Cinq

Toutes choses égales, la traversée du système de Daïquon jusqu’au point de saut pour Ixion aurait dû prendre approximativement cinq jours et demi. Les cinq objets célestes d’importance gravitant autour de son étoile se composaient de quatre cailloux, tout juste assez gros pour mériter le titre de planète, et d’une énorme supergéante dont la seule masse aurait suffi à en faire une étoile. Les petites installations syndics qu’avait naguère hébergées un de ces cailloux étaient glacées et sans doute désaffectées depuis beau temps. Il n’y avait donc aucune raison de s’attarder à Daïquon, ni rien non plus qui pût y retarder la flotte.

Mais son croiseur lourd le Brillant avait été si sévèrement touché lors de leur bref engagement que Geary avait dû ralentir toute la formation pendant qu’on procédait à des réparations d’urgence sur ses principales unités de propulsion. La seule autre solution eût été d’abandonner ce vaisseau et il n’était pas prêt à s’y résoudre.

S’agissant des destroyers Brise-lame et Machette, en revanche, il n’avait pas eu le choix. Tous deux avaient été si gravement atteints que seul un chantier naval d’envergure aurait pu les remettre en état. Geary avait fait évacuer leur équipage et mettre leur réacteur en surcharge, transformant ainsi ces deux bâtiments en amas de débris en lente expansion et les ajoutant à tous ceux, fruits de la destruction des appareils syndics, qui parsemaient déjà le système de Daïquon. Sans doute ses autres vaisseaux auraient-ils l’emploi des officiers et des spatiaux de ces destroyers détruits, mais leur sabordage n’en sapait pas moins le moral.

Une vingtaine de destroyers, trois autres croiseurs légers et un croiseur lourd avaient rejoint les trois cuirassés dans la formation hétéroclite de bâtiments endommagés accompagnant la division des auxiliaires. Geary voulut épargner la fierté de leurs équipages en les bombardant officiellement « escorteurs de protection rapprochée des auxiliaires », mais il craignait que le mécontentement engendré par cette affectation si loin des premières lignes ne créât par la suite des problèmes. Ils seront sûrement ulcérés, même si ça reste la seule solution sensée. Cela dit, quel rapport y a-t-il entre la guerre et la logique ?

Il ferma les yeux en s’efforçant d’endiguer ces images de vaisseaux détruits avec leur équipage qui assaillaient son esprit. Sa cabine était silencieuse, et l’on ne percevait qu’un faible murmure de sons familiers et rassurants à travers les cloisons de l’Indomptable, témoins de la vie et de l’animation qui régnaient à bord : conduits d’aération bourdonnant de l’air frais qu’ils répartissaient, pompes aspirant divers fluides et les distribuant dans tout le vaisseau, voix à peine audibles des spatiaux passant à proximité, parfois accompagnées du grondement sourd d’un chariot de transport. Depuis combien de siècles les spatiaux entendaient-ils ces bruits omniprésents ? Avant cela, bien sûr, c’étaient les craquements du bois et les crissements des gréements sur les voiliers qui franchissaient les océans. Vivants et habités, les navires ne sont jamais vraiment silencieux.

« Capitaine Geary ? Ici le lieutenant Iger de la section du renseignement. »

Il frappa la touche des coms pour prendre l’appel. « Ici Geary. Qu’avez-vous appris ?

— Nous avons analysé les communications entre les capsules de survie évacuées par les vaisseaux syndics détruits et, autant que nous puissions le dire, tous les officiers supérieurs ont péri avec leurs bâtiments. Aucune n’a l’air d’abriter un individu qui tenterait d’exercer une autorité ou de coordonner des activités. »

Détourner un de ses vaisseaux pour aller récupérer des prisonniers qui ne lui apprendraient rien d’utile eût été stupide. « Se dirigent-elles toutes vers les installations désaffectées de ce système ?

— Oui, capitaine, confirma Iger. Elles n’ont pas le choix.

— Combien de temps peuvent-ils survivre sur les ressources de ces capsules et de cette base ? » Jusque-là, dans toutes les installations syndics qu’elle avait inspectées, la flotte n’avait trouvé que des rations d’urgence ou des vivres abandonnés sur place, et gelés sur les planètes dépourvues d’atmosphère.

« En partant du principe qu’elles sont pleines de rescapés, les capsules contiennent assez de provisions pour deux semaines. On peut allonger ce délai, bien entendu. Sans doute la plupart de ces bâtiments étaient-ils censés rester sur place pour guetter notre arrivée, mais la procédure syndic exige l’envoi d’un vaisseau estafette chargé de rendre compte de l’accomplissement de la mission, en l’occurrence la pose de champs de mines. Quand les dirigeants des systèmes syndics voisins constateront qu’ils ne reçoivent aucune nouvelle des vaisseaux de Daïquon, ils dépêcheront quelqu’un pour se renseigner. Peut-être un vaisseau est-il déjà en chemin.

— D’accord. Merci. » Inutile, donc, de détourner un bâtiment pour récupérer des modules abritant des spatiaux syndics. Il pourrait toujours faire transmettre par la flotte un message aux autorités syndics de la planète habitée du système d’Ixion à son arrivée sur place, afin de s’assurer qu’elles soient informées de la présence à Daïquon de leur personnel en souffrance.

Il tenta de reprendre sa rêverie, mais l’alarme de son écoutille carillonna une minute plus tard. « Entrez ! cria-t-il, résigné, sans rouvrir les yeux.

— Félicitations pour cette nouvelle victoire », déclara une voix sèche au bout d’un instant.

Geary les rouvrit brutalement. Victoria Rione s’encadrait dans l’entrée. Voyant qu’il la fixait, elle avança d’un pas, pendant que l’écoutille se refermait derrière elle, et elle alla s’asseoir face à lui. Contrairement à Desjani, elle se rejeta nonchalamment en arrière, mais à la manière d’un chat prêt à bondir.

« Que me vaut cet honneur ? demanda-t-il.

— Je te l’ai dit. Je suis venue te féliciter.

— Tu parles ! » Geary eut un geste courroucé. « Tu m’évites depuis des semaines. Pourquoi as-tu finalement pris la décision de reparaître ? »

Rione détourna les yeux. « J’ai mes raisons. La République de Callas a perdu un vaisseau dans la bataille que tu viens de livrer.

— Je sais. Le Glacis. Tu m’en vois navré. Nous avons perdu une moitié de son équipage, mais nous avons réussi à récupérer l’autre. Les rescapés ont été ventilés sur d’autres bâtiments de la République de Callas.

— Merci. » Rione serra les dents. « J’aurais dû m’en charger moi-même. C’est ma responsabilité.

— Non. C’est mon devoir en tant que commandant de cette flotte, mais ton aide aurait été la bienvenue en l’occurrence. Et, pour parler sans ambages, madame la coprésidente, les vaisseaux de la République de Callas se demandent pourquoi tu n’es pas restée en contact plus étroit avec eux.

— J’ai mes raisons, répéta Rione au terme d’un long silence.

— Tu aurais pu m’en faire part, suggéra-t-il. Ne m’as-tu pas naguère conseillé de te parler de mes problèmes ?

— Vraiment ? Te serais-tu senti esseulé ? demanda-t-elle à brûle-pourpoint.

— Tu m’as manqué, en effet.

— Je ne suis pas la seule femme à bord de ce vaisseau, capitaine Geary.

— Mais tu es la seule qui me soit accessible, répondit-il sèchement. Tu le sais. Toutes les autres travaillent sous mes ordres. »

Elle le dévisagea sans trahir ses sentiments, comme à son habitude. « Tu n’avais personne d’autre à qui parler ?

— Au capitaine Duellos. Au capitaine Desjani. À de rares occasions.

— Oh ? » Deviner ce qu’elle ressentait réellement restait exclu. « Le capitaine Desjani ? As-tu discuté avec elle des diverses façons possibles de massacrer des Syndics ? »

Ça ressemblait déjà davantage aux sarcasmes acerbes de la Rione d’autrefois. Geary rumina sa réponse puis décida de parler sans détour. « Le plus souvent de tactique et de stratégie, en effet. Mais nous avons aussi parlé de Kosatka à une certaine occasion. Je lui ai dit que j’aimerais visiter cette planète à notre retour. »

Rione arqua un sourcil.

« Pourquoi pas ? C’est un monde charmant. Peut-être ne m’y fixerai-je pas, mais j’aimerais le revoir.

— Il a changé, capitaine Geary.

— C’est ce que m’a dit Desjani. » Il haussa les épaules. « Peut-être ai-je envie de voir en quoi pour mieux digérer cette amére réalité… un siècle s’est écoulé depuis ma dernière visite.

— Tu n’aurais qu’à peine le droit de t’y déplacer. » Rione eut un âpre rictus. « Black Jack serait assiégé par la populace.

— Ouais. Desjani a proposé de me le faire visiter. Peut-être m’aiderait-elle à éviter la foule. Ses parents sont encore vivants. Ils pourraient sans doute m’apprendre à faire profil bas. »

Victoria Rione garda un instant le silence, le visage impavide. « Ainsi, Tanya Desjani t’a invité chez elle pour te présenter à ses parents ? » finit-elle par déclarer.

Cette interprétation de la proposition de Desjani ne lui avait pas effleuré l’esprit. « Où est le problème ? Serais-tu jalouse ? »

Cette fois, Rione haussa les deux sourcils. « Jamais de la vie.

— Tant mieux. Parce que, la dernière chose que je souhaite, c’est qu’on puisse croire que je m’intéresse à quelqu’un ou réciproquement. » Rione avait-elle eu vent des rumeurs infondées que lui avait rapportées Duellos, laissant entendre qu’il aurait une liaison avec Desjani ? Comment aurait-elle pu n’en être pas informée, avec tous ses espions qui lui rapportaient ce qui se passait au sein de la flotte ?

Rione sourit légèrement. « Oh, mais bien entendu, John Geary. Songe aux avantages que peut offrir la présence d’une femme persuadée que tu nous as été envoyé pour nous sauver par les vivantes étoiles. Nombre d’hommes espèrent trouver une femme qui les adule. Tu en as une à ta disposition. Elle n’attend que toi. »

Geary se leva, bouillant de colère. « Je ne trouve pas cela drôle. Tanya Desjani est un bon officier. Je refuse qu’on lui prête un comportement antiprofessionnel. Mes ennemis au sein de cette flotte s’efforcent déjà de semer la zizanie et de saper mon autorité en insinuant que j’entretiens avec elle une relation scabreuse. Je ne veux plus entendre aucune rumeur dans ce sens. Je ne lui ferai pas cet affront. »

Le sourire de Rione s’évanouit et elle fixa un instant le plancher. Lorsqu’elle releva la tête, son visage était de nouveau impassible. « Je te demande pardon. Tu as raison.

— Eh bien, que je sois pendu ! ne put-il s’empêcher de s’exclamer. Voilà une femme qui vient d’admettre que j’ai raison. Nombre d’hommes aimeraient aussi en trouver une.

— Ce n’est pas parce que je me conduis comme une garce que tu dois forcément être un salaud ! »

Au tour de Geary de détourner les yeux en hochant la tête. « C’est exact.

— En outre, poursuivit-elle, je suis bien plus douée que toi dans ce domaine. » Elle s’affaissa dans son fauteuil, l’air lasse et malheureuse.

Geary se pencha. « Que diable se passe-t-il, Victoria ? Je sais que quelque chose te perturbe et je sens que ce n’est pas moi. J’ai bien essayé de comprendre pourquoi tu négliges tes responsabilités envers l’Alliance et la République de Callas, mais, franchement, je suis perplexe. » Elle garda le silence, le visage fermé. « Serait-ce moi ? Tu ne m’as pas touché depuis Ilion. Nous ne nous sommes jamais rien promis, mais, sincèrement, je vois mal ce qui a pu changer dans notre relation. »

Rione haussa les épaules ; elle regardait ailleurs. « Je suis une garce. Tu le savais. C’était purement physique de toute façon.

— Certainement pas. » Rione ne releva pas les yeux si bien qu’il poursuivit : « Je te l’ai déjà dit et je le répète. J’aime bien parler avec toi. J’aime t’avoir à mes côtés.

— Je constate que tu n’as pas nié que j’étais une garce.

— Et toi tu essaies de détourner la conversation. » Il surprit sa grimace. « Est-ce parce que le capitaine Desjani et toi êtes toujours à couteaux tirés ? »

Elle eut un rire sarcastique. « Quel observateur attentif tu fais ! Si Desjani et moi étions des formations syndics, tu aurais compris depuis longtemps nos manœuvres. »

Geary refusa de gober l’hameçon. « Je vous respecte l’une et l’autre. Et je vous aime toutes les deux, mais pas de la même manière. Je respecte aussi votre façon de penser. C’est bien pourquoi je m’inquiète tellement de ne pas comprendre la raison de cette inimitié apparente depuis Ilion. »

Rione détourna un instant la tête avant de répondre. « Le capitaine Tanya Desjani craint que je ne fasse du mal à l’homme qu’elle idolâtre.

— Bon sang, Victoria…

— Je ne plaisante pas, John Geary. » Elle poussa un gros soupir et finit par se retourner. « Sers-toi de ta cervelle ! lui intima-t-elle sèchement. Qu’avons-nous rapporté de Sancerre ?

— Un tas de choses.

— Dont une liste très longue mais caduque de prisonniers de guerre de l’Alliance. » À la grande surprise de Geary, Rione semblait trembler légèrement. « Tu sais que les Syndics ont depuis un bon moment cessé d’échanger ces listes avec nous. Et encore que nombre de noms qui figurent sur celle-là sont ceux de personnes décédées. Tu aurais dû te rendre compte qu’elle pouvait aussi comporter ceux de présumés morts. » Elle avait hurlé ces derniers mots.

Il comprit enfin. « Ton mari. Son nom figurait sur la liste ? »

Rione serrait les poings. Elle tremblait maintenant visiblement. « Oui.

— Mais tu m’avais dit le savoir mort.

— Les rescapés de son vaisseau l’avaient certifié ! » glapit-elle. Geary avait conscience que ce n’était pas lui qu’elle invectivait. Elle finit par se calmer en inspirant profondément. « Mais son nom et son numéro d’identification apparaissent sur cette liste. Elle indique aussi qu’il était grièvement blessé lors de sa capture mais vivant. »

Geary patienta un instant mais elle n’ajouta rien. « C’est tout ?

— C’est tout, John Geary. Je sais que les Syndics l’ont capturé en vie. Qu’il était gravement blessé. Mais j’ignore s’il a survécu, serait-ce jusqu’au lendemain. Quels que soient les soins médicaux que lui ont prodigués les Syndics. Et même s’il a été envoyé dans un camp de travail. J’ignore s’il est mort depuis ou toujours vivant. » Elle marqua une pause. « Je n’en sais rien. »

D’ordinaire si maîtresse d’elle-même, Rione irradiait à présent la souffrance. Geary s’en rapprocha et la serra contre lui ; il la sentait sangloter intérieurement. « Je te demande pardon. Bon sang, je suis désolé.

— Je ne sais pas s’il est encore en vie, reprit-elle d’une voix étouffée. Ou s’il est mort. S’il a survécu et s’il est prisonnier dans un camp de travail, les chances que je l’apprenne un jour ou que je le revoie sont voisines de zéro. Mon mari. L’homme que j’aime toujours. »

Et elle l’avait appris quelques semaines après avoir partagé sa couche pour la première fois, se rendit-il compte brusquement. Cette prise de conscience à l’amère ironie le poussa à se demander pourquoi les vivantes étoiles avaient infligé cette punition à Rione. « Très bien. Inutile d’en dire plus.

— Oh que si ! Après dix ans de fidélité à sa mémoire, je me suis donnée à toi, pour apprendre ensuite qu’il vivait peut-être encore. » Elle le repoussa et détourna de nouveau les yeux. « Le destin est farce, n’est-ce pas ? Je croyais avoir bien fait, John Geary. Avoir honoré mon défunt époux et m’être conduite comme il l’aurait souhaité. Et je me rends compte à présent que je l’ai déshonoré. Et moi avec. Mais lui d’abord.

— Non. » Il avait répondu sans réfléchir et il garda un instant le silence pour mettre de l’ordre dans ses pensées. « Tu n’as déshonoré personne. Dis-moi la vérité. S’il était prisonnier dans un camp de travail du prochain système stellaire que nous traverserons, resterais-tu avec moi ou retournerais-tu vers lui ?

— Je le suivrais, répondit-elle sans hésiter. Pardonne-moi, John Geary, mais c’est la stricte vérité et rien n’y fera. Je t’ai déjà dit à qui irait toujours mon cœur. » Elle se remit à respirer pesamment pour tenter de maîtriser ses émotions. « Desjani le sait. C’est elle qui a trouvé son nom sur la liste et qui est venue m’en informer, poussée par son sens du devoir. Ton capitaine Desjani y est très attachée. Elle était aussi désolée pour moi, mais, sur le moment, je ne lui aurais sans doute pas accordé ce mérite. Quand je lui ai appris que je m’en étais déjà aperçu et que je ne t’en avais rien dit, elle a été scandalisée. » Rione regarda Geary au fond des yeux. « Elle pensait que je n’aurais pas dû te le cacher. Elle ne voulait pas que tu souffres, toi, en l’apprenant. »

Rien ne permettait de douter de la sincérité de Rione. Desjani aurait effectivement réagi ainsi. « Et, quand tu as refusé de m’en faire part…

— Elle s’est bien gardée de dévoiler mon secret. La noble, l’honorable capitaine Desjani ne ferait pas cela. » Rione fit la grimace et secoua la tête. « Elle ne mérite pas que je parle d’elle ainsi. Elle cherchait seulement à te protéger. Tanya Desjani a de l’honneur. Si quelqu’un te mérite, c’est elle.

— Hein ? » La conversation avait trop brusquement dérapé. « Me mérite ? C’est une de mes subordonnées. Elle ne m’a jamais donné le moindre signe de…

— Et elle ne le fera jamais, le coupa Rione. Elle a de l’honneur, comme je viens de le dire. Même si elle consentait à se compromettre, elle refuserait d’entacher le tien. Et moi je suis une politicienne. Je me sers des gens. Je me suis servie de toi.

— Tu ne m’as jamais fait aucune promesse, répéta-t-il. Bon sang, Victoria, suis-je censé me sentir humilié ? Alors que c’est toi qui es déchirée ?

— On t’a incité à partager publiquement le lit d’une femme dont le mari est peut-être encore vivant ! explosa Rione, perdant de nouveau son sang-froid. J’ai souillé ton honneur et donné des gages à tes ennemis ! Ça devrait te plonger dans une fureur noire, non ?

— Qui d’autre est au courant ? s’enquit Geary, abasourdi.

— Je… » Rione eut un geste courroucé de la main. « Toi, moi et le noble capitaine Desjani. C’est une certitude. D’autres ont peut-être eu accès à la même information et guettent l’occasion propice pour l’employer contre toi en te nuisant le plus possible. Tu dois partir de ce principe. Prévoir que ton honneur risque d’être tôt ou tard mis en cause par ma faute.

— Il me semble me rappeler t’avoir entendue dire que tu étais capable de veiller toi-même sur le tien. Je le peux tout aussi bien.

— Vraiment ? » Rione inspira profondément. « Si je te sers de modèle, tu n’es guère convaincant. Pourquoi essaies-tu de me défendre ?

— Parce qu’aucun homme de valeur ne pourrait te reprocher une faute commise sincèrement…

— Aucun homme ? Parlerais-tu maintenant au nom de mon mari, John Geary ? » Elle le fusilla du regard. « Que pourrais-je bien lui dire ? Et à mes ancêtres ? Je ne me suis pas adressée à eux depuis que je l’ai appris. Comment l’aurais-je pu ? »

Geary la dévisagea un instant sans répondre. « Puis-je te parler en toute franchise ?

— Oh, pourquoi pas ? L’un de nous deux au moins devrait se montrer sincère, répondit-elle amèrement.

— Alors je vais t’apprendre une ou deux petites choses. » Geary s’efforça de s’exprimer d’une voix ferme, comme s’il donnait des ordres depuis la passerelle. « Tout d’abord, mon honneur n’est nullement entaché. Ni le tien. Pour cela, il aurait fallu avoir commis sciemment un acte déshonorant…

— N’est-ce pas le…

— Je me moque de la façon dont on voit l’affaire aujourd’hui ! Voilà un siècle, c’était l’évidence même ! Notre existence n’est-elle pas suffisamment difficile après ces cent années de guerre ? Dois-tu vraiment la rendre plus dure encore en te pliant à des critères moraux intenables ? » Rione le fixa. « Je n’ai sans doute aucun droit de t’expliquer ce que tu devrais ressentir, mais je peux au moins t’apprendre ce que j’éprouve de mon côté. En second lieu, poursuivit-il, tu n’aides personne en te flagellant ainsi. Certes, dans un monde parfait, idéal, tu pourrais te cramponner à une conception inaccessible de la loyauté. Mais pas dans celui-ci. »

Elle secoua la tête. « Voilà qui ne risque guère de réconforter mon mari. Ni mes ancêtres.

— Qu’aurais-tu aimé qu’il se passât si tu avais vécu la situation inverse ? s’enquit-il. Si tu avais été grièvement blessée, tenue pour morte et peut-être séparée à jamais de ton époux ? Qu’aurais-tu préféré ? »

Rione se tint coite un bon moment, les yeux baissés, puis elle les releva. « Qu’il soit heureux, répondit-elle tranquillement.

— Même si, te croyant morte, ce bonheur avait exigé qu’il en rencontrât une autre ?

— Oui.

— Et s’il avait appris que tu étais peut-être encore en vie mais à jamais perdue pour lui ? Tu voudrais qu’il se le reprochât ?

— Ne te sers pas de mon mari comme d’une arme contre moi, John Geary, cracha-t-elle. Tu n’en as pas le droit. »

Il s’adossa à son fauteuil en s’efforçant de garder son sang-froid « Qu’il en soit donc ainsi. Pourquoi ne pas parler à tes ancêtres ? Ils te montreront peut-être ce qu’ils ressentent par un signe.

— Les mots “femme adultère” inscrits sur mon front, par exemple ? demanda-t-elle, furieuse.

— Pourquoi pas, puisque tu les y crois déjà gravés ? rétorqua Geary. Mais peut-être ne te condamneront-ils pas. Ce sont tes ancêtres, Victoria. Eux aussi ont été humains. Leur vie n’a pas été parfaite. C’est bien pour cela que nous leur parlons, parce qu’ils peuvent s’en souvenir, comprendre et peut-être nous insuffler une sagesse que nous ne possédons pas encore. »

Elle secoua la tête et regarda de nouveau ailleurs.

« Les individus les moins honorables peuvent parler à leurs ancêtres ! Nul te pourra t’ôter ce privilège !

— Ce n’est pas ce que je veux dire », déclara-t-elle en fixant avec entêtement la cloison opposée.

Geary étudia son profil, ses mâchoires crispées, et commença d’entrevoir la vérité. « Tu as peur de leur parler ? De leur réaction ?

— Ça t’étonne, John Geary ? Bien sûr que j’ai peur. J’ai fait beaucoup de choses dont je ne suis pas très fière mais jamais rien qui aurait pu leur faire honte. »

Il y réfléchit un instant. « Tu n’es pas forcée de les affronter seule. Il y a des…

— Jamais je ne partagerai ma honte avec un tiers !

— Tu l’as déjà fait avec Desjani et maintenant avec moi ! vociféra-t-il.

— Et ça s’arrêtera là, marmonna Rione, le visage sévère et fermé.

— Je pourrais…

— Non ! » Rione s’efforçait visiblement de recouvrer de nouveau son calme. « Ç’aurait dû être le rôle de mon mari. Je refuse de les affronter devant toi. »

Ne restait plus qu’une solution. « Et avec Desjani ? Pourrais-tu la prier de t’accompagner ? »

Rione le dévisagea, choquée.

« Elle est déjà au courant.

— Et elle me déteste.

— Parce que tu refusais de me mettre au courant. Mais tu l’as fait. » Le regard de Rione vacilla. « Tu l’as dit toi-même. Desjani a de l’honneur. Tes ancêtres n’y verront aucune objection. »

Rione secoua la tête, évitant derechef de croiser son regard. « Pourquoi ferait-elle cela pour moi ?

— Je pourrais lui poser la question. » Mauvaise idée : les yeux de Rione flamboyèrent. « Ou toi. Tu crois qu’elle te le refuserait ? »

Rione soupira. « Oh non ! Pas le noble capitaine Desjani. Elle soutiendrait même une politicienne si elle avait besoin de son appui, n’est-ce pas ? Surtout s’il lui semble que le grand capitaine Geary y tient.

— C’est aussi mon avis, mais tu peux m’épargner ces sornettes de “grand capitaine Geary”. Je m’efforce de t’aider et le capitaine Desjani le fera aussi si tu le lui demandes, alors inutile de nous envoyer des insultes à la figure. »

Rione se leva et lui jeta un regard inquisiteur. « Tu ne resteras pas éternellement à la tête de cette flotte. Tu finiras par la ramener un jour chez elle. Seules les vivantes étoiles savent comment tu t’y prendras, mais tu y parviendras. Et si le cœur t’en dit, tu pourras prendre ta retraite le lendemain. Nul ne s’y opposera au sein de l’Alliance. Ce jour-là, quand tu n’auras plus la responsabilité du commandement, quand ni le règlement ni l’honneur n’interviendront plus dans tes relations personnelles avec les autres officiers, préféreras-tu être attaché à quelqu’un comme moi ou avoir la liberté d’apprendre à connaître le cœur d’une Tanya Desjani ?

— Je n’ai jamais…

— Non. Et tu ne le feras pas non plus. Va te faire voir. » Rione fit volte-face et sortit.


Geary se réveilla en sursaut en entendant s’ouvrir puis se refermer l’écoutille de sa cabine. Il frappa l’interrupteur de la veilleuse et aperçut Victoria Rione. Debout devant son lit, elle l’observait sans mot dire.

« Salut, John Geary. » Elle s’avança vers lui d’un pas légèrement vacillant et s’assit au bout du lit pour le regarder. « Tu ne me demandes pas ? »

En dépit de la distance qui les séparait, il flairait l’odeur du vin dans son haleine. « Quoi ?

— Comment ça s’est passé. » Elle balaya l’air de la main. « Moi, mes ancêtres et le capitaine Desjani. Tu as sûrement envie de savoir.

— Victoria…

— Rien. » Elle secoua la tête, un peu branlante et la voix épaisse. « Je leur ai expliqué ce qui s’était passé et j’ai exprimé des remords, puis je leur ai demandé de me guider. Rien. Je n’ai rien senti. Ils ne m’ont envoyé aucun signe. Mes ancêtres ne veulent même plus me connaître, John Geary. »

Il se redressa enfin. « Ça ne peut pas être vrai.

— Demande au noble capitaine Desjani ! Soyez maudits tous les deux ! » Elle se releva péniblement et entreprit de se déshabiller.

Geary se leva à son tour. « Qu’est-ce que tu fiches ?

— Ce pour quoi je suis faite. » Elle laissa tomber sa dernière pièce de vêtement et s’abattit sur le lit en le fixant. « Vas-y.

— Si tu t’imagines que je vais profiter de toi dans cet état, tu es cinglée.

— Trop honorable, John Geary ? Ne te raconte pas d’histoires. Contente-toi d’être Black Jack Geary pendant un petit moment. Fais de moi ce qu’il te plaît. »

Il la dévisagea en cherchant ses mots.

Elle reprit la parole, le regard braqué sur l’espace derrière lui comme s’il était transparent. « S’il le faut, je le tuerai, tu sais ça ? Si jamais Black Jack Geary tentait de nuire à l’Alliance et que c’était le seul moyen de l’en empêcher, je le tuerais. Trop de gens se sont sacrifiés pour qu’ils soient morts en vain. Peut-être est-ce à cet instant que j’ai perdu mon honneur, en me promettant de tout faire pour arrêter Black Jack. » Ses yeux accommodèrent de nouveau sur lui, non sans quelque difficulté. « Tout. »

Cela lui fut difficile mais Geary se sentait obligé d’exprimer de vive voix la pensée qui venait de le traverser. « Est-ce dans ce dessein que tu couchais avec moi au début ? »

Ses lèvres s’activèrent silencieusement puis elle secoua légèrement la tête. « Non, chuchota-t-elle. Même moi j’en serais incapable, je crois.

— Même toi ? Tu m’as naguère parlé d’actes dont “même moi” j’aurais été incapable, et tu te montres aussi dure envers toi-même. » Il tendit la main pour la recouvrir du drap pendant qu’elle le regardait faire, inerte. « Je n’abuserai pas de toi, Victoria. Que tu le croies ou non, tu mérites mieux que ça. »

Il alla s’asseoir près d’elle, le regard rivé sur le diorama des étoiles qui luisait doucement sur une cloison. « Tu es dure et coriace, mais autant pour toi-même que pour autrui. Sinon davantage. Je ne pense pas qu’il soit possible à tes ancêtres de te pardonner si tu ne te pardonnes pas toi-même. »

S’ensuivit un long silence, puis Geary jeta un regard vers Rione et constata qu’elle s’était endormie. Et qu’alors même qu’elle était morte au monde son visage accusait la plus profonde détresse.

Quand on l’avait réveillé pour la première fois à bord de l’Indomptable, Geary était encore trop hébété pour prêter réellement attention aux gens de la flotte, aux descendants de ceux qu’il avait connus jadis et dont il avait partagé l’existence. Lorsqu’il en avait assumé le commandement, il n’avait pas tardé à prendre conscience des bouleversements apportés par un siècle de guerre hideuse et, pendant un certain temps, il s’était cru au milieu d’étrangers qui n’avaient plus la même conception du monde et raisonnaient différemment. À mesure que passaient les semaines et qu’il en apprenait davantage sur leur compte, il en était venu à se persuader qu’il les avait jugés trop sévèrement et qu’ils partageaient finalement les mêmes valeurs fondamentales. Mais, à présent, il en doutait de nouveau. L’honneur est à la fois un fardeau et une épée. On peut trop aisément en user à mauvais escient. Et, un siècle après sa propre époque, les gens de l’Alliance retournaient manifestement cette arme contre eux-mêmes en la rendant si follement inflexible qu’elle risquait de leur nuire autant qu’à l’ennemi et de justifier aussi bien l’iniquité que l’intégrité.

Il soupira, se leva en évitant soigneusement de faire du bruit et s’habilla en silence. Parvenu à la porte, il se retourna pour la regarder. J’ai tellement souffert en apprenant que tous ceux que j’avais connus et aimés étaient morts. Mais combien sont-ils dans l’Alliance à ignorer, tout comme Victoria Rione, si les êtres qu’ils chérissent sont morts ou vivants, à se demander comment ils peuvent survivre quand cette incertitude les tourmente ? Et combien parmi les Syndics ? Pour la toute première fois, il se rendit compte que la certitude cruelle avec laquelle il était contraint de composer avait un avantage : au moins en était-ce une.

Il arpenta les coursives et les compartiments silencieux de l’Indomptable en saluant au passage ceux des spatiaux restés de quart dans ses entrailles enténébrées et en s’efforçant de puiser un certain réconfort dans les rituels du commandement.

Il trouva le capitaine Desjani en train de se livrer à la même activité au détour d’une coursive.

« Capitaine Geary ? » Elle ne chercha pas à cacher sa surprise. « Tout va bien ?

— Ouais. Ça va. »

Son ton et son attitude disaient clairement le contraire. Elle fit la grimace. « Vous avez parlé avec la coprésidente Rione ? »

Geary hocha la tête.

« J’avais cru… » Desjani s’interrompit un instant puis poursuivit : « J’étais très montée contre elle, comme vous avez pu vous en rendre compte. J’ai cru qu’elle refusait de vous l’avouer parce qu’elle manquait d’honneur. Je n’ai pas su voir que c’était précisément son sens de l’honneur qui la déchirait.

— Comment est-ce que ça s’est réellement passé ? Ses ancêtres l’ont-ils vraiment repoussée ? »

Desjani baissa la tête et médita un instant. « J’ai ressenti quelque chose. Je ne sais pas quoi exactement. Ils étaient là. Mais je crois qu’elle refusait de l’admettre.

— C’est aussi mon impression.

— Elle… euh… » Desjani semblait à la fois gênée et furieuse. « Je l’ai revue un peu plus tard. Elle avait bu et elle a dit certains mots…

— Ouais, je sais.

— J’espère que rien de ce que j’ai pu dire ou faire ne vous a laissé croire un seul instant que je pourrais… »

Geary brandit la paume pour l’interrompre. « Votre comportement a été parfaitement professionnel. Je n’aurais pu rêver d’un meilleur officier. »

Desjani n’en semblait pas moins en plein désarroi. « Même si vous n’aviez pas une grande mission à remplir, capitaine Geary, et si les vivantes étoiles ne vous avaient pas envoyé quand nous en avions le plus besoin, il serait très mal avisé de ma part de…

— Je vous en prie, capitaine. » Geary espérait que sa voix ne trahissait pas trop son propre émoi. « Je comprends. N’en parlons plus.

— Des bruits courent, capitaine Geary, lâcha Desjani entre ses dents serrées. À notre sujet. J’en ai eu vent.

— Des rumeurs sans fondement, capitaine Desjani. Forgées et répandues par des officiers qui ne savent rien de l’honneur. Je m’efforcerai de mon mieux de me conduire de manière strictement professionnelle en votre présence, et je suis persuadé qu’il en sera de même pour vous.

— Oui, capitaine. Merci, capitaine. Je savais que vous comprendriez. »

Desjani hocha la tête avec gratitude, salua et s’éloigna. Geary la suivit des yeux, conscient que, quoi qu’ils fassent ou disent, cette menace resterait constamment suspendue au-dessus de leur tête.

Il finit par regagner sa cabine. Rione était toujours inconsciente, aussi s’assit-il pour réactiver le logiciel de simulation. Encore trois jours de transit dans le système de Daïquon et la flotte atteindrait le point de saut pour Ixion.

Devait-il vraiment la conduire à Ixion ? De toute évidence, les Syndics auraient dorénavant suffisamment subodoré la trajectoire de la flotte pour y placer des mines. Qu’est-ce qui les y attendrait ?

Mais les autres destinations possibles n’étaient guère plus séduisantes. Et la vitesse avec laquelle la flotte avait gagné Daïquon les avait manifestement surpris. Si elle continuait à se déplacer plus rapidement qu’ils ne réagissaient, peut-être réussirait-elle à dégager d’Ixion avant qu’ils n’aient eu le temps d’y rassembler une force d’interception.

Mais peut-être pas. Selon les plus récentes données syndics qu’ils avaient réussi à dérober à Sancerre, Ixion offrait une planète habitée convenable, ainsi que plusieurs colonies et installations extraplanétaires encore en activité. Ce n’était pas un système stellaire abandonné.

Il faudrait être prêt à sauter dès qu’on l’atteindrait. Fin prêt. Partir du principe que les Syndics auraient miné le point de saut d’où émergerait la flotte et y auraient tendu une embuscade. Et s’assurer qu’elle saurait affronter ces deux obstacles.

Dit comme ça, c’était l’enfance de l’art. Mais il aurait bien aimé savoir comment il allait réellement s’y prendre.

Il finit par s’endormir dans son fauteuil, en souhaitant que Rione sortît enfin de son coma pour de nouveau le conseiller.


À son réveil, ankylosé par cette longue station dans son fauteuil, il constata que Rione gisait toujours sur le lit mais qu’elle était réveillée et fixait le plafond. Il se leva sans mot dire, gagna le lavabo, prit des analgésiques et un verre d’eau et les lui apporta.

Elle les accepta sans le regarder et ne daigna ouvrir la bouche que quand il se fut assis. « Je ne me souviens pas de tout ce que j’ai dit cette nuit.

— Ce n’est pas plus mal, probablement, fit-il remarquer d’une voix neutre.

— Je ne me rappelle pas non plus tout ce que j’ai fait.

— Nous n’avons rien fait, si c’est ce que tu veux savoir. »

Elle hocha la tête, soupira puis fit la grimace ; ces deux seuls gestes avaient apparemment suffi à la larder de coups de poignard. « Merci. Maintenant, si tu veux bien me faire le plaisir de te retourner, je vais récupérer mes affaires et les lambeaux de dignité qui me restent, puis t’épargner de supporter plus longtemps ma présence.

— Et si je refusais de me retourner ?

— Fais-moi grâce de l’attitude chevaleresque, John Geary. À moins que tu ne tiennes à fantasmer sur ma nudité. Je n’ai pas le droit de te refuser ce menu plaisir. » Elle semblait complètement abattue.

Sentant la moutarde lui monter au nez, Geary s’efforça de la refouler puis se rendit compte que la compassion n’avait donné aucun résultat jusque-là. « D’accord, madame la coprésidente. Peut-être ne me suis-je pas bien fait comprendre. » Le ton était coupant et Rione se rembrunit. « Je n’ai cure de l’opinion que tu as de toi en ce moment. Je suis simplement déçu de voir une personne de ton intelligence et de tes capacités se complaire dans l’apitoiement sur soi-même quand j’ai désespérément besoin de son avis et de ses conseils éclairés pour maintenir cette flotte en vie et rectifier mes erreurs. Nous sautons vers Ixion dans moins de trois jours et je n’ai aucune idée de ce qui nous y attend. Aurais-tu décidé que Black Jack pouvait se passer de ton assistance pour faire les bons choix ? »

Rione se renfrogna davantage, mais Geary crut aussi lire en elle une trace d’appréhension. Se demandait-elle encore ce qu’elle avait bien pu lui dire cette nuit ? Si elle lui avait bel et bien annoncé sans ambages ce qu’elle se sentait prête à faire pour protéger l’Alliance de Black Jack Geary ?

« Tu m’as répété je ne sais combien de fois que l’Alliance était de première importance à tes yeux. Elle a besoin de cette flotte. Si tu tiens vraiment à ce que je la lui ramène, tu dois m’aider à rester dans le droit chemin. Je me sens chaque jour plus à l’aise à sa tête et il m’est de plus en plus difficile d’éviter certaines mesures qui me seraient accessibles. Parce que le légendaire Black Jack Geary pourrait souvent se tirer d’affaire en recourant à des moyens que John Geary juge mal avisés ou déshonorants. Qu’est-ce qui vous importe le plus, madame la coprésidente ? Votre propre malheur ou le salut de l’Alliance auquel vous prétendez croire ? »

Rione se redressa dans le lit ; le drap qui la couvrait retomba mais elle ne parut pas s’en apercevoir. Elle le fusilla du regard, les yeux injectés de sang. « Au temps pour la commisération du commandant de la flotte ! cracha-t-elle.

— Si tu tiens peu ou prou à soigner ta déprime, tu devrais essayer un traitement plus efficace que l’alcool », reprit-il. Les yeux de Rione s’embrasèrent. « Tu sembles résolue à ne pas te pardonner et à l’interdire à autrui. Je n’y peux rien, mais je peux au moins exiger de ta part ton soutien et tes meilleurs conseils, et t’obliger à refréner un comportement qui pourrait nuire à l’Alliance et à la République de Callas. J’attends de toi que tu agisses en conformité avec tes fonctions de sénateur de l’Alliance et de coprésidente de ta république. »

Rione serrait les poings et semblait à deux doigts de lui sauter à la gorge. « C’est tout, capitaine Geary ? gronda-t-elle.

— Non. » Il marqua une pause, conscient qu’ainsi assise à demi nue elle évoquait une déesse antique s’apprêtant à foudroyer un incroyant. Bizarrement, malgré sa propre fureur, elle ne lui avait jamais paru plus désirable. « Il ne s’est rien passé cette nuit, si tu veux savoir. Il ne s’est même jamais rien passé entre nous si c’est ce que tu désires. Tout ce que tu voudras pourvu que tu retombes sur tes pieds. »

Elle se leva, mettant son corps en valeur en dépit de la rage qui continuait d’en émaner. « Je ne signifie donc rien pour toi, alors ? C’est ce que tu veux dire ?

— Non. » Il se leva à son tour, réprimant une envie irrésistible de l’empoigner pour la renverser sur le lit. « Je suis en train de dire que tu signifies tout cela pour moi. »

Se sachant incapable de se contrôler plus longtemps, Geary se retourna et sortit aussitôt de la cabine.


Un croiseur de combat à son entière disposition… non, plutôt une flotte entière de croiseurs de combat et de cuirassés à sa disposition, et il ne disposait d’aucune cachette où se planquer afin d’éviter qu’on se demandât pourquoi il semblait avoir passé la nuit dans un fauteuil. Il finit par se rendre compte que la salle de conférence lui offrirait cette intimité et il en prit le chemin, referma l’écoutille derrière lui et se vautra dans le siège en tête de table.

Curieuse impression que de se retrouver seul dans cette salle devant des fauteuils vides, alors que la table et le compartiment lui-même avaient repris leurs dimensions normales au lieu de s’étirer virtuellement à l’infini pour permettre à tous les commandants de la flotte de s’y installer. Il alluma l’écran montrant l’espace puis la formation de la flotte et scruta ses vaisseaux. Ouais. Mes vaisseaux. J’en suis responsable. Et je suis sûr que les Syndics m’auront préparé un guet-apens à Ixion. Ou dans n’importe quel système stellaire où nous sauterions depuis Daïquon.

Il ne savait pas comment disposer sa flotte et il détestait ça. Mais comment procéder quand j’ignore ce qui nous guette à Ixion ? J’ai l’habitude d’avoir au moins quelques heures, voire quelques jours ou semaines devant moi pour évaluer les forces ennemies et lui faire adopter la formation idéale pour les affronter. Je ne peux pas me permettre un autre imbroglio comme celui qui nous attendait à Daïquon.

C’était à peu près comme d’ignorer où Rione se terrait pour l’instant. Il risquait de la retrouver dans sa cabine à son retour, ou de tomber sur elle en tournant le coin d’une coursive. Que se passerait-il alors ? Il devait se préparer au pire et prendre les devants, sinon, après le petit laïus qu’il lui avait débité avant de la quitter, elle pouvait fort bien lui sauter à la jugulaire.

Prendre les devants. Bon sang ! Ça paraît tellement simple. Je suis trop habitué aux batailles spatiales normales où l’on dispose de plein de temps pour se préparer à l’affrontement. Il faut seulement partir du principe que les Syndics auront rassemblé sur place une force puissante pour nous attendre. Et posé un champ de mines devant le point de saut. Qu’ils nous auront tendu une embuscade. C’est une certitude. Et je dois m’y rendre malgré tout. Prépare donc la flotte à manœuvrer et combattre dès son émergence.

Pourquoi pas ? La flotte qu’il avait connue de son temps n’en aurait pas été capable. Non parce qu’elle n’en aurait pas eu la compétence, mais parce que cette tactique différait par trop de son entraînement et de sa formation. Tout à l’époque se faisait d’un seul bloc, de façon plus élégante, sans toutes ces mêlées chaotiques. Mais cette nouvelle flotte… ces officiers qui n’aimaient rien tant que de charger droit sur l’ennemi en étaient non seulement capables mais y aspireraient. Ne manquait qu’un bon plan pour épauler leur désir de massacrer des Syndics.

D’accord. À quoi ressemblera l’embuscade d’Ixion ? Dans le pire des scénarios. Au mieux, j’aurai le temps de réagir. Donc, dans le pire des cas, il y aura des champs de mines devant le point de saut. Et, juste derrière, la principale force syndic prête à achever nos vaisseaux dès qu’ils auront été touchés. Ils s’efforceront d’imiter ce que nous leur avons infligé à Ilion, mais en se postant plus près que nous du point de saut.

S’ils m’ont vu opérer, peut-être déploieront-ils des forces au-dessus, au-dessous et sur les flancs de la flotte pour la prendre sous un feu croisé quand elle foncera sur leur corps principal. Ce qui exigerait de nombreux vaisseaux. Je dois donc déjouer leurs plans en ordonnant aux miens une manœuvre inattendue qu’ils n’auront encore jamais exécutée.

Il manipula l’hologramme pour essayer diverses formations et mouvements puis, enfin satisfait, regagna sa cabine, pas certain de vouloir y trouver Rione.

Mais elle était déserte. Il s’arrêta juste après l’entrée en se remémorant le visage qu’affichait Victoria Rione lorsqu’il en était sorti et en se demandant très sérieusement s’il ne devrait pas faire procéder à un balayage d’inspection. Seuls ses ancêtres savaient quelles représailles une femme comme Rione pouvait improviser dans le feu de la colère !

Ne deviens pas aussi paranoïaque à son sujet. Devoir craindre ses propres commandants de vaisseau est déjà assez pénible. Geary envoya à tous ses officiers supérieurs un message fixant une réunion stratégique dans une demi-heure puis se lava hâtivement et endossa une tenue présentable. Alors qu’il regagnait la salle de conférence, il se demanda si le bruit de son algarade avec Rione s’était déjà répandu dans la flotte et, le cas échéant, si le sujet serait abordé.

Le capitaine Desjani occupait déjà son fauteuil et elle en jaillit respectueusement à son entrée. « Une urgence, capitaine ?

— En quelque sorte. Pas un danger immédiat, toutefois. Juste un détail dont je veux m’assurer que tout le monde est informé avant de sauter vers Ixion. »

Ils attendirent et, à l’approche du début de la conférence, virent bientôt surgir les images des commandants de vaisseau, tandis que la table et la salle elle-même donnaient l’impression de peu à peu s’agrandir pour leur permettre de tous s’y présenter.

À heure dite, Geary se leva pour parler, aussitôt interrompu par le capitaine Midea du Paladin. « Avez-vous finalement décidé d’éviter Ixion ? demanda-t-elle. Nous éloignerons-nous de nouveau de l’espace de l’Alliance ? »

Autour de la table, tous semblaient retenir leur souffle en attendant sa réponse. De son côté, Geary éprouva une poussée de fureur qu’il eut le plus grand mal à contenir. Il se crevait le cul à tenter de trouver un moyen de botter celui des Syndics et de sauver les vaisseaux et les spatiaux de l’Alliance, et, pour tout remerciement, il avait droit aux jérémiades d’une tripotée d’officiers supérieurs qui auraient dû lui être reconnaissants de ne pas casser des cailloux dans un camp de travail syndic sur une planète à peine habitable. Que le capitaine Midea, présence à ce jour silencieuse lors des conférences de la flotte, affichât une expression sévère assortie à un uniforme impeccable, si strict dans son moindre détail qu’elle ressemblait aux officiers supérieurs syndics qu’il avait pu voir, n’y remédiait en rien.

Pendant qu’il soutenait son regard, il s’écoula encore un instant avant que le logiciel de gestion de la conférence ne lui fournît les données d’identification du Paladin, lui rappelant que ce bâtiment appartenait à la troisième division de cuirassés, compagnie chaque jour plus infâme où sévissaient déjà les capitaines Casia et Yin, et dont les commandants Numos et Faresa étaient toujours aux arrêts.

S’ajoutant à la lassitude consécutive à sa mauvaise nuit, aux perturbations émotionnelles que lui inspirait Victoria Rione et à l’irritation que suscitait en lui cette infernale division de cuirassés, la question insolente de Midea manqua de le faire exploser. Fort heureusement, la raison de la convocation de cette réunion se rappela à lui et il se rendit compte que la chance (ou ses ancêtres) lui avait soufflé un moyen idéal de la moucher.

Si bien qu’au lieu d’exploser en supernova il lui décocha un sourire morose. « Nous allons bel et bien à Ixion, capitaine. Nous y allons et nous émergerons du point de saut en formation de combat, parce que je m’attends à ce que les Syndics nous y aient tendu une embuscade. J’ai convoqué cette conférence afin de m’assurer que vous seriez tous informés de la façon dont nous allons mener cette bataille. »

Sa réponse désarçonna manifestement Midea. Elle s’apprêtait à engager un débat sur sa pusillanimité et la flotte fonçait non seulement de l’avant mais encore s’attendait à combattre. Aucun de ses adversaires n’aurait le front de s’y opposer. Le capitaine Casia, qui jusque-là donnait l’impression de s’apprêter à soutenir les arguments de Midea, referma brusquement son clapet et se rejeta en arrière.

Geary tendit la main et entreprit d’entrer des instructions. L’hologramme s’activa au-dessus de la table, montrant la formation que Geary avait imaginée le matin même. « La flotte adoptera la formation Kilo Un avant de sauter. Cette formation de combat la scinde en plusieurs sous-formations, chacune construite autour d’une division de croiseurs de combat ou de cuirassés et toutes postées de manière à couvrir leurs voisines. » Il fit pivoter l’image, leur laissant ainsi clairement comprendre qu’il s’agissait d’une série de douze blocs de vaisseaux espacés et grossièrement disposés en cube.

Le capitaine Desjani l’étudia en même temps que les autres officiers. Elle prit la première la parole : « Au cas où nous tomberions encore sur un traquenard dans le genre de celui de Daïquon ?

— Exactement. Comme vous voyez, chacune de ces sous-formations se suffit à elle-même. Aucune de nos unités légères ne sera isolée d’un appui massif, et tous nos vaisseaux lourds bénéficieront de la proximité de leur soutien. Elles seront capables de se défendre seules quoi que nous affrontions et, prises dans leur ensemble, nous permettront de frapper toute formation ennemie sous de multiples angles. Ce n’est sans doute pas la formation d’assaut parfaite puisque nous ignorons comment seront disposés les Syndics, mais, quelle que soit celle qu’ils auront adoptée, nous pourrons les laminer à la sortie du point de saut et fournir à nos propres vaisseaux une protection efficace jusqu’à ce que nous ayons dégagé la zone de combat initiale pour adapter de nouveau la nôtre aux exigences de la bataille avant de revenir sur eux.

— Vous présumez donc que le plus gros du combat se déroulera au point de saut ? demanda le capitaine Tulev. Ça s’est produit à Daïquon par hasard, mais nous n’avons jamais travaillé de cette façon.

— Nous le ferons désormais. » Geary sourit à Tulev puis à l’ensemble de la tablée. « Nous émergerons du point de saut prêts à combattre la principale force de l’ennemi, nous engagerons le combat et nous l’aurons mise à mal avant même qu’il n’ait pris conscience de notre présence. » Il vit s’illuminer des visages enthousiastes. Cette flotte adorait foncer dans le tas. Depuis qu’il avait pris le commandement de ces officiers, le plus clair de son travail avait consisté à leur apprendre, lentement, à réfléchir aussi âprement qu’ils combattaient. À éviter, autrement dit, de charger bille en tête, ce qu’ils avaient le plus grand mal à accepter. Aujourd’hui qu’il leur en offrait précisément l’occasion, ils se réjouissaient à la perspective de ce massacre mutuel.

« Toutes les unités devront donc prendre leur position dans la formation Kilo Un à T trente, poursuivit Geary. Leur affectation leur sera transmise dès la clôture de cette conférence. En outre, d’autres instructions de manœuvre prendront effet dès l’instant où vos vaisseaux déboucheront à Ixion. Nous n’émergerons du point de saut qu’à 0,05 c. Quand chaque vaisseau sera sorti de l’espace du saut avec sa formation, il devra infléchir sa trajectoire de soixante degrés vers le haut.

— À cause des mines ? s’enquit le capitaine Cresida.

— Effectivement. L’incurver ainsi devrait nous permettre d’échapper à des mines disposées pour toucher des bâtiments sortant en ligne droite du point de saut. Les Syndics ont miné la sortie à Daïquon, aussi devons-nous présumer qu’ils opéreront de la même manière dans tout système qu’ils pensent à notre portée. Une fois hors du champ de mines, nous infléchirons de nouveau notre trajectoire vers le bas et nous accélérerons autant qu’il sera nécessaire pour engager le combat.

— Ça fait beaucoup de mines, fit observer Duellos. Ils doivent investir d’énormes ressources dans cette traque.

— Elle perturbe également leur commerce avec les systèmes qui ne sont pas sur leur hypernet, ajouta Geary.

— Ils commencent à désespérer, conclut Cresida. Tous leurs efforts pour arrêter cette flotte ont échoué et nous nous rapprochons de chez nous. »

Cette assertion était assez étayée pour que nul n’élevât d’objection, encore que plusieurs visages fronçaient pensivement les sourcils.

« Des questions ? s’enquit Geary.

— Où irons-nous après Ixion ? » s’enquit le capitaine Casia, maintenant qu’il avait repris contenance.

Relève-le donc de son commandement et mets-le aux arrêts, souffla Black Jack à Geary. Celui-ci prit une profonde inspiration et répondit calmement mais fermement : « Je n’en ai pas encore décidé. Tout dépend de ce que nous y trouverons. Quatre systèmes stellaires sont à portée de saut d’Ixion, cinq en comptant Daïquon, mais je n’ai aucune intention d’y retourner. D’autres questions ?

— Pourquoi la coprésidente Rione n’assiste-t-elle plus à ces conférences ? » demanda le capitaine Yin d’une voix flûtée.

Le bruit avait donc couru aussi vite que Geary l’avait prévu. Il se demanda qui pouvait bien surveiller les allées et venues aux abords de sa cabine et comment il s’y prenait. « Il faudra le lui demander. Elle sait que sa présence ici est la bienvenue, et je m’attends à ce que les commandants de vaisseau de la République de Callas et de la Fédération du Rift la tiennent informée de ce qui s’y passe. » Tous les officiers opinèrent du bonnet, avec un temps d’hésitation plus ou moins marqué.

« Pourquoi ne nous donne-t-elle pas son avis ici même, pendant la conférence ? insista le capitaine Midea. Nous savons qu’elle vous le donne en privé. »

Ses adversaires avaient déjà tenté de semer la zizanie en accusant une civile et une femme politique d’exercer une trop grande influence sur les décisions de la flotte. Apparemment, on allait porter de nouveau la même accusation. Au lieu de perdre son calme, Geary décida de réagir avec humour. « Capitaine Midea, si vous connaissez un tant soit peu la coprésidente Rione, vous devez savoir que rien ni personne ne peut l’empêcher d’exprimer son opinion où et quand elle le souhaite. » Quelques sourires éclorent. « La coprésidente Rione me fait savoir ce qu’elle pense et, de fait, elle m’a même fourni quelques conseils inestimables durant les opérations.

— La coprésidente Rione se trouve d’ordinaire sur la passerelle au cours des opérations, affirma le capitaine Desjani en affectant une expression soigneusement neutre.

— La coprésidente Rione a ouvertement proposé diverses suggestions lors des opérations au sol de Baldur, intervint le colonel Carabali. Personne n’a cherché à dissimuler son implication.

— Mais pourquoi n’est-elle pas là ? insista Yin sur un ton laissant entendre qu’on leur cachait quelque chose.

— Je n’en sais rien, répliqua froidement Geary. Un sénateur de l’Alliance n’est pas placé sous mon autorité. En votre qualité de citoyen de l’Alliance, vous avez le droit de vous entretenir à tout moment avec un de ses sénateurs. Alors pourquoi ne lui posez-vous pas directement la question ?

— Une politicienne qui a constamment l’oreille du commandant de la flotte… avança prudemment le capitaine du Résolution. Vous devez certainement comprendre notre inquiétude, capitaine Geary. »

Geary s’efforça de répondre d’une voix égale, bien que la tournure prise par la discussion lui déplût. « La coprésidente Rione n’est pas une politicienne du Syndic mais de l’Alliance. Elle est de notre bord.

— Les politiciens n’œuvrent que pour leur propre compte, rétorqua le commandant du Téméraire. Les soldats se sacrifient pour l’Alliance pendant qu’ils prennent de mauvaises décisions et amassent des fortunes.

— La discussion prend un tour politique, déclara Geary. Nous ne sommes pas là pour discuter des vertus ni des tares du gouvernement de l’Alliance. J’affirme à nouveau que la coprésidente Rione ne prend pas et ne prendra jamais aucune décision concernant l’usage que nous faisons de cette flotte, mais qu’elle a le droit et le devoir de me tenir informé de ses opinions et de ses recommandations. En dernière analyse, c’est pour elle que nous travaillons, puisqu’elle œuvre pour les citoyens de l’Alliance. » N’était-ce pas un peu trop pompeux ? Il n’en était pas sûr. Cela dit, jamais il n’aurait imaginé devoir un jour rappeler ces évidences à des officiers de l’Alliance.

Le silence s’éternisa. Le capitaine Duellos finit par le rompre : « Croyez-vous vraiment que le gouvernement civil exerce sur vous une autorité absolue, capitaine Geary ? » s’enquit-il nonchalamment.

Question sans doute de premier plan, et posée sciemment ; il n’aurait aucun mal à y répondre, mais il ne put s’empêcher de se demander pour quelle raison Duellos l’avait avancée. « Effectivement. Soit je me plie à ses ordres, soit je rends mon tablier. C’est ainsi que tourne la flotte. » Les hochements de tête approbateurs furent moins nombreux qu’il ne l’avait espéré. En sus des autres dommages qu’elle avait provoqués, cette guerre interminable avait aussi, manifestement, détérioré les relations de la flotte actuelle avec les dirigeants de l’Alliance. Sa propre expérience avec le capitaine Falco lui avait appris qu’une partie au moins de ses officiers croyait que leur devoir de soldat les autorisait à se rebeller ouvertement contre les autorités civiles. La mystique de Black Jack Geary parviendrait peut-être à jeter le discrédit sur cette idée subversive avant qu’elle n’ait causé davantage de dégâts. « C’est précisément ce qui fait de nous l’Alliance. Nous rendons des comptes au gouvernement, qui lui-même en rend au peuple. Si quelqu’un parmi vous doute des vertus de ce système, je lui suggère d’étudier l’ennemi de plus près. Les Mondes syndiqués… Voilà ce qui arrive quand les puissants en font à leur guise. »

Ce qui, de la part de Geary, se rapprochait le plus d’un camouflet administré publiquement à ses adversaires ; et il se rendit compte que certains accusaient le coup. « Merci. Je compte tenir notre prochaine réunion à Ixion. »

Les images s’évanouirent rapidement, mais, cette fois, celle du capitaine Badaya s’attarda avec lui dans la salle. Badaya jeta un regard à Desjani, qui le toisa avant de se retirer.

Dès qu’elle fut sortie, il se tourna vers Geary. « Capitaine Geary, déclara-t-il calmement, j’ai fait partie de ceux qui doutaient de vous. Comme tous mes collègues dans cette flotte, on m’a élevé dans la croyance que Black Jack Geary était le parangon des officiers de l’Alliance, le héros sans pareil qui l’avait sauvée une première fois et reviendrait peut-être une seconde fois à sa rescousse. »

Pour Geary, ces paroles étaient insupportables. « Capitaine Badaya… »

Celui-ci leva la main, paume ouverte. « Laissez-moi terminer. Quand la flotte vous a retrouvé, je n’étais pas de ceux qui consentaient à placer toute leur foi et leur loyauté en vous. Je ne me suis pas opposé à vous, mais je ne vous ai pas non plus soutenu. Après toutes ces années de guerre, j’ai le plus grand mal à croire aux sauveurs providentiels. »

Geary eut un léger sourire. « Je n’ai rien de “providentiel”, capitaine Badaya, je vous l’assure.

— Non. Vous êtes trop humain. C’est ce qui m’a d’ailleurs incité à rejoindre les rangs de ceux qui croient en vous avec la plus grande ferveur. Je ne partage pas leur foi abstraite, mais je reconnais volontiers que vous vous êtes montré un commandant exceptionnel. Aucun des officiers que j’ai connus n’aurait pu amener si loin la flotte, ni remporter les victoires que vous avez remportées. Mais c’est justement de cela que je voudrais vous parler. Si jamais nous regagnons un jour l’espace de l’Alliance, ce sera parce que vous aurez su conduire la flotte jusque-là. Vous avez fait ce que nul autre n’aurait pu réaliser. »

Geary comprit brusquement où il voulait en venir et souhaita désespérément se tromper.

« Ne serait-il pas parfaitement stupide, de la part d’un homme de votre compétence qui pourrait bien finalement gagner cette guerre, de se soumettre à l’autorité de ces imbéciles du Sénat et du Grand Conseil, qui ont joué un rôle désastreux dans la prolongation de cette guerre ? s’enquit Badaya. Il vous reste sans doute l’idéalisme de cette époque révolue, qui nous a si bien servi jusque-là, mais il vous faut comprendre ce qui s’est passé chez nous au cours du dernier siècle. Certes, les politiciens sont censés rendre compte à la population de l’Alliance, mais ils ont depuis longtemps cessé de le faire pour ne s’occuper que de leurs intérêts personnels. En tablant sur cette politique, ils ont joué avec le sort de l’Alliance et celui des militaires qui la défendent. Combien de civils et de soldats ont-ils trouvé la mort dans cette guerre interminable ? Interminable parce que des civils irréfléchis se sont mêlés de prendre des décisions revenant de droit à ceux qui risquent leur vie en première ligne. » Geary secoua la tête. « Capitaine Badaya…

— Écoutez-moi, s’il vous plaît ! Vous pouvez peser dans la balance. Vous pouvez sauver l’Alliance des politiciens auxquels son peuple ne se fie plus et qu’il ne croit plus. Quand nous regagnerons notre espace, vous pourrez vous prévaloir de l’autorité nécessaire pour prendre les décisions qui nous permettront de gagner la guerre et de mettre fin à ce bain de sang. Les gens suivront Black Jack Geary s’il fait appel à eux. » Badaya hocha la tête avec solennité. « Nombre de commandants partagent mon opinion. On m’a demandé de parler en leur nom et de vous garantir qu’elle n’est pas uniquement fondée sur la croyance en votre légende. Et, oui, effectivement, il en est d’autres qui s’opposeront à vous quoi qu’il arrive. Mais nous pourrons nous occuper de ces officiers, pour le plus grand bien de tous. »

L’occasion de devenir un dictateur ne lui avait jamais été offerte de manière aussi explicite. La seule exposition de cette offre constituait en soi un acte de haute trahison ; pourtant, Geary avait besoin d’officiers comme Badaya pour ramener la flotte chez elle. « Je… J’apprécie votre raisonnement. Je vous suis… reconnaissant de la haute opinion que vous avez de moi. Mais, en toute conscience, je ne peux pas accepter votre proposition. Elle va à l’encontre de tout ce en quoi je crois en tant qu’officier de l’Alliance. »

Badaya hocha de nouveau la tête. « Je ne m’attendais pas à ce que vous sautiez dessus. Vous êtes bien trop compétent pour franchir ce pas sans y avoir mûrement réfléchi. Nous tenons seulement à ce que vous restiez conscient des ouvertures qui s’offrent à vous et du soutien dont vous pourriez jouir, afin que vous puissiez y réfléchir avant notre retour dans l’espace de l’Alliance. Lorsque vous aurez réellement constaté les errements de ces politiciens du Conseil et du Sénat, vous penserez tout autrement.

— Capitaine Badaya, le capitaine Falco avait exprimé des sentiments identiques. Sauf qu’en l’occurrence il se croyait tout naturellement destiné à s’emparer lui-même du pouvoir. »

Badaya fit la grimace. « Le capitaine Falco s’est toujours vanté de ses compétences. Ça ne m’a jamais plu. Vous êtes différent, aussi différent de lui que votre grande victoire d’Ilion du désastre auquel il a présidé à Vidha. »

Dis-le. Dis-le clairement. Il ne pouvait permettre à personne de le croire prêt à prendre cette offre en considération. « Capitaine Badaya, dans la mesure où je ne suis pas le capitaine Falco, je vois mal dans quelles circonstances je pourrais m’emparer du pouvoir exercé par le gouvernement civil de l’Alliance. »

Badaya ne parut pas s’en offusquer et se contenta de hocher de nouveau la tête. « Nous nous attendions à vous l’entendre dire. Après tout, vous êtes Black Jack Geary. Mais Black Jack Geary est dévoué à l’Alliance, n’est-ce pas ? Tout ce que nous vous demandons, c’est de songer à tout le bien que vous pourriez faire. La population de l’Alliance a besoin de vous, capitaine Geary. Pour la sauver comme vous sauvez cette flotte. Je n’y croyais pas quand nous vous avons récupéré, mais vous m’avez convaincu. Et ne vous attendez à aucune gratitude de la part des politiques au retour de la flotte. Ils verront en vous un rival et tenteront de vous anéantir. Mais je peux vous garantir que la majorité de la flotte s’opposera à toute tentative d’arrestation vous visant. Merci de m’avoir consacré un peu de votre temps, capitaine. » Badaya salua et attendit que Geary lui eût retourné la politesse avant de disparaître.

Lequel s’effondra dans son fauteuil et plaqua les mains à son front. Bon sang ! « Songez à tout le bien que vous pourriez faire. » Ô mes ancêtres, gardez-moi de ceux qui m’admirent comme de ceux qui me haïssent !

Quand j’ai découvert que les citoyens de Baldur étaient mécontents de leurs dirigeants syndics, j’ai cru à une bonne nouvelle. Peut-être allaient-ils enfin réagir contre leur gouvernement. Et, aujourd’hui, j’apprends tout aussi limpidement que les officiers de l’Alliance sont exactement dans le même cas.

Ne serait-il pas ironique que ces deux gouvernements s’effondrent en même temps à cause de la colère qu’engendre cette guerre apparemment interminable dans ces deux populations ? Mais pour être remplacés par quoi ? Un tas de petites coalitions de systèmes stellaires belliqueux ?

Serais-je contraint de choisir entre voir venir et accepter la dictature à laquelle m’invitent Badaya et ses amis ?

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