « fusionnel », après tout ce que nous avons vécu ensemble, tout ce que nous avons partagé, tout ce que nous nous sommes dit.

— Et comment ferai-je après pour vous rejoindre ?

— Il te suffira de suivre la Seine. Il y a trois îles : une moyenne, l’île Saint-Louis, une grande, l’île de la Cité, et une petite, l’île aux Cygnes. Tu ne peux pas te tromper.

— Je viens avec toi, dit Esméralda. Peut-être qu’à deux nous serons plus fortes.

— Je peux t’accompagner moi aussi, propose Wolfgang. On ne sera pas trop de trois.

— J’irai seule ! Esméralda, si tu veux vraiment m’aider, j’aimerais que tu allaites Angelo en mon absence.

Pythagore s’avance vers moi :

— Très bien, dans ce cas, changement de plan. Esméralda et Wolfgang vont tenir et surveiller l’abri antiatomique avec notre petite armée de chats et c’est moi qui t’accompagnerai jusqu’au bois de Vincennes.

Il aura donc fallu que je menace d’y aller seule pour qu’il me suive… C’est comme s’il avait vraiment oublié nos étreintes.

Pythagore me trouble. J’ai l’impression qu’il a honte d’avoir cédé à mes avances. À moins qu’il n’ait encore peur de tomber amoureux.

Je ne comprendrai jamais les mâles. Et je crois qu’avec celui-là je suis tombée sur un « compliqué ».

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