L’attente est insupportable.
Angelo, Esméralda et Wolfgang me rejoignent près des braises d’un feu de camp.
Wolfgang miaule :
— Tous ces événements m’ont donné à réfléchir. Mon serviteur, le président de la République, s’est enfui en m’abandonnant. J’ai vu les humains s’entretuer et j’en suis arrivé à la conclusion suivante : je n’aime plus les humains.
Le chat présidentiel a prononcé cela sur un ton neutre.
— Moi aussi j’ai été abandonnée par ma servante, rappelle Esméralda, mais je ne lui en veux pas car les circonstances étaient exceptionnelles.
— Moi, j’ai retrouvé ma servante. Peut-être que vous aussi, un jour, vous retrouverez les vôtres, dis-je.
— Plus je réfléchis, plus j’estime que si les rats gagnent contre nous après avoir gagné contre les humains, c’est qu’ils sont meilleurs que nous et méritent de gouverner le monde, poursuit Wolfgang.
Angelo tourne autour de nous, prêt à jouer.
— Nous ne pouvons pas juger une espèce entière en période de crise, dis-je. Moi je n’ai pas peur du futur. J’ai eu une belle vie, c’est normal que je connaisse quelques « difficultés passagères ». Je pense que si les êtres s’agitent et communiquent, c’est pour lutter contre ce véritable ennemi qu’est le désœuvrement.
— Ah bon ? Parce que tu penses que sinon chaque espèce, chaque individu resterait à sa place ? demande Wolfgang.
D’ici il me semble repérer furtivement quelques rats derrière les voitures abandonnées sur les berges. Ils doivent être très frustrés de ne pas pouvoir nous surprendre par les sous-sols ou les ponts. Ils vont devoir nager.
Je me souviens comment l’élément eau avait permis à leur roi et à une grande partie de leurs troupes de fuir sans que nous puissions les poursuivre.
J’espère que Nathalie a tenu compte de cela dans son plan de défense.
Sous l’effet de l’anxiété, les chats se sont gavés et nous avons déjà épuisé les réserves de caviar et de croquettes. Nous en sommes venus à manger des aliments étranges aux textures et aux couleurs peu naturelles, des aliments d’humains. Tout n’est pas bon mais il y a de bonnes surprises, comme ce que Pythagore nomme la mayonnaise, dont je raffole au point de m’en mettre toujours plein les moustaches.
Angelo n’ayant pas trouvé de partenaire de jeu disponible, il s’amuse avec un escargot qui, pour sa part, n’a pas l’air d’apprécier du tout. J’envie par moments l’insouciance de mon fils, comme j’aimerais parfois ignorer tout ce que m’a appris Pythagore sur l’histoire de notre espèce tantôt adulée, tantôt persécutée par les hommes.
Et puis, alors que le ciel commence à virer de l’orangé au pourpre, l’alerte est lancée par un chat :
« Ils attaquent ! » miaule-t-il à la ronde.
Aussitôt les camions klaxonnent pour relayer l’alerte. Ce vacarme couvre aisément le son des claquements d’incisives de nos adversaires.
Hannibal pousse un rugissement.
Je cours me jucher au sommet de la statue de la Liberté car de là je bénéficie d’une vue panoramique.
Nos ennemis s’élancent en bloc dans l’eau. Il y en a des dizaines, des centaines, des milliers, des dizaines de milliers, peut-être même des centaines de milliers !
La surface de la Seine qui, quelques secondes auparavant, était bercée de vagues grises est désormais recouverte d’une sorte de tapis uniforme de fourrure marron.
De notre côté, nous les attendons de pied ferme, et sommes désormais près de six cents chats et deux cents jeunes humains.
Pythagore ne semble toujours pas inquiet, encore branché sur Internet d’où il surveille grâce à son Troisième Œil la progression de nos adversaires par le truchement des caméras de vidéosurveillance.
Nathalie donne des ordres en hurlant. Les jeunes humains s’activent autour des camions-citernes. Ils déploient de gros tuyaux qu’ils laissent retomber dans le fleuve. Ils activent des manettes.
Une odeur connue me chatouille les narines.
Tous les chats se mettent en position de combat face aux premières vagues de rats qui vont bientôt atteindre les berges de l’île aux Cygnes.
Vu leur grand nombre, les rats se sont autorisés à attaquer par tous les flancs de l’île simultanément.
Je redescends de la statue de la Liberté. Angelo, qui a perçu le danger, a perdu le goût de jouer et est totalement paniqué. Il tremble de tous ses membres. Je lui ordonne de se réfugier derrière Hannibal et de prendre garde à ne pas se mettre dans ses pattes. Puis je rejoins l’endroit où j’estime que la vague de rats va arriver en premier.
Soudain, le chant de la Callas résonne dans l’air, puissant et majestueux.
Patricia est donc parvenue à convaincre les jeunes humains de diffuser le morceau — probablement récupéré sur Internet — et de le diffuser par tous les haut-parleurs des véhicules.
Alors que la musique monte, les assaillants approchent.
Depuis la berge, les rats qui n’ont pas encore plongé augmentent encore leur brycose pour encourager leurs premières lignes de front. Certains arrivent même à répondre à cet appel tout en nageant.
Même si je ne parle pas le langage des rats, je perçois leur pensée et celle-ci se résume à un mot : « Tuer. »
Je ne peux réprimer un frisson.
Le chant de la Callas est mon point d’ancrage énergétique. J’y puise de la force.
Mes mâchoires se crispent. C’est la civilisation des incisives contre la civilisation des canines.
Je dégaine mes griffes de leur fourreau.
Les rats dans le fleuve sont tellement agglutinés qu’ils forment une masse brune ondulante.
Soudain, un groupe de rats particulièrement véloces entreprend de se servir de ce tapis mouvant pour galoper sur les corps de leurs congénères. Une horde de rongeurs fonce sur nous.
Nathalie siffle entre ses doigts. Une dizaine de jeunes humains armés d’arcs plongent l’extrémité de leur flèche dans un brasero puis tirent simultanément et dans toutes les directions leurs projectiles enflammés.
Les alentours de l’île aux Cygnes s’embrasent d’un coup.
Le fleuve s’illumine dans la nuit.
Cette odeur particulière était donc bien celle du pétrole.
Nathalie s’est de son côté emparée d’un lance-flammes et tire sur les assaillants les plus proches.
Un grand mur de feu jaillit sur le fleuve. Chez les rats, c’est la panique. Certains essayent de revenir en arrière, la plupart foncent en avant où ils sont accueillis par des chats furieux ou des rafales de fusil-mitrailleur.
L’air s’emplit d’une odeur d’essence et de poils calcinés.
Cependant, même si les rats sont affaiblis, leur nombre est tel que des milliers d’entre eux parviennent malgré tout à rejoindre notre île.
Au sein de cette masse foulant la rive, je distingue une énorme silhouette.
Cambyse !
Une partie de sa fourrure est encore fumante, mais il semble vaillant.
Esméralda l’a elle aussi repéré, mais je fonce avant qu’elle ait le temps de se mettre en mouvement. Il ne manquerait plus qu’elle me vole mon trophée ! Mon désintérêt pour la possession a quand même des limites.
En vingt secondes, je suis face à cet ennemi. Son poil brûlé sent le poivre. Ses moustaches ont frisé. Ses yeux noirs sont injectés de sang. Nous nous élançons l’un contre l’autre.
Corps à corps. Nous nous battons avec nos pattes, nos griffes, nos dents. Nous roulons dans les hautes herbes de la berge, il plante ses longues incisives dans mon épaule. Douleur.
Voilà l’inconvénient du corps sur l’esprit, il envoie des signaux de souffrance. Je serre les dents pour ne pas miauler. En retour je mords moi aussi dans son dos, et le sang gicle dans ma gorge. Je perçois son goût. Ce n’est pas mauvais. Je serre à fond mes mâchoires.
Sa longue queue me fouette douloureusement les oreilles. J’ai les pavillons auditifs très sensibles, du coup je lâche prise et il en profite pour retourner la situation à son avantage. Cette fois-ci je suis dominée.
Esméralda arrive à la rescousse. Pour l’impressionner elle se dresse sur ses pattes arrière en position bipède. Profitant de sa hauteur, elle tombe sur lui et le mord de toutes ses canines dans le gras de sa patte arrière droite.
Il couine et me relâche.
Nous sommes de vraies furies.
Le chant de la Callas qui continue de monter dans les aigus emplit l’air en même temps que la fumée du fleuve incendié.
Le roi des rats, blessé, hésite à repartir à la charge contre nous deux.
Je vois la rage dans son esprit.
Pourquoi toute cette violence, depuis si longtemps ?
Je suis sûre que l’on peut échapper à la nécessité du rapport de force.
Je tente de lui parler :
Cambyse, je ne t’en veux pas, renonçons à semer la mort autour de nous. Essayons de trouver un terrain d’entente qui nous permette de coexister.
Je ne crois pas qu’il réceptionne mon message. Il serre les mâchoires, crache, et déjà plusieurs de ses congénères arrivent et l’aident à s’enfuir.
Je ne pense même pas à le poursuivre. Il fonce vers le fleuve, court sur le plancher formé par ses guerriers brûlés, pour la plupart. Le feu courant en surface n’est pas encore éteint mais cela ne l’arrête pas. Le roi des rats s’enfonce dans les flammes, se faufile et disparaît.
De toute manière je sais que si je tentais de le suivre, ce plancher flottant céderait sous mon poids.
Esméralda me rejoint.
— Bon, on ne peut pas gagner à chaque fois, reconnaît-elle.
Elle lèche une de mes blessures.
Comme c’est agaçant d’avoir une rivale aussi sympathique ! Je me laisse faire, après tout elle a sauvé mon fils, elle l’a protégé, elle l’a nourri, elle m’a accompagnée dans mes batailles, elle m’a tirée d’une situation délicate lors de mon duel avec Cambyse et elle ne me juge même pas quand j’échoue. Ce n’est peut-être pas une mauvaise personne. En tout cas je pense pouvoir lui pardonner ses premières maladresses à mon égard.
Autour de nous les combats continuent de faire rage entre les milliers de rats qui ont réussi à monter sur les contreforts de l’île aux Cygnes et les centaines de chats et de jeunes humains unis.
Il est temps de reprendre part à la bataille.
Esméralda et moi nous précipitons dans la mêlée et combattons de toutes nos dents et de toutes nos griffes. Je repère de loin Nathalie qui, ayant épuisé toute la réserve de son lance-flammes, utilise maintenant un sabre.
Près d’elle, certains humains combattent parfois à la seule force de leurs talons. Hannibal est toujours au milieu des rats, formidable machine à tuer.
Je fais ma part. La rage de défendre notre île sanctuaire a chassé toute fatigue.
Le jour se lève. Je ne sais pas combien de temps a duré la lutte.
Le chant de la Callas qui tournait en boucle s’est arrêté.
Autour de nous plus rien ne remue.
Je respire encore bruyamment, mon cœur bat toujours fort et je sens les piqûres de mes blessures.
Je suis complètement hébétée.
J’ai perdu toute notion du temps.
La bataille de l’île aux Cygnes a duré beaucoup plus longtemps que celle des Champs-Élysées. Le nombre de victimes aussi doit être bien plus important.
Je retrouve progressivement mon calme, et Pythagore vient me rejoindre.
— Il y aura forcément des rats avec lesquels le dialogue pourra être possible un jour, mais ces individus seront plus difficiles à trouver. La plupart vivent encore dans le culte de la violence. Pour eux les faibles doivent être systématiquement éliminés. La violence est un mode de communication qui impressionne les esprits faibles. Les rats achèvent leurs propres malades, leurs propres blessés, leurs propres vieillards.
Je me concentre puis articule :
— N’est-ce pas toi qui m’as enseigné qu’il n’y a pas de mauvaise espèce, seulement des individus ignorants ou apeurés ?
— Mais les parents peuvent éduquer leur progéniture avec différentes valeurs. Chez les fourmis on inculque aux petits des valeurs d’entraide, chez les rats c’est plutôt la compétition et l’exclusion de tous ceux qui sont différents qui sont mises en avant.
— Il n’y a donc aucun espoir d’entente avec les rats ?
— Nous pourrons peut-être un jour nous entendre avec eux (comme nous avons réussi à nous entendre avec les humains), mais cela ne se fera qu’avec ceux qui auront renoncé à vouloir soumettre ceux qui ne leur ressemblent pas. On ne peut pas être pacifique avec des envahisseurs brutaux.
Je regarde Pythagore. Je n’ai pas encore d’opinion claire sur un sujet aussi important. Mais déjà le fait de me poser ces questions me donne l’impression que mon esprit prend du recul et se replace dans une perspective plus large du temps et de l’espace. J’ai eu peur que les rats ne deviennent les maîtres du monde et maintenant je réfléchis à la question de leur intégration dans une entente entre tous les animaux.
Peut-être suis-je naïve ?
Quand les humains régnaient, les choses étaient plus simples. Maintenant qu’ils se sont eux-mêmes mis en situation d’échec, je pense que n’importe quel autre animal peut proposer sa vision d’un futur idéal.
Alors que le silence se prolonge, à peine troublé par le ressac du fleuve charriant les cadavres de rats calcinés, je me lève sur les pattes arrière, je tends mon cou vers le ciel et je pousse une sorte d’immense miaulement qui puise sa source au plus profond de moi. Je le prolonge en vibrato à la manière de la Callas. Bientôt tous les chats reprennent la note et se mettent à miauler en chœur, un peu comme dans mon rêve.
Et puis les jeunes humains qui ont combattu avec nous essayent eux aussi de chanter sur la même note. Même Nathalie entonne une sorte de miaulement. Étrange progrès dans ma quête du dialogue : je ne suis pas parvenue à parler aux humains mais je suis arrivée à les faire miauler !
Enfin Hannibal s’y met, mais il reste sur une tonalité beaucoup plus grave, comblant toute la zone de basses fréquences. Angelo est de la partie lui aussi, avec sa petite voix aiguë.
Tous ensemble, nous formons une sphère sonore qui traduit notre joie d’avoir vaincu des ennemis beaucoup plus nombreux et plus féroces.
Pythagore me regarde et j’ai l’impression que, pendant ce bref instant, cet être soi-disant insensible, qui se méfie tant de ses propres émotions, ressent encore plus d’estime pour moi.
À nouveau me reviennent les mots de son enseignement.