Neuf

Plus de trois jours s’étaient écoulés et les Syndics n’avaient toujours pas bougé. À mesure que la flotte de l’Alliance traversait le système de Lakota, sa distance au portail de l’hypernet diminuait graduellement. Dans deux heures, elle s’en trouverait au plus proche (encore que « proche » soit un terme relatif quand on parle d’une distance de trois heures-lumière et demie) puis s’en éloignerait de nouveau en poursuivant son chemin vers les points de saut.

Geary tenait constamment à l’œil les Syndics et sa propre formation Écho Cinq Cinq. Mais, depuis qu’ils avaient rejoint cette dernière, Midea et son Paladin se comportaient convenablement et maintenaient la position auprès de l’Orion et du Majestic.

Rien de bien excitant ne s’était encore produit, à part le spectacle du lent déploiement à travers le système de Lakota du barrage cinétique lancé par les vaisseaux de l’Alliance : des dizaines de trajectoires filant vers les points d’interception préprogrammés de certaines lunes, planètes et installations en orbite fixe. Chaque fois que le tir de barrage atteignait un de ses objectifs, les senseurs de l’Indomptable fournissaient des images claires et distinctes des impacts sur les dispositifs de défense syndics et leur armement disparaissant dans une éruption de plasma et de débris.

« Au moins ne serons-nous pas restés inactifs dans ce système », grommela Desjani alors qu’ils regardaient une autre installation syndic se transformer en cratères bordés de ferraille et de décombres épars. Elle jeta à Geary un regard embarrassé. « Je n’ai pas voulu dire…

— Je comprends. Moi aussi je me sens frustré. »

Très en retrait, les transports de minerai syndics arraisonnés convergeaient vers la formation de l’Alliance, escortés par ses escadrons de destroyers comme par de vigilants chiens de berger. Pour opérer la jonction, les lourds vaisseaux marchands devraient consumer la presque totalité de leurs cellules d’énergie afin de maintenir l’accélération, mais, dans la mesure où ils n’iraient nulle part quand l’Alliance en aurait fini avec eux, c’était de peu d’importance.

« Sept heures avant qu’Écho Cinq Cinq et ces transports ne se rejoignent, fit remarquer Desjani.

— Ouais. Pourquoi les Syndics ne réagissent-ils pas ? Ils n’ont jamais fait preuve d’autant de passivité quand nous sommes entrés dans un de leurs systèmes. »

Hélas, le renseignement était incapable de lui fournir une réponse, bien que le lieutenant Iger eût suggéré à Geary que, si la flotte se rapprochait assez de la planète habitée, il en résulterait peut-être entre les Syndics un échange de communications plus important et éventuellement exploitable. Mais, peu soucieux de brûler davantage de cellules d’énergie en détournant la flotte de sa trajectoire, ni de mettre en péril ses vaisseaux en les soumettant au tir des défenses fixes de la planète, Geary avait décliné.

La flotte de l’Alliance se trouvait encore à près d’une heure du point le plus proche du portail sur sa trajectoire, et Geary envisageait sérieusement de prendre d’autres mesures pour rendre plus attrayant, aux yeux des vaisseaux syndics qui le surveillaient, l’appât qu’il agitait sous leur nez, quand il se produisit enfin quelque chose. Mais rien de bénéfique, hélas.

« Capitaine Geary ! Une flottille syndic vient d’émerger du point de saut de T’negu ! »

Quand il arriva enfin sur la passerelle de l’Indomptable, les senseurs de la flotte avaient fini de déterminer l’importance des nouveaux venus. Le capitaine Desjani montra l’hologramme. « Nous avons comparé les chiffres et il s’agit apparemment de la force d’interception postée à T’negu, où elle comptait nous voir émerger. Un des avisos qui nous épiaient à Ixion a dû sauter vers T’negu dès qu’ils nous ont vus emprunter le point de saut pour Lakota. Si nos renseignements sur la durée des transits d’Ixion à T’negu puis de T’negu à Lakota sont exacts, cet aviso a tout juste eu le temps d’atteindre T’negu pour informer de notre destination les Syndics de ce système, et eux celui de venir ici.

— On aurait dû s’y attendre », lâcha Geary, furieux contre lui-même. Au cours de son long repli à travers l’espace syndic, la flotte de l’Alliance n’avait que rarement rencontré des situations auxquelles s’appliquait ce genre de géométrie spatiale, mais ce n’était nullement une excuse.

« Les Syndics ne réagissent pas si promptement d’ordinaire, fit remarquer Desjani. Obtenir l’autorisation de quitter T’negu pour venir à Lakota aurait dû exiger un plus long délai. »

Geary n’ergota pas ; il évaluait d’un œil morose la nouvelle flottille syndic : « Dix-huit cuirassés, quatorze croiseurs de combat, vingt-trois croiseurs lourds. » Plus un grand nombre de croiseurs légers et d’avisos. Soit, avec celle qui gardait le portail de l’hypernet, une flotte à peu près équivalente à celle de l’Alliance. « Le rapport de forces vient de s’équilibrer dans ce système stellaire.

— Nous gardons toujours l’avantage sur chacune de ces flottilles prises individuellement, argua Desjani.

— Ouais. Du moins si nous parvenons à engager le combat avec l’une sans que l’autre intervienne. Mais celle qui vient d’émerger est assez importante en soi pour nous poser un gros problème. » Il songea à ce qui serait arrivé si sa flotte avait émergé à T’negu dans un dédale de champs de mines assorti de cette grosse flotte syndic. On pouvait toujours trouver pire, assurément. Il consulta encore l’hologramme. « Ils ont dû nous voir dès leur entrée dans le système. Pourquoi n’adoptent-ils pas une trajectoire d’interception ? »

Desjani secoua la tête. « Je n’en sais rien, capitaine. Des forces syndics moins nombreuses se sont montrées plus agressives lors de nos rencontres. » Elle se retourna vers lui. « Peut-être ont-ils peur de vous. »

Il faillit éclater de rire, mais Desjani avait l’air très sérieuse. « Ce serait génial si c’était vrai, finit-il par répondre. Mais…

— Ils pivotent ! annonça une vigie. Bravo modifie sa trajectoire et sa vélocité. »

Le regard de Geary se reporta sur l’écran. La flottille syndic se trouvait encore à trois bonnes heures-lumière. Elle avait repéré la flotte de l’Alliance plus de trois heures avant que celle-ci n’eût seulement pris conscience de son irruption. Largement le temps de faire des plans, d’envoyer des ordres aux autorités syndics de ce système ou d’en recevoir de leur part. Pourtant, elle semblait ne réagir que maintenant à sa présence.

« Ils ont pivoté plus tard que ce qui leur aurait permis une trajectoire d’interception, fit remarquer Desjani, interloquée. Où donc vont-ils ? » Hélas, la réponse ne leur sauta que trop tôt aux yeux. « Ils piquent vers le point de saut pour Brandevin, lâcha-t-elle avec aigreur.

— Et pas pour gagner ce système, manifestement », ajouta Geary. Les forces syndics qu’il avait croisées jusque-là tendaient à se montrer très agressives même quand ça frisait l’absurdité. Cette flottille avait un comportement différent. « Comptent-ils s’installer devant ce point de saut comme l’autre devant le portail ? Serait-ce là la nouvelle tactique des Syndics ? Attendre que nous fassions une sottise ? »

Desjani se renfrogna. « Ils ont posé des mines à T’negu, croyons-nous.

— Ouais. » Il saisit brusquement le sens de sa remarque. « Ils vont miner le point de saut pour Brandevin ? C’est ça ?

— Je pense, capitaine. Dans la mesure où nous nous efforçons de quitter ce système, ils peuvent en bloquer complètement l’issue en nous interdisant de la gagner sans traverser une partie de ce champ de mines.

— Nous forçant ainsi à ralentir pour éviter de perdre trop de vaisseaux, ce qui nous rendrait vulnérables aux assauts à haute vélocité de cette flottille ! » Le nombre des choix propices diminuait rapidement. « Croyez-vous que nous pourrions les éloigner du point de saut vers Brandevin en feignant de viser le portail de l’hypernet ? »

Desjani réfléchit un instant en se mordillant la lèvre puis opina. « Ils ne peuvent pas nous permettre d’atteindre ce portail en conservant sur eux la supériorité numérique, et le commandant de cette nouvelle flottille vivrait un enfer s’il contraignait celui de l’autre à le détruire parce qu’il ne nous aurait pas poursuivis. Mais celle du portail peut le faire de son propre chef, si besoin, et, en le menaçant, nous aurions l’air de tourner casaque devant la nouvelle venue. Ça ne marcherait pas.

— Je tiens à écarter la nouvelle flottille de sa position pour l’attaquer, insista Geary.

— En effet, admit-elle, dubitative.

— Ils n’attaqueront pas sans réfléchir », fit remarquer Rione.

Geary se retourna ; il n’avait pas remarqué qu’elle les avait rejoints. « Pourquoi ?

— Parce que même les Syndics sont capables d’apprendre si on les punit assez durement. » Rione regardait Geary. « Combien de vaisseaux syndics cette flotte a-t-elle détruits sous votre commandement ? Combien de batailles avez-vous gagnées ? Pas seulement gagnées, mais en recourant unilatéralement à des tactiques ignorées d’ordinaire. À maintes et maintes reprises. » Elle montra d’un geste la représentation sur l’écran de la nouvelle flottille syndic désignée depuis peu sous le nom de code Bravo. « Ils ont retenu la leçon. Ils ont certainement reçu l’ordre de n’engager le combat avec vous que dans des circonstances qui leur seraient favorables, de vous acculer dans une position intenable. Eux sont prêts à patienter, mais nous ne pouvons pas nous permettre le luxe d’attendre qu’ils perdent patience.

— Ils redoutent le capitaine Geary, répéta triomphalement Desjani. Mais leur seule chance d’empêcher cette flotte d’utiliser le point de saut pour Brandevin est une bataille générale. »

Geary étudia la situation. Pour l’heure, tout ce qui avait de l’importance se trouvait peu ou prou dans le plan du système, sans qu’il existât un différentiel important vers le haut ou le bas dans les positions relatives. La flotte de l’Alliance, en adoptant une trajectoire parabolique, se trouvait à présent à mi-chemin du nouveau point de saut et avait même dépassé cette position pour piquer vers l’extérieur du système stellaire de Lakota, les proues de ses vaisseaux orientées vers l’espace profond. Le portail de l’hypernet syndic et la flottille ennemie postée en sentinelle auprès de lui n’étaient qu’à un peu plus de trois heures-lumière sur bâbord arrière. La planète habitée gravitait de l’autre côté du soleil, à près d’une heure-lumière de distance, et la menace qu’elle représentait pour les vaisseaux de l’Alliance était nulle pour l’instant. La nouvelle flottille syndic avait émergé du point de saut de T’negu à trois heures-lumière environ sur tribord et adopté une trajectoire qui la ramènerait lentement vers les proues des bâtiments de Geary. Si aucune des deux flottes ne changeait de cap ni de vélocité, elles se croiseraient à près d’une demi-heure-lumière, et celle des Syndics poursuivrait sa route vers le pont de saut de Brandevin. Mais celle de l’Alliance devrait altérer sa trajectoire. Elle ne pouvait tout bonnement pas continuer de piquer vers le vide interstellaire. Mais l’altérer de quelle façon et vers quelle destination ? Telle était la question.

Tenter une passe vers la planète habitée, afin de voir si les Syndics la suivraient pour s’efforcer de l’empêcher de la bombarder ? Non, il en avait assez vu dans les autres systèmes stellaires pour savoir que leurs dirigeants ne perdraient pas leur temps à s’inquiéter du sort de civils, ni même de celui de l’industrie de ce monde. Ils avaient même essayé plus d’une fois de provoquer un tel bombardement, sans doute dans l’espoir d’entretenir la crainte de l’Alliance dans l’esprit de la population.

Revenir vers le portail de l’hypernet en espérant que la flottille syndic Bravo se lancerait à leur poursuite ? Comme l’avait fait remarquer Desjani, rien ne garantissait que les Syndics marcheraient. Poursuivre vers le point de saut pour Brandevin, sachant que Bravo l’aurait miné et bondirait sur la flotte si Geary tentait réellement de quitter Lakota par ce biais ? Pas besoin de regarder de nouveau Desjani pour comprendre qu’elle attendait qu’il chargeât la plus importante des deux forces ennemies et que la plupart de ses autres commandants observeraient la même attitude. S’il s’avisait de rebrousser chemin, certains, résolus à engager le combat coûte que coûte, risquaient même de poursuivre leur route vers le point de saut.

Son regard se porta sur les relevés de la flotte et plus particulièrement sur ceux faisant état du niveau des cellules d’énergie de chaque bâtiment. Je ne dispose pas des réserves qui me permettraient d’aller et venir à haute vélocité dans le système. Les Syndics n’ont nullement besoin de réagir, sauf si je m’approche trop près du portail, auquel cas ils le détruiront et cette flotte se retrouvera hors de la position requise pour gagner un des deux points de saut. Et si jamais l’effondrement du portail libérait une décharge d’énergie à son plus haut niveau potentiel, le système stellaire et tout ce qu’il contient, dont cette flotte, serait anéanti.

Reste simple. Tâche d’éviter de gaspiller tes cellules d’énergie pour en disposer quand tu en auras réellement besoin. Tu n’as pas vraiment le choix. « Capitaine Desjani, nous allons intercepter la flottille syndic qui pique vers le point de saut de Brandevin. » Desjani sourit, tout comme les vigies de la passerelle. « Pouvez-vous me recommander une trajectoire d’interception ?

— Treize degrés sur tribord, quatre degrés vers le haut, répondit-elle aussitôt. Du moins si nous accélérons jusqu’à 0,07 c pour l’intercepter au moment où elle l’atteindra. Délai avant interception : quarante et une heures et douze minutes.

— Àlerci, capitaine. » Desjani avait déjà dû procéder aux calculs, évidemment. Bien que les vaisseaux de l’Alliance fussent tous orientés actuellement de manière à devoir pivoter sur la gauche (ou bâbord), les commandes des systèmes de manœuvre de la flotte utilisaient le système stellaire externe comme cadre de référence. Sinon, dans l’espace où les bâtiments pouvaient provenir de n’importe quelle direction et de toutes à la fois, un vaisseau n’aurait pas su dire avec certitude ce qu’un autre entendait par gauche, droite, haut et bas. La règle, à l’intérieur d’un système, voulait que bâbord fût toujours le côté le plus éloigné du soleil et tribord le plus proche, tandis que haut et bas se référaient au plan du système. Dans la mesure où la trajectoire d’interception exigeait de la flotte de l’Alliance qu’elle pivotât d’un poil vers l’étoile de Lakota, elle devait donc virer sur tribord.

« Parti pour combattre, capitaine Geary ? » demanda Rione, une main plaquée à son front. Ce qu’on pouvait voir de son visage trahissait la résignation.

« On verra. » Il s’assit et activa le circuit de communication avec la flotte. « À tous les vaisseaux. Virez de trois degrés sur tribord, de quatre vers le haut et accélérez à 0,07 c à T trente-deux. Nous comptons intercepter la flottille syndic Bravo. Attendez-vous à combattre d’ici trois jours. » Geary répugnait à donner cet ordre, mais il ne voyait pas d’alternative depuis l’arrivée de Bravo, aussi poursuivit-il : « Deuxième et septième escadrons de destroyers, réglez les réacteurs des transports de minerai syndic sur l’autodestruction puis rejoignez la flotte à votre vélocité maximale. Veillez à placer tous les prisonniers syndics survivants dans des modules de survie. Je ne tiens pas à me soucier de leur présence sur vos vaisseaux durant le combat. »

Quoi d’autre ? Oh, oui ! L’appât, qui n’avait encore attiré aucun Syndic. « Capitaine Tyrosian, assurez-vous qu’on a achevé les opérations de réapprovisionnement et récupérez les navettes dès que possible, mais pas au-delà d’un délai de vingt-quatre heures. Capitaine Mosko, accroissez la vélocité d’Écho Cinq Cinq autant qu’il sera nécessaire pour ramener votre formation en position par rapport au reste de la flotte.

— Encore trois jours avant de rattraper les Syndics. » Desjani fit la grimace, regrettant visiblement que la flotte ne fût pas déjà à portée d’engagement. « Je déteste cette attente. »


« Comptes-tu sauter hors de ce système ou bien engager le combat ? » s’enquit Rione. Elle avait gardé le silence jusqu’à la cabine mais lui avait jeté la question au visage dès que l’écoutille s’était refermée.

« Ça dépendra. » Geary se laissa tomber dans un fauteuil et activa l’hologramme montrant la situation dans le système de Lakota. « Que feront les Syndics ? Comment réagiront-ils ? Je ne peux pas les traquer avec cette flotte. Nous n’avons pas assez de cellules d’énergie à gaspiller.

— Il y en a d’autres à bord des auxiliaires. Si tu…

— Pas assez ! » Il fit la moue. « Pardon. Je ne voulais pas te couper la parole. » Rione, dont le regard s’embrasait déjà, se détendit légèrement. « Si je faisais distribuer dans toute la flotte les cellules d’énergie que les auxiliaires ont réussi à fabriquer, le niveau des réserves de carburant de chaque vaisseau ne serait plus que de soixante pour cent au moment d’atteindre le point de saut pour Brandevin, à condition toutefois que nous ne procédions pas à d’autres manœuvres. Marge de sécurité déjà insuffisante pour des opérations militaires de routine. Et franchement effroyable pour une flotte piégée derrière les lignes ennemies.

— Je croyais t’avoir entendu dire que la flotte devrait ralentir pour traverser les champs de mines posés par Bravo à ce point de saut. Il te faudra donc consommer davantage de cellules d’énergie, n’est-ce pas ?

— Je l’ai effectivement dit et tu as raison. Tu peux donc constater dans quelle panade nous sommes. »

Elle le dévisagea un instant avant de sourire. « Je t’ai encore sous-estimé.

— Vraiment ?

— Oui, capitaine Geary. » Elle éclata de rire. « Une réserve de cellules d’énergie suffisamment restreinte pour t’interdire de louvoyer à tort et à travers dans ce système stellaire, et des subordonnés qui risqueraient de te causer des problèmes s’ils te sentaient prêt à fuir devant l’ennemi. Sachant que les Syndics vont vraisemblablement se replier pour te permettre de quitter ce système stellaire, tu feins donc d’aller au combat en empruntant la trajectoire la plus directe vers le point de saut voulu. Bien joué ! Tu ferais un excellent politicien. »

Il lui décocha un sourire torve. « Je crains de n’être pas moitié aussi intelligent que tu le crois. Je pense, moi, que les Syndics combattront au point de saut pour Brandevin. Ils nous savent contraints de l’emprunter. Ils refuseront de nous laisser quitter ce système sans une égratignure. »

Rione chercha les yeux de Geary, son sourire évanoui. « Que comptes-tu faire, en ce cas ?

— Comme je te l’ai dit, ça dépendra. La flottille Bravo cherchera-t-elle à engager un combat majeur en nous frappant de toutes ses forces ou bien tentera-t-elle de l’éviter en ne s’attaquant qu’à nos points faibles ? Auquel cas elle pourrait emprunter le point de saut derrière nous et arriver à Brandevin sur nos talons. »

Elle rumina la question, assise la tête baissée, puis la releva au bout de plusieurs minutes pour le regarder : « Tu tiens vraiment à aller à Brandevin ?

— Ai-je le choix ? Si encore T’negu était une option acceptable…

— Tu te fourres dans une situation qui t’oblige à combattre cette flottille syndic.

— Je sais. » Il se redressa légèrement et afficha sur l’écran qui flottait au-dessus de la table un système qu’il n’avait que rarement consulté. « Tu reconnais ? »

Rione fixa lugubrement l’hologramme. « Le système mère syndic. Je ne suis pas près de l’oublier.

— La flotte de l’Alliance a essuyé des pertes effroyables lors de l’embuscade qu’on lui a tendue là-bas. » Geary indiqua une longue liste de noms de vaisseaux en surbrillance rouge. « Les éléments de tête ont été annihilés et les autres laminés alors qu’ils tentaient de se frayer en combattant un chemin au travers de ce traquenard.

— Inutile de me le rappeler ! » Rione détourna la tête, le visage exsangue. « Les souvenirs sont déjà assez éprouvants. »

Geary hocha la tête. « Pardon. Mais, tu l’as toi-même souligné sur la passerelle, nous avons aussi remporté quelques victoires unilatérales. Aucune n’arrive sans doute à la cheville de celle des Syndics dans leur système mère, mais, additionnées, elles leur ont aussi infligé de très lourdes pertes. »

Rione étudia de nouveau l’hologramme, l’œil brillant. « Et, si tu détruisais de la même façon cette flottille ennemie, tu ne serais pas loin d’avoir rétabli l’équilibre, n’est-ce pas ? C’est donc de cela qu’il s’agit ? D’une revanche ? Je m’attendais à mieux de ta part, John Geary, même si je reconnais volontiers que la perspective de rendre aux Syndics la monnaie de leur pièce ne me déplaît pas.

— Pas seulement d’une revanche. Bon sang, ça n’en sera pas vraiment une. Nous avons dû cavaler comme des dératés parce que cette embuscade dans leur système mère leur octroyait un immense avantage numérique sur la flotte de l’Alliance. »

L’expression de Rione s’altéra encore. « Et tu vas le leur retirer.

— Exactement. D’ailleurs, nous n’en sommes plus très loin. C’est bien pourquoi les Syndics nous ont envoyé à Ixion des équipages novices et des vaisseaux flambant neufs. Si je liquidais cette flottille Bravo, l’aptitude des Syndics à nous opposer une force égale à la nôtre dans chaque système que nous traversons serait lourdement grevée. Il leur faudrait déployer sur de nombreux systèmes leurs effectifs survivants, de sorte que nous disposerions partout de la supériorité numérique, ce qui nous laisserait le temps de réapprovisionner nos auxiliaires et de charger un stock complet de cellules d’énergie, de spectres et de mitraille à bord de tous nos vaisseaux. »

Rione réfléchit encore longuement puis lui jeta un regard interrogateur. « Et si ta flotte souffrait autant que la force syndic ?

— Alors nous serions mal en point.

— C’est un gros risque.

— Certes. Mais nous sommes déjà dans la panade. Et cela depuis que cette flotte a été écrasée dans leur système mère et s’est retrouvée piégée au cœur du territoire ennemi. Ce gros risque pourrait déboucher sur un énorme avantage. Je peux très bien perdre la partie en jouant la sécurité, mais je ne la gagnerai qu’en jetant les dés. »


En apesanteur, les dés ne cessent jamais de culbuter et, pendant la journée qui suivit, Geary eut l’impression qu’il en voyait deux rouler sur la piste, interminablement, sans jamais s’arrêter sur une face. Puis un deuxième jour s’écoula, tout aussi paresseusement. Les nerfs à fleur de peau, il ne s’adressait à Rione qu’en aboyant et elle lui répondait sur le même ton. Ils passèrent ainsi une demi-heure à s’invectiver, si chaudement qu’il se demanda comment il se faisait que les cloisons de sa cabine n’eussent pas encore fondu. Il finit par en sortir pour arpenter les coursives de l’Indomptable en s’efforçant d’afficher un masque serein et confiant quand des spatiaux ou des sous-officiers le saluaient avec une fierté jalouse. Sans doute était-il le commandant de la flotte, mais ce vaisseau amiral était aussi celui de Black Jack Geary, et eux restaient persuadés de son statut hors du commun.

Il se retrouva de nouveau dans la salle de conférence et se repassa encore, avec morosité, des simulations de combat avec la flottille syndic Bravo au point de saut pour Brandevin. Mais il ignorait trop d’éléments pour qu’elles eussent un sens : comment réagiraient les Syndics, par exemple.

Il regagna finalement sa cabine, bien résolu à ne pas se laisser bannir de ses propres quartiers, fût-ce par une Victoria Rione. Elle l’y attendait et le culbuta sur le lit sans piper mot.

Bon, ç’aurait au moins l’avantage de tuer le temps, mais il n’en resta pas moins mystifié.


Troisième jour. Assis sur la passerelle de l’Indomptable, Geary fixait d’un œil noir l’hologramme. Les Syndics continuaient de se comporter comme si la flotte de l’Alliance n’avait jamais été là. « Une petite idée d’un moyen d’obliger les Syndics de ce système à réagir à notre présence ? » finit-il par demander à Desjani.

Elle le regarda comme en s’excusant. « Non, capitaine. » Elle montra la planète habitée. « Toutes les installations militaires de ce système ont certainement reçu des instructions de leurs autorités supérieures, et les Syndics obéissent servilement aux ordres », déclara-t-elle péremptoirement. Il existait assurément une grande différence entre la flotte actuelle de l’Alliance et celle des Syndics. En sa qualité de commandant en chef, Geary avait consacré une bonne partie de son temps à tenter de persuader (avec un succès mitigé) ses commandants de vaisseau qu’obéir aux ordres pouvait se révéler fructueux. Le côté ironique de cette affaire, à ce stade du conflit, c’était que le contrôle rigide exercé par les Syndics sur leurs subordonnés et la ruée au combat bille en tête de l’Alliance se soldaient par un résultat identique : les deux camps optaient pour des chocs sanglants et irréfléchis.

« Je crains que la coprésidente n’ait eu raison, répondit-il. Cette fois, ils n’engageront le combat que quand ils se sentiront fins prêts.

— Très vraisemblablement », convint Desjani. Ce qu’elle avait connu dans la flotte fit fugacement éclore sur son visage une moue de dédain pour cette conception si intellectuelle du combat, puis elle se rappela que Geary avait précisément tenté d’inculquer cette méthode à ses commandants. « Soit ils ont retenu la leçon, soit ils commencent à réfléchir, non ?

— Ça y ressemble. À moins que leur confiance en eux n’ait été dangereusement rabattue de quelques degrés. » Quoi qu’il en fût, c’était mauvais signe.

« Il faudra bien qu’ils nous combattent au point de saut pour Brandevin. »

Restaient encore douze heures avant la jonction avec la flottille syndic qu’ils avaient désignée sous le nom de code Bravo, du moins si nul ne bronchait entre-temps. Elle avait adopté une formation parallélépipédique depuis son irruption et ne semblait vouloir en démordre par aucun signe. Mais, douze heures avant le contact, il était encore trop tôt pour qu’elle cherchât des noises à la flotte de l’Alliance.

Geary se repassa l’inventaire des fournitures de la flotte et procéda à des projections portant sur la quantité des cellules d’énergie que pourraient fabriquer les auxiliaires avec les matériaux dont ils disposaient, puis à des simulations de leur répartition.

Insuffisant.

Le niveau des réserves de minerai était bas et le stock de missiles spectres allait de réduit à médiocre, mais au moins les charges de mitraille étaient-elles à leur maximum. Guère surprenant, dans la mesure où ces billes métalliques étaient assez faciles à fabriquer.

Les réserves de vivres étaient convenables, mais elles poseraient également un problème à un moment donné si l’on ne parvenait pas à se réapprovisionner. Certes, ce qu’on avait apporté de l’Alliance était consommé depuis longtemps, et la flotte survivait désormais en grande partie sur les rations syndics pillées dans leurs installations désaffectées ou dans les entrepôts de Sancerre. Ce qu’on avait récupéré à Sancerre était mangeable, du moins pour de la cuisine syndic, mais, quand ce serait épuisé, il ne resterait plus que des rations syndics qu’eux-mêmes avaient jugé indignes d’être embarquées en abandonnant leurs installations. Geary y avait goûté et avait eu le plus grand mal à avaler, alors qu’il était habitué à la saveur quelque peu douteuse des rations militaires. Elles vous maintenaient en vie, mais c’était là leur seule qualité.

« Délai estimé avant engagement : douze heures. Veillez à ce que vos équipages se reposent le plus possible », ordonna-t-il à ses commandants avant de quitter la passerelle pour feindre d’aller lui-même se reposer.

Cinq heures avant interception.

« Ils accélèrent, capitaine, annonça Desjani d’un air contrit. Pour nous devancer au point de saut de Brandevin. Ils ont commencé une heure plus tôt, mais nous venons seulement de nous en apercevoir. Nous pourrions dépêcher quelques croiseurs de combat pour tenter malgré tout d’opérer le contact avant qu’ils ne l’atteignent, mais la flotte tout entière ne pourra pas accélérer suffisamment pour y parvenir. »

Envoyer des croiseurs de combat sans soutien vers la formation syndic ? Certes, il pouvait leur adjoindre quelques croiseurs légers et quelques destroyers, mais les croiseurs de combat n’en resteraient pas moins débordés par la puissance de feu ennemie. « Non. Nous ne pouvons pas leur faire prendre ce risque. »

Desjani se raidit, manifestement piquée dans son orgueil. « Capitaine, les croiseurs de combat sont fiers de leur rôle de force de frappe rapide de la flotte. Nous pourrions mitrailler très vite l’ennemi, et de manière répétée, en attendant que la flotte les rattrape. »

Nous. Évidemment. L’Indomptable était lui aussi un croiseur de combat. « J’apprécie la suggestion, capitaine Desjani, mais en l’occurrence, pour que cette manœuvre prît un sens, nous devrions détourner la flottille syndic de sa trajectoire présente. Nos croiseurs de combat n’ont pas assez de puissance de feu pour s’opposer à une force de l’envergure de Bravo. » Il se pencha pour poursuivre à voix basse : « Vous savez parfaitement qu’il me serait impossible d’envoyer l’Indomptable avec ce détachement. C’est le vaisseau amiral et il transporte un atout majeur. » Il faisait allusion à la clef de l’hypernet syndic, dispositif dont l’impact sur le conflit serait décisif s’il parvenait à le ramener dans l’espace de l’Alliance.

Tous les vaisseaux de la flotte avaient sans doute leur importance, mais certains en avaient plus que d’autres. En raison précisément de cette clef, l’Indomptable restait le plus indispensable.

Desjani en était consciente et ne pouvait guère élever d’objections, aussi se contenta-t-elle d’acquiescer d’un hochement de tête, sans toutefois cacher son mécontentement.

Ne leur restait plus qu’à attendre et regarder la flottille syndic gagner la première le point de saut. Elle avait parfaitement minuté la manœuvre, sans leur laisser le temps de réagir. Mais, quand les deux flottes se rejoindraient pour combattre, Geary se faisait fort d’enseigner aux Syndics quelques rudiments sur le minutage des manœuvres destinées à déstabiliser l’ennemi.

À sa vélocité de 0,1 c, la flottille ennemie couvrait trente mille kilomètres par seconde. À l’échelle de la surface d’une planète, une telle vitesse serait inconcevable. Relativement aux dimensions, même moyennes, d’un système stellaire comme celui de Lakota, dont le diamètre orbital de la planète extérieure officielle la plus éloignée équivalait environ à dix heures-lumière, soit à peu près onze milliards de kilomètres, les vaisseaux donnaient l’impression de ramper sur fond de ténèbres piqueté d’étoiles. Geary s’était souvent demandé comment les gens pouvaient le supporter au début du vol spatial, quand les vaisseaux étaient encore incapables d’atteindre des vélocités d’un dixième de c et qu’il leur fallait des semaines, des mois ou même des années pour gagner une planète ou une lune de leur propre système stellaire. Mais eux-mêmes avaient sans doute du mal à comprendre qu’il avait naguère fallu autant de temps pour traverser un continent.

« Si vite qu’on aille, ce n’est jamais assez », marmonna-t-il.

À sa grande surprise, cette remarque parut prendre Desjani de court. « Si la flotte pouvait faire mieux, capitaine…

— Pardon. Il ne s’agit pas de la flotte. Elle fait des prodiges, comme d’habitude. Non, je parlais seulement des gens.

— Je vois, capitaine. » Elle ne voyait strictement rien de toute évidence, mais, dans la mesure où l’honneur de son vaisseau et de la flotte n’était pas en jeu et où il fallait surveiller l’ennemi, elle préférait ne pas insister.

Geary renonça, lui aussi, pour regarder les Syndics foncer vers le point de saut pour Brandevin, en espérant qu’ils n’y feraient pas ce à quoi il s’attendait.


Ce fut pourtant le cas.

« Ils pivotent enfin vers nous, annonça Desjani. Ils ont freiné massivement en traversant le point de saut et ils accélèrent à présent dans notre direction. »

Geary relâcha une goulée d’air, à la fois soulagé de n’avoir plus à redouter ce qui venait de se passer et tendu parce que c’était finalement arrivé ; il espérait maintenant que tout irait bien. « Il me faut une confirmation le plus vite possible. Ont-ils disposé des mines au point de saut en le dépassant ? » Sauf s’il s’agissait d’un bluff, ralentir suffisamment pour permettre à leurs vaisseaux de poser les mines relativement proches les unes des autres restait la seule explication à cette décélération.

« Oui, capitaine, affirma une vigie. Nos senseurs tentent encore d’évaluer la densité et les limites du champ de mines, mais nous décelons déjà de nombreuses anomalies optiques. Ils ont manifestement largué un grand nombre de mines juste devant le point de saut. »

Desjani se rembrunit. « Si près ? Regardez, capitaine. Elles sont si proches de lui que sa seule présence les fera dériver assez vite loin de leur position.

— Qu’entendez-vous par “assez vite” ? demanda Geary, pris d’un léger espoir.

— Quelques semaines, sans doute, suggéra-t-elle. La physique obéit à d’assez étranges lois dans les zones voisines d’un point de saut, mais nous pouvons procéder à une analyse pour obtenir une estimation plus sûre.

— Ça ne nous servirait pas à grand-chose, sauf si elle était de très loin inférieure à ce délai. » Il jeta encore un regard à la représentation du champ de mines dessinée par les senseurs à mesure qu’ils réussissaient péniblement à détecter les infimes anomalies visuelles révélant les mines les plus furtives. Exactement à l’aplomb du point de saut, comme venait de l’annoncer Desjani.

Sans doute s’écarteraient-elles loin de cette position dans quelques semaines, mais, en attendant, la flotte de l’Alliance ne parviendrait pas à franchir ce barrage à moins de ralentir jusqu’à faire du surplace pour négocier ensuite un virage très serré. Et si elle s’y résolvait, ses vaisseaux deviendraient des cibles faciles pour une flottille Bravo effectuant des passes d’arme à haute vélocité. « Je préférais quand les Syndics nous sous-estimaient, confia-t-il à voix basse à Desjani.

— Nous contournerons aisément ces mines quand nous aurons détruit cette flottille syndic, avança-t-elle. Nous pourrions aussi attendre qu’elles aient déblayé le plancher.

— Peut-être. » S’attarder plusieurs semaines à Lakota ? Ça ne lui semblait pas une très bonne idée. Plus ils s’y incrustaient, plus la situation semblait empirer.

« La flottille syndic Bravo maintient une trajectoire d’interception qui la conduit droit sur nous, annonça la vigie des manœuvres. Elle continue d’accélérer et est désormais remontée à 0,05 c.

— Elle engagera le combat à 0,1 c, prophétisa Desjani. C’est leur tactique habituelle.

— Et celle de l’Alliance, lui rappela Geary. Mais je ne compte pas imprimer cette vélocité à nos vaisseaux avant un bon moment.

— Si les Syndics accéléraient jusqu’à 0,1 c et maintenaient cette vélocité jusqu’au contact tandis que nous restons à 0,07, nous l’opérerions dans une heure et demie, annonça Desjani après avoir procédé à quelques calculs.

— Très bien. » Geary réfléchit un instant puis appela ses vaisseaux. « À toutes les unités de la flotte. Attendez-vous à combattre dans un délai approximatif d’une heure. Conservez vos positions dans la formation et je vous promets que nous donnerons à ces Syndics la même leçon qu’aux autres flottilles ennemies que nous avons rencontrées. »

Il ne s’attendait pas à une réponse, mais il lui en parvint une de son arrière-garde. « Veuillez nous prévenir du moment où nous devrons accélérer à la vitesse d’engagement de 0,1 c. »

Il vérifia l’identification du message et ses soupçons se virent confirmés : c’était bel et bien le capitaine Midea du Paladin. « Nous accélérerons avant le contact avec les Syndics. J’en donnerai l’ordre au moment voulu, comme celui de toute modification de la formation.

— Elle va demander maintenant qu’on lui précise le “moment voulu”, marmonna Desjani.

— Ici le Paladin. » Desjani venait tout juste de finir sa phrase. « Veuillez définir le “moment voulu”. »

Geary refoula une réplique cinglante. « Celui où j’en donnerai l’ordre, Paladin. » Il secoua la tête et s’adressa de nouveau à Desjani. « Midea n’est pas stupide à ce point, n’est-ce pas ?

— Je ne crois pas, tergiversa-t-elle.

— Alors elle sait certainement que je fonde mes manœuvres sur celles de l’ennemi. Je ne saurai quand et comment réagir que sur le point d’opérer le contact, quand j’aurai vu quelle formation ils ont adoptée, à quelle vitesse ils arrivent sur nous et à quelles manœuvres de dernière minute ils s’essaient.

— En effet, capitaine. Mais je ne le sais que parce que vous me l’avez enseigné, répondit Desjani. Nos tactiques étaient beaucoup plus simplistes avant que vous ne preniez le commandement. »

C’était un euphémisme. Alors que des combats ressemblant de plus en plus à des carnages décimaient des multitudes d’officiers entraînés et expérimentés, la science des tactiques efficaces tenant compte des distances et délais disparaissait avec eux. Geary s’était rendu compte qu’elles se résumaient désormais, au bout d’un siècle de guerre, à charger l’ennemi bille en tête, encore et encore, jusqu’à ce qu’un des camps fût contraint d’opter entre la fuite et l’anéantissement. « J’ose espérer que vous n’êtes pas la seule à retenir la leçon.

— Bien sûr que non, capitaine. »

Le regard de Geary se reporta sur l’hologramme, où la flottille Bravo accélérait toujours vers la flotte de l’Alliance, tout en maintenant la même formation parallélépipédique qu’à son irruption dans le système de Lakota, sa face la plus large tournée vers la flotte adverse comme si la boîte à chaussures glissait de côté et vers le bas pour l’affronter.

Geary hocha la tête puis remarqua que Desjani et les vigies entrant dans son champ de vision le regardaient en souriant et se rendit compte que lui aussi souriait. « Nous allons maintenir cette formation. Je ne procéderai à aucune modification. »

La flotte de l’Alliance conservait elle aussi la formation qu’elle avait adoptée en émergeant à Lakota : cinq sous-formations en pièce de monnaie à la face tournée vers l’avant et piquant droit sur l’ennemi, aussi sûrement qu’il fondait sur elle, même si Écho Cinq Cinq, avec ses auxiliaires et ses bâtiments endommagés, arrivait un peu derrière le corps principal et Cinq Quatre. Geary consulta rapidement les systèmes de manœuvre pour donner les ordres adéquats puis les transmit : « À toutes les unités d’Écho Cinq Cinq. Augmentez la vélocité pour fusionner avec Cinq Quatre et assumer les positions préétablies. »

Desjani étudia les ordres, l’air intriguée. « Vous accrochez en quelque sorte l’ex-Cinq Cinq au ventre de Cinq Quatre ?

— Exact.

— Alors que la septième division de cuirassés continue de coller au flanc de l’ancienne Cinq Quatre ? » Elle sourit encore. « J’ai hâte de voir ça. »

Les deux flottes n’étaient encore séparées que par une dizaine de minutes-lumière, mais plus d’une heure s’écoulerait avant le contact ; Geary regarda les vaisseaux de Cinq Cinq rejoindre lentement leurs camarades et adopter leur nouvelle position. Il savait que les Syndics n’assisteraient à cette manœuvre que dans dix minutes environ et ne s’en inquiéteraient probablement pas, dans la mesure où la majeure partie de la flotte de l’Alliance et leur propre parallélépipède restaient sur une trajectoire d’interception.

À une demi-heure du contact, Geary diffusa de nouveaux ordres : « Formations Écho Cinq Deux et Trois… (soit les deux pièces de monnaie qui constituaient les flancs du corps principal) pivotez à quatre-vingt-dix degrés sur un axe vertical à T cinquante. Simultanément, déplacez les formations de quarante-cinq degrés sur un axe horizontal, de façon à ce que votre avant oblique vers Cinq Quatre. » Même si les systèmes de manœuvre fournissaient à chaque bâtiment une image exacte de ce que voulait Geary, jamais il n’aurait pu donner ces instructions si leur exécution avait été confiée à des êtres humains. Il eût tout bonnement été trop complexe d’obtenir d’un nombre si élevé de vaisseaux qu’ils modifient en même temps leur position horizontale et verticale.

« Formations Écho Cinq Un et Cinq Quatre, poursuivit-il. Pivotez de quatre-vingt-dix degrés vers l’avant sur un axe horizontal à T cinquante. »

Les manœuvres se déroulèrent comme une chorégraphie en trois dimensions à la complexité démentielle, les pièces de monnaie de la formation de l’Alliance pivotant de manière à présenter aux Syndics en approche la tranche la plus mince de l’avant-garde et du corps principal, tandis que les deux formations de flanc, légèrement inclinées, s’en écartaient de part et d’autre, leur tranche également orientée vers l’avant. Le spectacle du ballet compliqué de ces centaines de vaisseaux était d’une singulière beauté.

Quinze minutes avant le contact, les manœuvres s’achevaient. « Les Syndics vont nous voir modifier la formation, fit remarquer Desjani.

— En effet. » Assis devant l’écran, Geary guettait le moment propice pour ordonner l’action suivante. Les Syndics assisteraient à toutes ses décisions avec un certain retard, mais qui se raccourcirait graduellement, de sorte qu’il lui fallait les synchroniser afin de faire réagir l’ennemi au moment idoine et à mauvais escient. Ils n’avaient pas vu la nécessité de modifier leur trajectoire après ces premières manœuvres, mais ça ne durerait pas.

Ils n’étaient plus qu’à deux minutes-lumière du contact, soit douze minutes à cette vélocité combinée proche de 0,17 c. « À toutes les unités, accélérez à 0,1 c à T quinze. À toutes les formations, altérez la trajectoire de cinq degrés vers le haut à T quinze. »

La flotte accéléra et pivota en même temps que les pièces de monnaie obliquaient vers le haut. Desjani eut un sourire féroce. « J’ai compris ! Mais leur commandant s’en apercevra à temps pour réagir.

— J’y compte bien. » Geary se tut afin de compter les secondes. Se fiant à son instinct pour minuter la prochaine manœuvre, il observait la position des Syndics par rapport à ses vaisseaux. « À toutes les formations. Altérez encore la trajectoire de dix degrés vers le haut et d’un sur tribord à T dix-neuf. »

Une minute plus tard, il voyait enfin l’ennemi réagir à ses premières manœuvres en faisant lui aussi pivoter son parallélépipède vers le haut, de manière à foncer de nouveau bille en tête sur le corps principal de l’Alliance : les deux groupes de vaisseaux s’interpénétreraient à angle obtus et à une vélocité combinée approchant à présent 0,2 c. Si elle dépassait ce chiffre, la distorsion relativiste compliquerait sérieusement le repérage de la position des vaisseaux ennemis, mais, en dessous de 0,2 c, les systèmes de combat seraient en mesure de compenser les effets d’une vélocité bouleversant l’aspect de l’univers extérieur.

Hélas pour les Syndics, le second virage de Geary vers le haut avait encore modifié l’angle de l’engagement, et cette fois si peu de temps avant le contact que leur commandant n’avait plus le loisir de s’en apercevoir et d’y réagir. « À toutes les unités. Engagez le combat par escadrons et divisions avec mitraille et lances de l’enfer dès que les cibles entreront dans l’enveloppe de tir. » Chaque escadron ou division ne viserait qu’un seul bâtiment ennemi, augmentant ainsi ses chances de faire mouche durant le bref laps de temps où les deux flottes seraient assez proches pour tirer.

« Les missiles et la mitraille ennemis passent sous nous », annonça jovialement la vigie du système de combat quand le tir de barrage des Syndics arrosa le point où la flotte aurait dû se trouver.

Puis le contact se fit et se défit. Si les yeux et le système nerveux humains avaient réagi assez vite pour le percevoir, ils auraient vu les surfaces planes des pièces de monnaie de l’avant-garde et du corps principal de l’Alliance glisser sur la partie supérieure de la tête du parallélépipède en concentrant leur feu sur les quelques Syndics présents sur cette lisière, alors que seuls ces bâtiments pouvaient riposter au tir de ces vaisseaux guère plus nombreux mais arrivant l’un derrière l’autre à haute vélocité. Les pièces de monnaie des formations de flanc de la flotte passèrent à leur tour au-dessus des coins supérieurs de la boîte à chaussures, en les soumettant à un tir encore plus concentré.

Geary cligna des yeux en se demandant s’il avait réellement vu les éclairs des armes et des explosions durant la fraction de seconde où les systèmes de combat avaient visé et tiré, plus vite qu’aucun être humain ne l’aurait pu. Les deux flottes prenaient déjà des chemins divergents, et les vigies commençaient d’énumérer les dommages causés à l’ennemi et d’annoncer les rapports d’avaries provenant des vaisseaux de l’Alliance.

« On les a salement amochés », lâcha Desjani.

Sur l’écran, les débris de deux croiseurs de combat syndics s’écartaient du reste de leur flotte, bientôt rejoints par les épaves désemparées d’un cuirassé, de cinq croiseurs lourds et de nombreux croiseurs légers et avisos. Les escorteurs de la partie supérieure de la formation avaient été virtuellement balayés. D’autres vaisseaux ennemis étaient touchés moins grièvement.

Côté Alliance, certains boucliers avaient été soumis à rude épreuve et quelques unités légères avaient essuyé des frappes. Mais toutes, heureusement, pourraient encore suivre la flotte.

Geary hocha la tête et donna les ordres qu’il avait préparés. « À toutes les unités. Altérez la trajectoire de cent vingt degrés vers le haut à T vingt-quatre. » Moins d’une minute plus tard, les formations de l’Alliance s’élevaient pour décrire une parabole en forme de C qui inversait leur orientation.

Comme Geary s’y était attendu, les Syndics avaient opéré une manœuvre identique, reflet de celle de l’Alliance, pour revenir au contact. Dans la mesure où les deux flottes se retournaient en même temps, les formations de l’Alliance se retrouvèrent de nouveau à l’aplomb d’une des faces du parallélépipède syndic, en l’occurrence la tête de sa partie inférieure. Laquelle se composait, malheureusement pour eux, des bâtiments qui formaient tout à l’heure sa face supérieure et avaient déjà essuyé le tir nourri de sa première passe d’armes.

Les formations de Geary arrosèrent donc à nouveau cette face et les coins du parallélépipède ennemi. Encore une fois, la puissance de feu supérieure engendrée localement par cette manœuvre leur permit de frapper davantage les Syndics qu’ils ne pouvaient riposter.

« Deux autres cuirassés éliminés ! exulta Desjani. Et un de leurs croiseurs de combat !

— Nous avons été plus durement touchés ce coup-ci. » Deux destroyers, l’Assegaï et le Rapière, avaient perdu leurs armes mais étaient encore capables de manœuvrer. Plusieurs croiseurs légers et un croiseur lourd étaient cabossés, et des tirs avaient atteint quelques croiseurs de combat. Alors même que Geary donnait ses ordres suivants, il en surveillait un des yeux. « À toutes les formations. Descendez de quatre-vingt-dix degrés à T trente-cinq. » La flotte de l’Alliance entreprit de décrire une courbe en S alors que les Syndics revenaient de nouveau sur elle.

Mais un de ses croiseurs de combat n’épousa pas le mouvement et commença de dériver loin de la formation en adoptant une lente et tortueuse trajectoire, qui le ramenait sur le chemin de la flottille syndic. « Qu’est-il arrivé au Renommé ? » interrogea Geary.

Une vigie afficha prestement une reconstitution de la dernière passe d’armes, assez lentement pour permettre aux sens humains de suivre. Cette fois, les Syndics avaient calculé la trajectoire de la flotte de l’Alliance avec précision et placé leurs barrages de mitraille à point nommé. Le Renommé, que sa position dans une des formations de flanc rapprochait davantage de l’ennemi, avait essuyé plusieurs rafales qui avaient fait flancher ses boucliers de proue. Alors que ses systèmes de combat détournaient automatiquement vers ces derniers l’énergie alimentant ceux de poupe et de flanc, les missiles syndics avaient obliqué sur leur trajectoire d’interception pour viser sa poupe. Les trois premiers missiles avaient eu raison des boucliers arrière affaiblis, puis trois autres avaient irrémédiablement détruit ses principaux systèmes de propulsion.

Sous ces impacts, incapable de se maintenir dans la formation de l’Alliance, le Renommé en avait été éjecté.

Un croiseur de combat isolé, privé de la protection de ses camarades et incapable de compenser l’affaiblissement de ses boucliers et de son blindage par la vitesse…

« Les rapports du Renommé estiment à trente minutes le délai qui lui sera nécessaire pour rétablir une capacité de propulsion limitée », annonça la vigie du système de combat.

Nul besoin des estimations des systèmes de manœuvre pour comprendre que le Renommé ne disposerait pas de ce délai. La formation syndic passerait au-dessus dans un peu plus de dix minutes.

Geary marmotta une prière. Retourner la flotte, faire pivoter tes vaisseaux pour rejoindre le croiseur de combat avant les Syndics ? Matériellement impossible. Les lois de la physique s’y opposaient.

« Que fiche le Paladin ? » se demanda Desjani à haute voix.

Le regard de Geary se fixa brusquement sur ce dernier vaisseau. À présent à l’arrière-garde du corps principal, le Paladin avait vu des frappes endommager le système de propulsion du Renommé, et lui avait le temps de réagir. Le cuirassé négociait à présent un virage si serré que ses tampons d’inertie devaient pousser des hurlements de protestation.

Geary ne pouvait pas ordonner à la flotte tout entière d’opérer un tel virage. Les unités postées sur les flancs de ses formations devraient parcourir un trajet beaucoup plus important que celles du centre, puisqu’il ferait pivoter tous les vaisseaux autour de l’axe de leur formation respective. La seule manière d’imiter le Paladin serait d’autoriser les formations à se dissoudre, ce qui promettait un désastre dans la mesure où les Syndics maintenaient encore la leur.

« Paladin, ordonna-t-il âprement, reprenez immédiatement votre position. » Il lui fallait absolument ajuster la trajectoire de sa flotte, qui s’incurvait vers le bas pour épouser le léger glissement de côté des Syndics. « À toutes les formations. Portez-vous de deux degrés sur tribord à T quarante et un.

— Que pouvons-nous y faire ? » demanda Rione du fond de la passerelle, d’une voix plus implorante que péremptoire.

Elle parlait évidemment du Renommé, Geary n’avait nullement besoin de le lui demander. « Rien, répondit-il d’une voix à peine plus sonore qu’un murmure. Même si je permets à cette formation de se disperser, nous ne réussirons pas à conduire assez de vaisseaux là-bas à temps pour sauver le Renommé, et nous en perdrons sûrement d’autres.

— Le Renommé transmet qu’il a ordonné à tout son personnel non critique de gagner les modules de survie », annonça la vigie du système de combat de l’Indomptable.

Craignant que sa voix ne trahît son émoi, Geary se contenta de hocher la tête. Il avait donné le même ordre à Grendel un siècle plus tôt. À peine quelques mois pour lui.

Desjani lui jeta un regard angoissé mais ne souffla pas mot.

Le Paladin continuait de décrire un arc de cercle qui, désormais, le ramenait manifestement sur le Renommé, tandis que le reste de la flotte de l’Alliance incurvait sa trajectoire vers le bas et faisait pivoter tous ses vaisseaux de conserve pour inverser leur course.

« Paladin ! hurla Geary sans se soucier de faire preuve au combat d’un manque de sang-froid bien peu professionnel. Regagnez immédiatement la formation ! Le capitaine Midea est relevé de son commandement ! Que son second l’assume et ramène le vaisseau en position. »

Il était sans doute trop tard. C’était même certain. Compte tenu de la vélocité des vaisseaux, le Paladin avait d’ores et déjà viré trop loin de la flotte, et les Syndics revenaient sur elle pour passer sous son corps principal mais en piquant droit sur les deux bâtiments égarés.

Le Renommé cracha un essaim de modules de survie et tous les spectres qui lui restaient sur la face frontale de la formation syndic en approche. Puis ses ultimes mitrailles vinrent frapper les boucliers des vaisseaux ennemis et s’y vaporisèrent en scintillant. Un premier puis un second aviso syndic furent réduits au silence. Un croiseur léger partit à la dérive. Les boucliers d’un croiseur de combat flamboyèrent puis cédèrent par endroits, permettant à quelques lances de l’enfer du Renommé de le cribler.

Mais une avalanche de feu s’abattait sur lui. Ses boucliers flanchèrent, son faible blindage fut transpercé en une centaine de points et ses batteries de lances de l’enfer se turent ; le croiseur de combat blessé tressaillait et vacillait, réduit à l’impuissance, sous les impacts des tirs syndics.

« Plus aucun système en activité détectable sur le Renommé, annonça une vigie d’une voix calme mais légèrement chevrotante. Sa balise d’urgence s’est éteinte. Les survivants abandonnent le vaisseau. »

Geary était passé par là. Alors même que les armes ennemies continuaient de le pilonner, il avait cavalé comme un fou dans les coursives naguère familières de son vaisseau blessé à mort, que les dommages massifs qu’il avait essuyés rendaient méconnaissable, en espérant qu’il resterait au moins une capsule de survie intacte.

« Réacteur du Renommé en surcharge. Perdons le contact. » Sur l’écran, l’épave délabrée de ce qui avait été un croiseur de combat de l’Alliance culbutait silencieusement dans le vide, le noyau de son réacteur réglé en surcharge pour interdire à l’ennemi de récupérer sa carcasse, tandis que les modules de survie abritant ses spatiaux se mêlaient à ceux des vaisseaux syndics détruits.

Le Paladin passa au-dessus du croiseur de combat désemparé mais trop tard pour le sauver. Les batteries de lances de l’enfer du cuirassé déchiquetèrent encore quelques avisos ennemis qui tentaient désespérément de fuir. Deux explosèrent sous les impacts et un troisième se désintégra. Puis le Paladin se retrouva seul au milieu des croiseurs légers ennemis ; ses puissantes batteries de lances de l’enfer laminèrent les boucliers de deux d’entre eux, en détruisant un et réduisant l’autre à l’impuissance.

Une seconde plus tard, le Paladin, ses boucliers rougeoyant désormais constamment sous le tir de barrage ininterrompu des Syndics, engageait le combat avec leurs croiseurs lourds. Les armes du cuirassé en éventrèrent un, puis il fonça en titubant sur une division de ses homonymes syndics.

« Midea est cinglée, mais elle meurt en brave, fit sombrement remarquer Desjani.

— Fallait-il vraiment qu’elle emportât avec elle son vaisseau et son équipage ? » marmonna Geary. Trop tard. Trop tard pour relever Midea. Trop tard pour chercher un moyen de contrôler un officier inconséquent dont dépendait le sort d’un vaisseau.

« Le Paladin perd ses boucliers », annonça la vigie.

Geary le voyait sur son propre écran. Le combat mené en solitaire par le cuirassé se déroulait à présent assez loin du reste de la flotte pour que sa lumière mît quelques secondes à atteindre l’Indomptable. Il pouvait se passer beaucoup de choses en ces quelques secondes.

Mais il en fallut moins à un Paladin frémissant sous le feu ennemi qui le frappait de tous côtés pour charger droit sur la division de cuirassés syndics qu’il ciblait. Il concentra le sien sur un seul cuirassé, alors même que ses batteries de lances de l’enfer se taisaient une à une. Quand les deux bâtiments se croisèrent à une vitesse fulgurante, le Paladin lâcha son champ de nullité sur les boucliers de proue ennemis qui cédèrent, déjà affaiblis, lui permettant de creuser un énorme cratère dans sa proue.

Le cuirassé syndic mutilé valdingua hors de sa formation et le Paladin la traversa en trombe en accusant coup sur coup ; ses systèmes moururent l’un après l’autre et des débris de son blindage et de sa coque volèrent en éclats sous les impacts cumulés des lances de l’enfer, de la mitraille et des missiles ennemis.

La flotte de Geary arriva au sommet de sa parabole et, alors que sa trajectoire la ramenait vers la flottille syndic pour une nouvelle passe d’armes, les lambeaux du Paladin commencèrent de basculer cul par-dessus tête au-dessus de l’ennemi ; l’épave ne donnait plus d’autres signes de vie que les modules qui s’en échappaient.

« Nous le vengerons », promit Geary alors que la flotte de l’Alliance s’apprêtait à survoler de nouveau le sommet de la formation syndic. Mais cette fois, sans doute secoué par ce qui arrivait au Paladin et au Renommé, il avait mal calculé son coup et les deux groupes de vaisseaux se frôlèrent à la limite extrême de la portée de leurs lances de l’enfer, sans qu’aucun des deux pût infliger des dommages décisifs à l’ennemi.

« Nous les aurons à la prochaine passe, prédit Desjani, le visage austère.

— Ouais. » Geary inspira profondément puis transmit de nouveaux ordres. « À toutes les formations. Montez de cent dix degrés et obliquez d’un sur tribord à T cinquante-sept. » Ce qui invertirait encore les deux formations quand elles reviendraient à la charge et décriraient, chacune de leur côté, un S entremêlé à celui de l’ennemi. Sans doute le commandant syndic se rendrait-il compte qu’il serait incapable d’exécuter une passe d’armes efficace s’il ne brisait pas ce schéma, mais, tant qu’ils croiraient avoir encore une petite chance d’infliger des dommages à l’Alliance, les syndics se refuseraient à rompre le contact. Ils ne s’étaient jamais résolus et continuaient avec entêtement à livrer leurs combats en faisant stupidement étalage de leur bravoure et de leur détermination. Ils avaient d’ores et déjà accumulé des pertes très supérieures à celles de l’Alliance, même en tenant compte du Renommé et du Paladin. Quand leur flottille se déciderait enfin à fuir, elle serait trop décimée pour qu’un seul de ses vaisseaux en réchappât.

« Activité signalée au portail de l’hypernet, capitaine ! » Des alarmes clignotaient sur l’écran de Geary. Son regard s’était reporté sur le secteur du portail syndic au moment même où la vigie avait entrepris, d’une voix essoufflée, de lancer son avertissement. « Des forces syndics ont été repérées en train d’en émerger. Vingt avisos. Rectification : vingt-huit. Douze croiseurs légers. Rectification : quarante-deux avisos, vingt-six croiseurs légers, huit croiseurs lourds. Rectification : soixante-neuf avisos, trente et un croiseurs légers et dix-neuf croiseurs lourds. »

Geary regardait les symboles ennemis se multiplier follement autour du portail en s’efforçant de ne pas trahir son désarroi.

« Un nombre conséquent d’escorteurs », fit observer Desjani avec un calme qu’il trouva remarquable. Donc une multitude de vaisseaux lourds. L’hologramme et la vigie le confirmèrent un instant plus tard : « Seize croiseurs de combat. Rectification : vingt. Douze cuirassés. Rectification : vingt-trois. »

Geary s’aperçut qu’il avait cessé de respirer et il inhala une goulée d’air. Au moins le nombre des symboles menaçants avait-il cessé de croître. Il s’accorda un moment pour parcourir l’estimation définitive de la force ennemie : vingt-trois cuirassés, vingt croiseurs de combat, dix-neuf croiseurs lourds, trente et un croiseurs légers et cent douze avisos.

L’équilibre des forces dans ce système était passé en quelques minutes d’une relative égalité à la supériorité numérique écrasante de l’ennemi. Au chapitre des seuls vaisseaux lourds, la flotte de l’Alliance ne disposait plus que de vingt-cinq cuirassés et de dix-sept croiseurs de combat. Jusque-là, la bataille avait coûté trois cuirassés et quatre croiseurs de combat à l’ennemi, mais, même après ces pertes, les Syndics totalisaient encore à Lakota quarante-quatre cuirassés et trente-quatre croiseurs de combat, pour la plupart frais, dispos et chargés à ras bord de munitions, tandis que les vaisseaux de l’Alliance avaient déjà épuisé la moitié de leurs réserves de missiles et de mitraille. Pratiquement à deux contre un, donc, et, quoi qu’on s’imaginât dans la flotte, Geary ne croyait pas qu’une plus grande combativité compensât cette disparité en puissance de feu.

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