14 Haut-le-cœur

Je suis réveillée par Angelo.

Celui-là, il commence sérieusement à m’énerver. Il m’a déjà tétée alors que je dormais et maintenant il me tord et me mordille les moustaches (je ne supporte pas qu’on touche à mes moustaches).

Aucun respect pour sa mère.

J’attends qu’il soit pile à la bonne distance et lui allonge un coup de patte (sans les griffes, quand même) qui l’envoie valdinguer. Voilà comment je conçois l’éducation moderne. Une société où les nouvelles générations ne respecteraient pas ceux qui leur ont donné la vie serait une société condamnée.

Il revient me narguer et je le frappe derechef.

Je songe en me léchant que tout est un problème de communication. Parfois, il faut répéter pour se faire comprendre. Je communique mal avec mon fils. Je communique mal avec mon humaine. Je communique mal avec mon mâle. Je ne communique bien qu’avec… le prétentieux siamois d’à côté qui en retour… me méprise.

J’entends des bruits dans la rue face à ma maison. Le spectacle commence. Je retrouve ma place au coin du balcon et j’observe. Cette fois-ci c’est un groupe d’humains qui poursuit un type seul. Ils le rattrapent et le rouent de coups. Cela ressemble à ce qui s’est passé hier, sauf qu’ils sont plus nombreux. J’observe la scène, les trois ont des couteaux et crient un slogan que tous les autres reprennent.

Puis de nouveau des humains en uniforme bleu marine arrivent pour protéger le premier homme à terre, et d’autres gens habillés de plusieurs couleurs viennent aider le groupe des trois, et tous se battent avec des bâtons et des couteaux. Encore une fois des projectiles sont lancés, et de la fumée irritante se répand.

Tant pis si je tousse, je reste, je veux voir comment tout cela va finir.

Un humain du groupe des trois dégaine une arme. On entend une détonation, puis une silhouette en uniforme bleu marine s’écroule.

Je me penche pour voir en détail la suite des événements.

Des renforts habillés en bleu marine surgissent. D’autres en face accourent eux aussi à la rescousse. Un troisième groupe d’humains différents des deux premiers se met à tirer. Il y a des cris, d’autres détonations. La confusion est totale.

J’ai l’impression qu’ils déploient des armes inconnues plus volumineuses qui font davantage de dégâts. À un moment, un homme brandit un tube terminé par une poire, tire en direction d’une maison. Celle-ci explose et s’effondre dans un grand nuage de poussière.

Ceux d’en face répliquent aussitôt. Une camionnette surmontée d’une tourelle se met à tirer et fait exploser les voitures derrière lesquelles des hommes se cachaient.

Des combattants en uniforme vert viennent aider ceux en uniforme bleu marine. C’est le signal que m’avait donné Pythagore pour reconnaître le début de la guerre.

Ça court, ça crie, ça tire. Je perçois aussi des détonations en provenance des rues alentour.

Les humains se planquent derrière les murs ou derrière les voitures dont certaines commencent à prendre feu. Ils tirent depuis les toits. Une odeur de brûlé envahit l’atmosphère.

Puis, comme l’orage, tout ce grabuge cesse d’un coup. Ceux qui le peuvent s’enfuient tandis que les autres gisent au milieu des gravats. Tout devient silencieux.


Nathalie n’est pas rentrée.

J’observe toujours la rue. Un blessé rampe et un autre, lui aussi bien amoché, se traîne sur les coudes pour le rejoindre. Ils s’empoignent, roulent, tentent de se mordre.

Tout cela me semble hallucinant. Est-il seulement possible de faire en sorte que les humains s’aiment à nouveau ? Il faudrait que je produise une sorte de ronronnement à très basse fréquence qui, dans un premier temps, calmerait leurs élans guerriers, puis leur donnerait envie de se reposer.

C’est peut-être ce qu’a accompli jadis la déesse Bastet. En constatant la détresse des hommes, leur irrépressible besoin de s’autolimiter, elle leur a proposé une vibration pour leur donner envie de dormir. En remerciement ils lui ont bâti un temple et ont commencé à la vénérer.

Une onde. Oui, j’en suis sûre, il doit exister une onde d’amour que je pourrais émettre en ronronnant pour apaiser toutes ces tensions que je sens autour de moi.

Après une très longue attente, Nathalie réapparaît enfin sur le seuil de la maison.

Elle est encombrée de plusieurs sacs remplis de victuailles qu’elle dépose dans le couloir de l’entrée. Elle semble très nerveuse. Elle a la crinière ébouriffée, ses paupières battent rapidement, ses vêtements sont déchirés. Elle semble à bout de souffle.

Elle s’effondre dans un fauteuil. Ses joues sont striées de larmes.

Son esprit vibre dans la confusion.

Je m’approche, m’assois sur ses genoux et me mets à ronronner. Elle commence à retrouver le sourire. Nous, les chats, nous avons ce pouvoir d’absorber toutes les mauvaises ondes et de les transformer en bonnes. Là où les chiens préfèrent déguerpir nous nous installons, nous nous imprégnons, nous nettoyons. C’est notre pouvoir d’« hygiène vibratoire ».

Elle hésite, me caresse, et je sens sous cette main qui tremble fort une peur palpable.

Puis soudain elle s’empare du téléphone. Elle parle vite avec des trémolos dans la voix. Le nom « Sophie » revient plusieurs fois et j’en déduis qu’elle communique avec la voisine.

Quelques instants plus tard, nous déménageons tous dans la maison de Pythagore.

Je comprends qu’en cette période de crise, les deux femelles humaines ont décidé de réunir leurs réserves de nourriture, et leurs chats.

Évidemment je n’aime pas trop changer mes habitudes mais là, les circonstances sont exceptionnelles : il faut m’adapter.

Félix non plus ne râle pas. Angelo court partout dans la nouvelle maison, trouvant forcément plein de nouveaux jeux dans ce lieu.

Il arrache les franges du tapis.

Il mordille les fils électriques, grimpe aux rideaux.

Les deux femelles humaines ferment la porte d’entrée en tournant plusieurs fois la clef dans la serrure. Puis elles disposent des planches qu’elles fixent avec des clous sur toutes les fenêtres et les accès extérieurs. Même la chatière est bouchée.

On ne voit plus l’extérieur mais on peut quand même aller sur le balcon de la chambre. Les deux humaines établissent là une haie de protection avec des meubles.

Une fois qu’elles ont achevé leurs aménagements, elles se mettent à fumer, à boire de l’alcool fort et à regarder la télévision sur un écran trois fois plus grand que celui de ma maison, avec un volume sonore beaucoup plus élevé. Les images d’actualités se répètent.

Pythagore vient à pas souples s’asseoir à côté de moi.

— Nos servantes pourront-elles être un jour contaminées par ces pulsions destructrices ? je lui demande.

— Elles sont plus intelligentes et éduquées que la moyenne des humains. La preuve, elles nous protègent avec elles dans cette maison. Sophie sait aussi que nous pouvons être utiles en cas de blessure grâce à la ronronthérapie.

— La quoi ?

— C’est une toute nouvelle science qui étudie la capacité des ondes graves de nos ronronnements à ressouder les os brisés.

Dehors, les coups de tonnerre ont remplacé les explosions. Nous montons sur le balcon pour contempler, par la fenêtre qui n’est pas obstruée, la pluie qui essaye de laver les saletés de ceux qui grouillent à la surface de la planète.

Au loin, l’orage produit un grand fracas et de nouvelles lueurs.

Pendant que nos humaines, au rez-de-chaussée, regardent encore la guerre à la télévision nous observons la foudre déchaînée qui semble vouloir montrer aux hommes qu’elle aura toujours raison d’eux.

— Pour l’instant, nos servantes ont décidé de rester enfermées ici.

— Nathalie a apporté des réserves de nourriture.

— Et Sophie possède des armes.

— J’ai peur, je lui miaule doucement.

Je me serre contre Pythagore. Je déteste la pluie. Le seul fait de l’entendre suffit à me faire trembler de la tête aux pieds.

— Tu crois que nous allons mourir ?

— Nous mourrons un jour, mais pas aujourd’hui.

Un éclair plus lumineux que les autres — car plus proche — zèbre le ciel.

Je presse plus fort mon corps contre le sien. Je sens son cœur qui bat vite et je laisse échapper :

— Je t’aime… Pythagore.

— Nous nous connaissons à peine, Bastet.

— Nous n’avons jamais fait l’amour, c’est vrai, mais c’est parce que tu refuses.

— Tu as Félix.

— Félix ne m’a jamais plu. Je ne l’ai pas choisi. Il m’a été imposé. Et puis il n’a plus de testicules.

— Si nous faisions l’amour, je m’attacherais à toi et cela engendrerait beaucoup de problèmes.

— Alors faisons l’amour juste une fois, je propose. Maintenant. Avant de mourir.

La pluie redouble. J’ai l’impression qu’il va céder.

— Si je faisais l’amour avec toi, je ne pourrais pas me contenter d’une fois, affirme-t-il.

Je commence à le connaître : c’est un sentimental. Je l’aurai à la longue, et alors il me donnera tout, mais pour l’instant il vaut mieux rester patiente. Je cherche une diversion.

— Raconte-moi la suite de l’histoire de nos ancêtres.

Il ne se fait pas prier.

— En l’an 950 après Jésus-Christ, les chats arrivent en Corée (un pays encore plus à l’est que la Chine), et en l’an 1000 au Japon (une île encore plus à l’est que la Corée), apportés par des moines bouddhistes. L’empereur japonais Ichijo reçoit un chaton en cadeau pour ses treize ans. Son attachement à l’animal est tel que tous les membres de la Cour en veulent un et que le chat devient l’attribut des femmes riches. Face à la demande qui ne cesse de croître, l’empereur Ichijo lance d’ailleurs un programme officiel de reproduction pour satisfaire tout le monde.

Dehors, la pluie continue de tomber dru.

— Au même moment, l’Europe est attaquée par une horde de rats noirs en provenance d’Asie. Les paysans montent des armées de chats pour contrer cette invasion. Et, là encore, nos ancêtres se révèlent très efficaces.

— Mais je croyais qu’ils étaient considérés comme maléfiques ?

— En fait, en dehors des grandes villes, ils étaient très appréciés. Les excréments de chats servaient à la préparation de médicaments, notamment pour ralentir la chute de cheveux et prévenir les symptômes de l’épilepsie. Certains guérisseurs soignaient les rhumatismes avec de la moelle de chat. Leur graisse servait par ailleurs à apaiser les hémorroïdes.

— Mais pour obtenir la graisse et la moelle il fallait les tuer…

Pythagore poursuit, imperturbable.

— En Espagne, on chassait le chat pour s’en nourrir. Le cuisinier du roi, nommé Ruperto de Nola, a publié un livre de recettes qui eut beaucoup de succès, et dont plusieurs étaient à base de viande de chat.

Ai-je bien entendu ?

— Les humains nous… mangeaient ?!

Il soupire.

— Notre viande était même considérée comme plus délicate que celle du lapin, auquel notre chair était souvent comparée. En général, elle était d’ailleurs servie avec les mêmes sauces et les mêmes condiments.

J’ai un haut-le-cœur, j’ai envie de vomir.

— Et ce n’est pas tout. Les luthiers récupéraient nos intestins pour en faire des cordes de guitare, par exemple. Ils nommaient cela « cordes en boyau de chat ». De même, les tailleurs utilisaient nos peaux pour en faire des manteaux de fourrure, des manchons, des toques, des coussins.

Je frissonne d’horreur.

La foudre nous illumine l’espace d’une seconde.

— Cela ne leur a pas porté chance. En effet, une maladie mortelle qui se nommait « peste » s’est abattue sur eux. Elle était transmise par les rats et a accompli le travail de destruction des hommes à notre place.

— Mais je croyais que nous avions fait fuir les rats ?

— Pas tous. Les humains qui avaient des chats étaient mieux protégés contre cette maladie mais ceux qui avaient des chiens ne l’étaient pas du tout. Entre 1348 et 1350, l’épidémie de grande peste noire tua 25 millions d’humains, soit la moitié des habitants de l’Europe.

— Bien fait pour eux. Ils n’avaient qu’à pas nous manger.

— Mais au lieu de remercier nos ancêtres, les survivants arrivèrent à la conclusion que ceux qui avaient des chats étaient alliés avec les forces maléfiques qui avaient apporté la peste. Ils tuèrent les possesseurs de chats, accusés d’être des sorciers, et ensuite leurs chats.

— Décidément, ils comprennent tout à l’envers.

— Une ordonnance du pape Innocent VIII en 1484 décréta que la nuit de la Saint-Jean serait une date où tous les bons croyants devraient capturer des chats — errants ou domestiqués — et les jeter au bûcher pour qu’ils soient brûlés vifs.

— Quelle stupidité.

Je n’avais jamais envisagé que les humains aient pu alternativement nous aimer et nous détester à ce point.

La pluie continue de tomber et Pythagore parle comme si tout cela ne l’affectait pas.

— Il y eut une seconde épidémie de peste en 1540. Là encore, la moitié de la population périt et, une nouvelle fois, les possesseurs de chats survivants furent accusés d’être responsables de ce malheur et systématiquement mis à mort.

— Et toi qui me disais que les humains étaient plus intelligents que nous…

— Ils durent attendre encore plusieurs siècles avant que des médecins commencent à faire le rapprochement entre le fait de posséder un chat et celui d’être épargné par le fléau. Enfin, le pape Sixte V les dédiabolisa et autorisa les chrétiens à en posséder. À partir de cette époque, appelée « Renaissance », les chats retrouvèrent une image positive dans la société française et européenne et furent même déclarés indispensables par certaines compagnies d’assurances pour protéger les réserves de nourriture sur les bateaux qui prenaient la mer.

Soudain, la pluie cesse. Les nuages s’évanouissent et le ciel s’illumine. Au-dessus de nous apparaît un demi-cercle composé de plusieurs couleurs différentes.

— C’est un arc-en-ciel : la réaction entre les rayons du soleil et l’air encore chargé d’humidité.

— C’est beau.

— Cette planète est belle. Chaque jour j’en découvre de nouvelles splendeurs.

— Tu es heureux, toi ?

— Bien sûr. Être heureux c’est apprécier ce que l’on a. Être malheureux c’est vouloir ce que l’on n’a pas. Moi j’ai tout ce que je veux.

— Tu n’as pas peur de la guerre ?

— Ma seule peur est de ne pas réussir à utiliser pleinement toutes mes capacités. Pour le reste je ne décide ni de la pluie ni du beau temps, ni des éclairs d’orage ni des arcs-en-ciel, ni de la guerre ni de la paix.

À cet instant une détonation très proche interrompt notre dialogue, immédiatement suivie de plusieurs autres. Cela provient de la rue.

Nous rejoignons le premier étage et découvrons, à l’abri derrière les meubles, Nathalie et Sophie armées de fusils et accoudées à la rambarde du balcon. Angelo est accroché en haut du rideau qui encadre la porte-fenêtre, miaulant pour qu’on l’aide à descendre. Nos servantes tirent sur d’autres humains cachés derrière des voitures, sur le trottoir de l’autre côté de la rue.

— Ce sont des « pillards », signale Pythagore qui comprend la situation d’un seul coup d’œil. Ils veulent probablement violer nos servantes humaines, voler notre nourriture, et nous tuer. Peut-être pas forcément dans cet ordre.

Les échanges de coups de feu se poursuivent.

— Viens, Bastet. Il faut agir. Nous allons utiliser des grenades, annonce Pythagore.

Il attrape dans le panier contenant les armes une sorte de fruit noir en métal et le transporte dans sa gueule en me faisant signe de l’imiter.

Je le suis. Nous passons par les toits qui sont encore mouillés. Je dérape un peu sur les tuiles glissantes. Plus loin, nous trouvons un passage pour redescendre dans la rue et contournons ceux qui tirent sur nos servantes. Pythagore me fait signe de déposer les grenades sous les voitures protégeant les assaillants. Puis il me montre qu’avec la patte on peut tenir la grenade tout en arrachant d’un coup la goupille avec les dents.

Je reproduis son geste.

— Nous avons dix secondes, viens, Bastet, filons vite !

Je ne sais pas ce qu’est une seconde, mais comme il court, je galope derrière lui. Il me fait signe de monter sur un arbre pour observer la suite des événements. Depuis la plus haute branche, nous assistons à deux explosions. Les voitures des pillards sont soufflées. Des morceaux de tôle volent et sont éparpillés dans la rue. Des corps humains se tortillent avant de s’effondrer, inertes.

Je prends conscience que, pour la première fois de ma vie, je viens de… tuer des humains ! C’est donc possible. Des chats qui savent utiliser certains objets peuvent décider de la vie et de la mort des hommes.

Sur le balcon, Nathalie et Sophie se sont redressées au-dessus de leur barricade de meubles et semblent surprises, puis soulagées. Nous les rejoignons pour nous abriter à l’intérieur de la maison.

Angelo a fini par lâcher le haut du rideau et a ainsi fait son premier grand saut. Il miaule à tout-va, considérant que c’est cette performance qui a détendu tout le monde.

Nathalie m’observe avec étonnement et prononce mon nom sur un ton admiratif. Elle me prend dans ses bras et me serre contre elle.

Dans mon esprit je note que lorsque je tue des humains, cela fait désormais plaisir à ma servante.

Je crois que je n’aime pas la guerre. Je perçois que l’énergie de vie qui parcourt le monde peut être brusquement interrompue pour des raisons qui me semblent un peu confuses, et cela me navre.

Je comprends que, paradoxalement, pour qu’il n’y ait pas trop de vies détruites, il faut parfois tuer.

Cela confirme mon intuition : il faut que j’aide tous ces êtres à mieux dialoguer car je suis sûre que s’ils communiquaient mieux, ils n’auraient pas besoin de se tirer dessus au fusil ou de s’envoyer des grenades au visage.

Il faut non seulement que je continue à recevoir des informations du monde humain grâce à Pythagore, mais aussi que je réussisse à en envoyer moi-même directement.

Je suis de plus en plus persuadée qu’il ne suffit pas d’écouter les hommes, il faut aussi leur parler.

Загрузка...