Les humains ne sont pas comme nous.
Physiquement, déjà, ils sont différents. Ils avancent sur leurs pattes postérieures dans une position verticale assez instable qui m’a toujours intriguée. Ils sont plus grands, plus hauts. Leurs bras sont prolongés par des mains elles-mêmes terminées par des doigts articulés, avec des griffes plates non rétractables. Leur peau est recouverte de tissus. Leurs oreilles plates et rondes sont placées sur les côtés, leurs moustaches sont très courtes, ils n’ont pas de queue visible. Au lieu de miauler ils produisent des sons de gorge accompagnés de clappements de langue. Une odeur de champignon émane d’eux. Ils sont, de manière générale, bruyants, maladroits, avec un sens de l’équilibre très restreint.
Ma mère m’a toujours dit : « Méfie-toi des humains, ils sont imprévisibles. »
Justement, fendant la foule qui s’est massée devant ma maison, voilà qu’arrive mon « humaine personnelle ».
Ma servante est un beau spécimen de femelle. Elle a une longue crinière de poils bruns luisants, réunis par un très joli élastique rouge.
Elle se nomme Nathalie. Elle franchit la porte, tenant tant bien que mal un grand carton dans ses bras. Pour lui montrer que si je pouvais, je l’aiderais, je cours vers ses jambes et zigzague entre ses pieds, en claquant gentiment des dents.
Étonnée, déséquilibrée et sur le point de tomber, elle se rattrape de justesse et émet plusieurs sons parmi lesquels je perçois mon propre nom « Bastet » (j’ai déduit que je me nommais ainsi à sa façon de s’adresser à moi). Son intonation me laisse penser qu’elle souhaite jouer. Je fais alors brusquement un pas sur le côté et la prends par surprise. Cette fois-ci elle s’étale de tout son long avec son carton. Franchement, quelle idée de marcher uniquement sur les pattes postérieures.
Je m’approche et me frotte à elle tout en ronronnant, espérant qu’elle consente à me caresser pour me remercier de cette facétie qui montre notre haut niveau de complicité. Nathalie prononce quelques mots dans sa langue incompréhensible. À son intonation, j’ai l’impression qu’elle est elle aussi bouleversée par ce qui s’est passé dehors. Je suggère aussitôt un moment de détente en jouant avec une chaussette qui traîne et que j’ai déjà bien mordillée — j’y avais trouvé une odeur de sueur humaine un peu aigre mais fort sympathique. Au lieu de cela, elle se relève et secoue le carton, comme pour vérifier l’état de son contenu.
Rassurée, elle poursuit son avancée vers le salon.
Quel est ce nouveau jouet, lourd et encombrant ? Déjà j’imagine : une très grande peluche, une poupée avec une clochette ou même une boule de fils électriques. J’adore les boules de fils électriques.
Alors qu’elle déballe le carton, je m’aperçois avec déception que c’est une grosse plaque noire aux bords anguleux. Elle passe la demi-heure suivante à la fixer au mur. Quand c’est fait, je monte sur la table, l’examine de plus près. Je la touche.
C’est un monolithe triste et froid. Cela n’émet aucune onde.
Je bâille pour faire comprendre que ce cadeau ne m’intéresse pas.
En revanche, Nathalie, toujours fébrile, a l’air très absorbée par sa nouvelle acquisition.
Lorsqu’elle l’allume, des taches de couleurs apparaissent et des sons étranges résonnent. Elle s’assoit dans le fauteuil et utilise un boîtier noir pour changer les couleurs et les bruits émis.
Je bâille plus ostensiblement et m’aperçois que j’ai faim. Je n’aime pas avoir faim.
Cependant, au lieu de s’occuper de moi, ma servante est installée devant son étrange lampe murale et semble aussi fascinée qu’un papillon par une flamme.
Je me concentre sur son esprit et essaye de percevoir ses sentiments. Elle a l’air traumatisée. Je regarde alors les taches colorées sur la plaque noire et m’aperçois que les ronds beiges sont des visages humains qui alternent avec des images de voiture ou d’humains qui marchent. En scrutant mieux encore, j’arrive à reconnaître la scène à laquelle j’ai assisté plus tôt dans la journée. Il y a le bâtiment avec le drapeau bleu, blanc, rouge. On voit même l’humain en noir au moment où il a été capturé et installé dans la voiture qui faisait du bruit et de la lumière bleue. Le son qui provient de cette plaque noire est une succession de voix humaines qui parlent vite.
Une scène, un peu plus longue que les autres, montre de jeunes humains étendus au milieu de flaques rouges. La voix est de plus en plus rapide, avec des intonations de colère.
À force de me focaliser sur l’esprit de ma servante, d’écouter et de regarder, je comprends soudain que ce que voit Nathalie dans cette fenêtre lumineuse, ce sont des humains qui ne sont pas seulement couchés mais sont complètement morts.
J’en déduis que les humains ne sont pas immortels.
C’est une information intéressante que j’ignorais.
Nathalie a-t-elle fait l’acquisition de ce monolithe lumineux pour voir ses congénères mourir ?
Je m’installe sur ses genoux tièdes pour mieux percevoir ses émotions et sens, en effet, qu’elle est bouleversée. Ma servante est exactement dans le même état vibratoire que la petite souris que j’ai suivie tout à l’heure dans la cave. Elle est paniquée. Son émotion ne fait que s’amplifier. Ses courants énergétiques deviennent chaotiques. Alors, comme lorsque j’ai tenté de communiquer avec la souris, je ronronne et envoie un message : N’aie pas peur.
Mais là encore, j’obtiens l’effet inverse. Elle monte le son et commet le pire : elle allume une cigarette.
Je déteste les cigarettes. Elles produisent une fumée collante qui imprègne ma fourrure et lui donne un goût amer.
Pour manifester mon désaccord, je quitte ses genoux et vais dans la cuisine où je bouscule ma gamelle et miaule pour lui rappeler que, plus important que ses histoires d’humains, elle a des devoirs comme, par exemple, celui de me nourrir.
Elle ne réagit pas. Je miaule de plus en plus fort.
Nathalie se lève enfin, mais au lieu de s’occuper de moi elle m’enferme dans la cuisine où je m’étais réfugiée dans l’attente de ma pitance, puis je l’entends qui retourne s’asseoir et augmente le son de la plaque lumineuse.
Autant d’égoïsme de la part d’un individu censé me servir est atterrant ! Je déteste quand mon humaine se comporte ainsi.
Je saute sur la porte, plante mes griffes dans le bois. En vain. La nécessité d’améliorer la communication avec ma servante humaine m’apparaît plus que jamais comme un objectif prioritaire.
Ne sachant pas combien de temps elle va rester ainsi, le regard happé par son monolithe lumineux, je me rabats sur le placard, me glisse jusqu’au sac de croquettes et tente de le déchirer avec les dents. Malheureusement le sac est solide et je dois m’y prendre à plusieurs reprises avant de trouver l’angle de pénétration satisfaisant.
Bien entendu, c’est juste au moment où je réussis enfin à crever le sac que la porte s’ouvre et que Nathalie réapparaît, hagarde, pour verser des croquettes dans ma gamelle.
Je les déguste en les faisant délicieusement craquer entre mes molaires.
Quand je suis enfin rassasiée, je retourne au salon.
Mon humaine s’est rassise face à la plaque lumineuse qui continue de diffuser en boucle les mêmes images. Je remarque qu’un liquide transparent coule de ses yeux. Ses vibrations sont de plus en plus mauvaises. Je ne l’ai jamais vue ainsi.
Je monte sur ses genoux et lui lèche les joues avec ma langue râpeuse. Cela a un goût salé dans lequel je perçois son émotion.
L’écoulement finit par s’arrêter : sur la plaque murale, la scène a changé. Maintenant apparaît, vu de haut, un groupe d’humains qui jouent avec un ballon. Ils se poursuivent en donnant des coups de pied dans leur jouet au lieu de le saisir avec leurs mains. Et on entend en arrière-fond des centaines de voix humaines qui insultent probablement ces maladroits.
Ce spectacle semble tout d’abord navrer Nathalie, puis peu à peu la détendre, et enfin la ravir. Au bout de quelque temps, elle finit par éteindre la plaque lumineuse, ce qui coupe automatiquement les voix humaines et tous les autres sons qui en sortaient.
Nathalie se lève, rejoint la cuisine, mange une soupe verte, d’autres aliments jaunes, roses et blancs, boit du liquide rouge, met son assiette dans le lave-vaisselle, parle au téléphone, prend une douche, s’épile les poils de la moustache avec une pince (ça c’est un comportement que je ne comprendrai jamais. Déjà qu’elle n’a pas un très bon équilibre, si elle s’enlève les poils du museau elle va chuter encore plus souvent et sera incapable de percevoir les ondes extérieures), se met une crème verte sur le visage et va se coucher en poussant un énorme soupir.
C’est là que j’interviens. J’approche doucement, bondis sur le lit et me place sur son poitrail. Je sens son cœur qui bat vite. J’adore sentir directement le cœur des autres. Je me love et me mets à ronronner en me concentrant pour lui envoyer un message télépathique.
Calme-toi.
Nathalie a l’air d’apprécier ma présence et mon ronronnement. En retour elle me caresse et prononce des phrases. Je reconnais mon nom, « Bastet », murmuré avec différentes intonations. Elle effectue alors un geste que j’adore : elle remonte la fourrure qui se trouve sous mon cou avec son doigt. Je redresse le menton pour lui offrir une plus large surface à caresser.
Elle s’arrête, me contemple, bat des paupières et me sourit à travers la crème verte qui recouvre son visage.
J’ai fini par comprendre que quand un humain a la bouche qui s’incline vers le haut cela signifie qu’il est content. Et quand il parle fort en répétant mon nom et en agitant le doigt, c’est que ça ne va pas.
Je me retourne et présente mon ventre, mais elle ne comprend pas tout de suite le message et continue de me caresser le cou. Je secoue donc la tête sans cesser de ronronner et écarte les pattes. Le problème de Nathalie est que c’est une « tripoteuse compulsive de ma fourrure », et elle fait ça n’importe comment sans tenir compte de mes envies du moment.
Ma servante consent enfin à agir avec sa main sur mon ventre, me procurant des sensations très agréables. Je lèche sa main puis les endroits qu’elle a caressés pour m’imprégner de son goût et de son odeur. Lorsqu’elle s’est endormie, je me dégage et vais m’installer sur son oreiller, contre ses poils crâniens, pour tenter de lui envoyer mes pensées.
À l’avenir, Nathalie, je souhaiterais :
1. Dialoguer avec toi pour que tu m’expliques ce qui s’est passé dans l’immeuble en face avec cet homme en noir qui faisait du bruit.
2. Que tu m’expliques ce qu’est ce monolithe lumineux où l’on voit des humains morts et où l’on entend des voix.
3. Que tu m’apportes à manger dès que je te sollicite, sans me faire attendre.
4. Que tu cesses d’allumer des cigarettes dont la fumée puante colle à ma fourrure.
5. Que tu me caresses le ventre dès que je te le présente.
6. Et surtout que tu ne fermes jamais les portes. Ça me coince dans une zone de l’appartement et je déteste ça.
Je répète le message plusieurs fois pour augmenter mes chances d’être comprise.
Dehors le ciel est devenu sombre, c’est la nuit. Et comme je suis un être nocturne, je ne compte pas rester immobile dans le lit comme ma servante. Je rejoins donc mon point d’observation stratégique, en équilibre sur la rambarde du balcon du deuxième étage (cela rend en général Nathalie très nerveuse, mais moi j’aime bien l’inquiéter pour vérifier son attachement).
La rue est désormais fermée par des voitures qui émettent des lumières bleues. Les ondes négatives se sont dispersées. Des rubans jaunes sont tendus pour empêcher d’approcher les groupes d’humains qui se sont agglutinés des deux côtés de la rue. Cinq humains en combinaison blanche examinent le sol et recueillent différents petits objets qui traînent par terre. L’un d’entre eux trace des dessins blancs sur le bitume alors qu’un autre y recouvre les taches de sang avec de la poudre beige.
Je lève la tête. J’observe, je renifle, je hume, j’écoute.
Le vent souffle fort et fait vibrer les feuilles des arbres. Dans mon champ visuel, je distingue quelque chose de nouveau et d’intéressant. La maison voisine, qui était inhabitée depuis quelques mois, est maintenant éclairée. Je vois une ombre se mouvoir derrière les rideaux du deuxième étage. La silhouette franchit la porte-fenêtre entrebâillée et vient se positionner sur le bord de la rambarde de son balcon, juste en face de moi.
Œil bleu. Tête à fourrure noire. Reste du corps à poils gris clair. Oreilles pointues. C’est un congénère siamois qui observe lui aussi la rue et les hommes en blanc. Il se tourne vers moi et me fixe ostensiblement.