16 Visite surprise

Encore des journées qui se succèdent et où nous restons tous prostrés sur le divan du salon, devant la télévision qui diffuse des images. Je dors de plus en plus. Je rêve de plus en plus. Ce qui me fait réfléchir.

Quand je soulève une paupière, j’observe nos servantes fascinées par le monolithe lumineux plaqué au mur.

Je songe que la grande faiblesse des humains est probablement l’omnipotence du sens visuel. Pour connaître le monde, ils utilisent leurs yeux et la télévision qui leur envoie des informations visuelles, ce qui provoque des émotions immédiates. L’audition, leur deuxième source d’information, n’est utilisée que pour accentuer les effets produits par les images.

Même leurs films de fiction sont essentiellement composés de successions de scènes de violence, de sexe ou de course-poursuite. Ils ont besoin de toujours plus d’images choc, et la télévision est là pour les satisfaire. Du coup ils ont oublié de développer leurs sens psychiques. Quand ils entrent dans une pièce, ils sont incapables d’en déceler les mauvaises ondes, quand ils rencontrent quelqu’un de nouveau, ils ne savent pas sentir si cette personne leur est bénéfique. Je crois que ce n’est que lorsqu’ils dorment que leur esprit a une activité personnelle, sinon leur cerveau ne fait que gérer, ranger et filtrer toutes ces images extérieures qui les assaillent en permanence.

Moi, maintenant, je sais écouter mon corps.

Il a faim.

Aujourd’hui, j’ai passé le seuil où je n’ai même plus de crampes au ventre.

Je m’aperçois qu’on s’habitue à tout : au bruit des explosions comme aux visions de guerre à la télévision et à l’absence de nourriture…

C’est au début que c’est le plus dur, on râle, on souffre, puis passé un certain cap on s’habitue, cela fait partie d’une nouvelle manière de vivre.

Je continue de temps à autre à rapporter des rats, que les humains consentent enfin à consommer à condition de leur couper les pattes, la tête et la queue pour les rendre plus présentables et les mettre ensuite à bouillir. Ainsi, ils ressemblent à des fruits gris à la chair blanche. Voilà qui me conforte dans l’idée que, chez eux, la vue exerce sa tyrannie sur les autres sens.

Pythagore accepte finalement lui aussi de manger les rats bouillis mais reste étonnamment distant, tandis qu’Angelo, lui, devient de plus en plus joueur.

Allongée sur le canapé du salon, je bâille puis je m’étire. Se reposer sans bouger, à la maison, semble le meilleur comportement à adopter en période de guerre pour conserver son énergie et limiter la sensation de faim. Cependant, je me force à sortir une nouvelle fois, pour rapporter de la nourriture à ceux qui m’entourent.

Si, lors de mes précédentes expéditions, j’avais repéré une centaine d’humains, le plus souvent armés de fusils, cette fois-ci je n’en croise guère plus d’une dizaine, qui circulent furtivement, courant pour se cacher derrière des voitures. Je peux sentir leur peur, leur sueur et leur rage.

Les rares groupes que je vois se déplacent lentement et tirent sur tout ce qui bouge, chats compris.

Les rats que je tente d’approcher semblent plus pugnaces qu’auparavant. Dès que je m’approche de l’un d’eux, tous les autres viennent à sa rescousse. À un contre cinq, cela devient plus difficile de vaincre, malgré l’avantage de ma taille. Du coup, je renonce à les chasser, et m’intéresse à un nouveau gibier : les corbeaux. Ils sont de plus en plus nombreux à picorer sur les montagnes d’ordures.

J’en repère un et l’attaque par-derrière. Je plante ma mâchoire dans sa nuque et griffe ses ailes. Nous nous débattons au milieu d’un nuage de plumes et de duvet sombres. Il arrive à se dégager et me donne un coup de bec, tente de s’envoler mais il est déjà trop faible pour déployer ses ailes. Je raffermis ma prise et me penche vers son crâne.

Bonjour, corbeau.

Il ne répond pas mais je ressens une onde hostile. Alors, n’ayant pas plus de temps à perdre, vu l’ambiance générale de la rue, je préfère l’achever.

Je ramène l’encombrant volatile en le traînant au sol.

Il m’a semblé que les humains mangeaient eux aussi des oiseaux. À mon avis, il sera mieux accueilli que mes rats.

Alors que j’approche de la maison de Pythagore, je remarque que la cheminée fume, libérant un panache brun très dense. J’ai un mauvais pressentiment. J’abandonne ma proie, galope, saute dans un arbre de la rue pour rejoindre notre toit. Je pénètre par la fenêtre ouverte du deuxième étage et dévale les marches jusqu’au rez-de-chaussée. Je découvre le spectacle : la porte d’entrée pulvérisée, arrachée de ses gonds, a été défoncée par une voiture. Le salon n’est plus que ruine. Mon cœur s’emballe, panique : Angelo ? Pythagore ? Nathalie ? Mes pattes tremblent, je suffoque. J’avance et devant moi apparaît l’horreur : du sang, une mare de sang et, au milieu, un corps sans vie, face contre terre. Sophie ! Elle a encore les doigts crispés sur un fusil qui, visiblement, n’a pas été suffisamment efficace pour la protéger.

Près de la cheminée, trois humains assis parlent fort et rigolent.

Des pillards, probablement. Je me rapproche d’eux silencieusement pour voir ce qu’ils fixent dans l’âtre, qui produit autant de fumée. Quel choc ! Les trois humains maigres et barbus — parmi lesquels je reconnais Thomas — ont disposé Félix sur une broche qu’ils font tourner au-dessus des braises. Le pauvre est ficelé et a déjà une patte en moins.

Ainsi cela serait donc vrai : les humains peuvent avoir envie de nous… manger !

Je déglutis et une onde de haine me parcourt, qui se transforme bientôt en tremblement de rage.

Ne pas se laisser submerger par les émotions.

Réfléchir vite et mettre au point un plan d’attaque.


Je vais en premier lieu aller leur dérober discrètement une grenade. Mais, alors que je marche vers eux à pas feutrés, une planche du parquet grince et les trois humains regardent simultanément dans ma direction.

— Bastet ! s’exclame Thomas.

Avant que j’aie pu réagir, il sort son laser et dirige la lumière rouge près de mes pattes avant.

Non ! Pas ça ! Pas le laser !

La tentation est forte, mais je me souviens des paroles de Pythagore : « Pas de désir, pas de souffrance. » Être libre, c’est ne dépendre de rien ni de personne, et surtout pas d’une simple lumière rouge qui se déplace.

Thomas s’avance dans ma direction, tenant le laser dans sa main droite et un grand couteau dans la gauche.

La lueur rouge m’hypnotise… mais la vision de Félix embroché me ramène à la réalité. Je me rappelle que Thomas a déjà tué quatre de mes enfants : je me ressaisis et fonce vers la porte d’entrée fracassée et bondis dans la rue.

Thomas part à ma poursuite.

Il me faut trouver une cachette. Vite ! Je me faufile dans ma maison par la chatière, mais Thomas est déjà sur mes talons et brise la porte d’entrée d’un simple coup de pied. Plus rien ne me protège désormais de cet ennemi redoutable.

Je sais que cela ne sert à rien de tenter de me dissimuler dans les étages car il connaît lui aussi parfaitement les lieux. Alors, comme la petite souris que j’avais poursuivie, je fonce pour rejoindre la cave. Il court derrière moi. Je tourne à gauche, puis à droite. Ça y est ! Je franchis la porte de la cave qui, heureusement, n’est pas fermée. Je dévale l’escalier. J’entends toujours ses pas lourds derrière moi.

Par chance, le système d’électricité ne fonctionne plus, mais il arrive à dégoter une bougie qu’il allume. Sauf qu’une flamme éclaire moins bien qu’une ampoule. Je me cache en hauteur sur les casiers de bouteilles de vin, aux aguets, recroquevillée sur moi-même, mes oreilles aplaties en arrière, mes moustaches rabattues sur mes joues. Je serre et desserre les mâchoires comme si je m’exerçais à mordre.

Thomas m’appelle d’une voix douce et bienveillante.

Mes pupilles sont dilatées et, dans la quasi-obscurité, je me sens légèrement avantagée.

Voyant que je ne réagis pas, il prononce maintenant mon nom sur un ton beaucoup moins avenant. Il cogne sur tous les objets qui passent à sa portée.

— Bastet !

Il bouscule tout, renverse les meubles, brandit toujours son couteau.

Moi je reste impassible et j’attends mon heure, toujours bien dissimulée.

Enfin, quand il est juste sous moi, je m’élance et lui plante mes griffes dans les yeux.

Il hurle et lâche son couteau, tandis que je creuse plus profondément encore dans sa chair. Mes combats contre les rats et le corbeau ont réveillé chez moi des réflexes de guerrière ancestraux.

Il parvient à me saisir par une patte et m’envoie violemment valdinguer contre le mur. Je ne pense pas l’avoir rendu aveugle mais je l’ai quand même bien mutilé. Je lance une nouvelle attaque en miaulant fort pour me donner du courage, et à nouveau je le blesse au visage. C’est la première fois que je combats un humain, au corps à corps de surcroît, et je dois bien reconnaître que c’est plus difficile à vaincre qu’un rat ou qu’un corbeau. Thomas me repousse. J’atterris souplement sur mes pattes et me faufile dans un autre coin en hauteur. Profitant qu’il me tourne le dos, je lui tombe sur les épaules et lui mords une omoplate aussi fort que je peux.

Sous le coup de la douleur il lâche sa bougie, qui fait s’enflammer une caisse remplie de vieux tissus.

Une idée bizarre me traverse l’esprit. Peut-être que la guerre, les combats, les blessures sont une forme basique de communication ?

Ne pouvant pas dialoguer, on se frappe ? (Bonjour, Thomas.)

Une autre pensée découle de la première : pour tuer l’autre il faut déjà s’intéresser à lui et tenter de lui faire comprendre quelque chose.

Le fait qu’il répète mon nom me conforte dans l’idée que, de son côté, il essaye lui aussi de me faire comprendre quelque chose qui, en l’occurrence, peut sûrement se résumer à : Crève, Bastet.

Le feu gagne du terrain, s’étend aux vieilles caisses de journaux dont le bois crépite. La température augmente rapidement, ainsi que la luminosité. La fumée nous fait tousser. Un pan de plafond s’effondre. Il faut filer d’ici avant d’être brûlée vive.

Les flammes sont désormais tout autour de moi.

L’extrémité de ma queue prend feu et je dois l’éteindre en la secouant frénétiquement.

Une autre touffe de mes poils s’embrase. Thomas hurle de plus en plus fort en répétant mon nom.

L’incendie envahit tout, mes pupilles se rétrécissent à l’extrême, je ne distingue aucune issue.

Soudain un miaulement se fait entendre. « Par ici. »

Pythagore a brisé la vitre du soupirail et me fait signe de le rejoindre. Je m’élance pour atteindre l’issue lorsqu’une main surgie d’entre les flammes me saisit par la queue.

Je déteste qu’on touche cette partie de mon corps, a fortiori pour la tordre comme il le fait actuellement. Il va me la casser, cette brute !

Tête en bas, je suis prisonnière de son poing serré.

Même en me débattant, je ne peux l’atteindre ni avec mes griffes ni avec mes dents.

C’est alors que Pythagore saute sur l’épaule de Thomas, dégringole sur son bras pour rejoindre son poignet et mord de toutes ses forces sa main jusqu’à ce qu’elle lâche.

Libérée, je fonce derrière le siamois, qui s’enfuit par le soupirail de la cave, bondissant hors de cet enfer. Nous traversons la rue et nous réfugions dans les branches hautes d’un arbre. Mon cœur bat fort. Mes poumons récupèrent doucement à l’air libre. Pythagore me touche la truffe.

— Joli duel ! Je n’ai jamais vu un humain aussi enragé, reconnaît-il. On aurait dit qu’il t’en voulait personnellement. C’est rare.

Je regarde la maison qui brûle. Thomas ne sort pas. Je lâche un soupir de soulagement — il me semble avoir vengé Félix. Je repense à ce pur angora blanc aux yeux jaunes. Il était nul, il était drogué à l’herbe à chat, il n’a rien fait de bien intéressant dans sa vie, mais il ne méritait pas de terminer à la broche.


Après avoir repris nos esprits, nous descendons de l’arbre. À cet instant, les deux comparses de Thomas nous repèrent. Ils s’élancent derrière nous et nous tirent dessus avec leurs fusils.

Nous galopons pour nous réfugier à l’angle d’une rue adjacente.

— Où sont les autres ? je lui demande alors.

— Après ton départ, ces trois-là ont défoncé la porte d’entrée avec leur voiture. L’effet de surprise leur a donné l’avantage. Sophie a essayé de s’interposer mais elle n’a pas été assez rapide et a été abattue. Et les mauvais réflexes de Félix ont fait de lui une cible facile. Quand ta servante a vu la mienne morte, elle a préféré fuir par la porte de derrière. Quant à moi, j’ai attrapé ton fils Angelo par le cou et j’ai filé par les toits.

— Angelo est vivant !

— Je l’ai mis en sécurité dans notre cachette en haut du Sacré-Cœur.

Je suis soulagée.

— Quand j’ai considéré que le petit était hors de danger, je suis revenu car je me doutais que tu allais rentrer.

Il est donc revenu pour… moi ?

— En route pour la basilique, alors ! Il me tarde de retrouver mon fils.

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