Onze

Un bon minutage restait essentiel. Geary patienta en regardant les Syndics pourchasser sa flotte à une vélocité désormais proche de 0,14 c et gagner progressivement du terrain. Le point de saut pour Ixion ne se trouvait plus qu’à une heure, mais ils seraient à portée d’engagement bien avant. Quand tireront-ils leurs missiles et leur mitraille ? Nous entrons déjà dans la frange extérieure de l’enveloppe des spectres. Ils attendront encore un peu pour réduire la marge d’erreur au cas où nous tenterions une brusque poussée d’accélération à la dernière minute. Tiens bon… Maintenant ! « À toutes les unités. Retournez la formation à cent quatre-vingts degrés, obliquez de quatorze vers le haut et décélérez à 0,05 c à T quarante-sept. Tous les vaisseaux ouvrent le feu sur l’ennemi dès qu’il entre à portée de tir. »

Les bâtiments de l’Alliance se retournant tout en coupant leurs principaux systèmes de propulsion, la vitesse d’approche de la flottille ennemie s’accrut rapidement. L’Alliance rebroussait désormais chemin à 0,05 c tandis que l’ennemi lui fonçait droit dessus beaucoup plus vite. Au lieu de rejoindre la flotte à une vélocité relative de 0,04 c, il jouissait à présent d’un avantage bien supérieur, proche de 0,1 c, et les deux forces se ruaient dans la même direction.

De nouveau pris de court et ne disposant que d’un très bref laps de temps de réaction, les Syndics crachèrent des missiles et des flots de mitraille, mais seuls leurs vaisseaux les plus proches du point visé par la flotte avaient des chances de faire mouche. Là où ses boucliers étaient touchés, les franges de tête du cylindre s’illuminaient déjà d’éclairs.

Les vaisseaux de Geary ripostèrent ; leurs armes visaient un point précis, relativement petit, de l’énorme muraille syndic. Les boucliers des bâtiments syndics crépitaient aussi, mais uniquement dans un rayon limité, celui d’un cercle dont le centre était le point visé par la flotte. Le vaisseau amiral ennemi s’en trouvait non loin. À la vitesse relative légèrement inférieure à trente mille kilomètres par seconde qui rapprochait les deux flottes, la formation ennemie donna un instant l’impression d’être très distante puis, la seconde suivante, alors que le cylindre de l’Alliance traversait le mur syndic comme une balle un morceau de carton, de l’avoir déjà dépassé.

Le contact était rompu. Geary relâcha l’inspiration qu’il avait retenue inconsciemment, non sans sentir l’Indomptable vibrer sous les coups portés par les Syndics durant la fraction de seconde où les deux formations s’étaient trouvées à portée de tir. « Boucliers légèrement affaiblis, dysfonctionnements ponctuels, dommages mineurs à la poupe, aucune perte des systèmes, annoncèrent promptement les vigies du vaisseau.

— À toutes les unités de la flotte. Retournez la formation à cent quatre-vingts degrés et accélérez à 0,1 c à T cinquante-neuf.

— On repasse au travers ? s’étonna Rione, interloquée.

— C’est l’idée générale. S’ils freinaient pour régler leur vitesse sur la nôtre, ils se mettraient dans de sales draps, mais espérons qu’ils partiront du principe que nous continuerons de piquer droit devant nous et accéléreront à leur tour pour nous suivre. » Fixés sur l’écran, les yeux de Geary étudiaient les rapports d’avarie des deux flottes à mesure que les senseurs affichaient les résultats du contact.

« Deux cuirassés, apprécia Desjani. Et trois croiseurs de combat. Dont sans doute leur vaisseau amiral.

— Espérons-le. »

Encore une dizaine de passes d’armes aussi heureuses et ils auraient rétabli l’équilibre des forces dans ce système. Pas franchement de quoi pavoiser. « Nous n’avons pas essuyé de graves dommages, mais ça risque d’être pire la prochaine fois. »

Les vaisseaux de l’Alliance s’étaient de nouveau retournés, leur proue orientée vers le point de saut pour Ixion et la formation ennemie. Geary observait les mouvements des Syndics en priant pour qu’ils prissent la décision la plus logique : inverser leur trajectoire au lieu de pourchasser l’Alliance.

Ils s’y résolurent mais pas assez vite.

« Ils reviennent sur nous, mais nous ne traverserons leur formation qu’à une vitesse relative de 0,02 c », annonça Desjani.

Autant dire qu’ils resteraient plus longtemps à portée des armes ennemies et feraient des cibles faciles pour leurs réserves de missiles et de mitraille nettement plus fournies que celles de la flotte.

Après toutes ces manœuvres, Geary préférait ne pas s’informer de son approvisionnement en cellules d’énergie. Peu importait d’ailleurs. Soit il brûlait son carburant, soit la flotte ne survivrait pas assez longtemps pour s’inquiéter de son épuisement.

La formation syndic se repliait à présent sur elle-même pour tenter d’opposer un mur plus épais, mais, heureusement, elle n’aurait pas le temps de parachever cette manœuvre.

La muraille ennemie se dressa devant eux puis disparut derrière : les frappes syndics avaient porté les boucliers de l’Indomptable à l’incandescence.

« Dysfonctionnements ponctuels des boucliers de proue et latéraux, dommages mineurs dus à la mitraille, plusieurs frappes de lances de l’enfer à la moitié de la coque, batteries de lances de l’enfer 3A et 5B hors de combat, temps estimé pour les réparations indéterminé, pertes en hommes encore inconnues », annonça la vigie de l’Indomptable.

Geary parcourut du regard les relevés de l’état de la flotte. L’Indomptable s’en tirait plutôt bien comparé aux autres croiseurs de combat. Le Courageux de Duellos était durement secoué et l’Audacieux avait perdu la moitié de ses armes ; les systèmes de propulsion du Léviathan et du Dragon étaient touchés, mais ces deux bâtiments suivaient encore péniblement la flotte, et le Formidable et l’Incroyable éventrés à mi-coque. Ses cuirassés eux-mêmes avaient pris des coups mais moins sévères que ceux portés à ses croiseurs de combat. Le cuirassé de reconnaissance Exemplaire avait été blessé maintes fois mais n’avait perdu par bonheur aucune capacité. Les croiseurs lourds Basinet et Sallet étaient détruits : le premier avait explosé sous un déluge de feu syndic tandis que le second, gravement endommagé et réduit à l’impuissance, s’éloignait de la formation à la dérive en larguant ses modules de survie.

Les croiseurs légers Éperon, Damascène et Garde étaient eux aussi détruits ou à l’état d’épave, et les destroyers Marteau de guerre, Prasa, Talwar et Xiphos lacérés malgré leur position protégée à l’intérieur du cylindre.

Le Titan avait encore été touché. L’auxiliaire semblait attirer les frappes ennemies comme un aimant la limaille de fer. Mais sa blessure n’était pas critique. En dépit de la peine que ces pertes lui infligeaient, Geary éprouva une poussée de satisfaction en constatant l’état du Guerrier, du Majestic et de l’Orion. Tant leurs boucliers cabossés que leurs nouvelles avaries témoignaient de leur acharnement à protéger les auxiliaires.

Les Syndics ne sortaient pas non plus indemnes de la dernière passe d’armes, grâce à la supériorité ponctuelle de la puissance de feu de l’Alliance. Un de leurs cuirassés n’était plus qu’une épave désemparée et trois croiseurs de combat avaient encore explosé. Au moins douze croiseurs lourds étaient détruits ou réduits à l’impuissance, et les débris de nombreux croiseurs légers et avisos jonchaient désormais l’espace.

« Une autre passe ? s’enquit Desjani d’une voix contenue, tout en s’employant à vérifier les dommages infligés à son vaisseau.

— Non. Il nous faudrait les traverser encore deux fois et ils nous réduiraient en lambeaux à la quatrième. Nous ne sommes qu’à une heure du point de saut. Droit dessus ! »

Déformée et gauchie par ses manœuvres et les deux percées de l’Alliance, la muraille de vaisseaux syndics inversait de nouveau sa course pour accélérer et se lancer aux trousses de la flotte.

Devait-il encore tenter, malgré tout, de les frapper ? De les repousser une fois de plus ? Geary détailla de nouveau l’état des boucliers de ses vaisseaux, de ses faibles réserves de missiles et de mitraille, et des dommages déjà infligés à ses bâtiments, et il se rendit compte que sa réponse à Desjani avait mis dans le mille : deux passes supplémentaires équivaudraient à un suicide. Il ne disposait ni de la vélocité supérieure ni de l’éloignement suffisant pour frapper un flanc de la formation ennemie, qui s’était encore épaissie et n’en couvrait pas moins tout l’espace derrière la flotte de l’Alliance si elle avait perdu en hauteur et en largeur.

Encore quarante-cinq minutes avant le point de saut, et la flotte devrait réduire sa vélocité pour contourner le champ de mines disposé devant.

Les Syndics étaient trop près et arrivaient trop vite. Ça ne suffirait pas. Rien de ce qu’il tenterait n’y suffirait.

Il regarda les systèmes de manœuvre prédire les conséquences de la vélocité et des vecteurs de direction actuels, et constata que les Syndics rattrapaient déjà son arrière-garde. Il allait affronter un horrible dilemme : abandonner les vaisseaux de l’arrière ou ralentir la flotte pour les attendre et risquer ainsi l’anéantissement. Valait-il mieux en perdre le tiers ou la totalité ? Sachant que la fuite et l’abandon de tant de vaisseaux n’apporteraient pas la sécurité aux rescapés puisque les Syndics les suivraient à Ixion.

« Capitaine Geary ? » Une petite fenêtre s’ouvrit sur son écran, encadrant un capitaine Mosko à la mine sereine mais résignée. « Ma division est la dernière de la formation et la plus proche des Syndics.

— Oui. » La septième division de cuirassés avait essuyé le plus gros des tirs de missiles et de mitraille lors de la première passe et s’y était soustraite à la seconde, quand les vaisseaux de tête du cylindre de l’Alliance avaient frayé le chemin à travers la formation ennemie, mais, à présent que les Syndics rattrapaient la flotte, elle allait de nouveau subir un feu d’enfer. Et Geary n’y pouvait rigoureusement rien.

« Il faut empêcher les Syndics de rattraper la flotte avant le point de saut, poursuivit Mosko. Euh… quand je dis “nous”, je parle de ma division. J’aimerais n’affecter que le seul Rebelle à cette mission, mais il ne s’en tirerait pas. En lui adjoignant l’Audacieux et l’Infatigable, nous pourrons les retenir. »

Geary comprit brusquement ce que Mosko s’efforçait de lui dire. « Je ne peux pas vous donner cet ordre.

— Si, vous le pourriez, répondit Mosko. Je sais à quel point il vous serait pénible, bien sûr, mais vous devriez le comprendre puisque vous l’avez fait vous-même. Nous avons tous été instruits dans le souvenir de Grendel et le désir de vous imiter si l’occasion s’en présentait. C’est à cette tâche que sont destinés les cuirassés, capitaine Geary. » Il donnait à présent l’impression de s’excuser. « Quand c’est nécessaire, nous nous servons de notre puissance de feu et de notre blindage pour protéger les autres bâtiments. Vous comprenez. Il reste un maigre espoir. Nous nous portons volontaires, mes vaisseaux et leurs équipages, parce que c’est la mission qui nous est impartie. Quand il le faut. Vous n’avez nullement besoin de nous donner cet ordre, capitaine. Nous sommes volontaires et nous prenons exemple sur le courage de Black Jack Geary. »

Si les mots « maigre espoir » avaient un sens pour Geary, c’était parce qu’il les avait trouvés dans le compte rendu de son dernier combat désespéré à Grendel. Une arrière-garde dont on sait qu’elle n’y survivra pas et qu’elle se sacrifiera pour sauver le reste de l’escadre. Et en prenant modèle sur lui.

Le plus rageant, c’était qu’il l’avait effectivement fait, qu’il avait pris la même décision que Mosko et ne pouvait donc pas s’y opposer. Il avait besoin que ces trois cuirassés empêchent les Syndics de submerger et d’anéantir la flotte à Lakota.

Des mots lui vinrent à la bouche ; des mots d’autrefois qu’il n’avait que très rarement entendus. « Capitaine Mosko, puissent les vivantes étoiles vous accueillir selon votre valeur, vous et vos vaisseaux, puissent vos ancêtres veiller sur vous et s’apprêter à vous étreindre, et le souvenir de vos noms et de vos hauts faits briller à tout jamais dans l’esprit des générations suivantes. Vous ne serez ni perdus ni oubliés, car on se souviendra toujours de vous, de votre honneur et de votre vaillance. »

Mosko se redressa en entendant Geary psalmodier cette antique bénédiction avant un combat perdu d’avance. « Puissent nos actes ne point démériter de nos ancêtres, répondit-il. Capitaine Geary, quand vous aurez vaincu le dernier Syndic, et, par les vivantes étoiles, je suis certain que vous y parviendrez, assurez-vous que les rescapés de ces vaisseaux soient tous libérés et soignés comme il se doit. On se reverra un jour de l’autre côté. Des messages ?

— Oui. Si jamais vous croisez l’esprit du capitaine Michael Geary, dites-lui que je fais de mon mieux. » Son arrière-petit-neveu, mort certainement avec son vaisseau le Riposte dans le système mère syndic.

« Bien sûr. Et, s’il vous plaît, informez ma famille de mon sort quand vous aurez ramené la flotte chez elle. » Mosko salua. « En l’honneur de nos ancêtres. »

La fenêtre se referma, emportant son image.

« Capitaine ? » Desjani le regardait, ignorante de ce qui venait de se passer.

Geary secoua la tête, inspira profondément et pointa l’hologramme, où l’Audacieux, le Rebelle et l’Infatigable faisaient volte-face pour réduire leur vélocité avec leurs propulseurs principaux. « La septième division de cuirassés va rebrousser chemin pour garder nos arrières, réussit-il à articuler. Ils se sont portés volontaires. »

Elle opina, le visage de marbre. « Bien sûr. » Et, à cet instant, Geary comprit que Desjani n’hésiterait pas une seconde à sacrifier l’Indomptable si la situation l’exigeait. Pas de bon cœur, sans doute, ni en embrassant la mort comme si elle était la clef de quelque salut héroïque, mais parce qu’elle saurait que d’autres compteraient sur elle. Au final, il ne s’agissait que de cela. Soit on fait ce qu’il faut quand les gens comptent sur vous, soit on les laisse tomber. « Je m’attends à ce que le capitaine Mosko prenne environ trois minutes-lumière de retard sur le reste de la flotte, puis campe sur ces positions.

— Trois minutes-lumière », répéta Geary.

Rione était venue se poster à côté de lui et elle se pencha pour demander à voix basse : « Est-ce vraiment nécessaire ?

— Oui. »

Elle le dévisagea et, pour une fois, parut se rendre compte sans aucune difficulté des regrets que lui inspirait cette décision. « Ça y changera quelque chose ?

— Seul leur sacrifice peut encore sauver cette flotte. »

Un unique cuirassé détenait déjà une effroyable puissance de feu, assortie de boucliers massifs et d’un épais blindage. Trois de ces bâtiments opérant étroitement de conserve représentaient un obstacle non négligeable, même pour les innombrables vaisseaux syndics fondant sur la flotte de l’Alliance.

Le capitaine Mosko ramena l’Infatigable, l’Audacieux et le Rebelle au-devant de la ruée ennemie ; les trois cuirassés, assez proches l’un de l’autre pour se couvrir mutuellement et cumuler leur puissance de feu, s’étaient disposés en un triangle vertical dont le Rebelle formait le sommet supérieur. Lorsque Mosko eut pris un retard suffisant, il accéléra de nouveau pour tenter de régler sa vélocité sur celle des Syndics, afin que ceux-ci croisent ses cuirassés à une vitesse relative assez faible pour leur offrir des cibles faciles.

Mais la réciproque était encore plus vraie. Indubitablement.

Les trois bâtiments vomirent sur la première vague de croiseurs légers et d’avisos entrant dans leur enveloppe de tir les missiles spectres et la mitraille dont ils disposaient encore. Nombre d’unités légères ennemies esquivèrent ces tirs en se déportant sur le côté ou verticalement, mais en perdant sur la flotte de l’Alliance un terrain qu’elles ne rattraperaient jamais.

Une vingtaine d’avisos et une demi-douzaine de croiseurs légers tentèrent de contourner ou de traverser la septième division de cuirassés. Dès que les premiers eurent pénétré dans son enveloppe d’engagement, ses batteries de lances de l’enfer saturèrent l’espace environnant de faisceaux chargés de particules qui les frappaient sous de multiples angles.

Le vide s’illuminait d’impacts flamboyants à mesure que les boucliers scintillaient puis flanchaient, et que des frappes de plus en plus nombreuses perforaient les bâtiments et leur équipage. Avisos et croiseurs légers explosaient en boules de gaz et de débris qui culbutaient follement dans l’espace ou se taisaient, tous leurs systèmes détruits, leur carcasse tournoyant en vrille sous les chocs.

Aucune unité légère syndic ne passa, mais croiseurs lourds et croiseurs de combat arrivaient juste derrière ; individuellement, ces bâtiments n’auraient pas résisté à un cuirassé, mais leur supériorité numérique était écrasante.

Impuissant, Geary assistait en serrant les poings à la ruée du corps principal de la flottille syndic sur les cuirassés de Mosko.

« Les spectres », suggéra Desjani en détachant les syllabes.

Elle avait raison. Il pouvait au moins prendre une mesure. Les systèmes de combat lui confirmèrent que son arrière-garde était à portée maximale des derniers spectres de la flotte. « À tous les vaisseaux. Tirez toutes vos réserves de spectres sur les bâtiments syndics qui frôlent l’Audacieux, l’Infatigable et le Rebelle. Je répète : tous vos spectres restants. »

Les missiles filèrent à travers l’espace, choisissant leur cible avant d’accélérer vers les cuirassés de l’Alliance débordés et les Syndics qui les pilonnaient. Trop peu, certes, mais bien assez nombreux pour détourner un peu des cuirassés l’attention et le tir des chasseurs. Assez en tout cas pour atteindre un croiseur lourd et le mettre hors d’état de nuire, plus quelques croiseurs de combat aux boucliers déjà affaiblis par les lances de l’enfer des cuirassés. Mais d’autres survenaient déjà, innombrables, et les cuirassés ennemis menaçaient à leur tour d’entrer dans la mêlée.

Le Rebelle essuyait le plus gros du feu ennemi. Il scintillait sous les impacts répétés. L’Audacieux élimina un autre croiseur lourd puis retourna ses lances de l’enfer contre un croiseur de combat. L’Infatigable vacilla sous le feu croisé d’une entière division de croiseurs de combat mais réussit à riposter et frapper de plein fouet, de son champ de nullité, un de ces vaisseaux qui passait un peu trop près.

Le pilonnage de ces trois bâtiments par des unités ennemies sans cesse plus nombreuses était un spectacle douloureux, certes, mais ils remplissaient leur mission. Les éléments de tête syndics étaient ralentis ou blessés quand ils ne fuyaient pas, et la flotte de l’Alliance arrivait à portée du point de saut. La perte de trois cuirassés et de leur équipage lui avait accordé le répit nécessaire.

Elle se présentait de biais, en léger surplomb, et s’apprêtait à contourner le champ de mines. « À toutes les unités. Réduisez la vélocité à 0,04 c et épousez les manœuvres de l’Indomptable », ordonna Geary. Chaque seconde était cruciale et il ne tenait pas à ordonner des trajectoires précises dans l’immédiat, ni à s’inquiéter que chaque unité conservât sa position exacte au sein de la formation.

L’Indomptable se retourna, présentant désormais sa proue à l’ennemi, et ses principales unités de propulsion s’allumèrent pour réduire sa vélocité. Tout autour, les autres vaisseaux de la flotte l’imitèrent à des degrés divers de promptitude selon l’état de leurs propulseurs.

Et, à mesure qu’affluaient les Syndics et qu’ils dépassaient les cuirassés chancelants de la septième division pour se rapprocher, de plus en plus vite maintenant, des vaisseaux de la flotte contraints de ralentir, les écrans affichaient de nouvelles données.

Desjani fixait le sien avec intensité : l’Indomptable allait franchir le sommet estimé du champ de mines pour gagner latéralement le point de saut. « Altérez la trajectoire de cent quatre-vingts degrés vers le bas et de cinq sur bâbord », ordonna-t-elle.

L’Indomptable se retourna et, suivi par une vague d’autres vaisseaux de l’Alliance, piqua vers le bas comme pour plonger vers le point de saut.

Forte de quatre cuirassés, de quatre croiseurs de combat et de leurs escorteurs, la force syndic qu’ils avaient croisée à Ixion choisit cet instant pour en émerger et négocier automatiquement un virage serré vers le haut, alors que celle de l’Alliance et la flottille qui la poursuivait arrivaient l’une derrière l’autre, séparées par quelques secondes seulement.

La catastrophe ne fut évitée que parce que ces Syndics ne s’attendaient pas à tomber (littéralement) sur une force ennemie en émergeant à Lakota. Au cours des quelques secondes nécessaires aux nouveaux venus pour comprendre, activer leurs armes et leur donner le feu vert, les vaisseaux de l’Alliance qui les croisaient frénétiquement déchaînèrent sur eux un déluge de lances de l’enfer, balayant leurs unités légères et éventrant trois des quatre croiseurs de combat.

Mais les quatre cuirassés, eux, s’éloignèrent lourdement, leurs boucliers lacérés par les tirs de l’Alliance ; ils ripostaient néanmoins désespérément et piquaient droit vers les quatre auxiliaires. À quelques secondes du contact, Titan, Sorcière, Djinn et Gobelin n’avaient plus le temps de les esquiver.

Toutefois, le Guerrier, l’Orion et le Majestic se tenaient toujours aussi près d’eux que possible. L’Orion donna un instant l’impression de reculer devant le contact et le Majestic se trouvait un peu à l’écart, mais le Guerrier s’interposait entre les auxiliaires et les cuirassés syndics. Il campa sur ses positions et pilonna l’ennemi de ses batteries de lances de l’enfer encore fonctionnelles, tandis que les Syndics rendaient copieusement la monnaie de sa pièce au cuirassé isolé.

Sans doute aurait-il été condamné si le combat avait duré quelques secondes de plus, mais les cuirassés syndics paniquèrent et s’enfuirent ; criblés de tirs, deux restaient tout juste opérationnels. De nouveau sous le feu ennemi, le Guerrier résista avec acharnement, permettant aux auxiliaires de s’échapper vers le point de saut avec le reste de la flotte.

En quelques secondes, celle-ci avait croisé la force syndic émergente, l’avait décimée et dépassée, non sans essuyer de nouveaux dommages mais en laissant dans son sillage des ennemis en état de choc.

Il ne restait plus grand-chose de la septième division de cuirassés. Leurs homologues syndics l’avaient rattrapée et arrosaient méthodiquement l’Audacieux, le Rebelle et l’Infatigable d’un feu nourri. Ce dernier vaisseau ne tirait plus que d’une unique batterie de lances de l’enfer. L’Audacieux était réduit au silence, épave à la dérive. Le flanc du Rebelle essuya simultanément plusieurs frappes et il sauta, touché par deux explosions massives, l’une à mi-coque et l’autre près de sa proue.

« Capitaine Geary ? Capitaine Geary ! La flotte arrive sur le point de saut ! »

Geary s’arracha au spectacle des derniers moments du Rebelle ; il s’efforça d’ignorer les vestiges du combat jonchant désormais tout l’espace alentour, les missiles ennemis filant vers l’arrière-garde de sa flotte, les bâtiments blessés de l’Alliance s’escrimant poussivement à rattraper leurs camarades et les épaves des appareils ennemis surgis au point de saut culbutant dans le vide. « À toutes les unités. Sautez ! »

Les étoiles disparurent. La noirceur de l’espace interstellaire s’estompa. Les ultimes râles du Rebelle, de l’Infatigable et de l’Audacieux n’étaient plus audibles. Aussi absents que l’épave abandonnée du Paladin et la constellation non moins lointaine des fragments du Renommé. Le portail de l’hypernet avait disparu et avec lui toutes les flottilles syndics. Là où une bataille désespérée faisait rage quelques instants plus tôt, et où des débris de bâtiments jonchaient le vide, ne restait plus que la grisaille infinie du néant, le silence et les lueurs vagabondes de l’espace du saut.

Jamais encore Geary n’avait sauté au beau milieu d’un combat, il n’avait même pas imaginé qu’on pût en livrer un au seuil (littéralement) d’un point de saut. Dans le soudain silence feutré qui régnait sur la passerelle de l’Indomptable, il entendait son cœur cogner et, assourdissant, son souffle court ; cette transition brutale de la bataille à la quiétude les laissait tous abasourdis. Il ferma les yeux en s’efforçant de redescendre sur terre : trois autres cuirassés détruits ; quatre et un croiseur de combat, en fin de compte. Deux croiseurs lourds. Des croiseurs légers et des destroyers. Des dizaines d’autres bâtiments gravement endommagés. La majorité de la flotte syndic toujours sur leurs talons, alors que sa supériorité numérique restait accablante. L’ennemi mettrait sans doute du temps à se réorganiser, à achever le Rebelle, l’Audacieux et l’Infatigable avant d’emprunter à son tour le point de saut. Sans doute ne pourrait-il pas atteindre la flotte de l’Alliance durant le transit ; il ne pourrait même pas y repérer ses vaisseaux, puisque chaque groupe de bâtiments donnait l’impression d’être isolé dans une réalité spécifique.

Mais elle ressortirait de l’espace du saut à Ixion et les Syndics émergeraient juste derrière.

Geary se leva ; il lui semblait avoir passé plusieurs jours d’affilée dans le fauteuil du commandement. Il jeta un coup d’œil vers le capitaine Desjani, qui lui rendit sombrement son regard, et il se sentit obligé de dire quelques mots. « Merci, capitaine. L’Indomptable s’est admirablement comporté. Informez-vous de vos avaries et de vos pertes, je vous prie. » En relevant les yeux, il constata que toutes les vigies le regardaient comme si elles étaient sur le point de se noyer et voyaient en lui leur seule bouée de sauvetage. Que leur dire ? « Beau travail ! »

Il s’apprêtait à partir quand un jeune lieutenant s’adressa à lui. « Qu’allons-nous faire à Ixion, capitaine ? » demanda-t-il d’une voix désespérée.

Du diable s’il le savait. « Je vais réfléchir à nos options. » Il s’efforça d’afficher un masque serein. « Nous ne sommes pas encore battus. » C’était exact, au moins théoriquement.

Tous hochèrent la tête, l’air légèrement rassurés, tandis qu’il quittait la passerelle aux côtés d’une Rione taciturne.


La grisaille de l’espace du saut semblait avoir imprégné jusqu’à son âme. Effondré dans un fauteuil de sa cabine, Geary ne cessait de se repasser mentalement, en boucles ininterrompues, les images de vaisseaux à l’agonie.

« La journée a été rude », lâcha Rione d’une voix âpre. Elle était assise près de lui et semblait avoir pris dix ans, sinon vingt, en vingt-quatre heures. « Surmonte. Nous devons nous préparer pour Ixion.

— Ixion ? » Geary ne se donna même pas la peine d’éclater d’un rire sarcastique. « Et que suis-je censé faire à Ixion ?

— Je n’en sais rien. Je ne suis pas le commandant de cette flotte. Et si tu ne réagis pas, tu ne le resteras pas très longtemps.

— Si c’est une allusion indirecte à la destruction inéluctable de cette flotte à Ixion…

— Non ! » Rione balaya l’argument d’un geste des deux mains. « Ce n’est pas cela. Mais il reste un problème capital, que je ne puis t’aider à résoudre puisque j’ignore comment on commande à une flotte. Ce n’est pas uniquement des Syndics que tu dois t’inquiéter. Ton sort et ton statut personnels sont liés au destin et à l’état de cette flotte. Elle est grièvement blessée pour l’instant et toi aussi par le fait. Qu’arrive-t-il à un cerf blessé, John Geary ? »

L’image évoquée par cette question n’était sans doute guère agréable, mais il en saisit tout le réalisme. « Il devient une proie facile pour les loups, qui se rassemblent, l’attaquent et l’abattent.

— Tu connais quelques-uns des loups de cette flotte mais pas tous. Ils te mettent à l’épreuve depuis que tu en as pris le commandement, cherchent tes points faibles et s’efforcent de te faire trébucher. Or tu continues de remporter des victoires et de mettre dans le mille, si bien qu’ils n’arrivent pas à réunir le soutien nécessaire. Mais l’eau est désormais rougie de sang et ils te sauteront à la jugulaire à la première ouverture.

— Tu files la métaphore, dirait-on, fit-il aigrement remarquer. En confondant proie et prédateur.

— Le résultat reste identique pour la proie quel que soit le prédateur. Tes adversaires saisiront la première occasion pour te nuire à notre arrivée à Ixion et, à cause de ce qui s’est produit à Lakota, timorés et déçus te refuseront leur appui. »

Geary réussit à rassembler suffisamment ses esprits pour la fixer d’un œil noir. « Si ton petit laïus est destiné à m’encourager, je te conseille fortement de retravailler tes talents d’égérie. »

Elle lui rendit son regard. « Crois-tu vraiment que tu seras leur seule cible ? On me sait ton alliée et ton amante. Quelques-uns au moins de tes opposants dans cette flotte ont appris que mon mari était encore vivant lors de sa capture. Oui, j’en reste persuadée. Ils guettent le moment où cette information te nuira le plus pour la répandre. Ils s’en serviront à Ixion, où ta concubine sera montrée du doigt et traitée de garce opportuniste et sans vergogne, et où tu devras soit endosser cette même atteinte à ton honneur pour me défendre, soit passer pour un faible en me laissant seule et isolée. Toutes les armes braquées sur toi ne te frapperont pas directement. »

Il n’y trouva strictement rien à répondre, sinon des arguments brillant par leur faiblesse. « Je suis désolé.

— Suis-je censée t’en être reconnaissante ? lui jeta-t-elle au visage avant de se lever pour arpenter furieusement la cabine. Je n’ai pas besoin que tu prennes ma défense. Je suis venue librement à toi. J’assumerai toute la honte.

— Je te défendrai.

— Épargne-moi l’esprit chevaleresque ! » Rione pointa sur lui un index courroucé. « Défends plutôt cette flotte ! Elle a besoin de toi ! Je ne peux pas la sauver. Je peux sans doute dire à ces hommes et à ces femmes combien je les admire et les respecte, que l’Alliance rend honneur à leur dévouement et à leur esprit de sacrifice, mais je ne peux pas les commander. Je ne saurais pas m’y prendre. Pas plus qu’un autre de tes alliés. Je sais que tu attends du capitaine Duellos qu’il te relève, mais il se retrouvera dans une position beaucoup plus faible que la tienne et il échouera vraisemblablement. »

Geary commençait lui aussi à s’échauffer. « Serais-je indispensable ? C’est ce que tu essaies de me dire ? Le seul capable de commander cette flotte ? Depuis les premières paroles que nous avons échangées, tu t’échines à m’expliquer que je ne dois pas, au grand jamais, me l’imaginer. Qu’en versant dans ce fantasme je risque de mener à leur perte cette flotte, l’Alliance et moi-même. Et, que tu le croies ou non, Victoria Rione, je t’écoute et j’accorde une grande considération à tes propos. Je ne suis pas Black Jack.

— Oh que si ! » Elle se rapprocha de lui et lui prit la tête à deux mains pour le regarder droit dans les yeux. « Tu es Black Jack. Réellement. Pas un simple mythe, mais la seule personne qui puisse sauver cette flotte et l’Alliance. Je ne croyais pas au mythe. Peut-être ne l’es-tu pas, mais cette légende t’offre une possibilité d’inspirer et de mener tes hommes. Tu n’en as pas usé à mauvais escient jusque-là. Et, apport tout aussi capital, tu leur as appris à se battre, ce qui a sauvé plusieurs fois cette flotte et a gravement nui aux Syndics. Et tu peux le refaire, car nombreux sont ceux qui croient que tu es Black Jack et que tu as réalisé des exploits dont lui seul aurait été capable.

— Je ne peux pas…

— Tu le dois ! » Elle recula d’un pas. « Je m’exprime mal. Nous avons partagé le même lit et chacun a appris à connaître le corps de l’autre, mais son âme nous reste insondable.

Il te faudrait parler à quelqu’un que tu croirais, qui s’exprimerait en termes plus familiers à un officier de la spatiale. »

La colère de Geary s’était dissipée, de nouveau remplacée par la lassitude. « Des mots n’y changeraient strictement rien, quel que soit celui qui les prononcerait. » Ils n’amélioreraient pas l’état de la flotte, n’effaceraient pas les pertes et dommages subis à Lakota, ni n’amoindriraient la force syndic lancée à ses trousses.

« Nous verrons cela. » Rione sortit, et seule l’intervention du dispositif de fermeture automatique de l’écoutille l’empêcha de la claquer derrière elle.

Le carillon se fit de nouveau entendre au bout d’un laps de temps indéterminé, ce qui signifiait au moins qu’il ne s’agissait pas de Rione revenant lui administrer une nouvelle volée de bois vert, puisqu’elle ne lui en aurait pas demandé la permission. « Entrez !

— Capitaine Geary ? » Desjani se tenait sur le seuil, visiblement irrésolue.

Il s’efforça d’adopter un maintien plus rigide et rectifia légèrement sa tenue. « Pardon, capitaine Desjani. » Il se devait d’ajouter quelques mots. « Qu’est-ce qui vous amène ?

— Je… Puis-je m’asseoir, capitaine ? »

Jamais elle ne l’avait demandé. Il ne s’agissait donc pas d’une affaire de routine. Il aurait d’ailleurs dû s’en douter. « Bien sûr. Repos. » Parle-lui de son vaisseau, idiot. « Dans quel état est l’Indomptable ? »

Desjani s’assit mais ne se détendit nullement, bien entendu. « Toutes nos lances de l’enfer sont de nouveau opérationnelles. Mais il ne reste plus dans nos réserves de munitions qu’une rafale incomplète de mitraille et plus aucun spectre. Les avaries de la coque ne seront pas entièrement réparées à notre arrivée à Ixion mais suffisamment rapetassées pour combattre. » Elle s’interrompit. « Nous avons perdu dix-sept spatiaux, et les blessés incapables de reprendre leur poste avant un certain temps sont au nombre de trente-six. » Dix-sept morts. Il se demanda combien il en aurait reconnu. La plupart, sans doute. « J’irai à leurs obsèques. Dites-moi quand elles se dérouleront. » Pas avant Ixion en tout cas. On ne confiait jamais les dépouilles à l’espace du saut.

« Bien sûr, capitaine. » Elle détourna un instant les yeux puis reprit à toute vitesse : « La coprésidente Rione m’a priée de venir vous parler, capitaine. Elle affirme que vous avez très mal pris les pertes de Lakota et que je pourrais en discuter avec vous. »

Génial. Comme s’il avait envie que Desjani le trouve en pleine déprime. Pourquoi Rione devait-elle réveiller le chien qui dort ? Ou du moins, en l’occurrence, ne pas le laisser broyer du noir ? « Merci, mais je ne pense pas que ce soit nécessaire. »

Le regard de Desjani revint se poser sur le visage et la tenue de Geary. « Avec tout le respect que je vous dois, capitaine, ce n’est pas l’effet que ça me fait. »

Il aurait certes pu se fâcher, mais c’eût été injuste et sans doute trop fatigant. « Vous marquez un point. D’accord. »

Elle observa encore une minute de silence, comme pour s’assurer de son entière approbation, puis poursuivit avec une soudaine véhémence : « Je sais ce que vous ressentez, capitaine. Ça vous ressemble bien. C’est ce qui fait de vous un si grand commandant. Mais vous savez aussi que nous devons continuer à nous battre. Je suis souvent passée par là. Ce que moi ou un autre pourrait vous dire ne servirait de rien. Vous surmonterez et vous saurez que faire, et nous vaincrons de nouveau les Syndics.

— Nous ne les avons pas vaincus cette fois », se sentit-il obligé de répondre.

Desjani se renfrogna puis secoua la tête. « Ce n’est pas exact, capitaine. Ils voulaient nous piéger et nous détruire. Ils ont échoué. Nous voulions quitter Lakota. Nous y sommes parvenus. »

Geary se renfrogna à son tour, car elle avait raison. Vu sous cet angle, les Syndics avaient effectivement perdu et l’Alliance gagné, puisque la flotte avait survécu et leur avait échappé. Malgré tout… « Merci… Mais… nombre de nos vaisseaux ont été abattus, Tanya. Un croiseur de combat. Quatre cuirassés…

— Je sais, capitaine, le coupa-t-elle. Je regrette moi aussi que cette victoire n’ait pas été l’égale des autres, avec des pertes négligeables pour notre bord. Mais toutes les batailles ne peuvent pas prendre cette tournure, surtout dans des conditions aussi défavorables. »

Il n’aurait pas dû avoir besoin de se l’entendre dire. Il laissa un instant transparaître ses sentiments véritables, son chagrin et son angoisse, et vit la réaction de Desjani. « Ils comptaient sur moi pour rentrer chez eux. Et maintenant ils ne le pourront plus.

— Capitaine. » Desjani se pencha en avant, le visage illuminé par la ferveur de ses sentiments. « Tout le monde ne rentre pas du combat. Nous l’avons très vite appris, et nous avons aussi perdu de nombreux amis et camarades dans les batailles, tout comme nos pères et nos mères, et leurs pères et leurs mères avant eux. Mais vous nous avez été envoyé pour nous sauver. Je le sais. Et la plupart des officiers et des matelots de cette flotte le savent. Les vivantes étoiles vous ont confié la mission de rapatrier cette flotte et de sauver l’Alliance, ce qui signifie que vous ne pouvez pas échouer. Nous en sommes tous convaincus. Vous ne tarderez pas à vous le rappeler et vous saurez alors ce qu’il faut faire. »

La conviction de Desjani était terrifiante, car Geary savait à quel point il était faillible, d’autant qu’il avait le plus grand mal à se persuader qu’une puissance supérieure lui eût confié cette mission. « Je ne suis pas moins humain que vous, Tanya.

— Bien sûr que non ! Les vivantes étoiles et nos ancêtres œuvrent par le truchement des humains ! Tout le monde sait ça !

— Cette flotte n’a pas besoin de moi. L’Alliance non plus. Je ne suis pas…

— Si, nous avons besoin de vous, capitaine ! » Desjani implorait à présent. « Je ne sais pas ce que je… ce que cette flotte ferait sans vous, ce que l’Alliance deviendrait si vous n’étiez pas là. Il y a une raison à votre venue. Si vous n’aviez pas été présent dans le système mère syndic, la flotte serait balayée et l’Alliance perdue. Nous vous avons suivi parce que nous vous faisions confiance, et vous nous avez prouvé, par vos actes et vos paroles, que vous méritiez notre confiance. »

Geary ouvrit derechef la bouche pour protester puis comprit brusquement, comme si un de ses ancêtres lui avait chuchoté à l’oreille. Il avait abandonné les équipages des vaisseaux abattus à Lakota. C’était horrible, sans doute, mais trahir les survivants et faillir à la foi qu’ils lui vouaient alors même qu’elle leur permettait d’aller de l’avant le serait encore davantage. Ils comptaient sur lui et il le savait, tout comme les spatiaux de l’Audacieux, du Rebelle et de l’Infatigable avaient su que la flotte comptait sur eux. Il devait surmonter, et Rione et Desjani avaient entièrement raison en affirmant que ça ne dépendait que de lui.

Car la confiance qu’on avait placée en lui ne pouvait avoir qu’un seul sens : il avait une chance infime de maintenir la cohésion de cette flotte, même si la tâche d’empêcher sa destruction risquait d’être non moins ardue. Autant dire qu’il devait impérativement décider de la suite.

De sorte qu’il se redressa légèrement, hocha la tête et répondit d’une voix plus assurée : « J’ai effectivement une responsabilité. » Que cela me plaise ou non, et ça me déplaît souverainement. « Merci de m’avoir aidé à m’en souvenir. »

Desjani se rejeta en arrière en souriant avec soulagement. « Vous n’aviez pas besoin de moi pour ça.

— Si fait. » Il tenta de se forcer à sourire puis se rendit compte qu’il souriait sincèrement. « Merci. Je peux m’estimer heureux de me trouver à bord de votre vaisseau. »

Desjani sourit encore puis déglutit et afficha une expression indécise avant de se lever brutalement. « Merci, capitaine. Je devrais peut-être remonter sur la passerelle.

— Bien sûr. Si vous croisez la coprésidente Rione, dites-lui que je vais bien.

— Promis, capitaine. » Desjani salua hâtivement et s’empressa de sortir.

Geary réfléchit un instant avant de tendre lentement la main vers les commandes de son écran. L’image du système stellaire d’Ixion apparut, avec une flotte de l’Alliance toujours aussi chaotique qu’au moment d’emprunter le point de saut, enchevêtrement qu’elle conserverait à son émergence à Ixion. Je dois trouver un moyen. Mais lequel ?

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