Huit

Encore cinq jours et demi avant Lakota. Cinq jours et demi à scruter la grisaille infinie et le néant de l’espace du saut.

« Tu vas bien ? lui demanda Rione.

— Je m’inquiète », répondit Geary sans quitter l’écran des yeux.

Elle s’assit à côté de lui et l’imita. « Alors… raconte-moi. Comment était l’espace du saut, à la lueur de ses lumières ?

— Très drôle.

— Je ne plaisante pas vraiment, tu sais. » Rione inspira profondément. « Tu te rappelles quelque chose ? »

Il la regarda. « De l’hibernation, tu veux dire ?

— Oui. Un sommeil d’un siècle. Peu de gens sont restés aussi longtemps en animation suspendue et revenus ensuite à la vie. Un seul à ma connaissance, en fait.

— Quel veinard je fais. » Geary rumina la question. « Sincèrement, je n’en sais rien. Il me semble parfois me souvenir de rêves, mais ils pourraient être antérieurs à la bataille de Grendel. J’ai sauté dans le module de survie au moment où mon vaisseau allait exploser, sans prendre le temps de réfléchir au combat ni à la suite, et, quand les médecins de la flotte m’ont réveillé, il m’a semblé n’avoir dormi que quelques instants. Au début, je n’ai pas voulu les croire. J’ai cru à une ruse des Syndics. Pas moyen de me persuader que tous les gens que je connaissais étaient morts, que ce que j’avais vécu n’était qu’un souvenir vieux d’un siècle.

— Et tu t’es aperçu qu’entre-temps tu étais devenu Black Jack Geary, le mythique héros de l’Alliance, ajouta-t-elle à voix basse.

— Ouais. Ce qui m’a sauvé, c’est l’obligation de reprendre le commandement de cette flotte, en me forçant à sortir de ma coquille. » Il se souvint de la glace qui l’avait envahi, du froid qui menaçait d’élever un mur entre le monde et lui. « Sans cette unique planche de salut… » Il secoua la tête.

« Quelle chance tu as, fit-elle remarquer.

— Et toi ? Tu as de la chance ?

— Moi ? » Rione soupira. « Je me demande si mon mari ne serait pas une de ces lumières… ce que pensent de moi mes ancêtres… ce que nous réserve Lakota et ce qu’il adviendra de l’Alliance. Vivre à une telle époque et devoir affronter tous ces problèmes, tu trouves que c’est avoir de la chance, toi ?

— Plutôt de la malchance.

— Oui. Assurément. »


Au moins y avait-il toujours de la paperasse à remplir pour tuer le temps et le distraire de ses inquiétudes. Les textes effectivement imprimés étaient si rares, au demeurant, qu’il se demandait d’où venait ce mot de « paperasse ». Il parcourut un message du Furieux en fronçant les sourcils. Les documents administratifs concernant les transferts de routine du personnel de vaisseau à vaisseau n’étaient pas censés lui être adressés personnellement, même sous la forme de copies d’information. Si ça commençait, il ne tarderait pas à crouler sous les dossiers.

Puis il lut le nom inscrit sur l’envoi et appela le capitaine Desjani. « Je viens de recevoir une demande de transfert du Furieux et…

— Oui, capitaine. Je descends immédiatement vous en parler. »

Geary attendit l’arrivée de Desjani en se demandant ce qui pouvait bien encore se passer. Il lui fit signe de prendre un siège, où elle s’assit au garde-à-vous comme à son habitude. Depuis que la rumeur de leur liaison avait commencé de se répandre, il ne l’exhortait plus à se relaxer. Cette demande de transfert aurait-elle un rapport avec ces bruits ? « Ceci est l’ordre de transférer le lieutenant Casell Riva du Furieux au Bras de force. »

Desjani hocha la tête mais son expression ne s’altéra pas. « Sans doute un croiseur lourd lui conviendrait-il mieux, mais les besoins de la flotte restent prioritaires dans tous les cas.

— Je vois. » Faux. Je ne vois strictement rien. « Vous étiez au courant ?

— Le capitaine Cresida m’avait informée de son projet de transférer le lieutenant Riva, capitaine.

— Et vous n’y voyez aucune objection ?

— Je ne peux pas me préoccuper du sort des officiers des autres vaisseaux, capitaine. »

Geary s’efforça de ne pas montrer sa surprise. « Ce serait vrai en temps ordinaire. Je ne devrais pas m’en soucier non plus, sauf que, aux dernières nouvelles, vous espériez renouer avec le lieutenant Riva. » Depuis quand n’avait-il pas parlé de cela avec Desjani ? Il n’aurait su le dire. Tout ce temps consacré à sa relation avec Rione et à ses retombées affectives, sans rien dire des bruits qui couraient sur sa liaison avec Desjani. Il y avait bien trop longtemps, de toute évidence, qu’il ne s’était pas intéressé à la vie de celle-ci.

Desjani haussa les épaules. « La coprésidente Rione et moi avons certaines choses en commun, capitaine. »

Geary en conçut un grand étonnement.

Desjani avait dû le lire sur son visage. « Certains fantômes du passé, qui remuent d’anciennes émotions et laissent des blessures dans leur sillage, précisa-t-elle.

— Je ne comprends pas. Il me semblait que le lieutenant Riva et vous… »

Elle secoua la tête. « Le lieutenant Riva s’est pris d’un intérêt marqué pour un officier du Furieux et il a préféré agir en conséquence…

— Mais c’est…

— Oui, capitaine. Le capitaine Cresida l’a tancé vertement pour cette infraction à l’ordre et la discipline. C’est ainsi que je l’ai appris. Le lieutenant Riva n’avait pas jugé indispensable de m’informer de ce revirement. »

Manifestement, le lieutenant Riva n’était plus « Casell » pour Desjani, et Geary ne pouvait guère l’en blâmer. Enfer ! Et c’est moi qui lui ai conseillé de transférer Riva à bord du Furieux. « Désolé. »

Elle haussa de nouveau les épaules, comme indifférente. « C’est lui qui y perd, capitaine.

— Foutrement exact.

— Mais aussi très étrange, poursuivit Desjani en fixant un point derrière Geary. J’ai eu parfois l’impression que le lieutenant Riva avait passé tout son temps d’internement en hibernation. Il était resté le même, sa vie et sa carrière en suspens, comme figées là où elles s’étaient arrêtées lors de sa capture, exactement comme il était lui-même physiquement interné dans le camp de travail syndic. Hormis son âge, tout en lui restait identique à mon souvenir. » Elle s’interrompit pour réfléchir. « Dès qu’il a surmonté le choc de sa libération et celui de me retrouver en vie, mon propre changement a paru le perturber. Je n’étais plus le lieutenant qu’il avait connu et dont il avait gardé le souvenir durant sa captivité.

— S’il a pensé tout ce temps à vous, je m’étonne qu’il ne vous soit pas resté fidèle ensuite. »

Desjani eut un sourire sans joie. « Je n’ai pas dit qu’il était resté fidèle à mon souvenir, capitaine. Il y avait de nombreuses femmes dans ce camp. Le lieutenant Riva s’est autorisé de brèves aventures. Il me l’a avoué et je ne les lui ai pas reprochées, mais j’aurais dû me demander pourquoi toutes avaient été si éphémères.

— Vous le croyez jaloux ? s’enquit Geary. De vous, de votre grade de capitaine, du fait que vous commandez à votre propre vaisseau ?

— J’ai ressenti quelque chose de cet ordre. Constater que tant d’officiers plus jeunes étaient d’un grade supérieur au sien le rendait aigri. Je lui ai affirmé qu’il serait sans doute promu rapidement, mais il donnait l’impression d’y aspirer dans l’immédiat, de s’attendre à bénéficier d’une “accélération”, en quelque sorte, qui lui permettrait de regagner le temps perdu, de rattraper le retard qu’il avait pris sur le monde pendant son absence. » La bouche de Desjani se tordit. « L’officier du Furieux dont il s’est épris est un enseigne. Elle a tout juste la moitié de son âge.

— C’est souvent une méthode inélégante pour doper un amour-propre masculin, fit remarquer Geary. Bref, vous ne m’en voyez pas moins navré. »

Cette fois, Desjani sourit légèrement. « Je crois mériter mieux que lui, capitaine.

— Sans aucun doute. Merci, Tanya. Pardonnez-moi de vous avoir ennuyée avec cette affaire.

— J’apprécie l’intérêt que vous me portez, capitaine. » Le sourire de Desjani se fit contrit. « J’aurais dû me douter qu’il n’y avait pas place dans ma vie pour une liaison. J’en entretiens déjà une à plein temps avec un garçon nommé l’Indomptable, qui réclame toute mon attention.

— Je connais bien cette impression, lui affirma-t-il. Le commandement ne laisse guère de temps à une vie personnelle. Mais vous êtes un excellent commandant.

— Merci, capitaine. » Desjani se leva, tourna les talons pour sortir et pivota de nouveau sur elle-même. « Puis-je vous poser une question indiscrète, capitaine ?

— Vous en avez gagné le droit, fit observer Geary. Nous venons de parler de votre vie privée. Laquelle ?

— Comment est-ce que ça se passe entre vous et la coprésidente Rione ? »

Ne sachant trop quelle expression il devait afficher, Geary se résigna à sourire, non sans légèrement froncer les sourcils. « Bien, me semble-t-il.

— Je… Ça m’a un peu étonnée, capitaine. Je ne m’attendais pas à ce qu’elle vous revînt. »

Il hocha la tête. « Moi non plus. »

Desjani hésita. « Vous tenez beaucoup à elle, capitaine ?

— Il me semble. » Il eut un bref éclat de rire. « Bon sang, je n’en sais rien. Je crois.

— Et elle ? Vous aime-t-elle ?

— Je n’en suis pas sûr. » S’il existait une personne à qui il pouvait s’en ouvrir, c’était assurément Desjani. « Je n’en sais rien. Elle ne donne guère d’indices sur ce qu’elle ressent.

— Elle l’a fait une fois, capitaine, déclara tranquillement Desjani. Je ne saurais dire ce que la coprésidente Rione ressent actuellement, mais apprendre que son époux était peut-être encore en vie ne l’aurait pas aussi durement frappée si elle n’avait pas éprouvé un sentiment pour vous, me semble-t-il. Ce n’est que mon opinion personnelle, bien sûr. »

Geary n’y avait pas songé. « Merci de me l’avoir fait comprendre. Je ne peux pas toujours… euh…

— Savoir si elle est sincère ? » s’enquit Desjani avec un petit sourire.

Geary le lui retourna. « Ouais. Rione est une politicienne, mais je le savais dès le départ.

— Certains sont pires que d’autres. Il doit donc y en avoir aussi de meilleurs. Et il y a sûrement pire métier.

— Vraiment ? Oui, bien sûr. Les avocats, par exemple ?

— Oui, capitaine, acquiesça-t-elle. Ou les agents littéraires. J’aurais pu en devenir un.

— Vous voulez rire ? » Geary scruta le capitaine de l’Indomptable en tentant de se l’imaginer derrière un bureau, quelque part à la surface d’une planète, en train de lire ou de vendre des récits d’aventure au lieu de les vivre.

« Mon oncle m’a proposé un poste dans son agence avant que je ne m’engage dans la flotte, expliqua Desjani. Mais, tout le reste mis à part, l’accepter m’aurait contrainte à travailler avec des auteurs, et vous savez comment ils sont.

— J’ai entendu des histoires à ce propos. » Geary ne put réprimer un sourire. « Celle que vous venez de me conter est-elle vraie ? »

Desjani lui retourna son sourire. « Peut-être, capitaine. »

Elle sortit, mais Geary resta un bon moment assis à fixer l’écoutille fermée. C’était agréable de pouvoir se détendre un moment en compagnie de Desjani. Elle partageait avec lui certaines expériences, nées parfois de leur carrière différente dans une flotte qui, à un siècle d’écart, n’en avait pas moins de nombreux éléments identiques, communs à tous les marins et officiers depuis les débuts de l’espèce humaine, et d’autres dues au temps qu’ils avaient passé ensemble à bord de ce bâtiment, à supporter la pression du commandement ou à combattre côte à côte. Parler avec Desjani lui était facile, se rendit-il compte.

Je me demande ce qui serait arrivé si elle n’avait pas été sous mes ordres à bord de ce vaisseau, si le devoir et l’honneur ne nous avaient pas interdit…

N’y songe même pas. Garde-toi de seulement l’envisager. Ça ne s’est pas passé ainsi et ça ne pourra jamais se produire.


Il se réveilla, conscient qu’il était minuit passé de peu sur le vaisseau. Si tout se passait bien, la flotte arriverait à Lakota à une heure raisonnable, quand tous auraient profité d’une bonne nuit de sommeil et d’un petit-déjeuner détendu. Si du moins l’on peut dormir paisiblement la veille de l’irruption dans un système stellaire hostile abritant un nombre inconnu de vaisseaux ennemis, et garder son petit-déjeuner quand on a les nerfs en pelote et l’estomac noué à la perspective d’un combat imminent. Néanmoins, ce serait sympa de pouvoir en jouir.

Mais, bien que l’humanité eût découvert le moyen d’enfreindre quelques lois universelles dans certaines circonstances (par exemple voyager plus vite que la lumière en sautant d’étoile en étoile), les méthodes permettant de les contourner avaient leurs règles propres. Le transit d’Ixion à Lakota par l’espace du saut exigeait un certain temps. Ni plus ni moins. La flotte de l’Alliance resurgirait dans l’espace conventionnel au point de saut de Lakota à quatre heures du matin environ, compte tenu du découpage de la journée en jour et en nuit, maintenu à bord des vaisseaux afin de ne pas perturber les biorythmes humains.

Quatre heures, donc. Soit un bien long laps de temps à tuer aux côtés de Victoria Rione qui, quant à elle, semblait dormir paisiblement. Phénomène assez inhabituel en soi pour que Geary se refusât à perturber son sommeil. Quels que fussent les pensées et les sentiments qui agitaient Rione ces temps-ci, ils la tourmentaient assez pour sauter aux yeux de quiconque partageait sa couche.

Il sortit précautionneusement du lit, s’habilla en silence et sortit, non sans s’être arrêté devant l’entrée pour lui jeter un dernier regard avant de refermer l’écoutille. « On se verra sur la passerelle ! lui lança-t-elle d’une voix pleinement éveillée.

— D’accord. » Enfer ! Il n’était pas capable de dire quand elle dormait réellement. Ni même de comprendre pourquoi elle avait feint le sommeil jusqu’à son départ pour lui apprendre à la dernière seconde qu’elle l’avait dupé.

Le capitaine Desjani, elle aussi pleinement réveillée et assise dans son fauteuil de commandement sur la passerelle, s’employait à préparer son bâtiment au combat. Elle lui décocha un regard plein d’assurance. « Vous arrivez un peu tôt, capitaine.

— Difficile de trouver le repos. » Il consacra quelques instants à consulter les relevés sur l’état de la flotte qu’il étudiait déjà depuis des jours, puis se releva. « Je vais faire un tour dans le vaisseau. »

Comme il l’avait prévu, tout l’équipage semblait sur le pied de guerre. Même ceux dont le quart s’arrêtait à minuit étaient restés debout, fébriles, pour se mélanger à leurs collègues au mess ou à leur poste. Geary afficha un masque qu’il espérait serein et confiant, puis se mêla à son tour à la foule, échangea des salutations et quelques mots à bâtons rompus, à propos de la planète natale de quelques spatiaux ou de leur victoire assurée dans le système de Lakota. Quand la conversation bifurquait vers le retour de la flotte dans l’espace de l’Alliance, il s’efforçait de se montrer honnête : il ignorait dans quel délai ils rentreraient chez eux mais faisait tout ce qui était en son pouvoir pour y parvenir.

Et ils lui faisaient confiance. Le croyaient. Remettaient leur vie entre ses mains. Restaient sincèrement persuadés qu’il allait sauver l’Alliance, ce qui n’avait pas le même sens pour tous.

Cherchant à savoir si tous étaient déçus par leurs dirigeants et leur reprochaient de ne rien faire pour mettre fin à cette guerre interminable, il prêta une plus grande attention à la manière dont les hommes d’équipage parlaient de leur patrie et de l’Alliance. Sans doute était-il maintenant plus sensibilisé à ce sujet, mais il lui sembla entendre davantage de propos dans ce sens qu’il n’en avait eu conscience jusque-là. Comme l’a dit Rione l’autre jour, ce n’est pas tant ce qu’on dit qui importe, mais plutôt ce que les gens souhaitent entendre. Je n’avais pas assez prêté l’oreille.

Pas étonnant qu’ils aient si favorablement accueilli le retour « miraculeux » de Black Jack Geary. Ils n’attendaient pas seulement un chef de guerre, mais encore un dirigeant pour l’Alliance. Assistez-moi, ô mes ancêtres !

Il regagna la passerelle avec une heure d’avance environ et y trouva Rione installée dans le fauteuil de l’observateur ; Desjani et elle affectaient mutuellement la plus grande courtoisie.

Le seul moyen de passer le temps restait d’activer l’hologramme des systèmes stellaires locaux pour tenter de décider de la prochaine destination de la flotte au cas où elle ne réussirait pas à emprunter le portail de l’hypernet de Lakota, issue très improbable au demeurant. Comme d’habitude, l’absence de renseignements sur les systèmes environnants couvrait tout l’éventail de la frustration, de l’agacement à l’exaspération. Brandevin donnait l’impression d’une étoile relativement sûre, mais l’occupation humaine y semblait restreinte et ses installations minières abandonnées plusieurs décennies avant les rapports dont il disposait… à moins que les Syndics ne fussent toujours là pour leur compliquer encore la tâche de recueillir les minerais bruts des auxiliaires ? En outre, gagner Brandevin permettrait à la flotte de progresser un peu plus vers l’espace de l’Alliance. Ses points de saut étaient-ils minés ? Les forces d’interception syndics déjà sur place ?

Parmi les autres choix possibles, restait encore T’negu, accessible depuis Lakota comme depuis Ixion. Son point de saut serait-il miné et surveillé ? La flotte de l’Alliance n’était pas censée gagner ce système depuis Lakota. Celui de Seruta, ignoré par l’hypernet et doté d’une unique planète habitée, monde aride dont la population se chiffrait malgré tout en dizaines de millions et hébergeant un éparpillement d’installations extraplanétaires, ne lui plaisait que moyennement. Il ne présentait aucune menace particulière mais éloignait de nouveau la flotte de l’espace de l’Alliance. Et bien entendu Ixion, d’où ils venaient.

Pas franchement séduisant, mais déjà mieux que tout autre système où il aurait pu conduire la flotte.

« Cinq minutes avant émergence », annonça une vigie, le tirant en sursaut de ses réflexions.

Desjani tapota une touche de l’intercom. « Tout le monde se prépare au combat. Rappelez-vous que le capitaine Geary nous regarde. »

Celui-ci réprima une grimace puis, sur un coup de tête, se tourna vers Rione pour voir sa réaction. Elle lui rendit son regard, le visage indéchiffrable. Mais la nervosité se lisait dans ses yeux.

« Une minute avant émergence. »

Geary s’efforça d’apaiser sa respiration en se concentrant sur l’hologramme qui, suspendu devant lui, affichait à présent Lakota, ainsi que les renseignements des vieilles archives sur cette étoile et la présence syndic dans le système. Dans quelques instants, quand la flotte émergerait dans l’espace conventionnel et que ses senseurs scanneraient des informations ignorées de ces archives, l’écran procéderait à une frénétique mise à jour des données.

« Attention ! Émergence ! »

La grisaille vira au noir profond puis, l’Indomptable venant de négocier le virage serré préprogrammé par les systèmes de manœuvre, Geary se sentit plaqué de côté. Tout autour du vaisseau amiral, les autres bâtiments du corps principal l’imitaient. Plus haut, l’avant-garde l’avait déjà largement entamé et les sous-formations qui le flanquaient épousaient le mouvement. Quelques instants plus tard, l’arrière-garde émergeait à son tour du point de saut et virait elle aussi sur bâbord.

« Où sont les mines ? » s’enquit Desjani avant de sourire avec morosité : les balises d’avertissement commençaient de surgir l’une après l’autre sur les écrans. Un champ de mines compact flottait effectivement le long de la trajectoire d’émergence en ligne droite. La flotte avait pivoté de telle manière que ses formations en disque se déplaçaient comme autant de pièces de monnaie parallèles dont la tranche roulerait sur un plan lisse. Le champ de mines dérivait maintenant par tribord, inoffensif.

Arrachant le regard à la menace la plus immédiate, Geary fouilla l’espace des yeux en quête de vaisseaux ennemis. Aucun à la sortie du point de saut, aucun à proximité. Il chercha plus loin, incrédule, sidéré par l’absence d’une force d’interception, jusqu’à ce que son regard avise le portail de l’hypernet.

La flottille syndic prévue les y attendait bel et bien ; elle croisait juste devant, épousant probablement la trajectoire immuable d’une patrouille. « La formation syndic Alpha se compose de six cuirassés, de quatre croiseurs de combat, de neuf croiseurs lourds, de treize croiseurs légers et de vingt avisos, annonça la vigie des systèmes de combat en même temps que les écrans l’affichaient.

— On les tient, jubila Desjani. On peut les affronter haut la main. » Elle adressa à Geary le sourire féroce d’un coéquipier persuadé que l’ennemi a commis une erreur fatale et que la victoire est assurée.

Geary tenta de se détendre en scrutant les écrans à la recherche d’autres vaisseaux ennemis. Mais, à l’exception de deux avisos qui piquaient sur la planète habitée à cinq heures-lumière de la flotte, tous semblaient rassemblés dans cette flottille rôdant près de la présence écrasante du portail.

« Plus de puissance de feu qu’il n’en faut pour le détruire avant que nous ne l’ayons atteint, fit remarquer Rione d’une voix plate.

— Ouais », acquiesça Geary. Mais pas question de décliner une occasion pareille. Impossible. Desjani ne serait certainement pas la seule à voir une proie facile dans ces Syndics. « Charger directement le portail les inciterait à rester sur place pour le détruire. Il faut d’abord les attirer au loin puis foncer dessus avant leur retour.

— Si nous les anéantissions… commença Desjani.

— Je sais. Mais l’atteindre intact reste notre plus impérieuse priorité. »

Elle opina à contrecœur.

« Comment comptez-vous les attirer ? s’enquit Rione.

— Vous n’auriez pas une suggestion ? »

Elle réfléchit un instant. « En les appâtant ? En leur offrant une proie irrésistible ?

— Oui, convint Desjani. En leur laissant croire que nous ne nous intéressons pas au portail et en leur présentant une cible qu’ils poursuivront forcément. »

Hélas, la flotte n’en avait qu’une seule de cette espèce. « La formation Écho Cinq Cinq. Les auxiliaires et les bâtiments gravement endommagés. » Comme les bêtes malades à l’arrière du troupeau. Mais Geary ne tenait pas à perdre un seul de ces vaisseaux. Les auxiliaires restaient essentiels à la survie de la flotte, et les vaisseaux blessés qui les accompagnaient n’étaient pas seulement importants pour leur aptitude au combat, mais aussi pour la leçon que leur présence enseignait à la flotte : Geary n’abandonnait ni les bâtiments ni les équipages. S’en servir d’appât allait à l’encontre de cette notion.

Il étudia longuement la situation. Après tous les systèmes médiocrement peuplés qu’avait traversés la flotte dernièrement, celui de Lakota semblait relativement prospère. Toutes les indications portaient à croire que la planète habitée – distante pour l’instant de neuf heures-lumière, de l’autre côté de l’étoile – était un monde dynamique en pleine croissance. Des colonies d’une taille conséquente étaient présentes sur deux autres, et des installations diverses parsemaient les lunes ou gravitaient en orbite fixe. En outre, la circulation civile était importante : des vaisseaux marchands croisaient dans tout le système, en sortaient ou y entraient en provenance d’autres étoiles, ainsi que de gros transports de minerai convoyant des matériaux extraits de planètes extérieures et d’astéroïdes inhabitables. Des défenses anti-orbitales fixes ceinturaient quelques sites extraplanétaires, mais Geary n’y prêta que peu d’attention. Tout comme les bases militaires, elles seraient des cibles faciles pour les bombardements cinétiques de sa flotte.

Si seulement il pouvait s’attarder ici assez longtemps pour transborder une partie de la cargaison de ces transports de minerai sur les auxiliaires de la flotte…

Les systèmes de manœuvre n’eurent aucune difficulté à exécuter ce que voulait Geary. « Deuxième et septième escadrons de destroyers, séparez-vous de la formation et interceptez les transports de minerai syndics situés à proximité de la géante gazeuse, à 1,2 année-lumière de la flotte sur tribord. Investissez-les et escortez-les jusqu’aux auxiliaires pour transborder leur cargaison sur ces derniers. »

Il s’interrompit pour tenter de déterminer s’il devait donner d’autres instructions puis décida de réduire ses problèmes à Lakota au strict minimum. Il précisa aux systèmes de combat de l’Indomptable, en les surlignant, les cibles dont il voulait la destruction immédiate, leur apprit comment s’y prendre en choisissant lui-même l’arme qui semblait convenir, et ils répondirent après une fraction de seconde de réflexion. Il étudia quelques instants leur plan puis le transmit au Représailles : « Huitième escadron de cuirassés, procédez au bombardement cinétique des installations militaires syndics tel que décrit dans le plan d’action ci-joint. »

Il calculait encore la trajectoire à adopter ensuite quand les quatre cuirassés vomirent leurs masses de métal solide qui accumuleraient de l’énergie cinétique durant leur trajet jusqu’à leurs cibles. Compte tenu de leur vélocité acquise, l’impact vaporiserait non seulement les cibles mais encore un vaste territoire alentour. Certes, des vaisseaux pouvaient les voir venir et procéder aux infimes modifications de cap permettant d’éviter des « cailloux » arrivant d’une distance de millions de kilomètres, mais, situées sur des objets célestes en orbite fixe, ces installations devaient observer une trajectoire prévisible, ce qui en faisait des cibles de tir forain depuis que l’homme combattait dans l’espace.

« À toutes les unités, ordonna-t-il. Virez de soixante-douze degrés sur tribord et de trois vers le bas à T seize. » Cette instruction ferait pivoter les vaisseaux sur place sans rompre les lignes des formations mais en leur attribuant une nouvelle direction : la face des pièces de monnaie regarderait désormais vers l’avant.

Desjani s’accorda quelques instants pour réfléchir. « Vous nous menez à mi-chemin des points de saut pour Brandevin et T’negu ?

— Je veux que les Syndics restent perplexes quant à notre objectif réel, expliqua-t-il en se levant. Prête pour une autre conférence stratégique ?

— Si vous pouvez les endurer, moi aussi. »

Elle le suivit hors de la passerelle, mais, au moment où il passait devant Rione, celle-ci se leva et lui emboîta le pas, s’interposant ainsi entre Desjani et lui. « Vous comptez assister physiquement à la réunion ? demanda-t-il, surpris en pleine réflexion alors qu’il se concentrait sur les choix qui s’offraient à lui.

— Peut-être, répondit-elle d’une voix coupante. J’aimerais savoir ce que vous allez leur dire, à moins que ce ne soit un secret.

— Très bien. »

Rione resta à ses côtés pendant le trajet, tandis que Desjani traînait les pieds derrière, bouche cousue.

« Que je compte attirer les Syndics loin de leur position près du portail. La trajectoire que nous empruntons les forcera à tenter de deviner notre destination réelle, pour ensuite conclure que nous nous contenterons de traverser le système avant de le quitter le plus vite possible.

— N’est-ce pas ce que vous avez réellement l’intention de faire ? insista-t-elle.

— Eh bien… oui. Mais si nous parvenions à les en éloigner suffisamment, nous pourrions foncer droit sur le portail. Ça restera une éventualité envisageable.

— Croyez-vous sincèrement qu’ils prendront ce risque ? » Rione cachait mal son scepticisme.

« Peut-être. Sinon nous irons à Brandevin. »

Le logiciel de la conférence avait déjà agrandi la salle de réunion et la plupart des commandants de la flotte étaient présents. Quand Geary prit place en tête de table, quelques bannières d’avertissement flottaient devant ses yeux, lui rappelant qu’en raison de la grande dispersion de la flotte, les temps de réponse des vaisseaux les plus éloignés seraient obérés de retards significatifs.

« Bienvenue à Lakota, déclara-t-il, non sans se rendre compte qu’il lui faudrait trouver un autre préambule à ces conférences. Apparemment, nous avons encore devancé les Syndics.

— Pourquoi ne piquons-nous pas vers le portail ? » s’enquit le capitaine Casia.

Las d’être sans arrêt interrompu par cet homme, Geary se contenta de se lever pour le fixer jusqu’à ce que l’autre commençât à trépigner. « À l’avenir, capitaine Casia, j’apprécierais que vous attendiez de m’avoir entendu exposer notre plan avant de le commenter, déclara-t-il d’une voix aussi dénuée d’émotion que possible. Me suis-je bien fait comprendre ?

— Je ne faisais que…

— Me suis-je bien fait comprendre, capitaine Casia ? N’ai-je pas été assez clair ? » Oh que oui… Black Jack Geary était parfaitement capable de parler sur ce ton. Quelque part, ça faisait même un bien fou. Il devait seulement veiller à ne pas dépasser les limites qu’aurait tolérées John Geary.

« Je vous ai très bien compris. » Le visage de Geary se durcit et Casia ajouta : « Capitaine.

— Merci. » Geary regarda de nouveau devant lui en s’efforçant de renouer le fil. « Ce système n’héberge qu’une petite flottille syndic, assez forte toutefois pour détruire ce portail si nous chargions droit sur lui alors qu’elle a pris position à proximité. Tant qu’elle restera là, nous n’aurons aucune chance d’y accéder. »

Il montra d’un geste l’hologramme où scintillait une représentation de la flotte de l’Alliance, dont la longue trajectoire décrivait une parabole traversant tout le système vers un objectif de l’autre côté de l’étoile, à mi-chemin environ des deux points de saut. « Si nous ne réussissions pas à les en écarter, il nous faudrait encore emprunter un point de saut. Auquel cas nous irions à Brandevin. » Cette étoile se trouvant sur le trajet de l’espace de l’Alliance, cette déclaration fit éclore quelques sourires. « Mais nous devons aussi alimenter l’incertitude des Syndics en leur laissant croire que nous risquons de sauter plutôt vers T’negu.

— Ils n’abandonneront pas le portail, fit remarquer le capitaine Tulev. Ils ont certainement reçu l’ordre de nous en interdire l’accès par tous les moyens.

— Sans doute, convint Geary. Mais, s’ils étaient convaincus que nous visons un point de saut et que nous leur laissions entrevoir une ouverture assez séduisante, il resterait une petite chance pour qu’ils prennent le risque de nous attaquer. »

Le capitaine Tyrosian tiqua en bout de table. La dernière fois que Geary avait eu besoin d’un appât, il s’était servi d’un des auxiliaires. Quand Tyrosian saurait qu’il comptait cette fois mettre les quatre en péril, elle en serait encore plus contrite.

Geary modifia l’hologramme flottant au-dessus de la table et zooma sur la représentation de la flotte de l’Alliance. « Les Syndics savent d’ores et déjà qu’Écho Cinq Cinq se compose de quatre de nos auxiliaires et de nos bâtiments les plus endommagés. J’ai disposé nos formations de manière à laisser Cinq Cinq à l’arrière-garde. À la traîne de la flotte. Pendant notre traversée du système, elle perdra encore du terrain sur nous comme si elle était incapable de tenir le rythme.

— Dans quelle mesure ? » demanda le capitaine Midea. Son attitude avait légèrement changé, nota Geary. En l’absence d’une menace immédiate, elle s’était montrée extrêmement odieuse, mais, maintenant que les Syndics étaient rassemblés en force, elle faisait montre d’un plus grand professionnalisme et se préoccupait davantage d’affronter l’ennemi que de se prendre le bec avec son supérieur.

« Cinq Cinq restera toujours à portée du soutien de la flotte, lui affirma-t-il.

— En ce cas les Syndics ne goberont pas l’hameçon, objecta-t-elle. Cinq Cinq devra rester assez loin du corps principal pour que celui-ci n’ait pas l’air en mesure de lui porter secours. »

Duellos toisait Midea ; Casia lui fit les gros yeux et Cresida hocha la tête. « Elle a raison, capitaine. »

Geary secoua la sienne. « Je ne peux pas prendre le risque de…

— Le Paladin peut combattre, insista Midea. Postez-le à l’arrière avec l’Orion, le Majestic et le Guerrier. Ajoutez les vaisseaux de la septième division et nous aurons une formation de sept cuirassés. Assez pour affronter la flottille syndic. »

Le commandant Yin de l’Orion fixait Midea avec une horreur mal dissimulée. Celui du Majestic secoua tristement la tête. « Nous sommes encore loin de pouvoir combattre en première ligne. Le Guerrier non plus.

— Le Guerrier est tout à fait prêt à combattre », rectifia promptement et fermement le capitaine Suram.

Impressionné par son attitude, Geary le lui montra d’un regard approbateur.

« Depuis quand la flotte de l’Alliance a-t-elle besoin de la supériorité numérique pour affronter l’ennemi ? s’enquit Midea. Le Guerrier est prêt à combattre, donc les vaisseaux lourds syndics ne seraient que deux fois plus nombreux que ceux de Cinq Cinq, même en mettant de côté Orion et Majestic. Et les bâtiments de l’Alliance peuvent aisément triompher d’une force deux fois plus importante. » Elle se tourna vers Geary et lui décocha un regard accusateur. « Celle qu’a vaincue Black Jack Geary était dix fois supérieure à la sienne. »

S’était-il vraiment retrouvé seul contre dix à Grendel ? Curieux qu’il ne parvînt pas à se rappeler les grands traits de la bataille. Uniquement des détails.

Il se rendit brusquement compte que Midea n’était pas seulement une épine dans son flanc, mais qu’elle le serait pour tout amiral. Quand elle n’affrontait pas une menace immédiate, elle se montrait vétilleuse et insubordonnée, et elle avait tendance à charger bille en tête face à l’ennemi. Certes, il ne doutait pas de son courage, mais la témérité en toutes circonstances n’est jamais la plus haute qualité d’un officier. Il se demanda comment Numos s’était débrouillé pour lui tenir la bride haute.

Cette chance infime d’atteindre le portail de l’hypernet méritait-elle qu’on décuplât le risque de perdre un ou plusieurs auxiliaires ? Après tout, si la flotte rentrait chez elle par l’hypernet, elle n’aurait pas l’usage de leurs capacités de réassort.

Mais, bon sang, s’il croyait sincèrement que sacrifier les auxiliaires et les bâtiments endommagés était une bonne idée, pourquoi se donner la peine d’adjoindre à cette formation les trois cuirassés valides de la septième division, au lieu de se borner à n’envoyer au massacre que les premiers pendant qu’il rapatrierait le reste de la flotte ?

Il secoua la tête. « Je veux attirer les Syndics loin du portail, mais pas exposer Écho Cinq Cinq à l’anéantissement. Il faut lui assurer une protection efficace.

— Les spatiaux de l’Alliance sont prêts à périr pour leur patrie », insista Midea. Cette rodomontade lui valut un certain nombre de regards sourcilleux, laissant entendre que tous n’étaient pas si pressés de mourir, même s’ils étaient volontaires.

« Mon objectif personnel serait plutôt d’exaucer le vœu de tous les Syndics prêts à mourir pour leur patrie », déclara Geary. Quelques sourires et mines soulagées fleurirent. Il se demanda ce qu’il avait bien pu faire pour que ces officiers justement rassurés le croient capable de sacrifier aussi allègrement ses vaisseaux. « Je compte procéder à des simulations pour tenter de déterminer toutes les issues possibles, mais, pour l’heure, je refuse de laisser Cinq Cinq prendre plus de trois minutes-lumière de retard sur le corps principal. Est-ce bien clair ?

— Le Paladin peut-il se joindre à elle ? demanda Midea. Deux bâtiments de ma division en font déjà partie. »

Le regard de Geary se reporta sur le capitaine Casia. « Vous êtes le commandant de la division du Paladin. Qu’en pensez-vous ? »

Casia coula un regard noir vers Midea. « Bien entendu. Il peut se joindre à l’Orion et au Majestic.

— Capitaine Mosko ? interrogea Geary. Vous êtes à la tête d’Écho Cinq Cinq. Avez-vous besoin du Paladin ? »

Mosko haussa les épaules. « Besoin ? Non. Mais l’Infatigable, l’Audacieux et le Rebelle seront toujours disposés à accueillir un vaisseau frère, sous mon commandement. » Il avait souligné ces trois derniers mots, si bien que Midea le fixa, les yeux plissés, sans toutefois élever d’objection.

« Et le Conquérant ? s’enquit innocemment le capitaine Duellos. S’il se joignait à Cinq Cinq, la troisième division de cuirassés serait reconstituée et ils pourraient de nouveau combattre de conserve. »

Si les yeux de Casia avaient été des revolvers, le regard qu’il jeta à Duellos l’aurait tué. « Le Conquérant devrait plutôt rester en position pour… pour opérer la coordination avec le commandant de la flotte. »

Geary le scruta en s’efforçant de déterminer si mettre autant de pommes pourries dans la troisième division de cuirassés n’était pas chercher à s’attirer des ennuis et si y adjoindre Casia ne risquait pas d’encore les aggraver. D’une certaine façon pourtant, Duellos n’avait pas tort. Adjoindre le Paladin à Cinq Cinq et maintenir le Conquérant dans Cinq Quatre serait absurde.

Non. Si j’y dépêchais aussi Casia, il me faudrait le tenir constamment à l’œil. Je ne peux pas me permettre une telle déconcentration.

Mosko sourcilla légèrement. « La participation du capitaine Casia à Cinq Cinq risque de créer une certaine confusion dans la chaîne de commandement. »

Reconnaissant à Mosko de lui fournir une nouvelle raison de décliner la malicieuse proposition de Duellos, Geary opina judicieusement. « C’est exact. Et nous ne pouvons pas trop la renforcer, de crainte que les Syndics n’y voient plus une proie séduisante. Le Paladin se contentera donc de veiller à ce qu’elle ne soit pas submergée sous le nombre. D’autres questions ?

— Qu’en est-il des Syndics que nous avons laissés à Ixion ? » demanda le commandant Neeson de l’Implacable. Question sans doute subsidiaire mais bien réelle. « Quatre cuirassés et quatre croiseurs de combat. Ils ne sont pas encore réapparus mais ne devraient plus tarder.

— Ils patientent », déclara le capitaine Tulev. Tous le regardèrent, se demandant visiblement ce qui le poussait à l’affirmer, de sorte qu’il haussa les épaules, le visage impassible, et poursuivit son raisonnement. « Lakota n’était pas notre destination la plus plausible, n’est-ce pas ? Peut-être croient-ils que, pour les abuser, nous n’y sommes pas allés pour de bon, que nous nous sommes contentés de sauter jusqu’ici avant de regagner Ixion. »

Duellos hocha la tête. « De sorte qu’ils nous y attendraient encore ?

— Oui, appuya Tulev. Cinq jours et demi pour gagner Ixion, autant pour en revenir. Mettons… douze jours en tout et pour tout. Si nous ne réapparaissons pas à Ixion dans ce délai, ils sauteront à leur tour.

— Nous pourrions avoir déjà quitté Lakota, objecta le capitaine Cresida.

— Et alors ? Une flottille syndic monte la garde près du portail. Sans même parler des installations extraplanétaires et de la planète habitée. Si nous nous contentons de traverser le système avant de sauter vers un autre, ils le sauront, mais si nous y restons assez longtemps pour semer la zizanie, ils nous rattraperont aussi.

— Ils pourraient aussi attendre que les renforts espérés soient arrivés à Ixion », fit observer le capitaine Badaya.

Tulev se renfrogna puis opina. « En effet. D’une façon ou d’une autre, ils finiront par débarquer, mais pas sur nos talons.

— Ça me paraît vraisemblable, convint Geary. Nous ne devons pas oublier cette force, mais nous ignorons quand elle déboulera. Toutefois, nous devrions être très loin du point d’émergence d’Ixion quand elle surviendra. Autre chose ?

— Les stocks de minerai brut des auxiliaires sont en voie d’épuisement, déclara le capitaine Tyrosian avec une visible réticence, comme si elle répugnait à attirer l’attention sur sa personne et l’état de ses bâtiments. Mais nous disposons de nouvelles cellules d’énergie et de nouvelles munitions transférables sur les vaisseaux de combat.

— Pouvons-nous prendre le risque de procéder à ces transferts sous l’œil des Syndics ? » demanda Tulev.

Geary appuya sur quelques touches et vérifia de nouveau la condition de ses vaisseaux de combat. Pas géniale mais convenable. « Procédez déjà à celui des parts attribuées aux vaisseaux de Cinq Cinq, ordonna-t-il à Tyrosian. Cette activité justifiera le retard que vous prendrez sur le reste de la flotte et soulignera peut-être davantage votre vulnérabilité. Deux escadrons de destroyers s’emploient à arraisonner des transports syndics de minerai non loin de la trajectoire que nous avons adoptée, capitaine Tyrosian. Nous espérons les intercepter et vous permettre ensuite de transborder une partie de leur cargaison dans les soutes de vos auxiliaires. »

C’était tout, croyait-il, mais Midea reprit la parole. « Si vous tenez à présenter un appât séduisant aux Syndics, capitaine Geary, transférez-vous donc à bord d’un des vaisseaux de l’arrière-garde en veillant à les en tenir informés. Cette chance d’éliminer Black Jack Geary devrait leur paraître infiniment séduisante. »

La suggestion contenait une grande part de vérité. D’autant qu’il demandait à d’autres de risquer leur vie en jouant les chèvres. Mais la clef de l’hypernet syndic est sur l’Indomptable. Un tas de gens l’ignorent encore, mais je suis au courant. Je dois rester à son bord. Se sentirait-il soulagé qu’elle lui offrît une échappatoire ? Tout bien pesé, l’Indomptable ne serait pas nécessairement plus sûr qu’un vaisseau de l’arrière-garde, mais le croiseur de combat et son équipage lui étaient familiers ; les seules présences vraiment familières dans cet univers, au demeurant, un siècle après avoir été arraché à sa propre époque. Sans doute était-ce une faiblesse de sa part, mais il ne tenait pas à revivre les tourments de l’adaptation à un nouvel environnement, du moins tant que la bataille menacerait et qu’il lui resterait tant de questions à régler : deux bonnes raisons de rester à bord de l’Indomptable, et dont il refusait opiniâtrement de débattre pour le moment. « Merci pour la suggestion, capitaine Midea, mais il me semble que je commanderai plus efficacement à cette flotte depuis l’Indomptable et son corps principal. »

À sa grande surprise, Midea afficha un sourire triomphal comme si elle était parvenue à ses fins. Ses paroles suivantes en donnèrent la preuve : « La flotte est-elle réellement dirigée plus efficacement par un commandant qui prend des décisions pour de mauvaises raisons ? » Desjani lui jeta un regard assassin.

Geary secoua la tête. « Expliquez-vous, capitaine Midea. » Elle haussa les épaules. « Nous sommes tous conscients que vous avez d’excellentes raisons de refuser de quitter… l’Indomptable », déclara-t-elle en appuyant ironiquement sur le nom du vaisseau, comme si elle faisait allusion à tout autre chose.

Desjani rougit de colère et Geary comprit où Midea voulait en venir. Néanmoins, s’ils tenaient à démentir ces insinuations malveillantes, Desjani ou lui-même devraient aborder le chapitre des rumeurs courant sur leur prétendue liaison.

Le ton de Desjani n’était pas moins brûlant que ses joues. « Je ne…

— Sauriez-vous quelque chose que j’ignore, capitaine Midea ? Ou bien est-ce à moi que vous faites allusion ? » La voix de Rione, aussi froide que celle de Desjani était ardente, avait retenti dans la salle de conférence, tranchante comme un sabre de glace.

Par son uniforme impeccable et son comportement Midea évoquait sans doute un commandant en chef syndic, mais il émanait de la coprésidente Rione la même autorité glacée et hautaine que celle que lui avait connue Geary à leurs premières rencontres. « Intimidante » n’était même pas le terme adéquat pour la décrire en de pareils moments.

De toute évidence, Midea l’avait également senti et elle cherchait désespérément un moyen de se soustraire à l’obligation d’éclaircir ses sous-entendus. Casia la foudroyait du regard, image même de l’officier supérieur dont la subalterne vient de royalement se planter. Geary constata avec agacement que ses plus proches alliés parmi les officiers, Duellos, Tulev et Cresida, assistaient sans mot dire à l’embarras de Midea, en cachant mal leur satisfaction. Aucun n’essayait de changer de sujet de conversation, quand la poursuivre n’engendrerait qu’un plus grand mécontentement.

Heureusement, le capitaine Badaya intervint. « Tout officier de cette flotte est probablement conscient que le capitaine Geary a su créer une excellente relation de travail avec le commandant de son vaisseau amiral, déclara-t-il sur le ton d’un professeur débitant une leçon que ses élèves devraient déjà savoir. C’est là une entente aussi importante que bénéfique. On comprend aisément pourquoi il ne tient pas à la rompre, pour s’efforcer d’en recréer une autre au moment où la flotte s’apprête à livrer un combat dans un système stellaire ennemi. »

En même temps qu’elle interdisait toute mise en doute, l’affirmation de Badaya avait un autre mérite : elle était l’expression de la vérité la plus absolue. Elle offrait aussi à Midea une porte de sortie, qu’elle s’empressa d’ailleurs d’emprunter. « Bien évidemment. Je suggérais seulement que le commandant de la flotte bénéficierait peut-être d’une rupture de cet arrangement, mais, comme vous venez de le dire, ce n’est sans doute pas le meilleur moment. »

Toute la tablée eut l’air de se détendre, mais Geary surprit le regard glacial que Rione décochait à Midea. Il réussit à capter l’attention de la coprésidente pour lui faire silencieusement comprendre qu’il préférait qu’elle laissât glisser. Son expression le glaça intérieurement, puis Rione parut se radoucir.

« Ce sera tout ! ajouta-t-il hâtivement. Si jamais les Syndics refusent l’appât que nous leur tendons, nous ne sommes plus qu’à un peu moins de sept jours du point de saut pour Brandevin. Veillons au grain et tenons-nous prêts à réagir. Merci. »

Presque toutes les images virtuelles disparurent au bout de quelques instants, mais Badaya s’attarda juste le temps nécessaire pour lui faire, crut-il, un clin d’œil discret. Geary se tourna vers Desjani après son départ en espérant qu’elle n’en avait rien vu. « Je suis désolé, capitaine Desjani.

— Ce n’est pas votre faute, capitaine, répondit-elle fermement. Permission de regagner la passerelle ? » Elle se hâta de quitter la salle et passa devant Rione en raidissant l’échine.

Ne restaient plus que cette dernière et la présence virtuelle de Duellos, lequel inclina respectueusement la tête vers Rione puis se tourna vers Geary. « Navré. Ma petite plaisanterie vous a encore compliqué la tâche.

— Ouais, j’avais remarqué. N’oubliez pas que, au cas où je trouverais la mort et où vous hériteriez du commandement de cette flotte, mon esprit continuerait de vous observer et de s’amuser de vos démêlés avec ces gens. »

Duellos eut un léger sourire. « Je m’en souviendrai. Savoir votre esprit en train de me surveiller, même pour son seul amusement, me réconforterait peut-être. » Son sourire s’évanouit, remplacé par une mine soucieuse. « Tout ne vous semble-t-il pas un tantinet trop calme ?

— Oui, maintenant que vous le dites, acquiesça Geary. Je me demande si la raison n’en est pas que nous nous attendions à des problèmes qui ne se sont pas concrétisés.

— Pas encore, tout du moins, le mit en garde Duellos. Un pressentiment me dit qu’ils ne se cantonneront pas à la salle de conférence dans ce système stellaire.

— Nous devrions pouvoir affronter tous ceux qui se présenteront, fit remarquer Geary. Mais je n’en reste pas moins légèrement inquiet. À propos de problèmes, voyez-vous un moyen de fermer son clapet au capitaine Midea, à part la relever de son commandement ?

— Je m’efforçais déjà d’en trouver un, admit Duellos. Midea était le second de Numos avant d’être promue capitaine et de se voir offrir le commandement du Paladin. Lui savait la tenir, comme je vous l’ai déjà dit à Ixion. Nous pourrions lui poser la question.

— Non, merci. Je ne pense pas pouvoir me fier à ses réponses. Bon sang, il pourrait même lui faire parvenir des messages !

— Ce n’est pas exclu. » Duellos s’interrompit un instant pour réfléchir. « Numos pourrait bien inciter Midea à se conduire de la sorte. Espérons qu’il ne la pousse qu’à formuler des propos désobligeants.

— Ouais. Ça reste assurément un sujet d’inquiétude, mais je vois mal ce que je peux bien y faire. » Geary jeta à Duellos un regard plus grave. « Au fait, tâchez d’éviter de pousser nos adversaires à bout lors de notre prochaine conférence, d’accord ? »

Duellos sourit, salua et disparut.

Rione était toujours assise à sa place. Elle tourna vers Geary un visage apparemment impavide. « Tu devrais me laisser me charger de gens comme cette Midea. Je ne suis pas un officier de la flotte, et je ne peux sans doute pas intervenir sur les mouvements des vaisseaux lors de ces réunions, mais elle joue un jeu politique et, dans ce domaine au moins, je suis parfaitement capable de la battre à plate couture. »

Geary réfléchit puis hocha la tête. « D’accord.

— Et tu devrais aussi veiller à placer plus fermement sous ton contrôle le vaisseau de cette femme. Comme l’a dit Duellos, soit elle s’est départie de l’habitude d’en référer à Numos, soit on la pousse à faire des sottises. Depuis l’arrestation de Numos, elle devient à chaque réunion un peu plus agressive et raisonneuse.

— Elle se comportera de la même façon à son bord, selon toi ?

— J’en ai la conviction. Tu n’aurais pas dû lui permettre de participer à cette formation. Elle désobéira aux ordres, j’en suis sûre. Et elle entraînera d’autres vaisseaux avec elle. »

L’affirmation de Rione ne relevait plus de la seule crainte des agissements d’un trublion, mais suggérait bel et bien un souci majeur. « Bon sang, tu as peut-être raison. Je regrette… » Il réussit à ravaler sa phrase.

Mais Rione avait déjà compris. « Tu regrettes que je me sois exprimée pendant la réunion ? Cette réunion où tu m’as signifié clairement de me rasseoir et me taire ?

— Je n’ai rien fait de tel !

— Tu m’as fait comprendre que je devais la fermer, renchérit-elle d’une voix sans chaleur. Je ne te le reproche pas. Mais je t’aurais volontiers coincé entre un trou noir et une supernova.

— Pourquoi ? » demanda-t-il. Il voyait très bien Rione dans le rôle de la supernova.

« Parce que, si je m’étais opposée à ce que le vaisseau de Midea rejoigne Cinq Cinq, tout acquiescement de ta part aurait été regardé comme la confirmation de la trop grande influence que j’exerce sur toi. » Elle eut un geste courroucé. « Mais, si je ne m’exprime pas, comme ç’a été le cas, tu ne jouis plus d’une perspective appréciable. Tu ne peux pas agir à partir d’un avis que je n’ai pas donné. »

Geary se rassit pour méditer. « Et c’est précisément ce qu’espèrent mes adversaires, n’est-ce pas ? Enfoncer des coins entre moi et ceux qui me prodiguent le soutien et les conseils dont j’ai besoin. Tu en es un exemple frappant. L’exemple même. » Rione esquissa une révérence moqueuse dans son fauteuil. « Et ces rumeurs cherchent à m’interdire de travailler en bonne entente avec Desjani. Comment réagir ?

— Avec le capitaine Desjani ou avec moi ? s’enquit Rione d’une voix de nouveau glacée.

— Avec les deux ! Elle commande mon vaisseau amiral et tu es ma conseillère et ma… euh…

— Mon amante. C’est le terme courtois. Traite-moi de “maîtresse” et tu le regretteras.

— J’en prends bonne note. Alors, que suggères-tu ?

— Veille à ce que ton comportement en présence de Desjani reste si impeccable qu’il ne pourra en aucun cas alimenter des rumeurs auxquelles une personne raisonnable pourrait ajouter foi. J’imagine qu’il existe au moins quelques individus sensés parmi tes commandants. Vis-à-vis de moi, continue de donner la preuve de ton indépendance en public. Je suis loin d’être la seule à m’apercevoir que je me tais quand tu me l’ordonnes, je te l’assure.

— Je n’ai pas…

— Et je suis bien certaine que la plupart de ceux qui l’ont constaté y auront vu ce que j’ai décrit. » Un coin de sa bouche se retroussa. « Plus tu donneras la preuve que tu me domines, plus tu apaiseras les inquiétudes de ceux qui croient que je te contrôle.

— Te dominer ? » Geary ne put réprimer un éclat de rire. « Honnêtement, cette idée ne m’a jamais effleuré. »

Rione arqua un sourcil.

« Tu n’es pas franchement une femme très soumise, ajouta-t-il.

— Tu auras au moins compris cela, fit-elle sèchement remarquer.

— J’ai retenu quelques leçons. » Il se releva. « Je vais me rendre sur la passerelle, je crois, pour étudier encore les données sur l’état de la flotte et procéder à des simulations.

— Pourquoi sur la passerelle ? Tu peux le faire de ta cabine.

— C’est vrai. » Il la fixa, légèrement rembruni, en se demandant pourquoi elle en faisait tellement cas. « Tu vas dans cette direction ? »

Rione haussa les épaules. « Plus tard. J’ai d’autres questions à régler.

— Si jamais on retrouve Midea morte, un couteau dans le cœur, je devrai probablement le faire examiner en quête de tes empreintes et de ton ADN, fit-il remarquer en s’efforçant de dissiper un inexplicable regain de tension.

— Il n’y aura ni empreintes ni ADN sur ce couteau, John Geary, répondit-elle en souriant, mi-moqueuse, mi-sérieuse. Pas si je l’ai tenu moi-même. »

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