Quatre

Que la situation prît la pire des tournures, qu’il se sentît plus ou moins seul et isolé à la tête de la flotte, il lui restait toujours ses ancêtres.

Quand la flotte atteignit enfin le point idoine du système de Baldur et entra dans l’espace du saut pour gagner Sendaï, Geary vit l’écran montrant le vide passer du noir infini et piqueté d’étoiles à cette grisaille sans fin où éclosaient et s’éteignaient occasionnellement de mystérieuses lueurs. De son temps, nul ne savait ce qu’elles étaient, puisqu’il était impossible d’explorer l’espace du saut. Maintenant que l’hypernet était en usage, on ne s’y intéressait plus, à moins que les recherches qui auraient pu conduire à élucider ce mystère n’eussent été interrompues par la nécessité de consacrer tous les moyens scientifiques, techniques et financiers à l’effort de guerre.

Le capitaine Desjani le surprit en train de fixer ces lueurs, se rendit compte qu’il s’en était aperçu et détourna les yeux aussitôt. Peu après qu’il avait assumé le commandement de la flotte, elle lui avait affirmé que de nombreux spatiaux restaient persuadés qu’il avait été une de ces lumières et que son esprit avait reposé dans l’immensité autrement immuable de l’espace du saut jusqu’à ce que l’Alliance ait désespérément besoin, pour sauver les siens, du retour du légendaire Black Jack Geary. Le croyaient-ils encore, maintenant qu’ils savaient que Geary avait en réalité dérivé pendant un siècle à bord d’une capsule de survie endommagée gravitant autour de l’étoile de Grendel, aux confins de l’espace de l’Alliance, avec une balise de position hors d’état de fonctionner et un système suffisant tout juste à le maintenir en vie, et ce jusqu’à ce que cette flotte tombe sur lui ?

Reverrait-il un jour Grendel ? Il n’y tenait pas spécialement. C’était un système stellaire sans grande utilité, que les convois et les vaisseaux s’étaient contentés de traverser sur leur trajet vers des destinations plus importantes ; et aujourd’hui abandonné en raison de sa trop grande proximité avec la frontière séparant l’espace de l’Alliance de celui des Mondes syndiqués, lui avait-on expliqué, parce qu’il n’offrait rien qui méritât d’être défendu, de sorte que les épaves de dizaines de vaisseaux orbitant autour de son étoile restaient les seuls vestiges d’une présence humaine antérieure. Mais certains étaient les débris de son ancien vaisseau, détruit alors qu’il couvrait la retraite de son convoi. De nombreux spatiaux de son équipage avaient trouvé la mort à Grendel. Il leur devait bien un pieux pèlerinage sur les lieux où ils avaient combattu et péri sous son commandement.

Hélas, de nombreux autres avaient d’ores et déjà trouvé la mort sous son nouveau commandement, et presque certainement son arrière-petit-neveu, dont le Riposte avait lui aussi été détruit alors qu’il couvrait le repli de la flotte hors du système mère des Syndics. Désormais, Michael Geary reposait probablement avec les ancêtres de Geary, à qui, d’ailleurs, il n’avait pas présenté ses respects depuis trop longtemps. « Capitaine Desjani, veuillez faire tout patienter pendant l’heure qui vient, s’il vous plaît. Hormis les appels d’urgence qui me seraient personnellement adressés. »

Desjani hocha la tête ; son propre visage accusait une visible lassitude, résultat de longues heures passées sur la passerelle dans l’espace ennemi. « Il y a peu de chances qu’une urgence se présente dans l’espace du saut. Peut-être l’ennui naît-il de l’uniformité, mais il est le bienvenu pour l’instant. » Geary se retourna, s’apprêtant à quitter la passerelle de l’Indomptable, et son regard se posa brièvement sur le siège, vide pour l’heure, de l’observateur. D’ordinaire, la coprésidente Rione l’aurait occupé, même pour une manœuvre aussi routinière que l’entrée dans l’espace du saut. Je dois absolument découvrir ce qui se passe dans sa tête. Ça fait un bon moment que j’aurais dû le faire, mais je me suis trouvé des excuses tant que nous sommes restés dans le système de Baldur.

Il quitta la passerelle, mais, au lieu de regagner sa cabine, il s’enfonça plus profondément dans les entrailles du croiseur de combat, vers une succession de compartiments enfouis en son cœur et aussi bien protégés des tirs ennemis et de l’incendie que le reste du vaisseau. Compte tenu de tout ce qui avait changé depuis son époque, constater que ces compartiments existaient encore lui avait procuré un grand soulagement.

Sur son passage, spatiaux et officiers mettaient un point d’honneur à saluer Geary et à lui sourire, le regard empreint d’admiration et de vénération. Il leur retournait leurs sourires, bien qu’il eût de loin préféré les secouer, tous autant qu’ils étaient, et leur demander pourquoi ils n’arrivaient pas à voir en lui un être humain aussi faillible qu’eux-mêmes. Il saluait sans interruption et son bras se fatiguait rapidement, tant et si bien qu’il finit par se demander s’il n’aurait pas dû s’abstenir de réintroduire la pratique du salut dans la flotte.

Quelques spatiaux se tenaient près des espaces cultuels, mais tous s’écartèrent à son arrivée pour lui laisser le passage. Dès qu’il les eut dépassés, il perçut des chuchotements. Les spatiaux étaient contents de voir qu’il parlait à ses ancêtres et que, tout comme eux, il leur demandait avis et réconfort.

Il entra dans une petite chambre, tira et ferma la porte pour plus d’intimité, puis s’assit sur la banquette de bois face à une étagère où reposait une bougie. Il s’empara du briquet le plus proche, alluma la mèche de la chandelle puis attendit un instant, en apaisant son esprit, que les mânes de ses ancêtres se fussent rassemblés.

« Merci, ô mes ancêtres, d’avoir permis à cette flotte de traverser sans encombre un autre système stellaire ennemi, finit-il par articuler au bout d’un moment. Merci d’avoir guidé mes décisions et de m’avoir aidé à ne perdre personne à Baldur. » Il s’interrompit tandis que ses idées vagabondaient, prenant des chemins de traverse qu’il leur interdisait depuis quelque temps. « J’espère que Baldur n’a pas changé. J’aimerais visiter cette planète un jour, voir si elle ressemble réellement à ce qu’on en disait. Mais personne dans cette flotte ne s’en souvient, sauf pour y voir un autre système stellaire ennemi. »

Il marqua une nouvelle pause pour laisser dériver ses pensées. « J’espère avoir pris la bonne décision en choisissant de gagner Sendaï et les étoiles au-delà. Si jamais je me trompe, trouvez, s’il vous plaît, un moyen de me le faire savoir. Ces gens me font confiance. Enfin… la plupart. Certains croient… Bon sang, je ne sais pas ce qu’ils croient ! Ce n’est pas comme si j’avais voulu cette charge. »

Il fixa la cloison derrière la chandelle en se dépeignant mentalement le vide béant par-delà la coque de l’Indomptable. « La tentation est forte. Vous savez ce qu’une voix me chuchote à l’oreille ? “Contente-toi d’être Black Jack Geary. Fais ce que tu crois bon. Ce serait tellement plus facile. Ne cherche pas à convaincre les gens. Borne-toi à leur montrer comment s’y prendre.” Je dois sans cesse me remémorer que je ne suis pas ce héros idéal qu’ils croient voir en lui. Si je commençais à me prendre pour ce que je ne suis pas, ce pourrait être une catastrophe, pas seulement pour l’Alliance mais pour l’humanité tout entière.

» Est-ce bien ? Je ne peux pas croire que j’ai posé la question, mais n’est-il pas juste de voir en ces Syndics des êtres humains ? Leurs dirigeants sont ignobles et il faut bien empêcher leurs vaisseaux et leurs forces armées de nous nuire, mais, si je me mettais à les regarder comme des monstres dont la mort importe peu, est-ce que je n’aurais pas tort ? S’il existait réellement, de l’autre côté de l’espace syndic, une espèce intelligente non humaine qui aurait leurré l’humanité en lui faisant installer dans ses systèmes stellaires les plus importants des mines d’une incroyable puissance de destruction, ne serait-il pas essentiel de garder en mémoire toutes les bonnes choses qui cimentent sa cohésion ? Nous aurions peut-être, désormais, un ennemi commun. »

Peut-être. Ce mot s’attarda un moment en suspension. « J’aimerais en avoir la certitude. Mais je ne suis même pas sûr que ces extraterrestres existent. Que veulent-ils ? Quels sont leurs projets ? Puis-je ramener cette flotte chez elle sans déclencher un véritable conflit génocidaire entre l’Alliance et les Mondes syndiqués ? »

Il resta coi un bon moment, en s’efforçant de vider son esprit, de le laisser vagabonder librement, réceptif à tout message. Mais aucune fulgurance ne vint l’éclairer. Il soupira, s’apprêta à se lever puis prit une dernière fois la parole. « J’ignore ce qui tracasse Victoria Rione, mais il y a forcément quelque chose qu’elle refuse de partager avec moi ou un autre. Je sais qu’elle ne fait pas partie de la famille, mais, si je peux faire quelque chose pour elle et si c’est permis, montrez-moi comment je dois m’y prendre. Honnêtement, je ne sais pas ce que je ressens à l’égard de cette femme, mais elle a beaucoup fait pour autrui.

» Accordez-moi la paix, l’inspiration et la sagesse », acheva-t-il en tendant la main pour moucher la bougie tout en psalmodiant l’antique formule.

Il se sentait déjà beaucoup mieux en sortant.


« On a trouvé du matériel intéressant dans les archives récupérées par les fusiliers spatiaux à l’installation minière de Baldur. »

Le message du lieutenant des renseignements Iger était sans doute succinct, mais ces gens se complaisent dans le mystère et les cachotteries, comme s’ils en savaient toujours un peu plus que ce qu’ils daignent vous révéler. En l’occurrence, il suffit à attirer Geary dans la section du renseignement. « Qu’est-ce que vous avez appris ? »

Le lieutenant Iger et l’un de ses sous-officiers lui présentèrent un lecteur portable. « C’est là-dedans, capitaine. »

Geary lut le premier document. « Chère Asira… ceci est une missive personnelle. » Il entreprit de la parcourir puis ralentit le débit. « Nous ne pouvons pas nous procurer les pièces détachées nécessaires au bon fonctionnement de tout l’équipement et nous avons dû phagocyter certaines pièces de matériel pour permettre aux autres de tourner… Les rations ont recommencé à s’épuiser la semaine dernière… Le bruit court d’une nouvelle mobilisation, alors, s’il te plaît, écris-moi qu’il est infondé… Quand donc cette guerre finira-t-elle ? »

Geary releva les yeux. « Est-ce extrait des archives de la sécurité de cette installation ? Celui qui a écrit cette lettre était aux arrêts, j’imagine. »

Iger secoua la tête. « Elle était encore en souffrance, capitaine. Les contrôleurs de la sécurité l’avaient déjà filtrée.

— Vous voulez rire ? » Il regarda de nouveau la lettre en fronçant les sourcils. « J’espère que vous ne m’avez pas fait descendre ici au seul motif de m’apprendre que les Mondes syndiqués sont bien plus libres que je ne l’avais cru. »

Iger et ses sous-offs sourirent. « Non, capitaine, répliqua Iger. Il y a toujours une police politique. Mais il ne s’agit pas que d’une seule lettre. Il y en a encore tout un tas là-dedans, extraites du transmetteur syndic, et la plupart expriment à peu près les mêmes sentiments. Nous avons passé les patronymes au filtre des banques de données réquisitionnées par les fusiliers dans les bureaux de la sécurité et, mis à part des informations de routine, on n’a rien sur eux.

— Pourquoi ? » Geary brandit le lecteur. « N’est-ce pas précisément ce qui provoque l’envoi de dissidents dans les camps de travail des Mondes syndiqués ?

— Effectivement, capitaine. » Iger avait recouvré son sérieux. « Ou qui l’aurait dû, tout du moins. Mais, apparemment, cette installation tolérait, à un niveau sans précédent, les doléances ouvertement exprimées. Soit la force de sécurité était extrêmement laxiste, soit la situation actuelle soulève un tel mécontentement que l’expression du ressentiment devient trop banale pour qu’on la réprime. » Il montra le lecteur. « Les dossiers de l’installation contenaient aussi du courrier en provenance de la planète habitée ; il n’avait pas encore été distribué aux mineurs et autres employés de l’installation. Beaucoup de ces lettres disent à peu près pareil : on manque de tout et on s’inquiète de la quantité croissante de gens et de ressources qui sont investis dans l’effort de guerre.

— Certaines critiquent-elles ouvertement le gouvernement ? » Les quelques Syndics croisés par Geary depuis qu’il assumait le commandement de la flotte mouraient de peur à l’idée de dauber sur leur système social ou sur leurs dirigeants.

« Une seule, capitaine. Les autres marchent sur des œufs et ne critiquent leurs dirigeants que du bout des lèvres. » Iger tendit la main pour frapper deux touches. « Voici l’exception. »

Geary la lut attentivement : « “À quoi pensent donc nos chefs ? Quelqu’un doit commettre de graves erreurs. Mais personne ne paie pour elles à part toi et moi. Ça ne peut pas continuer.” Cette lettre a-t-elle été visée par la sécurité de l’installation ? Certainement.

— Non, capitaine. » Iger eut le plus grand mal à réprimer un nouveau sourire. « Son auteur est le chef de la sécurité.

— Vous plaisantez ? » Geary l’examina à nouveau. « Il ne s’agirait pas d’un faux ? D’une ruse destinée à nous fourvoyer ?

— Autant qu’on le sache, elle est authentique, capitaine.

— J’ai parlé aux Syndics que nous avons capturés. Vous les avez interrogés. Aucun ne disait cela.

— Pas à nous, capitaine, convint Iger. Ils se sentent sans doute libres d’en discuter entre eux, mais s’en ouvrir à nous serait suicidaire pour tout Syndic qui serait soumis à un débriefing à son retour. “Vous avez livré des informations à l’Alliance ? Qu’avez-vous déclaré exactement à son personnel ?” Ce genre de questions. Les détecteurs les prendraient aussitôt en flagrant délit de mensonge, ils seraient soumis à des méthodes d’interrogatoire plus… euh… virulentes et se retrouveraient inculpés de divulgation d’informations à l’ennemi et de haute trahison. »

Ça semblait logique. « Que signifie le fait que les civils en discutent entre eux, à votre avis, lieutenant ? »

Iger s’accorda un instant de réflexion, de nouveau solennel. « Nous avons posé la question à nos systèmes experts d’analyse sociale. Ils ont répondu que, si ces messages étaient authentiques, reflétaient expressément le sentiment général régnant dans le système de Baldur et n’étaient pas suivis de mesures punitives ni d’arrestations, alors la direction politique syndic devait être sérieusement ébranlée. Les tensions engendrées par la guerre rendent de plus en plus difficile le maintien du secret sur la dissension et le mécontentement à l’égard des dirigeants. Quelques lettres mettent aussi en doute les annonces officielles de victoires sur l’Alliance, quoique presque toujours de façon allusive. Bon, bien évidemment, il s’agit encore d’un système ignoré par l’hypernet, et, dans d’autres systèmes syndics, ce sentiment varie sûrement en intensité et en véhémence, mais rien ne porte à croire que Baldur est unique en son genre.

— On n’a rien trouvé de tel à Sancerre, objecta Geary.

— Bien sûr que non, capitaine. Sancerre est… était plutôt un système prospère fourmillant de chantiers navals militaires avant que nous n’y déchaînions l’enfer. Une pléthore de contrats gouvernementaux, de bons boulots, l’accès prioritaire aux ressources, le lien avec l’hypernet et une grande majorité de la population bénéficiant probablement de postes cruciaux dans l’effort de guerre, ce qui devait lui épargner la conscription. Pas trop de raisons de se plaindre d’y résider. » Le lieutenant Iger eut l’air de s’excuser. « Je viens d’un système de l’Alliance identique, capitaine. Mardouk. Il fait bon vivre dans de tels systèmes stellaires. Mieux que partout ailleurs en temps de guerre, en tout cas. »

Geary le scruta. « Mais vous ne vous en êtes pas moins engagé dans la flotte au lieu d’occuper une de ces sinécures qui favorisent l’exemption ?

— Euh… oui, capitaine. » Iger jeta un regard vers son sous-off, qui souriait à nouveau. « Une blague assez répandue voudrait que je me sois engagé dans l’Intelligence service parce que j’avais prouvé que j’en manquais. »

Les plaisanteries sur les agents du renseignement n’avaient manifestement guère évolué depuis le siècle dernier. Geary reporta son attention sur le courrier de Baldur. Le moral de l’ennemi en train de se fissurer… c’était trop beau pour être vrai. « Que disent-ils de l’Alliance ? » Personne ne répondant, Geary releva les yeux pour dévisager Iger et son sous-off. « Y font-ils allusion ? »

Iger opina, l’air malheureux. « Surtout des redites de la propagande syndic, capitaine. Un des derniers messages en souffrance a été écrit juste après qu’on a repéré notre flotte, et ce sont quasiment les dernières volontés de son auteur. Il y en a d’autres du même style, inachevés et non transmis, qui présument que la flotte va tout anéantir dans le système de Baldur, que nous ne ferons pas la distinction entre cibles militaires et cibles civiles, et qui s’inquiètent pour la sécurité de leur famille. Un quidam parle d’un parent à lui que nous aurions capturé ; il reste persuadé que nous l’avons tué. Ce genre de fadaises.

— La propagande syndic ? répéta Geary. Je sais de source sûre, lieutenant, que les forces de l’Alliance ont bombardé des cibles civiles pendant un certain temps. Et que des prisonniers ont été exécutés. »

Iger eut l’air scandalisé. « Mais la situation l’exigeait, capitaine ! C’était nécessaire sur le moment. Ça n’a jamais été la politique de l’Alliance, alors que ces exactions relèvent de celle du Syndic.

— La population syndic ne semble pas opérer la distinction, lieutenant. » Geary montra le lecteur. « Peut-être est-elle mécontente de ses dirigeants, n’empêche que nous lui faisons peur. N’est-ce pas la conclusion logique ?

— Je… Oui, capitaine, en effet.

— Ce qui signifie que le principal facteur poussant la population syndic à soutenir encore ses dirigeants est la terreur que lui inspire l’Alliance. Terreur suscitée par nos propres excès.

— Mais, capitaine, nous ne les avons commis que contraints et forcés », protesta le sous-off.

Geary s’efforça de ne pas soupirer. « Admettons que ce soit vrai à un pour cent, et je suis persuadé que le personnel de l’Alliance le croit sincèrement. Mais les Syndics le savent-ils ? Ou bien les habitants des Mondes syndiqués nous jugent-ils sur nos actes plutôt que sur leurs justifications ? »

Le lieutenant Iger fixa Geary. « Vous avez mis un terme aux bombardements de cibles civiles et à l’exécution des prisonniers dès que vous avez pris le commandement, capitaine. Tous les systèmes stellaires syndics que nous avons traversés sont désormais conscients que cette flotte ne s’en prend ni à leurs foyers ni à leurs familles sous votre commandement. Comment saviez-vous ce qu’ils ressentaient ? Et qu’il fallait s’y prendre ainsi ? »

Souviens-toi que le lieutenant, le sous-off et tous les hommes et femmes de cette flotte sont en guerre contre les Syndics depuis leur naissance. Que leurs parents eux-mêmes n’ont connu que ce conflit. N’oublie pas les atrocités, les vengeances, le cycle infernal des provocations et des représailles. Rappelle-toi que tu n’as pas eu à vivre cela, et que tu n’as pas le droit de les condamner parce qu’ils sont d’un avis différent. « Je l’ai fait parce que c’était juste, répondit-il doucement. Que ce qu’on m’avait appris l’était, que c’est ce qu’exigent de nous nos ancêtres et notre honneur. Je sais ce que vous avez traversé, ce qu’a enduré l’Alliance au cours de cette guerre. Sous une telle pression, on oublie aisément ce qui nous a incités à combattre. »

Le sous-off hocha la tête, soudain accablé. « Comme vous nous l’aviez dit à Corvus, capitaine. Comme vous nous l’avez rappelé. Nos ancêtres se sont sentis contraints de nous expliquer que nous prenions le mauvais chemin et, sachant que nous vous écouterions, ils vous ont envoyé. »

Oh, génial ! Il ne pouvait pas se contenter de leur rappeler qui ils avaient été ; encore fallait-il qu’il passât pour le messager de leurs ancêtres.

Mais il l’était effectivement, d’une certaine façon, puisqu’il ressuscitait les usages du siècle dernier depuis son réveil.

Puisqu’il était bel et bien un de leurs ancêtres. Il détestait s’en souvenir, se rappeler que ce monde-là était révolu ; pourtant c’était la stricte réalité.

Le lieutenant Iger posa le poing sur la table et le dévisagea. « Il faut persuader les Syndics que la situation a changé, que nous ne sommes pas pour eux une menace plus grande que leurs dirigeants. Nous pouvons réussir si nous continuons d’en administrer la preuve. N’est-ce pas, capitaine ?

— Exact, admit Geary.

— Et si leur moral se mettait à flancher et qu’ils décidaient qu’ils ont davantage à craindre d’eux que de nous, les Mondes syndiqués finiraient peut-être par s’effondrer.

— Dénouement que nous ne pouvons que souhaiter. » Pensif, Geary retournait le lecteur entre ses mains. « Tâchons de surveiller de près ces symptômes et, si jamais vos systèmes experts peuvent nous conseiller sur la manière dont nous pourrions tirer parti des défaillances du moral des Syndics que nous révèle ce lecteur, je veux en être informé. »

Peut-être, et peut-être seulement, voyait-on effectivement une lueur au bout du tunnel. Tant que les dirigeants des Mondes syndiqués seraient à même d’exploiter les ressources de toutes les planètes sous leur influence, l’Alliance n’aurait aucune chance de les vaincre. Cela dit, si un pourcentage assez conséquent de ces mondes se rebellaient et refusaient d’apporter plus longtemps leurs moyens et leur population à l’effort de guerre, l’Alliance bénéficierait enfin de l’embellie dont elle avait besoin et qu’elle avait été incapable de susciter en un siècle.


Victoria Rione réussit à éviter Geary durant les six jours de trajet jusqu’à Sendaï. Lui-même consacra son temps à réviser d’autres scénarios de bataille, en cherchant le moyen de préserver ses croiseurs de combat et leurs commandants, mais il n’aboutit à rien. Aucune excuse ne permettait de justifier leur désengagement.

Il alla se rasseoir sur la passerelle de l’Indomptable dès que la flotte émergea de l’espace du saut. Les chances pour que les Syndics aient eu le loisir de semer des champs de mines au point de saut étaient très réduites ; sans doute n’avaient-ils même pas envisagé que la flotte de l’Alliance pût gagner Sendaï, mais Geary voulait être prêt à réagir si leurs dirigeants avaient miraculeusement deviné juste.

Ses tripes se nouèrent lors du passage dans l’espace conventionnel, et la morne grisaille de l’espace du saut disparut, cédant de nouveau la place à l’infinité du ciel étoilé.

Mais il n’avait pas le temps d’admirer le panorama ; son regard se verrouilla sur l’hologramme du système stellaire, en quête de signes de vaisseaux ou de mines syndics.

« M’a l’air complètement désert, fit remarquer Desjani. Pas même des bâtiments de faction. Vous aviez raison, capitaine. Les Syndics ne se doutaient absolument pas que nous visions Sendaï. » Elle lui décocha un sourire empreint d’admiration.

« Merci, marmonna Geary, mal à l’aise. On ne repère même pas un satellite chargé de surveiller le système ?

— Non, capitaine, répondit une vigie. Et pour cause », ajouta-t-elle en montrant l’écran avec fébrilité.

Une étoile, objet céleste d’une masse suffisante pour gauchir l’espace environnant et créer les conditions nécessaires à l’existence des points de saut, aurait dû normalement en occuper le centre. Sendaï était naguère un astre de cette espèce. Une très grosse étoile, certainement accompagnée à l’époque, des millions d’années plus tôt, d’un cortège de planètes.

Avant d’exploser en une supernova qui les avait carbonisées, et de s’effondrer elle-même, de se comprimer jusqu’à ce que la masse d’un énorme soleil soit réduite en une boule de matière de la taille d’une petite planète, si dense que sa gravité interdisait jusqu’à la lumière de s’en échapper.

Le capitaine Desjani opina puis déglutit, manifestement aussi nerveuse que sa vigie. « Un trou noir. »

Rien de ce qui subsistait de Sendaï n’était visible à l’œil nu. Mais, sur les écrans à large spectre, un flux de radiations jaillissait en deux faisceaux étroits des pôles nord et sud de l’étoile morte, cris d’agonie de la matière aspirée à une vélocité inconcevable par le trou noir.

Geary regarda autour de lui et constata que tous les hommes et femmes présents sur la passerelle fixaient leur écran avec la même appréhension. Vétérans d’innombrables batailles, ils n’en paraissaient pas moins atterrés par cette vision. « Des vaisseaux visitent-ils encore les trous noirs ? » s’enquit-il.

Desjani secoua la tête. « Pour quoi faire ? »

Bonne question. Quand les vaisseaux procédaient encore par sauts successifs, ils devaient impérativement traverser tous les systèmes stellaires placés entre leur point de départ et leur destination. Mais l’hypernet permettait de passer directement d’un portail à un autre. Les trous noirs, qui n’étaient plus vraiment des systèmes stellaires puisqu’ils aspiraient voracement toute la matière gravitant à proximité, n’avaient rien à offrir aux vaisseaux sinon le danger des radiations qu’ils rejetaient dans le vide. Les boucliers modernes eux-mêmes ne résisteraient pas indéfiniment à ce feu infernal.

Néanmoins, ce n’était qu’un trou noir. Ils n’allaient pas s’y attarder très longtemps puisqu’ils se contenteraient de gagner promptement le point de saut suivant, en esquivant les jets de radiations émis par les deux pôles. Geary se pencha vers Desjani. « Où est le problème ? »

Elle baissa les yeux. « Ce n’est pas… naturel, répondit-elle avec réticence.

— Mais si. Les trous noirs sont parfaitement naturels.

— Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. » Desjani inspira profondément. « Il paraît que quand on en fixe un trop longuement… il vous prend une envie irrésistible d’y plonger, d’amener votre appareil sous l’horizon des événements pour voir ce qu’on trouve de l’autre côté. Ce qui était autrefois une étoile vous appelle et cherche à consumer les vaisseaux humains comme tout le reste. »

Il ne l’avait jamais entendu dire, pourtant les spatiaux avec qui il servait, encore jeune aspirant, s’étaient complu à le régaler de récits horrifiques : fantômes ou menaces mystérieuses qui, aux confins gelés de l’espace, dévoraient bâtiments et équipages. Mais un siècle suffisait amplement à en inventer de nouveaux. « Je ne me suis approché que de quelques-uns, sans jamais rien éprouver de tel.

— Je parie que vous êtes la seule personne de cette flotte à l’avoir fait », répondit Desjani.

L’inconnu. Encore et toujours le plus fertile terreau pour les peurs humaines. Et maintenant qu’informé des croyances de ceux qui l’entouraient Geary jetait un nouveau regard sur l’écran, il lui semblait ressentir l’attraction de la masse invisible présente au cœur de Sendaï. Plus forte que celle de la simple gravité, puisqu’elle prenait même la lumière en otage.

« Voilà pourquoi les Syndics brillent par leur absence, claironna brusquement Desjani. Ils savaient que s’ils ordonnaient à des vaisseaux de se poster en faction près d’un trou noir, leur équipage préférerait se mutiner que de s’y attarder longtemps.

— Excellente explication. » Geary haussa le ton mais s’exprima avec calme. « Je me suis déjà approché d’un trou noir. » Il était conscient que tout le monde l’écoutait. « Il n’y a aucun risque tant qu’on ne le frôle pas de trop près. Et nous nous en abstiendrons. Conduisons cette flotte au prochain point de saut. »

Le seul ordre, sans doute, que ses pires ennemis dans la flotte approuveraient inconditionnellement.


« Malédiction ! » Trois autres croiseurs de combat de l’Alliance venaient d’exploser.

Geary coupa la simulation d’un coup de poing rageur sur les commandes. La tactique qu’il avait tenté d’appliquer lui avait paru un tantinet timbrée, et sans doute l’était-elle effectivement. Toujours était-il qu’elle n’avait pas le moins du monde opéré. Au lieu de réduire les risques encourus par ses croiseurs de combat, elle les conduisait sous le feu croisé de deux forces syndics supérieures, qui les anéantissaient. Certes, elle mettait en scène des commandants syndics nettement plus pointus que ceux que rencontrerait jamais la flotte de l’Alliance, mais des officiers qu’il avait connus et respectés un siècle plus tôt l’avaient mis en garde contre la propension à baser des plans sur la prétendue sottise de l’ennemi. Un piège habile fonctionne beaucoup mieux qu’un traquenard partant du principe que l’ennemi est trop bête pour en voir les ficelles. Ne me manque plus maintenant qu’un piège habile.

L’écoutille de sa cabine carillonna, annonçant un visiteur. Le capitaine Desjani entra et salua en affichant une expression purement professionnelle. « Nous sommes à deux heures du point de saut pour Daïquon. Vous avez demandé à être tenu au courant.

— Oui, mais vous n’aviez pas besoin de descendre ici en personne pour m’en aviser. »

Desjani haussa les épaules, laissant transparaître sa gêne. « Votre présence est… réconfortante, capitaine. Vous avez certainement remarqué à quel point l’équipage a apprécié votre flegme à proximité de ce trou noir. Je peux vous certifier que le bruit s’en est répandu à tous les vaisseaux et qu’il a rasséréné tout le monde.

— Euh… » Bizarre d’entendre chanter ses louanges parce qu’on n’a pas eu peur d’un trou noir. Mais, influencé par l’attitude superstitieuse de ses pairs, Geary s’était rendu compte qu’il répugnait un peu plus, chaque seconde, à fixer l’objet monstrueux. « Merci, mais je peux déjà vous affirmer, sans aucune hésitation, que je ne regretterai pas ce système.

— Ni vous ni personne de la flotte, répondit-elle avec un sourire fugace. Excusez le dérangement, capitaine.

— Ne vous inquiétez pas de ça. Je procédais seulement à une simulation, qui se passait d’ailleurs très mal. » Il se rejeta en arrière en soupirant. « Asseyez-vous. J’apprécierais de parler d’autre chose que de stratégie, de tactique, des Syndics et de la guerre. »

Desjani hésita un instant puis alla s’asseoir face à lui, quasiment au garde-à-vous, comme elle en avait l’habitude dans sa cabine. « Ces sujets ont dominé la vie de l’Alliance plus longtemps que je n’ai vécu, confessa-t-elle. Je vois mal de quoi nous parlerions s’ils n’existaient pas.

— Il y en a d’autres. D’autres domaines qui nous ont permis de tenir bon alors que la guerre semblait occuper tout notre univers. » Le regard de Geary se posa sur les étoiles, encore très lointaines, de l’espace de l’Alliance. « Que ferez-vous à votre retour à Kosatka, Tanya ? »

La question parut stupéfier Desjani, dont les yeux se braquaient eux aussi sur le diorama céleste. « Ma mère patrie, murmura-t-elle. Je n’y suis pas retournée depuis bien longtemps. Rien ne me garantit que j’aurai cette chance un jour, même si… même si nous rentrons.

— Je comprends. La guerre ne s’arrêtera pas parce que nous serons revenus. » Il garda le silence un instant. « Vos parents sont-ils encore là-bas ? » Sont-ils encore en vie ? voulait-il dire. Mais il n’osait pas poser aussi abruptement la question.

Desjani l’avait parfaitement compris et elle hocha la tête. « Oui. Tous les deux. Mon père travaille dans une usine qui fabrique les chantiers navals orbitaux et ma mère pour les forces de défense planétaires. »

Une économie de guerre, bien entendu, même pour une planète aussi éloignée du front que Kosatka. À quoi pouvait-on bien s’attendre après cent ans de conflit ? « Quel effet ça leur fait de vous savoir commandant d’un croiseur de combat ? »

Vétéran endurci d’une bonne douzaine de batailles spatiales, le capitaine Desjani rougit et baissa les yeux. « Ils sont… fiers de moi. Très fiers. » Elle changea d’expression. « Ils connaissaient les risques que court un officier de la flotte. Je suis persuadée qu’ils s’attendent à recevoir l’annonce de mon décès depuis que je suis montée à bord de mon premier vaisseau. J’ai triomphé des probabilités et ça leur a été épargné jusque-là, mais peut-être me croient-ils perdue en ce moment même, avec toute la flotte. »

Geary fit la grimace. « Le gouvernement de l’Alliance n’aura certainement pas fait cette déclaration, pas vrai ? Point tant que les gens n’aient pas le droit de savoir, mais les dirigeants se réservent souvent celui de mentir quand les nouvelles sont mauvaises. » Il avait étudié l’histoire officielle de la guerre peu après avoir pris le commandement de la flotte, et il avait découvert qu’elle en donnait un compte rendu inlassablement optimiste et rapportait succès de l’Alliance sur succès de l’Alliance, tout en gardant un silence obstiné sur les raisons qui interdisaient à toutes ces prétendues victoires de se solder par un triomphe définitif. Accablante similitude avec les âneries proférées par l’officier du vaisseau marchand syndic qu’ils avaient capturé, se rendit-il brusquement compte. Un gouvernement qui avait pondu une telle histoire officielle n’avouerait jamais, probablement, que sa flotte principale disparue derrière les lignes ennemies était sans doute anéantie.

« Effectivement, convint Desjani. Mais la propagande diffusée par les Syndics le leur aura sûrement appris. Ils envoient des unités de transmissions vers les systèmes stellaires frontaliers et elles balancent autant de mensonges qu’elles le peuvent avant d’être détruites par les défenses. » Geary hocha la tête, tout en se doutant que l’Alliance devait rendre la politesse aux systèmes frontaliers syndics. « Officiellement, nul n’est censé répéter ce qu’il a appris par les Syndics, poursuivit Desjani, mais le bruit finit toujours par se répandre. Contrairement à l’ennemi, les citoyens de l’Alliance jouissent encore de la liberté d’expression et ils ne gobent pas tout ce que leur racontent les politiques. » Elle haussa les épaules avec morosité. « Mes parents savent sûrement que l’ennemi prétend notre flotte perdue au cœur de son espace. Ils n’y croiront pas, mais les démentis officiels de notre gouvernement ne les rassureront pas beaucoup. Ils s’inquiètent forcément.

— Navré. » Ce mot seul était inadéquat, mais il n’avait rien trouvé de mieux sur le moment. « Leur bonheur n’en sera que redoublé à votre retour, j’imagine. »

Desjani sourit. « Oui. Oh que oui ! » Elle lui jeta un regard timide. « Et, quand ma planète mère apprendra que le vaisseau de leur fille transportait Black Jack Geary en personne, qu’il commandait la flotte depuis sa passerelle et qu’il nous a ramenés chez nous contre tout espoir, ils deviendront les habitants les plus célèbres de Kosatka, j’en suis sûre. »

Geary éclata de rire pour cacher son embarras. « J’ai songé à me rendre à Kosatka à notre retour. » Les paroles de Victoria Rione lui revinrent. Kosatka n’est pas assez grande pour vous retenir, John Geary. « En touriste, je veux dire.

— Vraiment ? » Desjani semblait époustouflée.

« Je vous ai dit que j’y étais déjà allé une fois. Voilà très longtemps. » Il réussit à ne pas se frapper le front, de fureur contre lui-même. Bien rares étaient les événements de son existence qui ne méritaient pas cette légende : Voilà très longtemps. « Je ne serais pas opposé à une nouvelle visite.

— Je suis sûre qu’elle a beaucoup changé, capitaine.

— Ouais. Il me faudra probablement un guide. »

Desjani hésita. « Nous pourrions… Si vous vouliez bien m’accompagner, je veux dire, quand…

— Ce serait sympa, répondit Geary. Peut-être m’y résoudrai-je. » Avoir sous la main un visage connu, une présence familière… ce serait sûrement un gros plus. Et il se demandait déjà ce qu’il éprouverait quand il aurait ramené la flotte à bon port et, son devoir dûment accompli sinon davantage, se serait détaché d’elle. Car ce qu’il regardait naguère comme un ramassis hétéroclite de vaisseaux et de gens qui lui étaient étrangers tendait chaque jour davantage à devenir sa flotte, peuplée de personnes qu’il connaissait et, parfois, appréciait, aimait et admirait. Bon sang, après avoir vu les spatiaux de l’Indomptable, de l’Audacieux et du Diamant tenir bon face à l’effondrement du portail de Sancerre, il s’était pris d’un orgueil farouche pour leur courage et leur dévouement. Tenait-il vraiment à la troquer contre l’inconnu et une société civile où il aurait encore plus de mal à se soustraire à l’adulation de Black Jack Geary ?

Devait-il seulement se poser cette question, d’ailleurs ? Il lui serait impossible de conserver le commandement de la flotte à son retour dans l’espace de l’Alliance. Pas seulement parce qu’il ne se sentait pas les compétences requises pour exercer cette fonction, mais parce qu’il craignait que Victoria Rione n’eût mis dans le mille en faisant allusion aux tentations qu’il lui faudrait alors affronter. Black Jack Geary, héros légendaire revenu d’entre les morts pour sauver l’Alliance et commander la flotte n’aurait rien à se refuser. Il lui suffirait de tendre la main pour obtenir ce qu’il voulait.

« Capitaine ? s’enquit Desjani en le dévisageant avec curiosité. J’ai dit une bêtise ?

— Comment ? Non. Pardonnez-moi. J’avais l’esprit ailleurs. » Geary se fendit de nouveau d’un sourire rassurant.

« Regagnons la passerelle et préparons-nous à dire adieu à Sendaï. »

Là-haut, tous évitaient soigneusement de poser les yeux sur l’écran où régnait le trou noir. Geary constata en entrant qu’ils lui jetaient des regards pleins d’espoir et de confiance. À l’instar de Desjani, ils le prenaient manifestement pour une sorte de talisman, chargé de les préserver du démon qui rôdait à l’intérieur.

Hélas, lui ne disposait pas d’un tel fétiche.

Encore une heure et demie avant que la flotte n’atteigne le point de saut. Il consacra quelques instants à remettre de l’ordre dans ses pensées puis tapa sur les touches lui permettant de s’adresser à toute la flotte. Une fois dans l’espace du saut, la communication serait très limitée, réduite à des messages de quelques mots suffisamment courts pour s’échanger de vaisseau à vaisseau. Il devait faire une déclaration avant de quitter l’espace conventionnel. Du moins s’il pouvait être taxé de « conventionnel » à proximité d’un trou noir.

« À tous les vaisseaux de la flotte de l’Alliance. Ici le capitaine Geary, commença-t-il en s’exprimant avec un calme délibéré. Nous ignorons ce que nous réserve Daïquon. Les Syndics ne s’attendaient pas à ce que nous gagnions Sendaï, mais ils ont sûrement compris, à présent, que nous n’avions choisi comme destination aucune des autres étoiles accessibles depuis Baldur. Peut-être se douteront-ils assez tôt que Daïquon représente pour nous un objectif possible pour profiter de l’avantage de leur hypernet et y rassembler des forces. Je veux tous les vaisseaux parés au combat quand nous quitterons l’espace du saut à Daïquon. Nous aurons peut-être à affronter aussitôt un engagement, aussi tous les vaisseaux syndics que nous rencontrerons devront-ils être balayés si vite jusque dans l’étoile qu’ils chercheront encore à comprendre ce qui leur est arrivé. » Il s’interrompit encore pour réfléchir à la meilleure façon de mettre un point final à sa transmission. « En l’honneur de nos ancêtres. »

Ne lui restait plus qu’à attendre. Il tua le temps en se repassant de nouveau les données sur la condition de la flotte. Les auxiliaires avaient fabriqué à un train d’enfer de nouvelles cellules d’énergie et de nouvelles munitions, comme si leurs ingénieurs étaient résolus à rattraper leurs erreurs qui s’étaient soldées par la pénurie d’éléments trace. Même si l’on ne tenait pas compte de ces stocks, les vaisseaux seraient fins prêts pour le combat si les Syndics les attendaient à Daïquon. À l’exception de l’Orion, du Majestic et du Guerrier, bien entendu. Mais la majeure partie des dommages infligés aux croiseurs de combat du capitaine Tulev à Sancerre étaient désormais réparés, et le Léviathan, le Dragon, le Vaillant et l’Inébranlable à nouveau en état de combattre.

Si les Syndics les y guettaient, la flotte les recevrait de pied ferme.

« Capitaine Geary… » Desjani venait d’interrompre le train de ses pensées. « La flotte a atteint le point de saut pour Daïquon.

— Parfait. Fichons le camp d’ici. » Il tapota encore ses touches de communication. « À tous les vaisseaux de l’Alliance. Saut immédiat vers Daïquon. »

Dès que la flotte entra dans l’espace du saut et que le trou noir nommé Sendaï eut disparu, la sensation de soulagement qui parcourut l’Indomptable fut si sensible que Geary aurait juré que le vaisseau lui-même avait poussé un soupir de satisfaction.

Quatre jours et quelques heures avant d’atteindre Daïquon. Victoria Rione réussit à l’éviter durant tout ce temps, de sorte qu’il le consacra au travail et à d’autres simulations : il regardait exploser ses croiseurs de combat avec une frustration croissante. Dans tous les sens du terme.


Les Syndics les guettaient à Daïquon.

Juste devant le point de saut.

Alors qu’il regardait éclore les symboles représentant les vaisseaux ennemis sur l’hologramme du système stellaire, Geary concentra son attention sur deux cuirassés et deux croiseurs de combat qui rôdaient près du point de saut.

« Ils posent des mines ! » affirma Desjani.

Et la trajectoire de la flotte traverserait en partie les zones où elles étaient déjà semées. Geary calcula de tête la manœuvre d’esquive. « À toutes les unités de l’Alliance, pivotez de quarante degrés sur tribord et de vingt vers le haut. Exécution immédiate. » Il se tourna vers les vigies et aboya un autre ordre. « Dépêchez une balise de champ de mines le long de la trajectoire qu’ont dû suivre ces bâtiments ! »

Quatre gros vaisseaux. Les yeux de Geary parcoururent tout l’hologramme et les ajoutèrent au reste de la force syndic : trois croiseurs lourds, cinq croiseurs légers, une douzaine d’avisos. Sans doute envoyés sur place pour poser des mines devant le point de saut avant d’y laisser quelques unités légères pour prévenir de l’éventuelle irruption de la flotte de l’Alliance dans ce système. Mais ils s’étaient laissé surprendre à poser les champs de mines. Ces vaisseaux syndics ne représentaient pas une menace majeure pour la flotte, du moins si elle trouvait le temps d’engager le combat. Mais elle croisait juste au-dessus de l’ennemi, et les deux formations allaient s’entremêler sans pouvoir échafauder et encore moins exécuter un plan d’action. « À tous les vaisseaux. Engagez le combat avec les plus proches unités syndics. »

Un escadron de destroyers venait d’émerger du point de saut pratiquement dans le giron des deux cuirassés syndics. Les vaisseaux légers s’en écartèrent frénétiquement en déchargeant leurs quelques armes, dont les projectiles vinrent futilement s’écraser en scintillant sur les massifs boucliers des cuirassés ennemis. Ceux-ci ripostèrent de leurs armes lourdes, qui déchiquetèrent ceux, plus légers, des destroyers, ainsi que leur mince blindage. Le Kheten explosa et l’Épée fut réduit en lambeaux ; ses débris culbutèrent dans le vide.

L’arrivée d’un escadron de croiseurs légers de l’Alliance, surgissant directement de l’espace du saut dans la gueule des cuirassés syndics, fut leur seule planche de salut. Les cuirassés retournèrent voracement leur tir sur ces nouvelles cibles, réduisant le Glacis en miettes et envoyant valdinguer l’Égée et l’Hauberk.

Mais, entre-temps, les croiseurs lourds et les croiseurs de combat de la flotte, dotés de boucliers assez résistants pour engager le combat et d’assez de puissance de feu pour renverser spectaculairement l’équilibre des forces en présence au détriment de l’ennemi, avaient rattrapé les cuirassés syndics.

Six avisos accompagnaient ces cuirassés et cinq d’entre eux explosaient à présent sous le feu d’un essaim de destroyers de l’Alliance qui venaient de les frôler en concentrant leurs tirs sur les escorteurs plus légers. Le dernier aviso tenta de s’échapper, mais il n’eut pas le temps d’accélérer et fut déchiqueté à son tour. Deux croiseurs légers tentèrent de se cacher derrière la masse des cuirassés mais se retrouvèrent piégés entre trois divisions de croiseurs lourds de l’Alliance puis laminés. Le seul croiseur lourd ennemi accompagnant les cuirassés dut affronter la division de croiseurs de combat de Tulev : une unique rafale des gros vaisseaux de l’Alliance en eut raison.

« Première, deuxième et quatrième divisions de croiseurs de combat, transmit Geary, oubliez les cuirassés et engagez la bataille avec vos homologues et leurs escorteurs. » Il scruta son écran pour tenter de comprendre à qui d’autre il devait ordonner de se repositionner. « Deuxième, cinquième et septième divisions de cuirassés. Attaquez les cuirassés ennemis. Tous les croiseurs lourds doivent tenter d’engager le combat avec les escorteurs syndics rescapés qui accompagnent leurs croiseurs de combat. Toutes les unités plus légères de l’Alliance l’engagent avec les cibles les plus opportunes. » Finalement, il s’agissait moins d’une manœuvre tactique que d’une tentative pour submerger le plus tôt possible les forces ennemies, mais ça restait pour l’heure la meilleure solution.

Et il devait également veiller à ce que les Syndics ne tentent pas une contre-attaque désespérée. « Huitième et dixième divisions de cuirassés, montez la garde auprès de la division des auxiliaires. Assurez-vous que rien ne la traverse. » Il ignorait si tous ces cuirassés obéiraient à ses ordres dans le feu de l’action, mais, même si quelques-uns seulement s’y pliaient, ils garantiraient la sécurité des auxiliaires.

Onze croiseurs de combat de l’Alliance se retournèrent et accélérèrent vers leurs deux homologues syndics, suivis par un amas hétéroclite de divisions de croiseurs lourds, de croiseurs légers et de destroyers. « Accélérez à 0,1 c, ordonna le capitaine Desjani. Montez de cinq degrés et virez de quatre sur bâbord. Toutes les armes braquées sur les croiseurs de combats de tête du Syndic. Parés à larguer les spectres. »

Au même instant, les onze croiseurs de combat des deuxième, cinquième et septième divisions de l’Alliance fondirent sur les cuirassés ennemis. Geary vit aussi se retourner, pour piquer vers l’ennemi, les deux cuirassés rescapés et parés au combat de la quatrième, mais il ne tenta pas de leur ordonner de s’en écarter. Le Vengeance et le Revanche devaient rendre aux Syndics la monnaie de leur pièce pour la perte du Triomphe et les terribles dommages infligés au Guerrier à Vidha.

Treize cuirassés s’engouffrèrent dans l’espace occupé par leurs homologues ennemis, trop proches d’eux pour larguer des spectres. Plusieurs des plus proches vaisseaux de l’Alliance préférèrent les cribler de mitraille, dont les billes métalliques se vaporisaient en frappant les boucliers syndics. Puis tous les cuirassés de la flotte, de trois côtés à la fois, déchaînèrent leurs lances de l’enfer et firent instantanément griller et s’effondrer ces boucliers déjà affaiblis, avant de transpercer les blindages et de les étriper en y forant des trous par lesquels s’évadaient des panaches d’atmosphère, tandis qu’ils frémissaient sous les chocs.

Le Vengeance et le Revanche passèrent à courte portée et déchargèrent leurs projecteurs de champs de nullité. Les boules scintillantes frappaient les coques des bâtiments syndics en annulant la force de cohésion sub-atomique sur leur passage. Des sections entières de cuirassés ennemis se vaporisaient à l’intérieur de ces champs, ouvrant des plaies béantes dans leur fuselage.

Les deux croiseurs de combat syndics auraient pu tenter d’échapper à ceux de l’Alliance qui fondaient sur eux, mais leurs commandants parurent hésiter. Ce bref atermoiement causa leur anéantissement. « Tirez les spectres », ordonna Desjani. Alors que l’Indomptable larguait une volée de missiles, les autres croiseurs de combat de l’Alliance l’imitèrent, dépêchant une meute de ces projectiles autonomes qui accélérèrent vers leurs cibles.

Les Syndics ripostèrent ; leurs avisos, croiseurs lourds et légers survivants vinrent se poster entre leurs croiseurs de combat et les missiles de l’Alliance en approche. En dépit de leurs manœuvres évasives, de leur vitesse et de leur furtivité, nombre de spectres explosèrent et moururent avant d’avoir atteint leur objectif. Mais en concentrant leur feu sur les spectres, les vaisseaux syndics avaient permis aux unités légères de l’Alliance de s’approcher à portée de tir.

Les avisos flamboyèrent et éclatèrent sous celui des destroyers et des croiseurs légers, tandis que les trois croiseurs légers syndics étaient criblés par les croiseurs lourds escortant les croiseurs de combat de l’Alliance.

Puis ceux-ci arrivèrent à portée de tir de leurs lances de l’enfer. Le croiseur de combat syndic de tête donna l’impression de rutiler quand ses boucliers absorbèrent les premières frappes, puis ceux-ci flanchèrent et les lances de l’enfer entreprirent de le ravager.

Geary retint son souffle en s’efforçant de ne pas montrer son inquiétude : Desjani conduisait l’Indomptable, l’Audacieux et le Victorieux à portée de tir du croiseur de combat syndic blessé, et les trois vaisseaux larguèrent leurs champs de nullité en le frôlant à grande vitesse. Je m’inquiétais de risquer mes croiseurs de combat et voilà que je les jette dans la mêlée menés par le seul que je ne peux pas me permettre de perdre. L’Indomptable détruit, nous serions privés de la clef de l’hypernet du Syndic qui se trouve à son bord. Il faut que je trouve une solution.

Non que le croiseur de combat de tête syndic constituât encore une menace. Les champs de nullité, ajoutés au torrent des lances de l’enfer, l’avaient saccagé, ne laissant qu’une épave à la dérive d’où s’échappaient sporadiquement des modules de survie abritant ses survivants.

Geary chercha l’autre des yeux et serra les dents en constatant que son commandant l’avait retourné d’une embardée, et qu’il accélérait à présent vers les auxiliaires de la flotte.

« Il n’a aucune chance », fit observer Desjani.

En traversant la formation de l’Alliance, le second croiseur de combat syndic fut criblé de tirs par ses destroyers et ses croiseurs lourds et légers. Chacun ne lui causait que peu de dégâts, mais ils s’additionnaient à mesure qu’il accélérait pour tenter de leurrer les systèmes de visée. Manquant de temps et d’espace pour prendre de l’élan, il essuyait coup sur coup. Il passa devant l’Intrépide et l’Illustre et vacilla sous les frappes auxquelles ils soumettaient son flanc bâbord.

Mais il poursuivit sa route en dépit des dommages accumulés.

Il avait essuyé de si nombreuses rafales en atteignant les cuirassés de la dixième division qu’il était probablement aveuglé, tous ses senseurs détruits ; et ses rares armes encore opérationnelles s’échinaient vainement à tirer sans jamais faire mouche. Seuls ses principaux propulseurs de poupe restaient relativement intacts et lui permettaient de dépasser 0,1 c en accélérant.

L’Amazone et le Gardien, les cuirassés de l’Alliance les plus proches de sa trajectoire, déchaînèrent des rafales de mitraille droit dans son sillage prévu : les billes métalliques frappèrent son fuselage à une vélocité combinée de près de 0,2 c.

La moitié antérieure du croiseur de combat syndic se vaporisa sous les impacts, tandis que sa poupe télescopait en tressautant les fragments de sa proue, avant d’exploser à son tour en un champ de débris minuscules, dont certains vinrent heurter les boucliers de l’Amazone et du Gardien sans causer de dégâts.

Desjani soupira. « Tout l’équipage de ce croiseur de combat a dû périr. »

Geary hocha affirmativement la tête : « Nul n’y aurait survécu.

— Dommage. » Elle le regarda. « Pour la première fois de ma vie, j’ai réellement envie de connaître un Syndic. Le commandant de ce vaisseau. Homme ou femme, il s’est battu vaillamment. » Elle avait beaucoup progressé depuis leur première rencontre, quand tout ennemi syndic n’était pour elle qu’un monstre inhumain et un objet de mépris. « Il vaut mieux qu’il soit mort, bien sûr, ajouta-t-elle prosaïquement. Je m’en serais voulu de laisser un Syndic de cette envergure en vie.

— Un officier syndic que vous respectez ? » s’étonna Geary.

Desjani plissa légèrement le front. « Que je respecte ? Je ne respecterai jamais un Syndic, capitaine. Comment le pourrait-on ? Même si celui-là a connu une mort honorable. J’aurais juste aimé voir à quoi il ressemblait. »

Geary haussa les épaules. « En l’occurrence, ils sont tous morts. Vaisseau et équipage, éparpillés en milliers de débris.

— En effet, capitaine », lui répondit-elle avec un sourire.

Peut-être n’avait-elle pas à ce point progressé. Mais Desjani était l’enfant d’un siècle de guerre et d’atrocités mutuelles. Les Syndics ne lui étaient pas moins étrangers que ces intelligences extraterrestres que Geary soupçonnait de rôder au-delà de leur espace. « Rectifions la formation de cette flotte. À toutes les unités. Beau travail. » Son regard se braqua sur un coin de l’écran où scintillaient en lettres rouges les noms des vaisseaux perdus de l’Alliance : deux destroyers et trois croiseurs légers. Nombre d’autres bâtiments avaient essuyé des dommages dans la tourmente. Ceux dont avaient souffert quelques destroyers survivants étaient peut-être irréparables, et sans doute faudrait-il les abandonner ; et un croiseur lourd au moins avait subi de graves dégâts. « Adoptez la formation Delta Un, sauf ceux qui s’emploient encore à récupérer nos capsules de survie. » Il aurait à déterminer lesquels, parmi tous les vaisseaux, étaient tellement amochés qu’il leur faudrait rejoindre les auxiliaires pour simplifier le travail des réparations et tenir compagnie à l’Orion, au Majestic et au Guerrier dans une formation ressemblant de plus en plus à une flottille de bâtiments estropiés.

Geary bascula sur un autre circuit et appela la section du renseignement. « Vérifiez si un des modules de survie syndic n’hébergerait pas des officiers de haut rang. » Il devait impérativement se tenir au courant de ce que mijotaient les Syndics, ainsi que du déroulement de la guerre à la frontière de l’Alliance. Compte tenu tant de leur goût obsessionnel du secret que du contrôle étroit qu’ils exerçaient sur leurs officiers, il y avait fort peu de chances, même si le commandant de cette force syndic avait survécu, qu’il ou elle eût des réponses à lui fournir. Mais plus il restait dans le noir, plus ces questions le rongeaient. Combien de temps pourrait-il encore esquiver l’ennemi alors que la plupart de ses manœuvres lui restaient inconnues ?

Si la flotte de l’Alliance était arrivée à Daïquon un jour plus tard, elle se serait engouffrée dans ce champ de mines et les vaisseaux de guet syndics se seraient échappés pour aller annoncer à leur haut commandement que les bâtiments de l’Alliance avaient emprunté cette route.

Dès que Geary entreprit de consulter les noms de ses vaisseaux détruits, l’inventaire des dommages et la liste des pertes en hommes, toute l’exaltation de la victoire se dissipa. Victoire modeste. Et chèrement acquise.

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