Deux

Les batteries de lances de l’enfer projetaient leurs javelots chargés de particules sur la base militaire syndic et le petit chantier naval qui orbitaient depuis des siècles autour de la géante gazeuse extérieure de Baldur. La plupart des installations semblaient désaffectées, probablement depuis des décennies, et le personnel qui y subsistait, peu nombreux, se composait surtout de gardiens chargés de la maintenance et de la gestion des rares systèmes encore opérationnels. Pour l’heure, ce personnel fuyait vers l’intérieur du système à bord de capsules de survie, tandis que, derrière les fuyards, les sections tant actives qu’inactives de la base et du chantier étaient déchiquetées à bout portant par les lances de l’enfer.

Geary avait décidé d’octroyer à toute la flotte le plaisir d’anéantir les installations ennemies sur sa route vers le site minier. En l’occurrence, il avait laissé les honneurs à la huitième division de cuirassés. Acharné, Représailles, Superbe et Splendide frôlaient tour à tour la base syndic en démantelant de leur massive puissance de feu équipement, réserves et pièces détachées, en même temps que les chantiers navals qui auraient pu offrir à ces corvettes obsolètes un appui occasionnel.

La cible suivante serait l’installation minière, qu’il leur faudrait investir intacte. Compte tenu du penchant inlassable de l’humanité à construire et préserver, Geary ne pouvait s’empêcher d’apprécier l’ironie des guerres humaines : détruire quelque chose semblait toujours beaucoup plus simple que de s’efforcer de lui conserver son intégrité.

« Tu t’amuses bien ? »

Geary jeta un regard par-dessus l’écran sur lequel ses vaisseaux de guerre continuaient de réduire en miettes les installations syndics, et constata que Victoria Rione s’était introduite sans s’annoncer dans sa cabine. Ça lui était possible, puisqu’il avait réglé les paramètres de sécurité de façon à lui en autoriser l’accès, conséquence de l’époque où elle partageait encore sa couche. Il avait bien songé à modifier les réglages, puisque Rione se montrait désormais si distante, mais il n’avait pas franchi le pas.

Il haussa les épaules en réponse à sa question. « C’est une nécessité. »

Rione lui jeta un regard énigmatique et s’assit en face de lui en gardant ses distances, comme elle s’y entêtait depuis Ilion. « La “nécessité” est une affaire de choix, John Geary. Il n’existe aucune frontière évidente séparant ce qu’il nous faut faire de ce que nous décidons. »

Il se persuada qu’elle faisait allusion à quelque non-dit, mais il voulait bien être pendu s’il savait de quoi il retournait ! « J’en suis conscient.

— J’en suis sûre. En temps ordinaire », déclara-t-elle, remarquable concession de sa part. Puis elle le scruta un instant avant de répéter : « En temps ordinaire. Les commandants des vaisseaux de la République de Callas et de la Fédération du Rift m’ont rapporté ta dernière réunion stratégique. »

Geary réprima une poussée d’exaspération. « Inutile de me rappeler sans cesse que ces bâtiments se plieront à tes recommandations, puisque tu es la coprésidente de la République de Callas.

— Non, répliqua-t-elle sèchement. Black Jack Geary ne doit pas beaucoup apprécier qu’on défie son autorité, j’imagine. J’ai cru comprendre que tu avais été confronté à une nouvelle insubordination et que tu l’avais réprimée sévèrement.

— Je dois conserver le contrôle de cette flotte, madame la coprésidente ! J’aurais pu réagir beaucoup plus violemment, et vous le savez. »

Au lieu de répondre à la colère par la colère, Rione se contenta de faire la grimace et de se rejeter en arrière. « Tu aurais pu, en effet. L’important, ce n’est pas que je le sache, mais que tu en sois conscient. Tu songes à tout ce que tu pourrais faire, à tout ce dont tu t’affranchirais si tu te comportais comme Black Jack, n’est-ce pas ? »

Geary hésita. Il refusait de l’admettre, mais Rione était la seule personne à qui il pouvait s’en ouvrir. « Oui. Ça m’a traversé l’esprit.

— Ce n’était pas le cas avant, pas vrai ?

— Non.

— Combien de temps pourras-tu le refréner, John Geary ? Black Jack peut faire ce qu’il veut parce que c’est un héros de légende. Parce qu’il a remporté des victoires spectaculaires à la tête de cette flotte. »

Geary la fusilla du regard. « Si je ne les remportais pas, cette flotte mourrait. »

Elle hocha la tête. « Et plus tu en remportes, plus ta légende grandit. Chaque nouveau succès comporte un risque, car ce serait tellement plus facile pour Black Jack. Il n’aurait pas à persuader ses subordonnés de lui obéir ; il lui suffirait d’ordonner et de punir les indociles. Il n’aurait pas à se soucier du règlement ni de l’honneur. Il pourrait créer ses propres règles et son propre code de l’honneur. »

Geary s’adossa à son tour à son fauteuil et ferma les yeux. « Que me suggérez-vous, madame la coprésidente ?

— Je n’en sais rien. J’aimerais le savoir. J’ai peur pour toi. Aucun de nous n’est aussi maître de soi qu’il se l’imagine. » Les yeux de Geary se rouvrirent brusquement et il la fixa, sidéré par cet aveu de faiblesse. Rione avait détourné les siens ; elle afficha l’espace d’un instant une mine défaite, puis elle reprit contenance, pareille à un vaisseau de guerre renforçant ses boucliers, et le considéra d’un œil froid. « Que feras-tu si cette installation minière ne détient pas les matériaux que convoite cette flotte ? »

Geary eut un geste agacé. « J’en frapperai une autre. Nous avons besoin de ces minerais. La perspective de m’attarder dans ce système me répugne, mais nous ne pouvons pas entrer dans l’espace du saut sans avoir reconstitué les stocks des auxiliaires. Même quand nous aurons distribué toutes les cellules d’énergie fabriquées à ce jour, la flotte ne disposera que de soixante-dix pour cent de ses réserves normales, et c’est un niveau beaucoup trop bas pour des vaisseaux qui devront affronter un aussi long voyage de retour.

— Est-ce là ton seul souci ?

— À part toi, tu veux dire ? » demanda-t-il abruptement.

Elle soutint son regard sans ciller. « Oui. »

Sans doute aurait-il de meilleures chances de tirer les vers du nez aux prisonniers syndics que d’extorquer des informations à une Victoria Rione qui refuserait de les lui divulguer. Geary sentit ses lèvres s’incurver pour dessiner un sourire ironique. « Ouais. Il y a autre chose. » Il reporta le regard sur l’écran qu’il étudiait à son arrivée.

« Quoi ? »

Elle se leva, alla s’asseoir près de lui et se pencha légèrement pour mieux examiner l’hologramme ; le doux parfum qui émanait de sa personne ne laissait pas d’éveiller les souvenirs de leurs étreintes. Quand elle s’était refusée à lui pendant plusieurs semaines, sans autre explication, il n’avait pas très bien accueilli ce revirement. Non que Rione lui dût l’usage de son corps, mais à tout le moins une justification. Bien sûr, ils ne s’étaient jamais rien promis, de sorte qu’elle n’avait brisé aucun serment. Mais il en avait l’impression malgré tout.

Il se renfrogna, furieux contre elle et contre lui-même. « Je m’inquiète de l’état de mes vaisseaux. »

Elle lui jeta un long regard. « Ce sont surtout tes pertes qui te tarabustent », fit-elle remarquer sur un ton prosaïque. Comme Desjani et quelques autres, elle savait que Geary n’était guère habitué à la perte de vaisseaux et de leurs équipages. Un siècle plus tôt, celle d’un seul bâtiment était regardée comme une tragédie. Depuis, les batailles avaient dégénéré en bains de sang : on y perdait aisément un vaisseau ; ce n’était plus qu’un nom qu’on ressusciterait en le donnant à un bâtiment de remplacement hâtivement armé. Mais Geary vivait encore sur les sentiments qu’on éprouvait de son temps, et qui n’étaient pour lui vieux que de quelques mois puisque le sommeil de l’hibernation l’avait conservé tel qu’il était cent ans plus tôt.

« Bien sûr que nos pertes me tarabustent, déclara-t-il laconiquement en s’efforçant de dompter sa colère.

— C’est tout à ton honneur. » Le visage de Rione était tourné vers la liste des vaisseaux. « Je redoute toujours le jour où Black Jack Geary s’en souciera comme d’une guigne.

— Black Jack Geary ne commande pas cette flotte. » Il lui jeta un regard noir, irrité de voir ce sujet revenir sur le tapis. « Il ne me commande pas non plus. Je ne nie pas qu’il m’induise parfois en tentation. Il serait bien plus facile pour moi de me prendre pour un demi-dieu dont toutes les actions sont justifiées, puisque les vivantes étoiles les inspirent et que nos ancêtres les bénissent. Mais ce serait une absurdité et j’en suis conscient.

— Parfait. Mais tu dois aussi savoir que nos pertes auraient été bien plus sévères sous un autre commandant. Tiens-tu vraiment à me l’entendre dire ? Je n’ai jamais nié, depuis Sancerre, ton aptitude au commandement. »

Il ne s’en était pas aperçu, mais c’était pourtant vrai. « Merci. J’aimerais que ça y change quelque chose.

— Ça devrait, John Geary. »

Il secoua la tête. « Parce que ç’aurait pu être pire. D’accord. Je l’admets, au moins intellectuellement sinon affectivement. Mais là n’est pas le problème. Nous ne pouvons pas nous permettre ces pertes. » Geary montra le relevé de ses vaisseaux et de leur statut. « Regarde. Nos croiseurs de combat rescapés de l’embuscade des Syndics dans leur système mère ont été redistribués en six divisions. Normalement, une division se compose de six bâtiments. Celles-ci n’étaient déjà fortes au départ que de quatre croiseurs de combat, et la septième de trois seulement. Vingt-trois ont survécu à cette embuscade. Nous en avons encore perdu un, le Riposte, en sortant de ce système. »

Il s’interrompit. Perdu. Un simple petit mot. Unique épitaphe pour un vaisseau, son équipage et son commandant, un homme plus âgé que Geary et pourtant son arrière-petit-neveu. Il déglutit, conscient que Rione le regardait, puis poursuivit. « Le Polaris et l’Avant-garde ont été détruits à Vihda puis l’Invulnérable et le Terrible à Ilion. Cinq sur vingt-trois et nous sommes encore très loin de chez nous. Sans compter les dommages importants infligés à Sancerre aux vaisseaux de la deuxième division de croiseurs de combat de Tulev, dont certains n’ont toujours pas été réparés. »

Rione hocha la tête. « Je comprends ton inquiétude. Surtout quand l’Indomptable est impliqué. Rapporter dans l’espace de l’Alliance la clef de l’hypernet du Syndic qu’il transporte est crucial pour l’effort de guerre. » Elle s’interrompit. « Combien sommes-nous dans cette flotte à savoir que cette clef se trouve à bord de l’Indomptable ?

— Je n’en sais rien. Sans doute beaucoup trop. » Un soi-disant traître aux Syndics avait fourni cette clef à la flotte pour lui permettre de lancer son attaque surprise sur leur système mère, et de gagner ainsi la guerre en frappant un unique grand coup. Mais c’était également, pour les dirigeants de l’Alliance à la témérité agressive, un appât auquel ils n’avaient pas su résister. Les Syndics s’étaient doutés qu’ils goberaient l’hameçon et ils avaient tendu un traquenard à la flotte : désastre restait un euphémisme pour qualifier la défaite qui avait suivi, mais au moins une partie de la flotte en avait-elle réchappé et avait-elle survécu jusque-là ; quant aux Syndics, l’éventualité que la clef de leur hypernet se trouvait désormais à bord d’un des vaisseaux survivants devait les terrifier. « Je me suis demandé pourquoi les Syndics avaient assassiné les plus haut gradés de la flotte quand ils sont allés négocier. Il eût été plus avisé de les garder en vie pour les interroger.

— Peut-être l’ont-ils fait, fit remarquer Rione. On peut truquer une vidéo. Je reste persuadée que la plupart de ces officiers supérieurs, au massacre desquels nous avons assisté, ont bel et bien trouvé la mort, faisant ainsi de toi l’officier le plus ancien dans le grade le plus élevé, mais je ne serais pas autrement surprise d’apprendre que deux ou trois au moins de ces hommes prétendument décédés ont été précisément épargnés dans ce but. »

Ce qui voudrait dire que les Syndics savaient peut-être, maintenant, que la clef se trouvait à bord de l’Indomptable et qu’il leur fallait à tout prix détruire ce vaisseau. « De mieux en mieux, marmonna Geary, sarcastique.

— Je te demande pardon ?

— Rien. Je parlais tout seul. »

Rione lui jeta un regard agacé. « Nous sommes censés parler ensemble. La perte de ces croiseurs de combat reste aussi tragique qu’inquiétante. Mais, en revanche, nous n’avons presque pas perdu de cuirassés.

— Ouais. » Geary consulta la liste des noms. « Le Triomphe à Vihda et l’Arrogant à Caliban. » Techniquement parlant, ce dernier bâtiment était un des trois cuirassés de reconnaissance de la flotte, une sorte d’intermédiaire entre un croiseur lourd et un cuirassé ; cesser de regarder ces vaisseaux comme des croiseurs avait exigé quelques efforts. Geary se demandait quelle étrange lubie bureaucratique avait présidé à leur conception, dans la mesure où ils étaient trop petits pour se comporter en cuirassés et trop grands pour opérer comme des croiseurs lourds. « Mais le Guerrier, l’Orion et le Majestic sont dans un triste état. Il faudra du temps pour les rendre de nouveau opérationnels et prêts à combattre. Si du moins nous y parvenons. Peut-être même devront-ils subir de lourdes réparations dans un chantier naval. » Inutile d’ajouter que les plus proches chantiers navals susceptibles de s’acquitter de ces remises en état se trouvaient dans l’espace de l’Alliance. Pour le regagner en toute sécurité, la flotte aurait besoin de tous ses cuirassés, mais elle ne réussirait probablement pas, avant d’arriver à bon port, à restituer leur pleine condition opérationnelle aux plus endommagés.

Nouveau hochement de tête de Rione. « Je crois comprendre que le Guerrier a essuyé à Vidha des dommages presque aussi importants que l’Invulnérable. Ne serait-il pas plus sage de l’abandonner et de le détruire, comme tu l’as fait pour l’Invulnérable ? »

Manifestement, les espions que Rione entretenait dans la flotte l’avaient tenue informée. Geary fit de nouveau la grimace. « Le système de propulsion du Guerrier n’a pas souffert de dommages, à la différence de celui de l’Invulnérable, et il peut donc poursuivre la route avec la flotte. Je ne l’abandonnerai pas le cœur léger. Je suis incapable d’expliquer pourquoi, mais saborder un de nos vaisseaux m’est plus pénible moralement que de le voir détruit au combat. En outre, j’ai suivi d’assez près les progrès de ses réparations. L’équipage du Guerrier se crève réellement la paillasse pour retaper son bâtiment. Pour le moment, si ça devait s’aggraver, j’envisagerais plutôt de phagocyter le Majestic afin de remettre en état le Guerrier et L’Orion. Les réparations avancent sur L’Orion, mais le Majestic traîne les pieds. Aucun de ces trois vaisseaux ne pourra participer avant un bon moment aux combats en première ligne. Je vais devoir les laisser avec les auxiliaires, et leur orgueil risque d’en souffrir.

— Ils n’ont pas vraiment de quoi être fiers, lâcha Rione d’une voix sourde et âpre. Fuir cette flotte puis l’ennemi, et abandonner leurs camarades à Vihda…

— Je sais tout cela, la coupa Geary sur un ton où grondait la colère. Pour autant, je ne peux pas rayer des cadres ces vaisseaux et leur équipage ! Je dois reconstruire ces bâtiments, certes, mais aussi le moral de leurs spatiaux ; il faut qu’ils retrouvent confiance en eux, et la fierté joue donc un rôle de premier plan. »

Rione garda le silence, le visage empourpré.

« Excuse-moi.

— Je l’ai bien cherché, répliqua-t-elle, donnant surtout l’impression d’être furieuse contre elle-même. Je suis une politicienne et je devrais donc mesurer l’importance de ce à quoi croient les gens. » Elle prit une profonde inspiration pour se calmer. « Je ne suis pas insensible à la souffrance que représente la perte de bâtiments aussi importants qu’un croiseur de combat – ou de tout autre vaisseau, d’ailleurs –, mais que tu ne perdes pas de cuirassés en aussi grand nombre devrait te réconforter. »

Geary secoua la tête. « Non. Si je continue à perdre des croiseurs de combat, les divisions de cuirassés commenceront elles aussi à essuyer des pertes. »

Cette fois, Rione afficha une mine mystifiée. « Pourquoi ?

— Parce que les croiseurs de combat remplissent des tâches bien précises, expliqua-t-il. Ils sont dotés de la puissance de feu de cuirassés mais peuvent accélérer, manœuvrer et décélérer comme des croiseurs lourds. Certes, ils ne disposent ni des boucliers ni du blindage des cuirassés, puisqu’ils les ont troqués contre une plus grande vélocité. Ce qui les rend très utiles pour accomplir certaines missions exigeant vitesse et puissance de feu. Si j’en perdais un trop grand nombre, il me faudrait confier ces tâches aux cuirassés, qui sont par trop lambins. Les croiseurs de combat des Syndics les coinceraient et, bien qu’un cuirassé puisse aisément défaire un croiseur de combat, il ne saurait affronter quatre unités plus légères, voire davantage, en même temps. Ou bien il me faudrait recourir aux croiseurs et leur permettre d’essuyer des pertes encore plus lourdes, jusqu’à ce qu’il ne m’en reste plus aucun et que je me retrouve, de toute manière, contraint de faire appel aux cuirassés. »

Rione plissa le front en signe de compréhension. « Les pertes s’accéléreraient donc si nous étions forcés d’employer des vaisseaux à des tâches pour lesquelles ils n’ont pas été conçus.

— Ouais. » Geary montra l’écran. « Et, si les combattants les plus importants, cuirassés et croiseurs de combat, restaient à l’arrière, alors les croiseurs légers et les destroyers seraient réduits en lambeaux. Tout est lié. Je ne peux pas remplacer les unités que j’ai perdues et je me retrouve donc obligé de faire flèche de tout bois. » Il fixait les noms des vaisseaux, hanté par l’image des débris du Terrible après sa collision avec un croiseur de combat syndic à Ilion. Ou, plutôt, par celle d’un éclair éblouissant, seul témoignage de l’existence de ces deux bâtiments après qu’ils se furent télescopés à une fraction relativement élevée de la vitesse de la lumière. Pas seulement un bâtiment, mais tout son équipage pulvérisé en un clin d’œil. « Que mes ancêtres veuillent bien me venir en aide », chuchota-t-il.

Il sentit la main de Rione peser longuement sur son épaule et le réconforter d’une poigne ferme avant de se retirer. « Pardonne-moi.

— Victoria…

— Non. » Elle se leva brusquement en détournant la tête. « Victoria n’est pas là. La coprésidente Rione vous présente ses condoléances et vous offre son soutien, capitaine Geary. » Elle sortit en trombe avant qu’il eût pu répondre.

« Qu’avez-vous obtenu ? » demanda Geary. Il observait, à travers un miroir sans tain, la salle d’interrogatoire où le commandant du vaisseau marchand syndic qu’ils avaient détruit en émergeant à Baldur était assis, ruisselant de sueur en dépit de la relative fraîcheur qui régnait dans ce compartiment. Autour de la vitre, relevés et écrans donnaient toutes les informations disponibles sur la condition physique et l’EEG du Syndic. S’il mentait, les scans de son cerveau le montreraient de façon flagrante, et pouvoir confronter un individu à ses mensonges donnait souvent d’excellents résultats.

Le lieutenant Iger, officier du renseignement, fit la grimace. « Pas grand-chose. Les Syndics ne confient à leurs civils aucun détail sur leurs opérations militaires ou leurs pertes.

— Un peu comme l’Alliance, non ? rétorqua sèchement Geary.

— En fait… oui, capitaine, admit le lieutenant. Mais en pire. Et les Syndics ne tolèrent ni presse libre ni discussions publiques, de sorte que leurs citoyens ont beaucoup plus de mal à comprendre ce qui se passe réellement. Tout ce que les spatiaux de ce vaisseau marchand ont pu nous dire relevait de la propagande du Syndic : la victoire est assurée, nos pertes sont légères et cette flotte a été totalement anéantie.

— Il sait au moins que cette dernière affirmation est fausse, fit observer Geary. D’où venait ce vaisseau ?

— De Tikana. Encore un système négligé par l’hypernet. Le bâtiment effectuait des voyages commerciaux aux marges de l’espace syndic et travaillait pour une compagnie qui survit grâce aux miettes dont se désintéressent les plus grosses sociétés.

— Pas beaucoup de nouvelles récentes ni d’informations intéressantes, donc ?

— Non, capitaine. » Le lieutenant Iger indiqua de la main la silhouette du commandant du vaisseau marchand. « Il crève de trouille mais ne semble pas pour autant en mesure de nous en donner.

— Il n’a entendu aucune rumeur sur cette flotte, j’imagine ?

— Non, capitaine, répéta l’officier du renseignement. Et, quand il le nie, il donne l’impression de l’ignorer sincèrement. Quand nous lui avons fourni les noms de systèmes que nous avons traversés, comme Corvus ou Sancerre, il a paru les identifier, mais sans plus. »

L’espace d’un instant, Geary se demanda si oui ou non il devait s’entretenir en personne avec le Syndic puis opta pour l’affirmative. « Je vais entrer. Comment s’appelle-t-il ?

— Reynad Ybarra, capitaine. Il vient de la planète Meddak.

— Merci. » Geary franchit les trois écoutilles menant à la salle d’interrogatoire. Une fois à l’intérieur, il vit l’homme le scruter. Le Syndic semblait trop terrifié pour remuer, mais, même s’il avait été enclin à une attaque suicide, elle eût été futile. La salle d’interrogatoire était équipée d’armes braquées sur le prisonnier, assez nombreuses pour l’abattre avant même qu’il eût fait le premier pas. « Salutations au nom de l’Alliance, capitaine Ybarra », déclara Geary sur un ton officiel.

Le Syndic ne remua pas un cil ni ne lui répondit. Il se contentait de le fixer fébrilement.

« Où en est la guerre ? » s’enquit Geary.

Cette fois, le Syndic observa une pause puis se mit à débiter des phrases assez souvent entendues pour qu’elles fussent restées gravées dans sa mémoire : « Les forces des Mondes syndiqués vont de victoire en victoire. Notre triomphe sur les agresseurs de l’Alliance est assuré. »

Geary s’assit face à lui. « Vous ne vous êtes jamais demandé pourquoi vous n’aviez toujours pas gagné cette guerre quand vos forces vont depuis un siècle de victoire en victoire ? » Le Syndic déglutit mais resta coi. « Celles de l’Alliance n’étaient pas l’agresseur, voyez-vous. Je le sais parce que j’y étais. » Les yeux de l’autre s’écarquillèrent, trahissant une incrédulité mêlée d’effroi. « On vous a sûrement dit que je suis le capitaine John Geary. » La peur de l’homme s’accrut encore. « Aimeriez-vous voir la fin de cette guerre ? » Terreur. Le sujet le mettait manifestement mal à l’aise. Sans doute le seul fait de l’aborder pouvait-il valoir une inculpation de haute trahison à un citoyen syndic.

Comment l’amener à parler ? Geary recourut à un vieux subterfuge : « Vous reste-t-il des parents à Meddak ? »

L’homme hésita un instant, comme s’il se demandait s’il ne risquait rien à répondre, puis il hocha la tête.

« Vont-ils bien ? »

Geary obtint enfin quelque chose : « Seulement mon père et ma mère, lâcha le Syndic d’une voix étouffée. Ma sœur est morte pendant le bombardement d’Ikoni. Et mon frère il y a cinq ans, quand son vaisseau a été détruit au cours d’un combat. »

Geary fit la grimace. Un frère et une sœur morts à la guerre. Circonstance bien trop fréquente dans un conflit caractérisé par des batailles sanglantes et des bombardements de populations civiles. « Je suis désolé. Puissent-ils reposer dans les bras de leurs ancêtres. » Le Syndic ne réagit à ce courtois témoignage de commisération que par un regard empreint de confusion. « Je vais vous dire quelques mots puis nous vous relâcherons probablement, vous et votre équipage. Je ne me donnerai même pas la peine de vous expliquer que vos dirigeants vous mentent, puisque votre présence sur un vaisseau prétendument détruit devrait suffire à vous le faire comprendre. Non, je voudrais simplement vous mettre en tête que nous aimerions, nous aussi, mettre fin à cette guerre. Il y a déjà eu trop de morts qui n’ont servi à rien. La flotte que je commande ne s’attaquera pas à votre patrie. Passez par tous les systèmes qu’elle a traversés depuis qu’elle a quitté votre système mère, et vous constaterez qu’elle ne s’en est prise qu’à des objectifs militaires ou affiliés. L’Alliance combattra aussi longtemps et aussi férocement qu’il le faudra pour assurer la sécurité de ses planètes, mais avec honneur. Répétez-le à qui vous voudrez. »

Quand Geary se leva, le Syndic continuait de le fixer. De retour dans la salle d’observation, il trouva le lieutenant en train d’étudier les relevés.

« Alors ? demanda-t-il.

— Il ne vous croit pas, répondit l’officier.

— Non. Je m’y attendais. Pensez-vous qu’on puisse tirer des informations utiles de ces hommes ?

— Non, capitaine.

— Alors faites-leur réintégrer leur module de survie et larguez-le vers une destination sûre.

— Oui, capitaine. » Iger hésita. « Le personnel qui a inspecté ce module a constaté deux graves dysfonctionnements de ses systèmes, dus à l’emploi de matériaux bon marché et à des contrôles de médiocre qualité, capitaine.

— Vous vous en êtes inquiété ? » demanda Geary, impressionné.

Iger sourit. « Oui, capitaine. Leur vaisseau n’était qu’un habitacle de bas de gamme, mais sa condition matérielle suffit à nous donner des indications sur l’état général de l’économie des Syndics. »

Geary hocha la tête. « Je ne me souviens pas d’avoir constaté des problèmes de cette espèce sur aucune des capsules de survie militaires syndics que nous avons capturées.

— Non, convint le lieutenant. Ils donnent le premier choix et la priorité dans tous les domaines à l’armée. Seuls leurs dirigeants ont la préséance.

— Ça ne devrait pas m’étonner, j’imagine. Peut-on réparer les systèmes endommagés du module de survie de ce vaisseau marchand ?

— Oui, capitaine. Il me semble.

— Alors faites procéder à ces réparations avant le largage du module, ordonna Geary. Ils sauront qu’ils ne devront leur survie qu’à notre assistance. »

L’officier du renseignement salua, faisant étalage de sa capacité à témoigner cette marque de respect que Geary avait réintroduite dans la flotte. « À vos ordres, capitaine. Mais cet équipage n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan syndic, et, même s’il nous en était reconnaissant, ça ne nous avancerait guère.

— Peut-être. » Geary fit volte-face, s’apprêtant à partir, puis s’arrêta et se retourna. « Mais rappelez-vous qu’en s’additionnant les gouttes finissent par faire des vagues. Avec le temps, nous parviendrons peut-être à faire tanguer le bateau des dirigeants syndics. En outre, nos ancêtres ne répugnent pas à nous voir faire de temps en temps des gestes qui ne nous rapportent rien, n’est-ce pas ? »


Assis sur la passerelle de l’Indomptable, Geary regardait les images de l’installation minière syndic sur laquelle piquait sa flotte à 0,02 c. Elle allait devoir réduire encore sa vélocité pour permettre aux navettes de ralentir jusqu’à la vitesse d’atterrissage avant de dépasser son objectif. Une fenêtre virtuelle s’ouvrit près de celle qui montrait l’installation, révélant le visage impassible du colonel Carabali. « Nos troupes sont embarquées et parées, capitaine.

— Merci, colonel. » Geary l’observa soigneusement. « Voulez-vous les accompagner ? »

Carabali hésita, manifestement déchirée. « Je ferais mieux de coordonner l’assaut depuis le centre de contrôle d’un vaisseau, capitaine Geary. »

Bizarre, songea Geary. Monter en grade ne diminuait nullement le danger pour les officiers de la flotte. Lors d’une bataille, l’amiral le plus galonné prenait les mêmes risques que le spatial de deuxième classe, puisqu’ils se trouvaient à bord du même vaisseau. Mais il en allait tout autrement des fusiliers. Quand des troupes de débarquement intervenaient, leurs officiers supérieurs devaient montrer suffisamment de discipline pour ne pas participer physiquement aux engagements, afin de mieux prendre la mesure du tableau général de la bataille. On se rendait compte, non sans étonnement, que s’abstenir de se jeter dans la mêlée exigeait de ces officiers davantage de force de volonté et, d’une certaine façon, de courage que d’accompagner leurs hommes. Affronter la mort pouvait être moins pénible que les regarder mourir d’en haut.

« Très bien, colonel, se contenta-t-il néanmoins de répondre. Dois-je parler à vos hommes avant qu’ils n’entrent en action ? »

Carabali hésita à nouveau, mais pour une raison différente cette fois. « Ils sont prêts à partir, capitaine. Toute distraction maintenant serait mal avisée. »

Geary faillit éclater de rire. Une « distraction ». Si seulement ç’avait été le pire des problèmes qu’il risquait de susciter… « D’accord, colonel. Si vous avez besoin de quelque chose, faites-le-moi savoir tout de suite. Sinon, je vous laisse à vos responsabilités stratégiques.

— Merci, capitaine », répondit en souriant Carabali, tout en lui retournant un salut parfait. À la différence du reste de la flotte, les fusiliers spatiaux n’avaient jamais renoncé au salut, de sorte qu’ils n’avaient pas été contraints, naturellement, de le réapprendre. « Je vous informerai dès que nous aurons investi l’installation, capitaine Geary. »

L’image de Carabali disparut et Geary s’adossa à son fauteuil de commandement en soupirant. Il ressentait une certaine impuissance en ces moments-là. La trajectoire et la vélocité des vaisseaux étaient fixées, les fusiliers prêts à donner l’assaut, et il ne lui restait plus qu’à assister aux opérations en espérant que tout se passerait bien. Je commande à une flotte, mais je n’en reste pas moins soumis aux lois spatiotemporelles. De mon temps, j’ai connu quelques officiers qui s’imaginaient que leur grade les autorisait à mépriser ces impératifs, mais sans doute ont-ils trouvé la mort prématurément durant cette guerre. Pendant que je dérivais dans le vide en hibernation, et que l’Alliance faisait de moi un héros de légende. Savoir qui, de nous tous, a eu le plus de chance ?

« Personne ne quitte l’installation minière », fit remarquer Desjani.

Geary reporta son attention sur l’écran et opina. « Aucun module de survie, et même ce vieux baquet reste en position. Ceux qui se trouvent dedans préfèrent s’y incruster que de l’évacuer.

— Ils craignent sans doute que nous ne détruisions tout ce qui tenterait de s’en échapper », avança Desjani sur un ton suggérant que c’était l’habitude dans la flotte avant qu’il n’en prît le commandement.

Quel honneur y a-t-il à canarder des modules de survie sans défense ? Il s’interdit de poser la question. Ces pratiques, qu’il trouvait abjectes, étaient devenues quotidiennes au bout d’un siècle de guerre, à mesure que les Syndics se livraient à des atrocités de plus en plus abominables et que l’Alliance répliquait en proportion. Au fil du temps, les descendants des officiers et des spatiaux qu’il avait connus avaient beaucoup oublié. Jusqu’à ce qu’un Black Jack Geary adulé se réveille et leur remette en mémoire les vieilles notions auxquelles il avait lui-même cru. Desjani avait été parmi les premiers à prendre conscience de ce que leur avait fait perdre cette obstination à s’efforcer d’égaler l’inhumanité des Syndics, tant et si bien qu’il eût été stupide de ramener le sujet sur le tapis. « À moins qu’ils n’aient cru, en nous voyant décélérer, que nous venions investir l’installation au lieu de la détruire. Mais ils ne peuvent pas espérer repousser notre assaut.

— Non, confirma-t-elle. Mais ils pourraient nous infliger des pertes et nous ralentir. Leurs dirigeants consentiraient sans doute à les sacrifier dans ce seul but.

— Ouais. » Ils en avaient déjà eu la preuve dans presque tous les systèmes qu’ils avaient traversés. Les Syndics étaient prêts à risquer des planètes entières pour frapper la flotte de l’Alliance qu’ils pourchassaient. Geary étudia de nouveau l’image de l’installation. « Ils disposent de trains à sustentation magnétique pour déplacer le minerai brut. »

Desjani hocha la tête. « En cherchant à les détruire de loin, on risquerait de toucher les réserves.

— Dans quelle mesure pourraient-ils s’en servir comme d’une arme ? »

Elle haussa les épaules. « Ils pourraient tenter le coup. Mais nous les verrions surélever les rails pour essayer de frapper nos vaisseaux ou les navettes. »

Geary opina puis vérifia que ses deux cuirassés de reconnaissance survivants, l’Exemplaire et le Cœur de Lion, freinaient bien pour aller se mettre en position juste au-dessus de l’installation minière, en ajustant leurs manœuvres respectives avec exactitude afin de pouvoir la cribler à courte portée de leurs lances de l’enfer. Théoriquement, on aurait pu larguer un petit missile cinétique depuis une longue distance, avec assez de précision pour détruire une cible réduite sur orbite fixe, mais Geary tenait à préserver son stock de ces projectiles que les fusiliers surnommaient les « cailloux ». De surcroît, il adhérait dans la pratique aux vieilles théories selon lesquelles plus on se trouve près de sa cible, plus on a de chances de la toucher de plein fouet, et qu’il est stupide de gaspiller trop de munitions sur elle. De sorte que les lances de l’enfer feraient parfaitement l’affaire.

Il savait qu’une théorie plus récente, engendrée par un siècle de guerre, affirmait qu’il valait mieux utiliser un gros projectile cinétique pour détruire, non seulement la cible prévoie, mais une assez vaste zone alentour, puisqu’elle appartenait après tout à l’ennemi, abritât-elle des écoles, des hôpitaux et des maisons. Mais il n’avait pas l’intention de se conformer jamais à cette logique.

Aucun des deux cuirassés de reconnaissance n’avait encore ouvert le feu puisqu’on ne leur avait pas assigné de cible. Mais quand les navettes des fusiliers atterriraient, ils seraient postés en surplomb à proximité.

« Lancement de la force de débarquement », annonça une vigie.

Une douzaine de navettes se séparèrent de leur vaisseau ; leur trajectoire s’incurvait vers l’installation minière.

« Pourquoi douze seulement ? s’enquit la coprésidente Rione, assise derrière Geary. Ça ne ressemble pas au colonel Carabali. D’ordinaire elle met le paquet. »

Rione sous-entendait-elle qu’il avait ordonné à Carabali de restreindre les effectifs ? Il se retourna vers elle. « Ce n’est pas une très grande installation, madame la coprésidente. Une troupe d’assaut plus importante n’aurait pas la place de débarquer. »

En revenant à son écran, il constata que le capitaine Desjani plissait le front, visiblement agacée par la question de Rione. Mais elle s’exprima d’une voix égale : « Activité autour des trains à sustentation magnétique. »

Geary se tortilla pour concentrer son attention sur les rails de sustentation servant à transporter le minerai, les conteneurs et d’autres pièces d’équipement autour de l’installation. Les senseurs optiques et à large spectre des vaisseaux de l’Alliance étaient assez précis pour localiser de petites cibles à l’autre bout d’un système solaire. À si faible distance, ils pouvaient aisément distinguer et compter, si besoin, des grains de poussière. Les cibles de taille humaine étaient très facilement repérables.

Effectivement, un petit groupe d’hommes s’agglutinait autour d’un des rails terminaux, dont ils braquaient l’extrémité sur les silhouettes du Cœur de Lion et de l’Exemplaire. « Les imbéciles », ne put-il s’empêcher de murmurer.

Desjani acquiesça d’un hochement de tête. « L’Exemplaire active ses lances de l’enfer. »

Cinq systèmes de contrôle conçus pour frapper des objectifs se déplaçant à des milliers de kilomètres par seconde pendant les quelques fractions de seconde d’une fenêtre de tir n’auraient aucun mal à faire mouche sur un objet rapproché, pratiquement fixe par rapport à leur vaisseau. Geary ne pouvait pas distinguer sur l’écran visuel le rayon chargé de particules qui déchiqueta le segment de rail de sustentation, mais les conséquences lui apparurent très nettement : cette portion du rail fut réduite en miettes et tous les ouvriers alentour soufflés par la violence des débris projetés dans leur direction ; un trou net et lisse s’ouvrit dans la surface de la lune là où la lance de l’enfer, à peine ralentie par les menus obstacles qu’elle rencontrait sur son passage, avait continué de la forer.

Un autre segment puis un troisième explosèrent. Geary poussa un juron et pressa sa touche des communications. « Exemplaire, Cœur de Lion ! Ne frappez que les cibles identifiées.

— Ils se servent de ces rails comme d’une arme, capitaine », protesta l’Exemplaire.

Avant de répondre, Geary s’assura que le bombardement avait cessé. C’était le cas, à son plus grand soulagement. « Ils ont essayé, mais vous avez réussi à les éliminer. Cela dit, mes ingénieurs auront besoin du reste de cette ligne. » Il observa un bref silence puis : « Beau travail. D’une excellente précision.

— Merci, capitaine. Compris. L’Exemplaire ne tirera que sur les menaces actives. »

Correct. Geary consulta la banque de données de la flotte pour se renseigner sur les états de service du commandant de l’Exemplaire. Capitaine de frégate Vendig. Très bien noté. Recommandé pour le commandement d’un croiseur de combat. Pourquoi pas un cuirassé ? Geary se renfrogna en constatant, pour la toute première fois, que ses meilleurs officiers commandaient tous à un croiseur de combat. Inversement, nombre de ceux qui lui créaient des problèmes, dont les plus rétifs, tels les capitaines Faresa, Numos et Casia, ce nouvel emmerdeur, étaient à la tête d’un cuirassé. Je ne m’en étais pas rendu compte jusque-là, je n’avais pas su le voir et, quelle qu’en soit la raison, elle doit sauter aux yeux de tous les officiers de cette flotte. Il y avait beaucoup moins de cuirassés de mon temps, et l’on voyait en leur commandement ce qu’un bon officier pouvait briguer de mieux. Quelque chose a dû se produire au cours du dernier siècle et modifier cet état de fait. Je ferais bien de découvrir quoi.

Les navettes approchaient à présent de l’installation minière et fondaient sur elle comme des oiseaux de proie piquant sur leur gibier ; leurs moteurs s’activaient âprement pour épouser le plus vite possible la même vélocité que cette cible mouvante. Le regard de Geary ne cessait d’osciller de l’hologramme en surplomb de la flotte, qui montrait son déploiement sur plusieurs secondes-lumière, à l’écran qui affichait sous ses yeux une vue de l’installation, puis aux images des fusiliers, sur l’écran tactique qu’ils utiliseraient. Des symboles représentant les forces ennemies commençaient de surgir et de disparaître sur ce dernier, à mesure qu’étaient repérés des défenseurs isolés se déplaçant au milieu des équipements et installations minières.

Geary cocha un de ces symboles menaçants et une image figée apparut sur l’écran avec une précieuse légende explicative. À l’épreuve de toute bévue, dis donc ! songea-t-il en admirant la simplicité du système ; puis il fronça les sourcils : d’autres fenêtres continuaient de s’ouvrir et de se multiplier, trop vite pour qu’on suivît les informations qu’elles fournissaient, avec d’amples détails sur l’armement ennemi, son endurance, l’énergie qu’il utilisait, ses sources, ses cuirasses défensives et mille autres menus renseignements dont le commandant d’une flotte n’avait que faire. Quelqu’un avait pourtant formaté son écran pour l’encombrer de toutes ces fadaises. Il faut dire aussi qu’il y a toujours des idiots susceptibles de tout faire foirer !

Geary jurait dans sa barbe en refermant laborieusement, l’une après l’autre, toutes ces fenêtres méticuleusement bourrées de données, jusqu’à ce qu’il accédât enfin à l’image voulue assortie de quelques bribes d’information essentielles. Il l’étudia, entraperçut une silhouette vêtue de ce qui ressemblait à une combinaison de survie plutôt qu’à une cuirasse de combat. La légende le confirmait, faisant de surcroît remarquer que l’aspect du défenseur syndic évoquait le port d’une de leurs combinaisons de survie standard obsolètes. Il portait une sorte de fusil à impulsion, au niveau d’énergie trop faible pour inquiéter des fusiliers en cuirasse de combat, qui servait certainement à assurer la sécurité intérieure, expliquait encore la légende. La sécurité intérieure ? Dans une installation aussi réduite ? Oh ! Il leur faut des gens pour mettre au pas les citoyens syndics qui y travaillent. Compte tenu de la présence de cette ligne de sustentation magnétique, il serait mal avisé de laisser des rebelles faire main basse sur une installation permettant de balancer des cailloux vers les planètes habitées du système.

Il vérifia les autres symboles représentant une menace et en eut la confirmation : tous identiques. « Pas de soldats. On a remis des armes aux gens de la sécurité intérieure et autres occupants de l’installation minière et on les a envoyés au casse-pipe. Du diable si je comprends ce que cela signifie ! »

Desjani se rembrunit en étudiant à son tour la même image, projetée devant son propre fauteuil. « Ils ne peuvent qu’espérer nous ralentir. C’est probablement leur seule mission, à moins que les commandants syndics de ce système ne délirent complètement. »

Nous ralentir. Geary contrôla de nouveau son écran tactique en se demandant ce qu’il aurait dû y voir qui n’y figurait pas. Puis il se rendit compte de quelque chose. « Ils ne sabotent strictement rien. Pourquoi n’ont-ils pas fait exploser tout ça ? Nous n’assistons même pas à l’extinction de leurs équipements, qui aurait dû accompagner le sabotage de leurs systèmes opérationnels.

— Un piège ? s’inquiéta Desjani.

— Ce ne serait pas une première. » Geary tapota son écran pour appeler le colonel Carabali. « Ça ressemble à un traquenard, colonel. »

Elle hocha la tête, l’air harassée. « Oui, capitaine. Ça en présente effectivement tous les signes. Mes troupes d’assaut ont reçu l’ordre de rechercher tout ce qui pourrait nous exploser à la figure. On devrait être témoins de multiples tentatives de démolition à petite échelle, mais mes experts me disent qu’une installation minière comme celle-là ne devrait pas disposer des moyens de créer une énorme explosion, compte tenu surtout du bref délai qui lui a été imparti pour se préparer.

— Ça n’a pas l’air de vous rassurer, colonel. »

Carabali lui adressa un sourire aussi fugace que dépourvu de gaieté. « Non, capitaine. Avec votre permission, j’aimerais me remettre à superviser l’assaut, capitaine Geary.

— Certainement, colonel. Avec toutes mes excuses. » Mécontent d’avoir enfreint une de ses propres règles en tenant la jambe d’un officier qui s’efforçait d’exécuter les ordres qu’il lui avait lui-même donnés, Geary chercha à se détendre.

« L’amiral Bloch gardait toujours à l’écran le commandant des fusiliers, fit remarquer Desjani à voix basse. Il aimait présenter des commentaires et des suggestions et, bien sûr, s’attendait à ce qu’on répondît sur-le-champ à toutes ses questions.

— Vous voulez plaisanter ? »

Elle secoua la tête.

Geary eut un rire bref. « Au moins suis-je un peu moins nul.

— Vous devriez le savoir, me semble-t-il : votre manière d’exercer le commandement ne dérange sans doute aucunement le colonel Carabali. »

Bon, évidemment, pour ce qui concernait le capitaine Desjani, Geary ne pouvait mal faire en aucun cas. Mais la seule idée de travailler avec un commandant qui aurait tenu à ce qu’il restât en ligne durant toute l’intervention, et exigé qu’il lui consacrât une partie de l’attention qu’il aurait dû porter au combat le faisait frissonner.

À ce propos, les navettes commençaient à se glisser dans les créneaux d’atterrissage ; les sas des soutes s’ouvraient et les fusiliers s’en déversaient déjà en cuirasse de combat, tandis que les petits appareils poursuivaient leur route pour déployer les troupes au sol plutôt que toutes les amasser en une seule cible compacte. Les douze navettes déposèrent donc douze files de fusiliers puis décollèrent en vitesse. « Belle exécution, ce débarquement, fit observer Geary. Les plans de vol étaient-ils automatisés ? »

Desjani fronça les sourcils, fit signe à une vigie puis attendit sa réponse. « Non, capitaine. Les pilotes des navettes ont préféré recourir aux commandes manuelles. Les fusiliers ont conclu un pacte avec eux. Tant que les pilotes font du bon boulot, ils les laissent conduire eux-mêmes leurs coucous.

— Un arrangement raisonnable. Et, si jamais l’un d’eux se plantait, les fusiliers exigeraient qu’ils passent en pilote automatique au prochain largage ?

— Euh… oui, capitaine, confirma la vigie. Après un largage raté, les fusiliers survivants chopent le pilote fautif, qu’il soit homme ou femme, et le laissent sur le carreau. Mais on ne les a jamais pris en flagrant délit, capitaine.

— Bien sûr que non », fit Geary en réprimant un sourire. Les files de fusiliers entraient dans l’installation minière en se déplaçant par sections, d’un couvert à l’autre, afin de se protéger mutuellement.

La précaution semblait néanmoins superflue. Geary scrutait l’écran, de plus en plus mal à l’aise à mesure que les groupes de symboles ennemis se repliaient plus vite que n’avançaient ses fusiliers. Les éléments de tête ennemis disparaissaient déjà dans certains des puits qui parsemaient la surface du satellite. « Que diable se passe-t-il ? »

Un instant plus tard, le colonel Carabali l’appelait : « Les défenseurs n’ont pas l’air d’opposer de résistance, capitaine Geary. Ils s’enfoncent très vite dans les galeries.

— Je viens de le constater. Pourquoi ne combattent-ils pas ? Vous en avez une idée ?

— Ils veulent évacuer l’installation avant qu’il n’arrive quelque chose, j’imagine, capitaine. Nous avons déjà émis l’hypothèse qu’il pourrait s’agir d’un piège. »

Les défenseurs évacueraient-ils une zone d’explosion ? « Que recommandez-vous, colonel ?

— Capitaine, autant ça me déplaît, autant je préférerais battre en retraite jusqu’à ce que nous ayons scanné chaque atome de ce caillou et découvert ce qu’y ont planqué les Syndics. »

Geary hésita. L’entreprise exigerait un temps fou. Pouvaient-ils attendre si longtemps ? D’autant qu’il faudrait encore ralentir la flotte et épuiser ses réserves de carburant. Mais il ne pouvait pas non plus ordonner aux fusiliers de s’aventurer plus avant dans ce qui ressemblait chaque seconde un peu plus à un piège mortel. « Colonel… »

Une voix acérée résonna derrière lui. « C’est un bluff. » Il se retourna et vit la coprésidente Rione, l’air péremptoire, se pencher dans le siège de l’observateur. « Aucun de vous ne joue-t-il jamais aux cartes ? Les Syndics ont créé une situation qui ressemble à un piège. Pourtant, ils n’ont pas vraiment démontré qu’ils étaient en mesure de faire sauter toute l’installation et, d’ailleurs, ils l’ont laissée intacte. Si nous fuyions, ils auraient sauvé leur mine et nous n’aurions pas obtenu ce que nous y sommes venus chercher. Si nous ralentissions et prenions notre temps, nous nous attarderions dans ce système stellaire. Ils en sortent gagnants dans les deux cas. »

Le colonel Carabali semblait perplexe. « L’argument de la coprésidente Rione me paraît logique, mais…

— Colonel, la coupa Rione, les Syndics font-ils d’ordinaire très grand cas de la santé de leur petit personnel ? Comme ces mineurs, par exemple.

— Non, madame la coprésidente. Jamais.

— Alors pourquoi ne leur ont-ils pas ordonné de retarder encore plus votre occupation effective de l’installation en attirant davantage de fusiliers dans ce prétendu piège ? Pourquoi se sont-ils retirés dans des galeries de mines d’où ils ne peuvent pas riposter et où ils feraient désormais, si nous décidions de tirer dans ces puits, des cibles faciles ?

— Avec tout le respect qui vous est dû, madame la coprésidente, vous n’êtes pas là-bas avec mes fusiliers », déclara le colonel Carabali en contrôlant soigneusement sa voix.

Rione la dévisagea en plissant les yeux. « Si vous vous imaginez que je fais ce choix à la légère, je vous rappelle que certains des fusiliers qui participent à cet assaut viennent de la République de Callas. Si je croyais à un plus grand danger, je me garderais bien de les mettre dans cette situation. »

Carabali se rembrunit, imitée par Desjani. Toutes deux fixèrent Geary. Ouais, d’accord. Rione croit à ce qu’elle dit, mais puis-je la suivre sur ce terrain ? Après tout, ce n’est pas une militaire. Elle n’est pas non plus aux commandes, et c’est d’ailleurs pour ça que tout le monde me regarde. La responsabilité m’en incombe donc. J’ai envie de prendre Rione au mot, car, si elle ne s’abuse pas, tout se passera comme je l’ai souhaité. Ne serais-je pas trop pressé de me ranger à son avis précisément pour cette raison ? Et si elle se trompait ? S’il ne s’agissait pas d’un bluff ?

Nous perdrions un tas de fusiliers et tout ce que nous sommes venus chercher dans cette installation.

Mais pourquoi les Syndics auraient-ils soudain fait montre d’une telle sollicitude pour la santé de leur petit personnel, avant de lui ordonner de se fourrer dans une aussi mauvaise passe ?

Il faut que je me décide. Si je me trompe, nombre de fusiliers vont mourir. D’un autre côté, si je prends l’autre décision, cette flotte risque de s’attarder ici encore plus longtemps et inutilement, tandis que les Syndics en profiteront pour amasser des forces dans les systèmes stellaires environnants.

Veuillez me montrer un signe, ô mes ancêtres.

S’ils le firent, Geary n’en vit ni n’en sentit rien. Il regarda Desjani et lut en elle la confiance la plus absolue : il prendrait nécessairement la bonne décision. Quelle qu’elle fût. Rione le scrutait, le visage sévère, comme si elle le mettait au défi de la croire. Le colonel Carabali se bornait à patienter ; impossible de deviner ce qu’elle ressentait derrière son masque d’impassible professionnalisme. Plus Geary tergiversait, plus la décision risquait de lui échapper en raison d’un développement imprévu de la situation. Il avait une responsabilité envers ces fusiliers, celle de faire un choix, de clairement déterminer qui devrait rendre des comptes si le pire se produisait. Étrange ! D’ordinaire, c’était Rione qui jouait les Cassandre…

C’était le plus souvent le cas. Rione, la femme politique, préférait toujours ne prendre aucune part dans les décisions qui pouvaient compromettre la sécurité de la flotte. Aujourd’hui, pourtant, elle prônait la témérité alors que le commandant des fusiliers de Geary et l’un de ses plus fougueux officiers recommandaient la prudence. Soit elle avait perdu les pédales, soit les ancêtres de Geary lui envoyaient effectivement un signe. Par son truchement.

Il marmotta une brève prière. « Il me semble que la coprésidente Rione a raison. Maintenez vos fusiliers à l’intérieur et ordonnez-leur d’occuper toute l’installation. »

Carabali salua, le visage rigide. « Oui, capitaine. » Son écran s’éteignit alors qu’elle transmettait les ordres.

Geary fixa le sol en espérant qu’il n’avait pas permis à son sentiment d’urgence de prendre le pas sur le sens commun. Lorsqu’il releva les yeux, l’écran tactique montrait les fusiliers en train de s’enfoncer en masse dans l’installation, tandis que la représentation de cette dernière passait graduellement au vert, une section après l’autre, pour indiquer qu’elle était nettoyée et sécurisée.

Rien n’avait encore explosé.

Il céda à la tentation d’afficher la vue qui s’offrait à l’un de ses sous-officiers. Une fenêtre s’ouvrit devant lui, montrant ce que filmait l’objectif fixé sur son casque. Cette section de l’installation rejoignait la surface, de sorte que les fusiliers s’y déplaçaient dans une zone privée d’atmosphère. De loin en loin, une lampe illuminait le matériel devant lequel ils passaient, et ses rayons à la nette définition n’éclairaient que ce qui devait l’être impérativement, puisque l’absence d’air interdisait la diffusion de la lumière. Les ombres étaient aussi noires et tranchées que brillantes les zones éclairées.

Il émane toujours d’un lieu abandonné une impression sinistre, la sensation que ses occupants précédents ne l’ont pas réellement quitté et sont toujours là, cachés quelque part, à guetter les intrus qui envahissent leur espace. Dans la mesure où les installations désaffectées des mondes privés d’atmosphère ne changent guère, un bâtiment déserté à peine quelques instants plus tôt donne autant l’impression d’être hanté que s’il était resté inoccupé pendant des siècles. Quelqu’un avait-il arpenté ce sol il y avait une heure, la veille, un siècle auparavant ? Bien que Geary eût vu de ses yeux les défenseurs traverser cette zone précise un peu plus tôt, et que les équipements enfouis fussent encore en activité à l’intérieur, cette mine n’en semblait pas moins déserte et silencieuse de l’extérieur.

Un sas hermétique se dressa devant le sous-officier des fusiliers. Geary vit deux engagés brancher des câbles au système de verrouillage et décrypter son code d’accès. Les armes se braquèrent sur l’écoutille dès qu’elle commença de s’entrouvrir et un fusilier planté près d’elle balança un petit objet par l’orifice avant de reculer de quelques pas, tandis que la charge à impulsion magnétique explosait dans le sas et grillait les circuits des armes, des combinaisons de survie et d’éventuels détonateurs des plus proches pièges ennemis.

Puis les fusiliers s’y engouffrèrent, longèrent des tunnels déserts en enfonçant les portes à coups de pied ou en les faisant sauter, en quête de tout ce qui pouvait leur paraître anormal ou ressembler à une bombe.

Geary se frappa le front d’exaspération en se rendant compte qu’il avait oublié un détail qui pouvait se révéler très utile ; il gifla sa touche des communications. « Capitaine Tyrosian, vos vaisseaux ont désormais libre accès aux images transmises par la force de débarquement qui investit l’installation minière. J’imagine que les ingénieurs des auxiliaires connaissent l’équipement auquel nous avons affaire et seront capables d’identifier tout ce qui n’a rien à y faire. Demandez à quelques-uns d’observer les fusiliers le plus tôt possible. »

La réponse de Tyrosian mit plus longtemps qu’elle ne l’aurait dû à lui parvenir, car les auxiliaires occupaient désormais le centre de la formation de l’Alliance. « Habituellement, mon personnel ne prend pas directement part aux opérations, capitaine, déclara-t-elle, légèrement hésitante.

— Ce sera le cas cette fois-ci, répondit fermement Geary en s’interdisant de vociférer. Je tiens à ce que des gens qualifiés examinent ces données le plus vite possible, et qu’on m’informe sur-le-champ de tout ce qui pourrait éveiller leurs soupçons. »

Avant qu’elle eût pu répondre, Geary vit s’ouvrir une autre fenêtre encadrant le colonel Carabali. « Quelqu’un transmet les données de ma troupe d’assaut aux ingénieurs des auxiliaires, affirma-t-elle, les sourcils froncés.

— C’est moi, colonel.

— Je me vois contrainte de protester, capitaine. Il s’agit là d’un personnel d’appui non combattant, qui n’a nullement besoin d’accéder en temps réel aux informations de mes hommes. »

Geary s’efforça de ne pas trahir son irritation croissante. « Ils ne vous nuiront en rien.

— Avec tout le respect qui vous est dû, capitaine Geary, les ingénieurs sont parfaitement capables de déclencher le pire des foutoirs dans le monde réel s’ils ne sont pas surveillés de près, déclara Carabali avec raideur. Et je ne peux pas me permettre le luxe de m’en charger. »

La réponse du capitaine Tyrosian lui parvint juste après ces derniers mots. « Nous n’avons pas la liste des spécifications de ce que nous sommes censés chercher, capitaine Geary. »

Une migraine croissante se substitua à sa tension nerveuse. « Une minute, colonel, répondit-il, les dents serrées. Vos ingénieurs doivent rechercher tout ce qui n’aurait pas sa place dans une installation minière, capitaine. » Tyrosian hocha la tête mais ne se départit pas de son expression intriguée. « Bombes. Objets piégés. Tout ce qui pourrait exploser. »

L’ahurissement de Tyrosian ne fit que croître. « Quantité de pièces d’équipement pourraient être victimes de pannes catastrophiques si elles étaient mal…

— Capitaine Geary, la coupa le colonel Carabali, dont le visage crispé et la voix tendue trahissaient la plus totale désapprobation, je vous déconseille fortement de…

— Mes gens doivent pouvoir parler directement aux officiers des fusiliers de ce qu’ils voient dans l’installation, suggéra timidement Tyrosian. Sans des indications précises…

— Très bien ! » les coupa Geary. Mauvaise idée. Soit je leur ordonne de s’exécuter, soit j’annule tout. Je suis assez cinglé pour leur dire : « Obéissez ! », et ça signifie sans doute que je ferais mieux de m’en abstenir. Ça m’apprendra à improviser face à deux tempéraments aussi opposés. « Annulez ma directive précédente. Les données transmises par les forces d’assaut resteront disponibles pour les ingénieurs mais uniquement à réception. S’ils repèrent quoi que ce soit de suspect, contactez-moi sans tarder, capitaine Tyrosian. Poursuivez votre assaut, colonel Carabali, et toutes mes excuses pour cette diversion. »

Les ordres de Geary parurent stupéfier les deux femmes, comme si elles s’étaient attendues à une issue différente ; puis Carabali salua précipitamment, juste avant que sa fenêtre ne se refermât de nouveau. Tyrosian hocha la tête. « Oui, capitaine. Les… euh… navettes de l’équipe de l’ingénierie ont été larguées avec leur matériel.

— Parfait. Assurez-vous que tous, à bord de ces navettes, comprennent bien qu’ils restent sous le contrôle du commandant de la force d’assaut des fusiliers. »

Il s’adossa à son fauteuil dès que la seconde fenêtre de com se fut refermée et se massa le front pour apaiser une migraine désormais monstrueuse. Desjani, qui n’avait pu surprendre ses communications privées avec les deux autres officiers, lui jeta un regard empreint de commisération. « Les ingénieurs ?

— Et les fusiliers, répliqua-t-il aigrement. Pourquoi ai-je parfois l’impression de passer plus de temps à combattre mes propres officiers que l’ennemi ? » Son regard se reporta sur l’écran tactique. L’infanterie continuait d’investir l’objectif. Elle occupait à présent la quasi-totalité de l’installation minière et entreprenait de poster des gardes à l’entrée des puits donnant accès aux galeries où s’étaient réfugiés ses défenseurs. Les navettes transbordant les équipes d’ingénieurs fondaient déjà sur le satellite, prêtes à larguer directement leur personnel qualifié sur le principal terrain d’atterrissage de l’installation.

S’il fallait absolument que quelque chose explosât, ça risquait de se produire d’une seconde à l’autre.

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