29 L’île aux Cygnes

Je soulève mes paupières et bats des cils.

Le jour s’estompe en nuages mauves, la nuit étend son obscurité révélant les étoiles.

Pythagore se réveille à son tour. Nous descendons de la statue et partons rejoindre les humains à leur campement.

Des individus ayant appris notre existence sont venus spontanément se rallier à notre cause. Des humains désespérés, arrivés au bout de leurs réserves, de tous âges et de tous sexes, mais aussi des chats solitaires affamés, finalement résolus à accepter la vie en collectivité pour survivre.

Les jeunes humains que Nathalie a envoyés en mission reviennent avec des camions-citernes et des poids lourds remplis de matériel de chantier. Sur ses recommandations, tous se mettent en urgence à placer des explosifs sous le pont de Bir-Hakeim et sous le pont du RER qui passe au-dessus de l’île, puis sous le pont de Grenelle (les trois jonctions avec les berges), avant de garer les camions au centre, près de l’escalier du pont de Grenelle.

Ma servante commande les opérations. À son signal une déflagration se produit et le premier tronçon de pont reliant à Passy s’effondre. Quelques humains applaudissent, des chats miaulent. Puis c’est le tour du métro aérien. Les deux bras du pont de Bir-Hakeim ne tardent pas à subir le même sort.

Désormais, il n’y a plus aucun moyen de rejoindre les berges à sec. Nous voici coupés de tout, cernés par l’eau sombre du fleuve.

Le lion Hannibal rugit. Il exprime tout haut ce que nous ressentons tous : nous sommes protégés, mais aussi prisonniers.


Seul Pythagore ne semble pas inquiet.

Il ferme les yeux et utilise son Troisième Œil pour puiser des informations bien au-delà de ce que peuvent percevoir mes yeux et mes moustaches.

— Les rats se regroupent, annonce-t-il. Ils peuvent attaquer à n’importe quel moment. Tout le monde doit rejoindre son poste de défense.

Je ferme les yeux à mon tour.

Sans rêver, je visualise le nuage de mon esprit, il s’élargit et je sens la vie qui palpite partout autour de moi.

Je perçois des humains apeurés, cachés dans les maisons sur les quais en face, qui nous observent derrière leurs fenêtres. Je perçois des pigeons qui volent, curieux de toute cette agitation autour de l’île aux Cygnes.

Je capte enfin l’énergie des rats qui nous guettent depuis les berges. Je peux même entendre leurs griffes gratter le sol.

Les mouettes et les corbeaux se massent sur les branches les plus élevées des arbres de l’île, mais restent silencieux.

J’entends un grincement monter. Les rats aiguisent leurs incisives pour nous intimider.

Je rejoins ma servante Nathalie qui me caresse et me murmure quelque chose dans son langage. Elle répète mon nom.

Je me mets à ronronner.

Je change de longueur d’onde pour signifier que je n’ai pas peur et qu’elle n’a rien à craindre non plus.

Nathalie pleure. Je lèche ses larmes (j’adore de plus en plus leur goût salé) et me serre contre elle. Les êtres avec lesquels nous avons une affinité naturelle nous donnent envie de nous surpasser, et puis il y a d’autres êtres qui nous ralentissent, nous pompent notre énergie en nous faisant croire qu’ils sont importants pour nous (comme son mâle Thomas).

Angelo, Pythagore, Nathalie et depuis peu Patricia sont les êtres dont j’ai besoin. Peut-être qu’un jour Wolfgang, Esméralda ou Hannibal rentreront dans ce cercle, mais pour l’instant je le préfère restreint, il ne faut pas que je me disperse.

Autour de nous les jeunes humains utilisent le matériel rapporté des chantiers pour construire des tours de garde et des cabanes. Des sentinelles armées de jumelles, de lance-flammes ou de mitraillettes y prennent place.

Je perçois leurs émotions.

Une fébrilité accompagnée d’une inquiétude palpable.

Je sens ma respiration qui s’amplifie.

Je sens mon cœur qui accélère.

Je sens la mort qui approche.

Загрузка...