Six

« Il faut qu’on parle. » La voix de Geary était cassante dans l’intercom. Il le savait mais ne pouvait pas s’en empêcher. Rione ne répondait pas.

« Bon sang, madame la coprésidente ! Il s’agit de l’Alliance. Et de Black Jack. »

Sa voix le lacéra comme un couteau émoussé. « Je vais y réfléchir. Laisse-moi tranquille maintenant. »

Il coupa la communication en fixant la cloison d’un œil noir. Une partie de sa flotte était prête à se mutiner, une autre l’incitait de nouveau à trahir l’Alliance et une troisième voyait en lui un commandant acceptable. Il ne pouvait s’interdire de se demander ce que ferait la dernière s’il cédait aux tentations de la deuxième. Sa flotte se retrouverait-elle plongée dans une lutte intestine triangulaire ou bien n’y aurait-il que deux camps adverses ?

S’il n’avait pas été au courant des portails de l’hypernet et de la possibilité, parfaitement concevable, que le gouvernement de l’Alliance ait vent de leurs capacités destructrices et vote en faveur de leur emploi, tout eût été différent. Il ne s’agissait plus seulement de sauver l’Alliance mais potentiellement l’humanité tout entière.

Et il ignorait s’il aurait la force de résister à cette tentation, d’autant qu’il n’avait aucune idée de la ligne d’action à adopter maintenant que la survie de l’espèce humaine était en jeu.

« Tenter de l’arrêter. ». Pas moyen de se l’ôter de l’esprit. Les dirigeants politiques de l’Alliance iraient-ils jusqu’à donner cet ordre ? Et, qu’ils s’y résolvent ou non, qu’un officier comme le capitaine Badaya y crût suffisait à l’éclairer sur certains aspects détestables de la situation.

Il envisagea d’appeler le capitaine Desjani pour la questionner. Mais elle risquait de confirmer les dires de Badaya, et Geary ne tenait tout bonnement pas à regarder cette réalité en face : Desjani avait foi en lui. Elle n’avait jamais eu beaucoup de considération pour les politiques, sauf pour la coprésidente Rione, remarquable exception. Elle affichait certes le respect convenu, du moins en surface, mais il crevait les yeux qu’elle ne se fiait absolument pas aux dirigeants politiques de l’Alliance. Et il devenait désormais flagrant qu’elle n’était pas la seule dans ce cas.

Que s’est-il passé, ô mes ancêtres ? Je croyais avoir compris à peu près correctement comment on raisonnait dans cette flotte et convenablement mesuré les bouleversements apportés par ce siècle de guerre, mais je me rends compte à présent que ça ne s’arrête pas là et qu’il y a bien pire. Bien pire que je ne le craignais au début.

Il finit par s’endormir sans avoir trouvé la réponse aux questions qui le tarabustaient.


Il se réveilla sans raison précise et inspecta sa cabine des yeux.

Quelqu’un le fixait, assis près de lui. Il plissa les yeux dans le noir et identifia la silhouette obscure. « Madame la coprésidente ?

— En effet. » La voix de Rione était calme, ce qui le rassura considérablement. « Constater que tu n’avais pas changé les codes d’accès à ta cabine pour m’en interdire l’entrée m’a beaucoup surprise. »

Il se leva en s’efforçant de chasser de son esprit les vestiges du sommeil. « T’en laisser le libre accès m’a paru une bonne idée.

— Je sais désormais ce que je t’ai dit l’autre nuit dans mon ivresse, John Geary. Ce que je t’ai balancé au visage.

— Que tu ferais tout ce qu’il fallait pour arrêter Black Jack Geary.

— Pas seulement, insista-t-elle.

— Que tu me tuerais s’il le fallait, reconnut-il. Peut-être suis-je convaincu qu’une telle menace est la bienvenue.

— Tu es très confiant, très naïf ou complètement stupide.

— Essaie “mort de peur”.

— De toi-même ? » Elle n’attendit pas la réponse. « J’ai appris qu’on t’avait fait une offre. »

Geary aurait aimé pouvoir déchiffrer son expression. Il s’était demandé si les espions qu’elle entretenait dans la flotte parviendraient à l’apprendre. « Que t’a-t-on appris d’autre ?

— Que tu avais répondu que tu y réfléchirais.

— Faux. Que ça n’arriverait jamais. Clairement et sans équivoque. »

Elle éclata de rire. « Ah, John Geary ! Tu ignores jusqu’à la première leçon qu’apprend tout politicien. Peu importe ce qu’on dit. Ce qui compte, c’est ce que les gens croient entendre. Quiconque t’offre de prendre le contrôle de l’Alliance ne t’entendra même pas dire “non”. » Elle s’interrompit. « Tu voulais parler. Tu es tenté, n’est-ce pas ?

— Ouais, admit-il. À cause des portails de l’hypernet.

— Tu ne te fies pas assez aux politiques pour leur divulguer l’existence de ces armes ? Je ne peux guère t’en blâmer. Moi-même je m’oppose à ce que le gouvernement de l’Alliance l’apprenne. Mais tu n’as pas non plus confiance en toi, n’est-ce pas ? C’est précisément pour cette raison que tu m’as confié le programme permettant d’augmenter l’énergie libérée par l’effondrement d’un portail.

— Peut-être est-ce toi qui devrais te faire dictateur.

— Je crois t’avoir amplement donné la preuve de mes défaillances humaines, John Geary. » Elle marqua une pause puis soupira. « Tu m’as parlé durement et j’ai reconnu la sincérité de tes paroles. À présent qu’une femme t’a donné raison, tu peux te permettre une bonne plaisanterie.

— Merci. Sans façon.

— Par mes ancêtres ! En aurais-tu enfin appris un peu plus long sur les femmes ? Pourquoi la flotte va-t-elle à Ixion ? »

Le coq-à-l’âne le prit de court. « Parce que, de toutes les mauvaises solutions envisageables, c’est encore la meilleure.

— Tu t’attends à ce que les Syndics nous y accueillent en force ?

— Ouais. Là et dans tout système stellaire auquel nous pourrions accéder. » Il rejeta les couvertures et se tourna vers elle. « Je ne jouerai pas éternellement de bonheur. Il s’en est fallu d’un cheveu à Daïquon. Nous aurions pu perdre autant de vaisseaux dans un champ de mines achevé, sans abattre un seul bâtiment syndic pour rétablir l’équilibre. Qu’est-ce que tes espions t’ont encore appris ? J’ai réellement besoin de savoir ce qui te revient aux oreilles.

— Casia et Midea ne mènent pas les officiers qui s’opposent à la perpétuation de ton autorité sur la flotte. Je n’ai pas pu découvrir l’identité du meneur, mais ils obéissent à quelqu’un d’autre. Bien qu’ils soient aux arrêts et gardés par des fusiliers, Numos et Faresa ont trouvé le moyen de faire passer des messages à leurs partisans. »

Ça n’aurait pas dû le surprendre. « Mais Numos et Faresa ne sont pas les meneurs non plus, n’est-ce pas ?

— Non. » La voix de Rione s’était comme altérée, plus tendue. « Et il te faut aussi savoir qu’un bruit court selon lequel je serais férocement jalouse de ta liaison avec le capitaine Desjani. »

Geary abattit le poing sur sa cuisse. « Ma liaison imaginaire. »

Rione s’accorda un instant avant de répondre. « Pour moi, la meilleure façon d’enrayer ces rumeurs est encore de cesser de t’éviter et de faire preuve de civilité envers Desjani. En outre, comme tu l’as fait remarquer, j’ai négligé mes devoirs. Si tu t’es vraiment montré honnête avec moi, mes conseils t’étaient précieux. Tu peux de nouveau compter sur eux.

— Merci. » Il hésita un instant, ne sachant trop comment formuler la question suivante, qui sautait pourtant aux yeux.

« Ce qui est fait est fait, déclara Rione d’une voix douce. Ce que je t’ai dit au début reste vrai… Mon cœur appartiendra toujours à un autre. Mais rien n’a vraiment changé. Même si mon mari est encore en vie, il n’en est pas moins perdu pour moi, et moi pour lui, autant que s’il avait trouvé la mort. Mes priorités iront désormais à l’Alliance. Je sais que tu as besoin de moi. »

Ça sonnait faux. « Madame la coprésidente…

— Victoria… »

Longtemps qu’elle n’avait plus été Victoria pour lui. « Victoria, j’ai besoin de tes avis et ta compagnie m’est précieuse. Je ne peux rien te demander de plus.

— Mon honneur est déjà compromis, John Geary. Dorénavant, je vais devoir faire ce qui me paraît le mieux. Et tu m’as manqué. Ce n’est pas seulement une affaire de devoir.

— Content de l’apprendre.

— Je n’ai pas voulu donner cette tournure impersonnelle à ma phrase. Veux-tu encore de moi ? Je ne suis pas ivre. J’ai… besoin de toi. »

Il la scruta dans la pénombre, ne distinguant qu’à peine la forme de son visage. Elle semblait sincère. Pourtant, si sa plus haute priorité était de sauver l’Alliance de Black Jack, Rione tiendrait autant à partager de nouveau sa couche. Elle savait qu’on lui avait fait la proposition qu’elle avait naguère prévue elle-même. Et qu’il était tenté. Était-ce une coïncidence si elle s’offrait de nouveau à lui le soir même du jour où le capitaine Badaya lui proposait la dictature avec l’appui de ce qu’il prétendait la majorité de la flotte ?

Tenait-elle honnêtement à lui, consentait-elle à faire tout ce qu’il fallait pour être prête à agir le moment venu, ou bien, politicienne sans scrupule assurant sa position de maîtresse d’un probable futur dictateur de l’Alliance, raccrochait-elle tout bonnement son wagon à sa motrice ?

Victoria Rione se leva ; ses vêtements tombèrent à ses pieds et elle franchit les quelques pas qui les séparaient puis se colla à Geary. Dès que leurs lèvres se trouvèrent, il se rendit compte que la réponse à cette question lui importait peu pourvu qu’elle fût dans son lit ; et, quand elle l’y plaqua pour le chevaucher, qu’il se moquait même qu’elle tînt un couteau dans sa main libre.


« À tous les vaisseaux. Parés à sauter. » L’étoile Daïquon n’était plus maintenant qu’un point scintillant à l’œil nu. La flotte, en formation Kilo Un depuis des jours, était préparée à tout pour son arrivée à Ixion. Du moins l’espérait-il.

Victoria Rion, assise dans le fauteuil de l’observateur sur la passerelle de l’Indomptable, regardait la manœuvre comme si elle n’avait jamais évité de s’y rendre entre-temps. Desjani l’avait accueillie courtoisement, non sans, selon Geary, une certaine inquiétude sous-jacente. Quant à Rione, il avait cru voir luire comme un éclair de triomphe dans ses yeux lorsqu’elle avait répondu au salut de Desjani. Mais sans doute était-ce le fruit de son imagination fiévreuse, remontée à bloc par l’appréhension de ce qui les attendait à Ixion.

« À toutes les unités de la flotte. Dès l’arrivée à Ixion, exécutez sur-le-champ les manœuvres préétablies et engagez le combat avec les vaisseaux ennemis à votre portée. Sautez ! »


Un peu moins de trois jours dans l’espace du saut avant d’atteindre Ixion. Pas une grosse affaire, sans doute, mais Geary s’aperçut que ces séjours lui déplaisaient de plus en plus. Compte tenu des risques encourus, il aurait préféré que ce transit par Ixion les rapprochât davantage de l’espace de l’Alliance. Au lieu de leur offrir une occasion de se reposer et de réfléchir, sans la menace d’une attaque imminente des Syndics suspendue au-dessus de leurs têtes, ces longs intervalles d’oisiveté lui faisaient chaque fois davantage l’effet d’une perte de temps ; les heures et les jours se traînaient lamentablement tandis que rien ne changeait hors du vaisseau. Rien ne change jamais hors du vaisseau dans l’espace du saut, c’est entendu, mais dorénavant ça le contrariait. Il aurait voulu agir. Affronter les Syndics, les vaincre une bonne fois pour toutes, découvrir la vérité sur ces intelligences extraterrestres que Rione et lui soupçonnaient de rôder de l’autre côté de l’espace syndic, et mettre un point final à cette guerre.

Savoir qu’il n’avait aucune chance de mener à bien tous ces projets dans l’espace conventionnel n’ôtait rien à sa frustration. Et il commençait à se rendre compte que, dans l’espace du saut, il rêvait plus fréquemment du passé et des gens, morts depuis beau temps, qu’il avait connus jadis. Se réveiller d’un rêve où l’on tient une longue conversation avec un vieil ami pour se rendre compte qu’on ne lui parlera plus n’est jamais très agréable. Pas dans cette vie, en tout cas.

Au moins n’était-il pas contraint de consacrer ces moments perdus à tenter épisodiquement, la conscience chargée, de localiser Victoria Rione pour essayer de découvrir ce qu’elle fabriquait. Elle venait tous les soirs dans sa cabine pour y passer la nuit ; sa façon de lui faire l’amour combinait à parts égales passion et désespoir. Mais quand elle n’était pas au lit avec lui, elle continuait de rester sur son quant-à-soi, sans jamais témoigner passion, désespoir ni rien d’autre.

Geary se changeait les idées en se passant des simulations, en tâchant de deviner ce qui les guetterait à Ixion et comment la flotte devrait y réagir. Mais ce n’étaient que pures spéculations et seule leur arrivée à Ixion lui apporterait des réponses.


L’heure de quitter l’espace du saut approchant, Geary tenta de concentrer son attention sur l’écran. Pour l’instant, celui-ci ne montrait que ce que contenaient les archives caduques qu’ils avaient piratées une douzaine de systèmes stellaires syndics plus tôt. Vieilles de plusieurs décennies, ces données décrivaient un système relativement prospère doté d’une planète proche de l’idéal abritant une population importante et des activités et installations extraplanétaires conséquentes. Destinées à des vaisseaux marchands, elles ne disaient strictement rien de ses défenses, à l’exception de quelques mises en garde traditionnelles les exhortant à se conformer soigneusement aux injonctions des autorités militaires si elles les contactaient.

« Quelque chose cloche, capitaine ? s’enquit Desjani.

— Je me demande ce qu’on va trouver, voilà tout, avoua Geary. Et pourquoi un système stellaire aussi riche ne bénéficie pas d’un portail.

— Peut-être une question de politique, répondit Victoria Rione depuis son fauteuil, d’où elle observait de nouveau tout ce qui se passait sur la passerelle. De nombreuses planètes de l’Alliance auraient aussi brigué un portail de l’hypernet, alors qu’on manquait de fonds pour les construire. Et, au-delà d’un certain point, leurs différences pratiques restent un facteur mineur. L’aptitude des politiciens à manœuvrer pour contrecarrer leurs rivaux prend dès lors le dessus. »

Desjani leva les yeux au ciel, commentaire muet trahissant ce qu’elle pensait des politiciens ; elle avait détourné le visage, mais Geary vit sa mimique et il s’efforça de rester de marbre, tout en hochant la tête en espérant que Rione seule y verrait une marque d’approbation.

« Prêts à sortir de l’espace du saut, annonça une vigie. Cinq… quatre… trois… deux… un… Émergence ! »

L’espace noir piqueté d’étoiles blanches remplaça la grisaille sur l’écran, et des alarmes commencèrent de clignoter à mesure que les senseurs de l’Indomptable repéraient des vaisseaux ennemis proches. Simultanément, Geary se retrouva plaqué à son fauteuil, les systèmes du croiseur de combat exécutant la manœuvre d’esquive préétablie pour éviter les champs de mines, tandis que sa proue obliquait vers le haut et que ses propulseurs principaux s’activaient si farouchement que les tampons d’inertie réussissaient difficilement à annuler tous les effets de l’accélération sur le vaisseau et son équipage.

La prochaine fois, les Syndics risqueraient d’implanter leurs champs de mines au-dessus du point de saut. Mais, ce coup-ci, quand Geary vit ses vaisseaux négocier un virage vers le haut aussi serré que le leur permettait la vélocité de la flotte, sa bouche se tordit en un rictus féroce. Les senseurs à large spectre scannèrent l’espace alentour et repérèrent les petites anomalies marquant les sites de mines furtives et d’un champ de mines sur la trajectoire que la flotte aurait adoptée si elle était sortie tout droit de l’espace du saut. Geary procéda mentalement à une rapide estimation et décida qu’elle n’aurait pas eu le temps de les éviter si elle en avait émergé à une plus haute vélocité.

Ignorant le reste du système stellaire, il se polarisa sur une zone d’un rayon de quelques minutes-lumière autour du point d’émergence. Il mit un bon moment à accepter ce qu’il voyait : le pire des cas qu’il avait envisagés n’aurait pas dû prendre cette forme, même s’il s’y était préparé. Exactement à l’autre bout du champ de mines, des vaisseaux syndics attendaient. Quatre cuirassés, six croiseurs de combat et huit croiseurs lourds, mais seulement trois croiseurs légers et une douzaine à peine d’avisos, dont la formation en disque concave se focalisait sur le centre du point de saut. Tous les vaisseaux réchappés du champ de mines auraient foncé sur ces bâtiments la tête la première, les boucliers encore affaiblis, avant même que leurs dommages ne fussent complètement colmatés, et encore moins réparés. Mais…

« Ils ne sont qu’à une minute-lumière et en position fixe par rapport au point de saut, hoqueta Desjani, stupéfaite.

— Ils ont vu le capitaine Geary enfreindre toutes les règles de l’art », fit sèchement observer Rione.

Desjani lui jeta un regard puis opina. « Le haut commandement syndic a déjà été témoin de nombreuses tactiques nouvelles, mais il ne les comprend pas vraiment. Exactement comme nous ne comprendrions rien à ce que nous aurions sous les yeux si les Syndics s’étaient trouvé un commandant au fait des méthodes du passé. Maintenant ils doivent penser que le seul moyen de nous vaincre est de recourir aux mêmes méthodes mais en les poussant plus loin que la flotte de l’Alliance.

— C’est ce qui se passe ici, à votre avis ? demanda Geary.

— J’en suis sûre, répondit Desjani. Nous aurions fait pareil, j’en ai la certitude. Mais, s’ils poussent cette stratégie jusqu’au bout, ils passent à côté. Se tenir près d’un point de saut pour charger et frapper l’ennemi qui en émerge après avoir pris le temps de le jauger est une chose. Mais s’en trouver trop près pour avoir celui de réagir et de surcroît sans jouir de l’avantage de la vélocité relative en est une autre, entièrement différente.

— Ouais », approuva Geary, constatant avec plaisir que Desjani n’avait pas seulement analysé la stratégie des Syndics mais avait aussi pris conscience avec lucidité des faiblesses de son propre camp. « Notre flotte dispose d’ores et déjà de l’avantage de la vitesse. Pas énorme, certes, mais, compte tenu de la proximité des deux forces, aucune n’aura le temps d’accélérer beaucoup avant que l’autre n’arrive à portée d’engagement. »

Les cubes de tête de la formation de l’Alliance s’éloignaient déjà de l’extrémité supérieure du champ de mines. Geary constata que les Syndics commençaient d’accélérer, tout en faisant pivoter leur formation pour la recentrer sur l’avant-garde de sa flotte, et il ordonna donc à ses commandants de saborder cette manœuvre. « À toutes les unités. Accélérez à 0,1 c et altérez la trajectoire de vingt degrés vers le haut. Exécution immédiate. »

La formation de l’Alliance obliqua davantage ; elle se déplaçait maintenant pratiquement à la verticale du plan du système. Ses vaisseaux de queue, qui venaient tout juste d’émerger dans l’espace conventionnel et effectuaient encore leur virage initial, seraient incapables de négocier le second et se retrouveraient sans doute légèrement déportés, mais ce n’était guère important.

Le disque concave syndic s’aplatissait à mesure que les gros vaisseaux du centre accéléraient plus vite que leurs congénères moins volumineux de la périphérie. « Ils auraient dû placer leurs cuirassés et leurs croiseurs de combat à la lisière plutôt qu’au centre, fit remarquer Geary.

— Mais ils s’attendaient à ce que nous piquions droit sur le centre, objecta Desjani. Leurs plus gros combattants n’auraient jamais accepté de jouer ce rôle et de laisser aux unités plus légères l’honneur de nous servir de cible. »

D’accord. Ainsi même Desjani continuait à réfléchir de façon conventionnelle à des tactiques fondées davantage sur la satisfaction de l’honneur de chaque commandant que sur l’issue victorieuse du combat. Heureusement, et remercions-en les vivantes étoiles, les Syndics sont devenus aussi bouchés que les officiers de l’Alliance.

Au vu de la manœuvre de Geary, les Syndics inclinèrent de nouveau leur formation et la firent pivoter pour cibler la position où se tiendrait bientôt le coin inférieur de celle de l’Alliance. Ils comptaient porter un coup cinglant à ses unités les plus vulnérables, à l’imitation du capitaine Cresida et de son détachement Furieux à Sancerre, s’aperçut Geary, mais sans l’atout de la haute vélocité relative dont elle avait profité là-bas. Exactement comme Desjani l’avait fait remarquer à propos du positionnement des vaisseaux près du point de saut, ils s’efforçaient de singer les mouvements de la flotte de Geary mais sans en comprendre les rudiments. À une vélocité relative aussi réduite, ils prêtaient le flanc à un sévère pilonnage.

Et Geary avait fermement l’intention de les y soumettre. Il attendit que ses retardataires eussent dépassé le haut du champ de mines puis : « À toutes les unités. Faites pivoter la formation de cent dix degrés vers le bas à T dix-huit. »

À T dix-sept, quand les vaisseaux de l’Alliance rabaissèrent leur proue pour braquer leur formation sur la trajectoire prévue des Syndics, ces derniers, à une vélocité moitié moindre, visaient encore la position où se trouverait le coin inférieur de la flotte. À mesure que celle-ci accélérait sur sa nouvelle trajectoire, le côté le plus large du parallélépipède contenant ses sous-formations s’étirait vers le point prévu pour le passage des Syndics.

Peut-être le commandant syndic n’était-il pas un imbécile, mais la situation tactique ne lui laissait que peu de choix, dont aucun favorable.

« Croyez-vous qu’il va encore tenter de manœuvrer ? » demanda Desjani d’une voix enjouée alors que les systèmes de visée de l’Indomptable se verrouillaient sur un croiseur de combat ennemi en approche. Compte tenu des modifications de la formation, le cube central du parallélépipède de l’Alliance contenant l’Indomptable approchait à présent du point où la formation des Syndics traverserait celle de l’Alliance, et il crevait les yeux que le vaisseau de Desjani allait faire une hécatombe.

« S’il cherche à louvoyer entre nos vaisseaux, il pourra tromper suffisamment nos systèmes de visée pour… » Geary s’interrompit brutalement. « Que diable se passe-t-il ? »

La formation syndic s’était remise à pivoter sur son axe, en même temps qu’elle modifiait sa trajectoire pour piquer de biais et vers le bas ; mais un croiseur lourd et un croiseur de combat se mélangèrent les pédales et durent se livrer à une embardée frénétique pour éviter de s’éperonner. Dans sa manœuvre d’évitement désespérée, le croiseur lourd força un autre croiseur de combat à exécuter un looping acrobatique puis, titubant encore, se retrouva directement sur la trajectoire d’un de ses cuirassés.

Le massif bâtiment aurait sans doute eu le temps d’esquiver la collision, mais ses manœuvres furent trop lentes et trop tardives. Il racla le flanc de l’autre à une vélocité relative encore assez faible mais se mesurant malgré tout en centaines de kilomètres par seconde, et le transforma en une boule incandescente de vapeur et de débris, qui vinrent marteler ses propres boucliers et l’envoyèrent bouler de côté, vacillant, son flanc bâbord béant.

Un croiseur léger tamponna à son tour un aviso en s’efforçant d’éviter le cuirassé blessé. Les deux bâtiments se détruisirent mutuellement.

La formation syndic avait perdu trois vaisseaux en l’espace de quelques minutes, tandis qu’un quatrième était blessé à mort : elle se transforma en un enchevêtrement chaotique, qui continuait néanmoins d’accélérer pour opérer le contact avec celle de l’Alliance.

« Aucun d’eux ne sait donc piloter un vaisseau ? s’exclama Geary, que le spectacle de la destruction stupide de bâtiments, fussent-ils ennemis, atterrait malgré lui.

— Non, répondit Desjani avec exultation. Ils sont à peine entraînés. Nous leur avons tant infligé de pertes qu’ils sont contraints de précipiter de nouvelles unités dans la bataille. Félicitations, capitaine. »

Félicitations. Pas vraiment le terme qui convenait pour ce qui aurait dû n’être qu’un combat inégal mais menaçait désormais de se transformer en carnage. Les vaisseaux syndics ne tentaient même plus de reprendre la formation et, bien au contraire, cherchaient à s’éparpiller, et peut-être y seraient parvenus s’ils s’étaient trouvés assez loin de la flotte de l’Alliance ou s’ils avaient bénéficié de l’avantage d’une vélocité supérieure.

Mais ils étaient tout près et la flotte se déplaçait deux fois plus vite. « À toutes les unités. Engagez le combat avec les cibles à votre portée. Ouvrez le feu dès que vos armes entrent dans l’enveloppe de tir. Épargnez les munitions. »

Le parallélépipède de l’Alliance enfonça l’éparpillement de syndics. Quelques volées de missiles spectres jaillirent de ses bâtiments et filèrent vers leurs cibles. Le croiseur de combat acquis par l’Indomptable tenta d’accélérer et fonça au travers de la formation de l’Alliance sans esquisser aucune manœuvre d’évitement, ce qui en fit une cible idéale pour la mitraille du bâtiment de Desjani, de l’Audacieux et du Victorieux.

L’impact des billes métalliques se vaporisant sur ses boucliers de proue déclencha une série d’éclairs incandescents. Ils s’effondrèrent bientôt sous leurs coups répétés, permettant à la dernière salve de mitraille du Victorieux d’entamer son blindage en le criblant de multiples fulgurances et autres fragments de métal vaporisé. Les lances de l’enfer des trois croiseurs de combat de l’Alliance achevèrent le travail en le cisaillant sur toute sa longueur, détruisant ses systèmes et décimant sans doute son équipage.

Geary relâcha une goulée d’air qu’il n’avait pas eu conscience de retenir puis poussa un juron en s’apercevant qu’il s’était concentré sur ce seul combat au lieu d’observer le tableau dans son ensemble.

La plupart des vaisseaux ennemis étaient déjà blessés. Trois avisos rescapés cherchaient encore à échapper au parallélépipède de l’Alliance en louvoyant férocement pour esquiver des tirs venus de tous côtés. Deux cuirassés avaient réussi à traverser en brinquebalant le plus clair de la formation de Geary, leurs boucliers en lambeaux et leur blindage perforé de multiples frappes. Pendant qu’il les observait, deux missiles spectres heurtèrent la poupe du premier, réduisant à néant sa capacité de propulsion déjà bien affaiblie.

Geary ne pouvait maintenir la cohésion de sa flotte et détruire en même temps le reste des Syndics. Il activa un circuit. « À toutes les unités syndics, transmit-il. Rendez-vous sur-le-champ. Abaissez immédiatement vos boucliers et désactivez vos armes ou vous serez anéantis. » Il bascula sur un autre circuit pour contacter ses propres vaisseaux. « À toutes les unités de l’Alliance à l’exception des sous-formations Kilo Un Neuf et Kilo Un Dix. Poursuite générale. Rompez la formation et engagez le combat avec l’ennemi à volonté. »

Les vaisseaux endommagés accompagnant les auxiliaires de la Kilo Un Neuf et les cuirassés de la deuxième division qui formaient le noyau dur de la Kilo Un Dix n’apprécieraient pas, il en était conscient ; un message de l’Intraitable ne tarda pas à lui parvenir. « Pourquoi ne sommes-nous pas autorisés à nous joindre à la traque, capitaine ?

— Parce que j’ai besoin de vous pour veiller à ce que les Syndics ne tentent pas une charge suicidaire sur les bâtiments blessés de la Kilo Un Neuf. Vous êtes en position pour les protéger et ils comptent sur vous. » Tout comme les auxiliaires, d’ailleurs, mais Geary savait que les cuirassés accepteraient plus docilement ce rôle d’escorteurs des autres unités lourdes.

« L’Orion, le Majestic et le Guerrier peuvent parfaitement tenir tête à tout vaisseau rescapé des Syndics », s’insurgea le commandant de l’Intraitable.

Geary ne tenait pas vraiment à en débattre, d’autant que la seconde division de cuirassés se trouvait à six minutes-lumière et qu’en vertu des délais imposés par cette distance tout échange de messages tirerait la discussion en longueur. Mais comment faire taire ces récriminations ? « Protéger des camarades blessés est plus honorable que rechercher la gloire, capitaine, déclara-t-il. Il me semble que l’Intraitable et les autres cuirassés de la deuxième division ont bien mérité cet honneur et qu’on peut compter sur eux pour les défendre avec une vaillance inébranlable. »

Le commandant de l’Intraitable en cligna des yeux de stupeur. « Je…

— Merci, capitaine, ajouta promptement Geary. Je vous promets que la deuxième division de cuirassés sera en première ligne à l’avenir, et je vous remercie d’accepter de mener aujourd’hui cette mission vitale à bien. »

Celui des cuirassés syndics qui avait perdu sa capacité de propulsion combattait encore : quelques-unes de ses batteries de lances de l’enfer tiraient toujours sur les vaisseaux de l’Alliance qui se livraient sur lui à des passes répétées et le réduisaient lentement à l’état d’épave. L’autre vomit un essaim de modules de survie puis explosa.

Le capitaine Desjani venant de négocier un virage serré pour lancer l’Indomptable à la poursuite des cuirassés ennemis survivants, Geary fut brusquement écrasé sur le côté. « Serré » restait bien sûr un terme relatif pour un vaisseau se déplaçant à près de 0,1 c, mais la large hyperbole que décrivait l’Indomptable à travers l’espace n’en exigeait pas moins l’intervention de ses compensateurs d’inertie.

Deux des trois avisos en fuite étaient détruits. Le dernier vacilla, touché de plein fouet par un spectre, puis largua à son tour ses capsules de survie.

Geary arracha son regard à la contemplation du cuirassé sur lequel fondait l’Indomptable par-dessous et tribord, et s’efforça de déterminer ceux des vaisseaux syndics qui risquaient encore de poser problème. Massivement surclassé en nombre dès le début, l’ennemi avait perdu tout espoir d’infliger de gros dégâts à la flotte de l’Alliance ou même de lui échapper dès que sa formation s’était dispersée. Seul un croiseur léger semblait avoir encore une petite chance de s’enfuir ; il accélérait à une telle allure que Geary dut y regarder à deux fois pour vérifier qu’il ne se trompait pas. Il maintient ses propulseurs au maximum de leur capacité d’accélération. Combien de temps ses systèmes de propulsion et leurs tampons d’inertie pourront-ils supporter ce traitement ?

Pas très longtemps. Alors même que l’Indomptable se préparait à l’arroser d’un feu nourri, Geary le vit se désintégrer : ses compensateurs d’inertie avaient flanché, si bien que la pression de l’accélération l’avait réduit en pièces. Geary préférait ne pas songer au sort de son équipage.

Le capitaine Desjani concentrait son attention sur le cuirassé ennemi ; celui-ci venait d’essuyer une passe éclair du Furieux et employait maintenant ses armes encore opérationnelles à tenter de repousser les coups répétés de destroyers et de croiseurs légers, qui le frôlaient tour à tour en le lardant chaque fois d’un ou deux tirs de leurs lances de l’enfer. « Ciblez en priorité ses armes encore opérationnelles, ordonna Desjani. Ne faites feu qu’à l’intérieur de l’enveloppe de tir. » L’Indomptable passa en trombe près du cuirassé et, durant le bref laps de temps où les deux vaisseaux furent assez proches l’un de l’autre pour se canarder, ses systèmes de visée automatisés martelèrent ses dernières armes de leurs lances de l’enfer. Seule une lance de l’enfer ennemie frappa les boucliers du bâtiment de l’Alliance, pour être aussitôt absorbée sans dommages.

Mais la plupart des tirs de l’Indomptable avaient fait mouche. Une seule batterie de lances de l’enfer du cuirassé syndic fonctionnait encore. Alors que l’Indomptable s’élevait au-dessus du bâtiment ennemi pour s’en éloigner, le Paladin le survola à son tour et l’arrosa de sept salves consécutives, réduisant ses dernières armes au silence et détruisant ses systèmes de contrôle. Rends-toi, implora Geary, s’adressant silencieusement au commandant du cuirassé ennemi blessé. Mais l’autre, alors même qu’il commençait de vomir des capsules de survie, ne diffusa aucun message à cet effet.

Et, bien qu’il fût désormais hors d’état de nuire, le Paladin activa son projecteur de champs de nullité en s’en approchant au plus près. La boule étincelante creusa un trou profond dans le blindage du cuirassé réduit à l’impuissance.

Derrière le Paladin arrivait son congénère le Conquérant, qui déchaîna lui aussi ses lances de l’enfer sur l’épave dont des modules de survie jaillissaient frénétiquement alors qu’elle culbutait lentement dans le vide. Geary sentit la moutarde lui monter au nez au spectacle de cette punition infligée à un vaisseau ennemi sans défense, et Desjani elle-même semblait trouver cet acharnement répugnant. Après avoir lâché son propre champ de nullité, le Conquérant largua deux missiles spectres dans la carcasse éventrée qui s’éloignait.

Offrant ainsi à Geary l’occasion qu’il attendait. « Conquérant, économisez vos munitions pour les bâtiments qui pourraient encore nous menacer », aboya-t-il.

Cela dit, il n’en restait plus aucun à portée de tir des vaisseaux de la flotte. Un bref coup d’œil à son écran lui en apporta la confirmation. Geary réduisit l’échelle pour afficher de nouveau le système stellaire d’Ixion et la colère le prit. « Nous savons maintenant pourquoi ces vaisseaux étaient escortés de si peu d’avisos. »

Desjani jeta un coup d’œil. « Neuf autres sont stationnés près des points de saut permettant de quitter Ixion. Trois groupes de trois. »

Geary vérifia leur position. « Les plus proches se trouvent encore à trois heures-lumière. Ils ne savent même pas que nous sommes là.

— Quand la lumière de la bataille leur parviendra, ils n’apprécieront pas le spectacle, fit observer Desjani en souriant.

— Je ne suis pas persuadé qu’on puisse appeler ce massacre une bataille. Très bien. Rien ne nous menace donc dans un rayon de moins de trois heures-lumière. Tâchons de reprendre la formation, à condition d’obtenir de la troisième division de cuirassés qu’elle cesse de mitrailler des épaves.

— Confiez-lui la tâche d’envoyer des équipes les faire sauter, suggéra Desjani. C’est une besogne prenante.

— Pourquoi devrais-je punir l’équipage de ces vaisseaux ? » objecta Geary. Mais quelqu’un devait bien se charger d’interdire à l’ennemi la récupération de ses épaves. « D’un autre côté, ça occupera un bon moment Casia et Midea. » Il s’apprêta à en donner l’ordre puis s’interrompit pour consulter les rapports d’avarie. Pas grand-chose à en dire, dans la mesure où l’éparpillement de leur formation avait ôté tout soutien aux bâtiments ennemis, tout en les exposant aux tirs concentrés de vaisseaux de l’Alliance à la forte supériorité numérique. Mais… « Malédiction ! Comment le Titan a-t-il réussi à se faire toucher ? » Pourquoi le Titan, entre tous ?

« Une mine, déclara Desjani. Il n’a pas réussi à virer assez serré pour éviter entièrement le champ.

— Le capitaine Tyrosian m’avait prévenu que le Titan manœuvrait comme un cochon quand ses soutes étaient pleines de minerais. » Geary soupira. Il rassembla tout son courage et consulta le détail des avaries. « Pas trop grave, mais il faudra ralentir jusqu’à ce qu’il soit réparé. » Il était plus que temps de rendre à la flotte un semblant d’ordre. « À toutes les unités. Cessez immédiatement le feu et adoptez la formation Delta Deux autour du vaisseau amiral Indomptable. »


Assis sur sa passerelle, Geary regardait sa flotte se reformer en s’efforçant de comprendre ce qui exactement le dérangeait. Pas la présence à Ixion de Syndics rescapés ; si contrariante que fût celle de ces neuf avisos survivants, on n’y pouvait rigoureusement rien. Dans la mesure où ils avaient clairement pour mission de pister la flotte de l’Alliance plutôt que d’engager un combat perdu d’avance, ils s’enfuiraient à coup sûr si on les poursuivait. Deux des trois groupes d’avisos étaient si éloignés qu’ils n’avaient même pas encore assisté à l’irruption de la flotte dans le système d’Ixion. Et l’on ne constatait aucun autre trafic inquiétant. Les navires marchands civils qui opéraient ici ne représentaient pas une menace et, à mesure que la lumière émise par la flotte gagnait l’intérieur du système, ils s’enfuyaient vers les havres les plus proches.

La flotte avait émergé à six heures-lumière de l’étoile. Hormis quelques installations minières ou manufactures éparpillées, la présence syndic se concentrait sur la seule planète habitable, à quelque neuf minutes-lumière seulement d’Ixion.

Comme prévu, le système avait souffert de son exclusion de l’hypernet mais moins durement que d’autres déjà visités par Geary. Il restait encore relativement prospère et, après analyse de l’atmosphère de la planète et de sa surface, on pouvait conclure à une population importante et à une industrie développée.

Une installation orbitale proche de la planète habitée avait été cataloguée comme probablement militaire par les senseurs de la flotte, mais elle ne présentait aucun danger potentiel. Geary avait d’ores et déjà transmis aux Syndics d’Ixion un bref message leur déconseillant de tenter de s’opposer au passage de ses bâtiments dans leur système, tout en les informant de la présence de survivants en souffrance à Daïquon.

Où donc était le problème ? La principale force combattante syndic du système avait été écrasée sans encombre. Trop aisément peut-être. C’était ça le hic. « Les spatiaux de ces vaisseaux syndics étaient des bleus que rien ne préparait au combat. »

Le capitaine Desjani se retourna et hocha la tête. « C’est clair !

— Pourtant ils étaient postés comme si les Syndics s’attendaient à l’irruption de la flotte à Ixion.

— Oui, capitaine. » Desjani s’était rembrunie. « Incohérent, non ? S’ils s’attendaient à ce que vous y conduisiez la flotte, pourquoi auraient-ils fait garder le point d’émergence par leurs unités les moins expérimentées ?

— Bonne question. Et pas seulement par une paire d’agneaux sacrificiels mais bel et bien par des cuirassés et des croiseurs de combat. Pourquoi les ont-ils ainsi immolés en leur permettant d’engager le combat avec nous ? » Geary se tourna vers le fond de la passerelle. « Madame la coprésidente ? Qu’en pensez-vous ?

— Il faudrait m’expliquer quelque chose, je crois, répondit Rione. Vous savez que ces équipages étaient inexpérimentés parce que vous avez vu comment ils se comportaient. Ça ressemble à ce qui s’est produit à Sancerre : des vaisseaux des Mondes syndiqués évitant à peine la collision. Mais en pire.

— La formation de Sancerre était composée de vaisseaux neufs aux équipages mal entraînés, fit observer Desjani. Comme celle que nous avons affrontée ici, je dirais, mais légèrement plus aguerris.

— Alors ? insista Rione. En quoi est-ce important ? En quoi la composition de l’équipage influe-t-elle sur les manœuvres des vaisseaux ? Ne sont-elles pas contrôlées par des systèmes automatisés ? »

Geary hocha la tête : la question était d’une logique imparable. « En effet. Compte tenu de la vélocité des vaisseaux, il serait démentiel de les manœuvrer manuellement.

— En ce cas, quelle importance le degré d’entraînement et d’expérience de leur équipage peut-il bien avoir ?

— Il existe trois stades dans l’apprentissage de la manœuvre d’un vaisseau de guerre, expliqua Desjani sur le ton d’un instructeur militaire, faisant fi du visible agacement qu’il inspirait à Rione. Les moins expérimentés ne se fient tout bonnement pas aux systèmes automatisés, car, comme nous le savons tous, ils peuvent commettre des erreurs. Les problèmes naissent le plus souvent de l’intervention des effets de la distorsion relativiste qui déstabilisent les réflexes humains. Nous croyons que les systèmes automatisés commettent des erreurs parce que ce que nous voyons et ressentons quand nous nous déplaçons à plusieurs dixièmes de c ne correspond pas à ce que nos sens et notre expérience nous ont enseigné dans un environnement beaucoup plus lent.

» Les équipages les moins chevronnés sont donc les plus susceptibles de paniquer, de décider que les systèmes automatiques se trompent et de tenter de procéder eux-mêmes aux manœuvres. » Elle montra l’écran de la main. « Vous y avez vous-même assisté tout à l’heure. Admettre que les systèmes de manœuvre savent ce qu’ils font et comprendre ce qui risque d’arriver quand on s’y substitue peut parfois exiger un bon moment. C’est le second stade de l’apprentissage. Ceux qui vivent assez longtemps finissent par se rendre compte que les systèmes de manœuvre eux-mêmes peuvent faire des erreurs de calcul et souffrir de dysfonctionnements, et qu’il est parfois nécessaire de les remplacer manuellement. Mais il faut alors savoir s’y prendre, et c’est le troisième stade de l’apprentissage.

» Exact, capitaine ? demanda Desjani à Geary en souriant.

— C’était déjà vrai de mon temps. Il faut s’être longuement déplacé à 0,1 et 0,2 c pour cultiver les réflexes permettant de deviner correctement ce que font les systèmes automatisés. » Il montra l’écran à Rione. « Je parle de réflexes parce que cela doit aussi se produire au niveau subconscient. Le cerveau n’a pas le temps de réfléchir. Et même s’il l’avait, seul un imbécile tenterait de se substituer à eux en situation de combat, quand deux flottes adverses s’interpénètrent. Le temps de vous rendre compte que vous allez heurter quelque chose, la collision vous a déjà réduit en une boule de plasma.

— Merci, répondit Rione d’une voix plate. La réponse à votre question me semble alors couler de source. Ils pensaient que vous risquiez de conduire la flotte ici mais pas que ce serait votre choix le plus vraisemblable. Et sans doute le moins plausible à leurs yeux. Ils se sont contentés de laisser du monde au cas où, mais ils ne s’attendaient pas à affronter cette flotte. »

Geary regarda Desjani, qui hocha la tête. « Probablement. Mais pourquoi conclure à la destination la moins plausible ? »

Rione eut un grand geste du bras. « Parce que le grand Black Jack Geary a prouvé à plusieurs reprises qu’il ne regagnait pas directement l’espace de l’Alliance, déclara-t-elle avec emphase. Il se déplace prudemment, en s’efforçant d’éviter les objectifs les plus prévisibles pour leur préférer ceux que les Syndics ont le moins de chances d’envisager. »

Ça faisait sens. « Ils tenteront de deviner mes intentions en se basant sur les décisions que j’ai prises jusque-là, mais j’ai fait en l’occurrence un choix atypique.

— “Atypique” est un des qualificatifs qui conviennent, effectivement, déclara sarcastiquement Rione.

— Ça a marché, fit remarquer Desjani d’une voix tranchante, prenant aussitôt la défense de Geary.

— Mais nous ne pouvons pas espérer que ça se reproduise, répliqua Rione sur un ton tout aussi acéré. Comme vous pouvez le constater, le premier des avisos syndics se dirige déjà vers le point de saut. Il rapportera aux Syndics la position de la flotte et ils en déduiront qu’elle a opté pour un nouveau scénario.

— Oui, intervint promptement Geary pour interdire toute escalade. Vous avez raison toutes les deux. » Toutefois, ça n’avait l’air de satisfaire personne. « Je dois réfléchir à notre prochaine destination. Merci pour vos éclaircissements, mesdames. » Il se leva roidement, ankylosé. Il était assis depuis que la flotte était arrivée à Ixion.

Rione l’imita et l’accompagna hors de la passerelle. Elle attendit qu’ils fussent provisoirement isolés dans une coursive pour reprendre la parole. « Ça ne marchera plus.

— Je t’ai dit que je devais y réfléchir, répondit Geary plus sèchement qu’il ne l’aurait souhaité.

— Pas besoin d’y réfléchir bien longtemps. Je sais que T’negu est la prochaine étoile sur le trajet en ligne droite vers l’espace de l’Alliance. Si nous nous y rendons, cette flotte tombera dans un traquenard bien plus dangereux que celui que nous ont tendu ici ces malheureux imbéciles.

— Tu pourrais bien avoir raison.

— Mais j’ai raison ! Même si j’ignore tous ces menus détails sur les manœuvres de la flotte que tu partages si allègrement avec Tanya Desjani ! »

Il s’arrêta de marcher pour la scruter, l’œil noir. « Est-ce une allusion à la question de l’apprentissage ? Tu l’as posée et nous y avons répondu. Tu es censée désamorcer les rumeurs selon lesquelles tu serais jalouse du capitaine Desjani !

— Jalouse ? » Rione secoua la tête en souriant mais aucune trace d’humour ne pétillait dans ses yeux. « Pas vraiment. Je tiens seulement à te rappeler que le capitaine Desjani vénère jusqu’à l’air que tu respires. Ce qui influe sur ses conseils. Elle te croit incapable de te fourvoyer.

— C’est… » Geary maîtrisa sa colère. « Très bien. Je reconnais que je dois le garder à l’esprit. Mais je ne l’avais pas oublié. Pour l’heure, je te le répète, je n’ai pas encore décidé de notre prochaine destination. Attends au moins que j’aie pris une décision, je t’en prie, avant d’essayer de me convaincre de mon erreur.

— Avec plaisir. » Rione se passa la main dans les cheveux en soupirant. « Je n’essaie pas de jouer les emmerdeuses. Je m’inquiète. Cette pointe vers l’espace de l’Alliance s’est bien mieux passée que nous ne pouvions l’espérer. Toi aussi tu es surpris, n’est-ce pas ? Merci de l’admettre. La frontière entre l’assurance qu’exige la direction de cette flotte et une trop grande confiance en soi risquant de la mener à sa perte est très ténue. »

Constatant qu’elle ne montrait plus aucune trace de la colère ni du sarcasme de tout à l’heure, Geary lui répondit sur le même ton raisonnable : « Je peux le comprendre. J’ai besoin, je le sais, que quelqu’un de confiance me perce à jour.

— Quelqu’un qui te sait humain, souligna-t-elle.

— Je suis conscient de n’être pas le Black Jack Geary pour qui les gens me prennent.

— Je sais. Mais… » Rione fronça les sourcils. « Serais-tu jaloux de lui ? »

Ce fut une surprise totale. « Quoi ?

— Serais-tu jaloux de Black Jack, ce grand héros capable de remporter toutes les batailles ? Ne chercherais-tu pas à prouver que tu le vaux bien ?

— Non ! C’est grotesque !

— Vraiment ? » Elle le scruta quelques secondes. « Nombre de tes partisans les plus dévoués et même certains commandants idolâtrent Black Jack sans forcément te vénérer. Tout homme en éprouverait du dépit.

— Ces commandants savent désormais qui je suis. » Mais il ne pouvait s’empêcher de s’interroger. Il prenait la mouche dès que le nom de Black Jack revenait sur le tapis ; à croire que l’homme qu’il était voyait un rival en ce héros mythique. « Je ne cherche pas à prouver quoi que ce soit, je crois.

— Merci d’y avoir mis des réserves. Tout ce que je te demande, c’est de rester conscient qu’envier Black Jack pourrait fausser ton jugement. » Elle secoua la tête. « Je continue à croire que cette ruée vers l’espace de l’Alliance était périlleuse. Ça a bien marché jusque-là mais nous nous retrouvons à Ixion alors que les Syndics se rapprochent de nouveau de nous. Et je me demande si tu n’as pas en partie pris cette décision parce que c’est précisément ce qu’aurait fait Black Jack. »

Peut-être. Après tout, les commandants de la flotte s’étaient encore montrés réticents : ils aspiraient à des progrès plus sensibles sur le trajet du retour et, dans l’action, tenaient davantage à la vaillance qu’à la prudence. Il le savait et il leur avait donné satisfaction. « Je ne peux pas toujours faire fi des espérances et des aspirations de mes officiers, tu t’en doutes.

— En effet. Mais il leur faut un capitaine John Geary sensé et réfléchi, pas un héroïque Black Jack. » Elle recula d’un pas. « Pense à ce que je t’ai dit. Pour l’instant, je dois m’informer de l’état des vaisseaux de la République de Callas. On se verra ce soir si tout va bien.

D’accord. » Il la regarda s’éloigner puis rebroussa chemin vers sa cabine. Aurais-je vraiment tenté de surpasser Black Jack ou de rivaliser avec lui ? Non. Si exaspérante que soit l’obligation de composer avec cette légende, elle m’a aussi conféré l’autorité dont j’avais besoin pour mener la flotte jusque-là. Je ne m’efforce pas de pressentir ce que ferait Black Jack. Non. Depuis que je suis aux commandes de cette flotte, je me suis plutôt efforcé de prévoir comment réagiraient les Syndics. Ils ont maintenant été suffisamment témoins de mes méthodes pour tenter à leur tour de deviner comment j’anticipe leurs réactions. Comment faire pour réussir à nous percer simultanément à jour, les Syndics et moi-même ?

Il faut que je prenne un autre avis. Mais de qui ? Duellos, Tulev et Cresida sont tous de bon conseil, mais ils raisonneraient en des termes trop familiers aux Syndics. Rione est certes une politicienne avertie, mais, s’agissant de prendre des décisions pour la flotte, elle a ses limites. Desjani… Rione a raison. Tanya Desjani ne me croit pas capable de prendre une mauvaise décision.

Qui reste-t-il ? Je ne peux pas demander leur avis à mes adversaires… D’ailleurs, les conseils de gens comme Midea, Casia, Numos et Faresa seraient sans valeur à mes yeux.

Ou Falco.

Falco.

Rione crierait au meurtre.

Mais je me demande ce que me conseillerait Falco. Sans doute est-ce un imbécile et un fou délirant… mais je suis en quête d’une opinion diamétralement opposée à celle qui me viendrait normalement…

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