15 Le début de la faim

Les semaines passent.

Nous avons épuisé toutes nos réserves alimentaires. Nous mangeons maintenant d’autres denrées bizarres, beiges ou vertes. Gastronomiquement parlant, c’est nettement inférieur aux croquettes.

Nathalie et Sophie n’osent plus sortir et en viennent à faire bouillir les feuilles des arbres qui affleurent au balcon pour en faire des soupes. Cela a vraiment un goût fade.

Même l’eau est devenue marron et doit être bouillie avant qu’on puisse la boire.

À l’extérieur, nous percevons en permanence des explosions, des détonations, des cris et des hurlements sporadiques. Parfois on frappe à la porte. Parfois des mains grattent aux fenêtres du rez-de-chaussée, à moins que cela ne soit des griffes.

J’ai très faim. Nous avons tous très faim.

L’absence de nourriture affaiblit Nathalie et Sophie, qui n’ont plus l’énergie de faire le moindre geste. Elles restent enveloppées dans des couvertures à regarder la télévision et à dormir. Je ne pense pas qu’elles seraient capables de gérer une nouvelle attaque de pillards.

J’essaye de soigner ma servante en améliorant ma technique de ronronthérapie en basse, moyenne et haute fréquence. Je suis persuadée que je peux soigner les humains par les ondes, mais je n’ai pas encore la maîtrise parfaite de mon pouvoir de guérison. Il faut que je trouve la fréquence qui les vivifie.

Félix a trouvé une nourriture qui n’intéresse que lui. Il mange de la… laine ! Plus précisément, il déguste un fil de laine du chandail de Sophie, le mâche, l’avale. Il l’aspire comme un spaghetti sans fin. Ma mère m’avait bien dit que certains chats étaient des « mangeurs de laine », mais je ne m’attendais pas à assister à cette forme de dégénérescence.

Angelo revient sans cesse à la charge pour me téter, mais le distributeur de lait est à sec.

Pythagore pour sa part ne bouge pratiquement plus. Il est dans un état méditatif assez proche de l’hibernation, les yeux immobiles sous ses paupières fermées, sa respiration très lente, presque imperceptible.

Je me frotte contre lui. Il met du temps à réagir.

– Ça va ? je lui demande.

Il répond par un grognement.

— Je te dérange ?

Il s’ébroue.

— Pythagore, j’ai l’impression que cette fois-ci nous sommes fichus.

— Accepte ce monde tel qu’il est sans en avoir peur et sans le juger, consent-il enfin à répondre.

— C’est la guerre, nous n’avons plus rien à manger, nous allons probablement tous mourir de faim ici, immobiles, pris dans une torpeur progressive dont nous ne pourrons sans doute jamais ressortir.

Il secoue la tête, comme pour remettre ses idées en place, puis articule en appuyant chacun de ses miaulements avec emphase pour être sûr qu’ils s’impriment bien dans mon esprit :

— « Quoi qu’il t’arrive c’est pour ton bien. Il suffit de t’adapter aux circonstances au fur et à mesure qu’elles se présentent. »

— Tu délires ?

— Non, j’accède à des notions nouvelles parce que j’ai du temps et que mon corps n’est plus accaparé par la digestion ou par l’action. N’étant plus dérangé par l’agitation de mes sens, je peux enfin penser plus profondément.

— Mais quand même, la situation est…

Il ferme les yeux et poursuit :

— « Tes ennemis et les obstacles qui se dressent face à toi te permettent de connaître ta résistance. Tous les problèmes qui te semblent graves ne sont là que pour te permettre de mieux te connaître. »

— Mais…

— « Ton âme a choisi précisément ce monde et cette vie afin d’accomplir les expériences qui vont te permettre d’évoluer.

« Tu as choisi ta planète.

« Tu as choisi ton pays.

« Tu as choisi ton époque.

« Tu as choisi ton espèce animale.

« Tu as choisi tes parents.

« Tu as choisi ton corps.

« Dès le moment où tu prends conscience que ce qui t’entoure est issu de ton propre désir d’apprendre, tu ne peux plus te plaindre ou ressentir un sentiment d’injustice. Tu ne peux qu’essayer de percevoir pourquoi ton âme a choisi ces épreuves précises pour évoluer. Toutes les nuits, durant ton sommeil, c’est ce message qui t’est rappelé sous forme de songe pour ne pas que tu oublies. Alors, si tu as un doute, fais comme moi : ferme les yeux, et rêve. »

Pythagore a miaulé ces phrases dans un état second comme s’il s’était soudain branché sur une source de sagesse extérieure. Il inspire puis ajoute :

— C’est en tout cas le message que j’ai compris en méditant ces derniers jours.

Il me fixe de ses grands et beaux yeux bleus.

Je réfléchis à ce qu’il a dit. C’est quand même très fort. C’est comme s’il m’avait délivré un secret de sagesse brut. Dommage que cela arrive au moment où il y a de fortes chances que je ne puisse l’utiliser.

— Dis-moi, Pythagore, tu crois que…

Ses paupières se ferment avant que j’aie fini ma phrase. Je n’ose plus le déranger.

Angelo commence à montrer les premiers signes de malnutrition, il est maigre, a la tremblote, s’agace de tout. Alors, je décide de sortir chercher de la nourriture à l’extérieur de la maison.

Comme la porte et les fenêtres du rez-de-chaussée sont barricadées, je passe par le balcon. Ma cure d’amincissement forcée m’a permis de retrouver la légèreté nécessaire pour sauter sur le toit voisin. J’atterris en léger dérapage sur le toit en zinc. Je suis certes plus légère mais je sens bien que l’absence de nourriture m’enlève de l’énergie. Je trotte un peu et bondis sur un toit plus éloigné.

De là-haut je peux mieux évaluer la situation.

Les ordures ne sont plus évacuées.

Je décide de m’arrêter au premier tas de détritus venu.

Entre les immondices circulent des rats furtifs. Je n’en ai jamais mangé, mais comme le disait ma mère : « Un rat n’est rien qu’une grosse souris. »

J’avise celui qui me semble le plus chétif. Mais à peine me suis-je approchée qu’il se positionne, poils gonflés, bouche ouverte, claquant des incisives en signe de défi. Pas de doute, contrairement aux souris, je ne lui fais pas peur.

Tenter de communiquer avec un Bonjour, rat ?

Maman m’a aussi appris à ne pas parler à la nourriture. Retrouvant des réflexes sûrement millénaires, j’attaque.

Nous roulons dans les ordures. Griffes contre griffes. Dents contre dents. Il ne semble pas impressionné par ma taille et se défend. Je sens ses incisives pointues qui s’enfoncent dans ma chair, mais ma fourrure épaisse l’empêche de mordre en profondeur. Je cherche à mon tour le meilleur endroit pour frapper et, une fois à ma portée, je plante d’un coup mes canines dans son cou. Le sang chaud jaillit directement dans ma gorge. Salé, enivrant. Je bois tout en continuant d’enfoncer mes canines dans sa chair. Un dernier spasme, puis subitement la tension se relâche.

Je croque un morceau du rat. Finalement, ce n’est pas mauvais du tout, et par chance celui-ci a encore la cuisse grasse. J’adore le gras de viande.

J’engloutis donc de belles bouchées puis, ayant repris des forces, je me concentre sur ma mission : rapporter de la nourriture aux autres. Heureusement, elle abonde. À tel point que sur le chemin du retour un groupe d’une dizaine de rats me repère et me prend en chasse.

Si je m’attendais à devoir fuir un jour devant une horde de rongeurs !

Mes poursuivants se rapprochent et sont sur le point de me rattraper (bon sang ! si ma mère me voyait, pourchassée par des aliments…) quand une branche d’arbre salutaire me semble à portée de saut. Je grimpe et rejoins ainsi la toiture d’une maison, avant de commencer à bondir de toit en toit. Je serre les mâchoires pour ne pas lâcher mes précieuses queues de rat.

Je suis heureuse, je vais bientôt pouvoir nourrir mon fils, mon compagnon, mon ami et les deux servantes humaines.


Une fois de retour à la maison, face à mes trophées, Nathalie et Sophie affichent des mines dégoûtées et me font signe de m’éloigner.

L’ingratitude serait-elle intrinsèque au comportement humain ? Je me tourne vers mes congénères.

Pythagore n’est pas plus intéressé.

Seul Félix se montre enthousiaste, me remercie et s’empiffre.

Comme j’ai repris un peu de forces, j’autorise Angelo à venir me téter.

Puis, à mon tour, je déguste le fruit de ma chasse, mâchant longtemps avant d’avaler.

— C’était comment dehors ? questionne Félix.

— Sale et dangereux.

Il mange comme un glouton, aspirant bruyamment les viscères de son rat encore tiède.

— Les hommes ne pourront jamais nous faire de mal car ils ont trop besoin de nous.

— Et pour quoi faire ? je questionne.

— Eh bien, pour nous…

Il cherche l’expression exacte.

— … caresser.

J’ai envie de lui répondre quelque chose de cinglant, mais cela ne sert à rien de le braquer. Et puis il n’a pas complètement tort. À quoi sert-on réellement pour les humains ? Ici en ville nous n’avons plus la tâche de défendre les réserves de nourriture contre les rongeurs. Nous ne chassons plus les serpents, les scorpions ou les araignées ; notre graisse et notre moelle épinière ne servent plus à soigner leurs hémorroïdes ou à nourrir leurs cheveux. Alors à quoi leur servons-nous encore réellement ?

En cette période de guerre, le « besoin de caresser » ne me semble pas un besoin essentiel… Soudain je prends conscience que je ne maîtrise pas tant que cela la situation, et qu’en mode de survie précaire il y a de fortes chances pour que mon humaine finisse par se lasser de ma présence.

Félix pense qu’il m’a convaincue. Dans son monde tout va bien.

— Tu sais, Félix, dans le passé, les humains nous ont persécutés. Ils nous ont brûlés sur des bûchers, ils nous ont mangés, ils ont utilisé notre peau pour faire des vêtements.

— D’où sors-tu de tels délires ?

— De Pythagore.

— Et lui, d’où tient-il ces informations ?

— Je ne sais pas, fais-je, éludant la question.

— Moi, je sais du monde ce que j’en vois. Nous sommes vivants, les humains nous aiment, nous leur faisons énormément de bien, ils se tuent entre eux mais ils vont bien finir par se fatiguer. Toi, astucieuse Bastet, tu viens de résoudre le problème de la nourriture en chassant des rats. Tout va bien.

Serait-il possible que Félix soit un sage qui a compris à sa manière la récente formule de Pythagore selon laquelle « tout ce qui nous arrive est pour notre bien » ?

J’ai peut-être sous-estimé cet angora.

— Les humains ne pourront jamais vivre sans nous, insiste-t-il. Regarde-les. Tout leur équilibre psychologique est lié à notre présence. Tu t’imagines dans quel état seraient nos servantes si nous n’étions pas là ? Nous apaisons toutes les tensions de la maison. C’est grâce à nous qu’ils ne deviennent pas fous et qu’ils dorment bien.

Je pense que nos humaines pourraient très bien survivre en notre absence, mais je ne veux pas entamer de débat.

À l’étage, je retrouve Pythagore les yeux ouverts, perdus dans le vague.

— Raconte-moi la suite de notre histoire, je lui demande.

Le manque de nourriture l’a affaibli mais il consent à m’accompagner dans la chambre au grand miroir qui m’avait piégée, et nous nous installons sur le lit.

— Nous nous étions arrêtés à la Renaissance, et tu me disais que la science et les artistes s’intéressaient enfin à nous.

Les oreilles de Pythagore frémissent imperceptiblement, comme s’il était déjà plongé dans l’histoire qu’il va me raconter.


— En France, c’est le roi Louis XIII qui réhabilita officiellement les chats. Son ministre Richelieu en possédait une vingtaine, avec lesquels il jouait tous les matins avant de se mettre au travail. Il nous adorait. Louis XIII conseilla à tous les paysans d’avoir des chats pour protéger leurs récoltes, puis il créa une brigade de chats installée en permanence dans la librairie royale et chargée de protéger les livres des attaques sournoises des souris. Malheureusement, il n’a pas transmis sa passion à son successeur. Dès l’âge de dix ans, Louis XIV s’amusait avec ses camarades à jeter des chats vivants dans des fournaises. Mais après lui arriva un nouvel adepte des chats : Louis XV. Il venait aux réunions de ses ministres avec son chat blanc dans les bras. Ce fut lui qui ordonna officiellement l’arrêt des bûchers de chats pour la Saint-Jean.

— Comme il est désagréable de dépendre des humeurs des humains…

— Les hommes de pouvoir qui ne nous ne supportaient pas, comme Cambyse II, César, Louis XIV ou plus tard Napoléon et Hitler, étaient souvent des despotes.

— Et en dehors des chefs ?

— C’est à cette époque qu’on commence à utiliser les chats pour des expériences scientifiques.

— « Scientifiques » ?

— La science, c’est l’art de tenter de comprendre le monde. Là où la politique est l’obéissance aux lois, là où la religion est la soumission à la volonté du grand géant barbu imaginaire et invisible qui surveille tout, la science cherche sans a priori et pose de nouvelles questions. Et justement, à cette époque, les scientifiques sont les premiers à penser que les chats pourraient les aider à mieux comprendre beaucoup de choses.

Des rafales de mitrailleuses suivies d’explosions et de cris retentissent à l’extérieur, mais cela ne parvient pas à me distraire du récit de Pythagore.

Le siamois secoue la tête puis reprend.

— Un de leurs plus grands scientifiques, Isaac Newton, a découvert le principe de la gravitation universelle en 1666, durant la troisième grande épidémie de peste qui a touché la capitale anglaise, Londres. Il s’était retiré à la campagne, à Woolsthorpe, et, un après-midi, alors qu’il faisait la sieste sous un arbre, sa chatte Marion, qui évoluait dans les branches, lui tomba dessus. Il se réveilla en sursaut et sa première pensée fut : « Si Marion tombe d’une branche sur moi, pourquoi la Lune ne tombe-t-elle pas sur la Terre ? » De cette observation il déduisit la loi de la gravité, l’une des plus grandes découvertes de la physique. Plus tard, un écrivain français qui adorait lui aussi les chats, Voltaire, relata l’histoire en remplaçant le chat par une pomme.

Cette information m’intéresse.

— Pour remercier sa chatte Marion de lui avoir inspiré cette révélation, Isaac Newton eut l’idée de faire un trou carré dans le bas de sa porte afin de lui permettre d’entrer et de sortir de chez lui à sa guise. Il fut donc non seulement l’inventeur de la physique moderne, mais aussi de la… chatière.

Je crois que j’aime la science. Pythagore émet des clappements avec sa langue, je sais qu’il a très faim mais son esprit semble malgré tout alerte.

— Plus tard, un autre scientifique, Nikola Tesla, découvrit le phénomène de l’électricité statique en voyant son fils caresser son chat Macek. Cela provoquait d’infimes étincelles dans l’obscurité.

— Donc la science nous a sauvés.

— Pas vraiment…

Pythagore a miaulé cette dernière phrase différemment.

— La science nous a sortis des persécutions religieuses, mais elle a provoqué de nouveaux tourments.

Une nouvelle détonation retentit dehors, plus forte. Nous percevons le fracas caractéristique d’une maison qui s’effondre. Le siamois a un irrépressible frisson. Ses oreilles pivotent dans toutes les directions. Il montre les dents, comme s’il contenait une sourde colère, puis déclare :

— Peut-être le temps est-il venu que je te révèle mon secret, Bastet. Suis-moi.

Il m’entraîne vers sa cuisine, saute sur la poignée de la porte de la cave et, utilisant astucieusement son poids, parvient à l’actionner, dévoilant ainsi un escalier blanc aux marches parfaitement lisses.

— Comment arrives-tu à agir sur les poignées ?

— Moi aussi j’ai procédé « scientifiquement », et j’ai fini par déduire une méthode efficiente. Je t’apprendrai plus tard. Viens.

Je descends prudemment les marches.

— Sophie est une scientifique et ceci est son laboratoire. Je suis le résultat d’une de ses expériences et c’est pour cela que j’ai pu accéder à autant d’informations sur les humains.

Au bas de l’escalier, nous arrivons face à une porte métallique. Il s’apprête à sauter pour l’actionner mais sa servante surgit soudain derrière nous.

En nous voyant, elle fronce les sourcils, fixe Pythagore et lui parle sur un ton de reproche où son nom est répété plusieurs fois de manière dure.

Penaud, il se tourne vers moi et me fait comprendre que nous ferions mieux de retourner au salon.

Ai-je bien entendu ? Pythagore m’a dit qu’il était lui-même le résultat d’une expérience scientifique humaine ? Je veux à tout prix découvrir ce que cela signifie.

Quel dommage qu’il ait été interrompu par l’arrivée de sa servante, il était sur le point de me révéler son secret. La télévision diffuse toujours les mêmes scènes, alternant entre guerre, football, météorologie. Puis Sophie appuie sur la télécommande et des images totalement différentes apparaissent.

— Je crois que nos humaines ne supportent plus le spectacle affligeant de leur propre monde tourmenté, alors elles se consolent avec l’imaginaire du « cinéma ».

À l’écran on voit des chats dessinés qui bougent. Il doit s’agir d’un film.

Catwoman ?

— Non. Celui-ci est un dessin animé intitulé Les Aristochats. Et à mon avis, c’est un pur hasard si cela parle de nous. Quoique… je crois que Sophie a quand même une passion particulière à notre égard.

Les dessins bougent suffisamment vite pour donner une impression de fluidité similaire à la réalité.

— Encore une histoire fausse inventée par un scénariste ? Quel intérêt de raconter des événements qui n’existent pas réellement ?

— L’imagination est ce qui leur permet de s’évader du monde réel quand il devient trop oppressant. Regarde ce film et tu vas constater le pouvoir réconfortant des fictions qui s’oppose au pouvoir d’angoisse des actualités.

Je doute, mais n’ayant rien d’autre à accomplir dans l’instant, je finis par m’intéresser à ce « dessin animé »… On distingue clairement une chatte blanche avec un nœud ridicule et un chat gris avec une tête bizarre. Pythagore commente :

— Lui c’est O’Malley et elle c’est Duchesse. Ils sont un peu comme nous deux. Le film est américain mais l’histoire se déroule à Paris.

De ce que je vois, ces personnages sont vraiment étranges, ce sont de faux chats dessinés qui bougent comme nous et parlent comme les humains.

— Et c’est quoi, l’intrigue ?

— Duchesse est une chatte appartenant à une riche famille humaine, elle a trois enfants et a toujours vécu dans le luxe et le confort. Sa servante, une vieille dame très aisée qui l’adore, décide de léguer tout son héritage à Duchesse, et son majordome a pour ordre d’y veiller. Mais celui-ci est bien décidé à se débarrasser des chats pour toucher l’héritage à leur place. Il kidnappe donc Duchesse et ses enfants et les emmène loin, à la campagne. Les chats arrivent à s’échapper et reviennent à Paris. Mais, sans abri, ils ne savent pas s’adapter. Le chat de gouttière O’Malley leur vient en aide, les protège et leur permet de rentrer chez eux.

— C’est beau…

— Mais ce n’est pas réaliste. Un majordome qui veut se débarrasser de chats les tue purement et simplement. Et les chats ne savent pas prendre des camions pour rentrer à Paris.

Il semble agacé par le manque de réalisme du dessin animé.

J’observe les deux personnages aux oreilles pointues qui dialoguent exactement comme Nathalie et Thomas, avec les mêmes intonations et les mêmes yeux. Si ce n’étaient leurs corps, ils auraient tout d’humains. C’est vrai que cela n’a aucun sens !

La vision des trois chatons me rappelle mes chers disparus. Le vrai monde est décidément plus dur que celui des dessins animés. Comment réagirait cette « Duchesse » si on noyait ses chatons en faisant diversion avec un rayon laser, comment réagirait O’Malley si autour de lui les humains se tiraient dessus au fusil et se lançaient des grenades tandis que la peste se répand dans les rues de Paris ?…

Alors que le film continue de se dérouler, je me détends doucement, puis bascule dans le sommeil.


Dans mon rêve j’imagine que je suis Nathalie.

Je vis le jour, je dors la nuit. Je suis bipède et j’aime prendre des douches. Dans la journée je fais exploser des maisons et je porte un casque jaune. Le soir, quand je rentre, ma chatte est réveillée et elle ronronne quand je la caresse. Je m’amuse à l’empêcher de passer d’une pièce à l’autre en fermant les portes. Puis quand elle miaule trop, je la libère. Je mange des aliments de toutes les couleurs. Je regarde la télévision. Je monte dans ma chambre et je me regarde dans le miroir. Je me vois en tant qu’humaine, mais soudain un détail m’intrigue. Je me penche vers le miroir et constate que mes pupilles sont des fentes, tel un chat.

Je me réveille d’un coup.

Me secoue tout le corps.

Il m’apparaît finalement que la vie des humains est sans grand intérêt.

Peut-être bien que notre univers de chats est restreint, mais je trouve que l’univers des humains est sans émotion intéressante. J’ai l’impression qu’ils ne ressentent que la moitié des stimuli extérieurs. Ils perçoivent mal les sons (ils n’ont pas d’oreilles orientables), ils perçoivent mal les ondes, et ils n’y voient pas dans l’obscurité.

Mon rêve m’a permis de mesurer ma chance d’être un chat informé du monde des humains, et ceci grâce à Pythagore. Ainsi, je bénéficie de la connaissance des deux mondes.

Je referme les yeux et replonge dans le sommeil. Cette fois-ci je rêve que Pythagore me fait descendre l’escalier blanc de sa cave et ouvre la poignée de la porte métallique. « Je vais te révéler mon secret », annonce le siamois dans mon songe.

Mais avant que je puisse réagir, Sophie me saute dessus, me fourre dans un sac, et je me retrouve plus tard attachée à une table dans une pièce sombre.

Pythagore miaule et elle hoche la tête en signe d’approbation.

— Tu as de la chance, Bastet, elle est d’accord pour t’ouvrir un Troisième Œil, m’annonce-t-il.

Alors Sophie approche une fine lame de mon front et Pythagore me chuchote à l’oreille :

— N’aie pas peur, cela fait un peu mal au début, mais après on comprend tout. Un peu de douleur, c’est le prix à payer pour accéder à beaucoup de connaissances.

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